(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)
En régime parlementaire, le gouvernement démissionne, normalement, soit parce qu'il est mis en minorité au Parlement (page 340) dans un vote à l'occasion duquel la question de confiance a été posée ou sous-entendue, soit à cause d'un échec électoral qui transforme l'ancienne opposition en majorité.
Le premier cas ne se présenta que deux fois en Belgique entre 1918 et 1940 : quand le gouvernement Theunis fut renversé en février 1924, et le ministère Van de Vyvere en mai 1925. Il y eut aussi des cas limitrophes ; ceux où le gouvernement, prévoyant une défaite imminente dans un vote de confiance, préféra se retirer sans l'attendre.
Quant au second cas, il est vrai que les gouvernements belges, le cabinet Jaspar de 1929 excepté, démissionnèrent à l'occasion des élections générales, mais ces crises n'avaient rien de commun avec celles du dix-neuvième siècle. Car, si l'on fait abstraction, avec quelques réserves, du gouvernement Jaspar de 1929, aucun des gouvernements de l'entre deux guerres ne se présenta devant le corps électoral pour lui demander un nouveau vote de confiance. Tout au contraire, il fit savoir de bonne heure qu'il allait remettre sa démission au Roi au moment des élections.
Cela revient à dire que l'enjeu des élections n'était pas, comme au dix-neuvième l'existence gouvernement déterminé, mais la force relative des partis au Parlement. Cette nouvelle règle s'explique par le régime des coalitions.
En effet. analyser les crises gouvernementales en partant des deux règles rappelées plus haut ne mène pas loin. Il faut en général les examiner sous un autre angle : du point de vue des coalitions.
Les partis ne voyaient la plupart du temps dans les gouvernements basés sur une coalition que des expédients. d'entre eux n'était prêt à prendre. pour ainsi dire, la « responsabilité » du (page 341) gouvernement, à défendre son œuvre devant le peuple électeur. Chaque parti voulait se présenter les mains libres, dans toute la pureté de sa doctrine, car l'électeur se sentait avant tout catholique, libéral ou socialiste. Le parti espérait ainsi gagner plus de voix et, fort de celles-ci, pouvoir occuper une position plus avantageuse au moment de négocier une nouvelle coalition gouvernementale ; car aucun des partis ne semble avoir cru sérieusement en la possibilité de conquérir la majorité absolue au Parlement.
Des négociations, sortait une coalition de forces parfois très disparates. Les dosages au sein du gouvernement reflétaient les idées de chaque parti et de ses fractions dans les grands problèmes du jour : économique, social, linguistique, militaire, etc. Chaque parti tâchait naturellement de faire défendre ses intérêts par ses ministres, et d'imposer par eux ses vues au gouvernement. D'une façon générale, il semble d'ailleurs permis de dire que les socialistes le faisaient en donnant à leurs ministres un appui massif, les catholiques et les libéraux, du moins souvent, en surveillant de très près les leurs ou même en les menaçant d'une défection.
Le gouvernement se trouvait Ie plus souvent dans une situation difficile, et cela pour deux raisons. D'une part, il fallait faire une politique qui pût s'appuyer sur toutes les fractions de la (page 342) majorité de façon continue, car, en principe, on n'admettait pas les majorités de rechange. D'autre part, il ne pouvait en général pas compter sur l'appui sûr de la majorité. Aux raisons que nous avons déjà indiquées, il est permis d'ajouter la méfiance traditionnelle des Belges à l'égard du pouvoir exécutif. Un Premier ministre, M. Pierlot, a pu caractériser ainsi les relations entre le gouvernement et les Chambres : « Permettez- moi d'espérer que nous ne connaitrons pas le sort … de plusieurs des gouvernements qui nous ont précédés : trouvant devant les assemblées toutes les majorités qu'ils demandaient, demandant et obtenant le renouvellement de votes de confiance, mais dans un manque de conviction et finissant par succomber dans un climat d'incertitude, sans avoir rencontré des adversaires déclarés prêts à prendre à leur tour la responsabilité du pouvoir … Le contrôle ne consiste pas, pour les assemblées, à être associées à la gestion journalière du gouvernement. Le contrôle ne doit pas s'exercer sur les moindres actes du gouvernement et, surtout, il ne doit pas les précéder. Il faut laisser le gouvernement agir, quitte à en tirer les conclusions nécessaires et, éventuellement, à prendre les sanctions qui s'imposent … A mon sens, les Chambres doivent choisir : Ou bien faire la politique que compte suivre le gouvernement ; et alors, elles doivent s'attacher à la réaliser avec lui ; ou bien choisir une autre politique et tirer de là les conséquences nécessaires. Mais je trouverais inadmissible que, tout en tolérant un gouvernement avec lequel elles ne seraient en communauté de vues, les Chambres restent dans une attitude d'hésitation et s'abstiennent de prendre une part active à la réalisation de son programme. » (Annales parlementaires Sénat, 28 avril 1939, p. 39).
L'analyse de M. Pierlot visait plus particulièrement les années(page 373) 1936-1939. Mais, avec quelque atténuation, ce qu'elle dit et ce qu'elle suggère semble pouvoir s'appliquer à la plus grande partie de l'entre deux guerres.
C'est en tenant compte des considérations qui précèdent qu'il faut examiner les crises ministérielles, car la plupart d'entre elles venaient du peu d'appui que les partis gouvernementaux donnaient au gouvernement et de ruptures, parfois seulement de fêlures, dans la majorité gouvernementale.
Il n'y a pas lieu de revenir sur les causes politiques qui provoquaient ces crises. Mais les formes dans lesquelles celles-ci s'ouvraient offrent un grand intérêt et beaucoup de variété.
Les crises pouvaient naître au sein même du gouvernement ou au Parlement, ou encore venir du dehors, des instances extraparlementaires des partis. Nous allons rapidement examiner quelques cas types.
Les crises qui s'ouvraient au sein même du gouvernement pouvaient se présenter de plusieurs façons. Un incident secondaire rendait aiguë une détérioration progressive des relations entre partis gouvernementaux ; c'est ce qui arriva à l'occasion de la manifestation de La Louvière en octobre 1921. Un problème imprévu opposait les ministres les uns aux autres, comme dans l'affaire du transit en août 1920. Les ministres d'un parti gouvernemental pouvaient se convaincre de l'opportunité de procéder à de nouvelles élections et imposer ainsi la démission collective ; c'est ce qui amena la chute du gouvernement Renkin en octobre 1932. Les ministres pouvaient acquérir des opinions divergentes au sujet d'un problème qui avait été actuel dès la constitution du gouvernement ; c'est ce qui disloqua le gouvernement de Broqueville au cours de l'automne 1934.
Quand il s'agit de crises d'origine parlementaire, il faut distinguer plusieurs catégories.
Tout d'abord, il y a le cas, pour ainsi dire, classique : une partie de la majorité passe à l'opposition et inflige un échec au gouvernement dans un vote où la question de confiance a été (page 344) posée. Mais il n'y en eut qu'un seul de l'espèce : la chute du cabinet Theunis en février 1924. Il semble permis, nous l'avons déjà dit, de rapprocher de ce cas celui où le gouvernement se retirait sans attendre un vote qu'il savait fatal, Comme le fit le ministère Renkin en mai 1932.
Ensuite, il pouvait arriver qu'une fraction de la majorité se joignît à l'opposition pour mettre le ministère en minorité dans un vote où la question de confiance n'avait pas été posée : ainsi, la démission du gouvernement de Broqueville en février 1933 et en juin 1934.
Ce dernier cas s'apparente, pour le fond, à la catégorie la plus intéressante au point de vue des principes : celle où le gouvernement sortait vainqueur d'un vote, mais se retirait, soit immédiatement, soit à la suite de la démission de quelques-uns de ses ministres, parce qu'une fraction de la majorité avait fait défection ; ce fut le cas du cabinet Janson en mai 1938, celui du cabinet Pierlot en avril 1940 ; on peut faire entrer dans cette catégorie l'intention de M. Spaak de se retirer à la suite du vote de la Chambre du 6 décembre 1939. Ces crises font ressortir ce qui était l'essence même des coalitions de l'entre deux guerres, leur qualité d'être un équilibre d'influences : si l'une de ces influences, même numériquement faible, disparaissait, le tout s'écroulait.
Bien entendu, il est souvent difficile de préciser si une crise était d'origine gouvernementale ou d'origine parlementaire. Il faut même compter avec un groupe de « crises mixtes » où les influences s'entremêlaient : celles qui causèrent la chute des gouvernements Jaspar, en novembre 1927, Jaspar, en mai 1931, et Pierlot, en février 1939.
Mais les coalitions pouvaient se défaire aussi à la suite d'une intervention d'une instance d'un parti. Plusieurs variantes se présentent. Il arrivait à une instance centrale d’un parti de révoquer des ministres et d'interdire aux membres (page 345)du parti d'accepter des portefeuilles offerts : c'est ce que fit le congrès du P.O.B. du 17 avril 1939. Dans un autre cas, celui de M. de Laveleye, l'instance centrale ne visait qu'un ministre, mais, à la suite de la révocation de celui-ci, le gouvernement offrit sa démission collective ; seule une intervention du Roi écarta une crise générale. La chute du cabinet Janson en mai 1938 est encore d'une autre espèce : le congrès d'un parti gouvernemental avait donné à ses mandataires des directives de nature à priver Ie ministère de l'appui d'une fraction, Enfin, une fédération locale d'un parti pouvait désavouer un ministre, provoquant non seulement la démission de celui-ci mais, à cause de la solidarité ministérielle, celle de ses amis politiques au gouvernement et, par là, celle du ministère tout entier : ce fut le sort du cabinet Jaspar en novembre 1930.
Mais il n'y avait naturellement pas de cloisons étanches entre les instances parlementaires et extra-parlementaires d'un parti. Ainsi, l'ultimatum libéral qui emporta le gouvernement Spaak fut présenté à la fois par le président d'un groupe parlementaire et par celui du parti.
De ce rapide examen des crises d'origine extra-parlementaire, il ressort que les instances extra-parlementaires d'un parti pouvaient, aussi bien que ses groupes au Parlement, renverser un gouvernement, et que, en exerçant ce pouvoir, elles faisaient admettre, de fait, l'idée qu’un ministre était avant tout le mandataire de son parti. La confiance dont les ministres avaient besoin devait leur venir non seulement du Parlement, mais aussi des instances extra-parlementaires de leurs partis.
Pour donner une vue complète des causes des crises (page 346) gouvernementales, il faut enfin rappeler trois cas tout à fait à part : les démissions des gouvernements Poullet-Vandervelde en 1926 et Theunis en 1935, provoquées toutes deux par des crises monétaires, et aussi la retraite de M. van Zeeland en 1937, qui entraîna celle de ses ministres.
Il était arrivé aussi bien à Léopold Ier qu'à Léopold II de provoquer la démission d'un gouvernement, en 1857, en 1871 et en 1884. Le Roi Albert l'avait fait en 1911. Pendant l'entre deux guerres, il n'y eut pas d'exemple de ce genre de crise. Mais il est intéressant de retenir que, dans une lettre au Premier ministre, le Roi Albert se réserva le droit de se séparer d'un ministère, en comptant au nombre des causes légitimes de démission d'un gouvernement un refus de confiance de la part du Souverain.
Parfois, la démission du gouvernement n'était pas définitive et celui-ci revenait sans changements de personnes. Dans l'un de ces cas, celui du gouvernement Theunis en 1923, le cabinet s'était retiré pour imposer une transaction au Parlement récalcitrant. Mais dans les autres, ceux des gouvernements Pierlot III en avril 1940, Jaspar en novembre 1930 et de Broqueville en 1933, la cause était que le Roi avait refusé d'accepter la démission des ministres, soit pour des raisons politiques, soit pour des raisons de principe.
Dès 1831, le Sénat avait eu, de droit et de fait, un rôle politique plus effacé que la Chambre, et son influence alla en (page 347) diminuant. A la veille de 1914, il n'avait d'influence ni sur la vie et la mort du gouvernement, ni sur les budgets, et son rôle de législateur était modeste. Un sénateur avisé pouvait à ce moment-là le caractériser comme une « institution moribonde. » (SPEYER, La réforme du Sénat, p. 45). Bien que le Sénat ait gardé son caractère censitaire jusqu'à la révision de 1921, son rôle politique s'accrût dès 1918. Il devint un contrepoids conservateur, plus particulièrement catholique conservateur, à la Chambre démocratisée. Aussi bien au sujet des problèmes constitutionnels que dans les questions d'ordre linguistique, social et économique il réussit, dans une certaine mesure, à imposer ses vues.
En 1921, le Sénat fut démocratisé et la priorité financière de la Chambre, abrogée. Depuis, son rôle ne cessa de grandir.
A partir de 1923, la déclaration gouvernementale fut régulièrement suivie d'un débat au Sénat, débat auquel on attacha de plus en plus d'importance. Le gouvernement van Zeeland, en 1935, consacra cette évolution en faisant dépendre son sort de l'accueil que lui réserverait la Chambre haute.
Il devint normal que le ministère posât la question de confiance au Sénat. On reconnut ainsi que le Sénat pouvait renverser un gouvernement, mais le cas ne se présenta jamais. Vers la fin de l'époque, le gouvernement y fit quelquefois des déclarations d'importance capitale au lieu de les faire à la Chambre ; il suffit de rappeler celle de M. de Broqueville le 6 mars 1934 et celle de M. Spaak le 29 novembre 1938.
On peut constater un accroissement analogue de l'influence du Sénat dans le domaine financier et économique. Dès 1921, le gouvernement Theunis déposa deux de ses budgets au Sénat, et, plus tard, le gouvernement en déposa la moitié la Chambre et la moitié au Sénat.Au cours des années, les débats (page 348) économique et financiers du Sénat attirèrent de plus en plus l'attention du public, et le gouvernement y attacha une importance toujours plus grande.
Quant à l'activité législative de la Chambre haute, il n'y eut pas d'évolution aussi marquée, mais la tendance générale était la même ; il arriva au Sénat de faire une résistance assez efficace à la Chambre au sujet des lois d'ordre linguistique, par exempIe.
D'une façon générale, le Sénat resta plus conservateur que la Chambre en matière linguistique. sociale et économique ; en effet, pour des raisons électorales (une quarantaine de sénateurs étaient élus par les conseils provinciaux) et d'éligibilité (la condition de capacité pour les sénateurs élus directement), les conservateurs, et en particulier les conservateurs catholiques, y étaient plus nombreux qu'à la Chambre.
Au cours l'entre deux guerres, l'ancien caractère unicaméral du régime parlementaire belge s'atténua lentement, La Chambre resta toutefois le centre de gravité de la vie politique, et il n'y eut jamais de conflit grave entre elle et le Sénat.
(page 349) Le congrès national de 1830-1831 n'introduisit pas sans hésitations la monarchie constitutionnelle, et il tâcha de circonscrire autant que possible les pouvoirs du Roi. L'article 78 de la Constitution est symptomatique à cet égard : « Le Roi n’a d'autres pouvoirs que Ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même. » Le Roi des Belges resta un souverain strictement constitutionnel, mais, dans les ouvrages que de Lichtervelde a consacrés à Léopold et à Léopold Il, on peut suivre l'évolution qui donna au chef de l'Etat. non pas des pouvoirs constitutionnels nouveaux, mais une influence personnelle réelle qui dépassait sans aucun doute largement la pensée des pères de la Constitution, et qui alla en grandissant.
Pour ce qui est de l'entre deux guerres, il faut, nous l'avons vu au cours de l'exposé historique, examiner le pouvoir royal sous un double aspect : d'une part le rôle que le Roi pouvait jouer dans le domaine Où, traditionnellement, le chef d'Etat constitutionnel peut faire sentir une influence personnelle, c’est-à-dire au cours des crises ministérielles et sous forme de conseils privés à ses ministres, d'autre part son rôle d'arbitre et de conseiller devant la nation toute entière,
Nous avons déjà examiné l'action du monarque au cours des crises ministérielles. Dans la suite, il entretenait, suar différents plans, des relations avec les ministres au sujet des questions politiques.
Et Léopold Ier et Léopold II avaient au début de leurs règnes présidé « régulièrement » le conseil des ministres. Le Roi Albert le fit souvent encore au lendemain de la guerre de 1914-1918, mais les occasions se raréfièrent bientôt, sans doute parce le régime des coalitions rendait plus délicate la tâche de celui (Page 350) qui présidait. Mais il lui arriva de temps à autre – il n’est pas possible de préciser - de présider un conseil consacré à une question particulièrement importante. Sans qu'il soit possible de se prononcer avec certitude, il semble permis d'y voir plutôt un geste du Roi destiné à souligner devant l'opinion l'importance des décisions prises.
Léopold III présidait les conseils plus rarement encore. Quand il le fit, ce fut, semble-t-il, pour faire à ses ministres des déclarations importantes. Ainsi, le Roi exposa le 14 octobre 1936 dans un discours aux ministres la nouvelle position politique et stratégique de la Belgique, et conclut qu'il fallait donner sa politique étrangère une nouvelle orientation. Il faut aussi mentionner les conseils des 2 et 7 février 1939 au cours desquels le Roi fit connaître l'inquiétude lui inspirait l'évolution du régime.
Mais, pour suivre la marche générale de l'action gouvernementale, le Roi eut recours à d'autres moyens. Il s'entretenait avec les ministres, soit individuellement, soit en « comité restreint des ministres. » Il voyait en premier lieu le Premier ministre qui, du moins à certaines époques, était appelé au château une ou deux fois par semaine pour tenir le Roi au courant de la situation politique. Le Souverain eut aussi des rapports suivis (page 351) avec le ministre des affaires étrangères. Quant à ses relations avec les autres ministres, elles étaient plus intermittentes. Mais quand un ministre avait à traiter quelque affaire importante, un projet de loi de grande envergure par exemple, il conférait avec le Roi. Il arrivait aussi au Souverain, du moins au Roi Albert, de correspondre avec ses ministres. Pour les affaires courantes, les documents que Ie Roi devait signer étaient transmis du cabinet du ministre compétent au cabinet civil du Roi, qui les soumettait à sa signature.
L'attention et les soins du Roi Albert se portèrent particulièrement sur les questions de politique extérieure, et sur les problèmes militaires et coloniaux. Pour le Roi Léopold I il faut, nous l'avons vu, ajouter les problèmes d'ordre constitutionnel.
L'activité royale dans la sphère traditionnelle, celle des conseils, des suggestions, est particulièrement difficile à préciser, puisqu'elle s'exerce au cours d'entretiens particuliers ou dans des lettres privées. Une suggestion d'une grande portée politique a toutefois été rendue publique : le conseil qu' Albert donna à son gouvernement à l'occasion de la crise de janvier 1934. Un homme d'Etat qui avait longtemps collaboré avec le Roi Albert a caractérisé ainsi son rôle : « Le Roi est particulièrement bien placé pour éclairer et guider ses ministres. Son action (page 352) s'exerce constamment par des conversations personnelles avec les membres du gouvernement et par la correspondance qu'il entretient avec eux. Il préside le conseil quand il le juge utile. Quand le cabinet se réunit en dehors de sa présence, il lui arrive de faire connaître son avis par écrit, et cela arrive fréquemment, je vous l'atteste. Il suggère, il surveille, il met en garde. il rappelle les principes qui doivent inspirer une décision.» (de Broqueville, Annales parlementaires Chambre, 30 janvier 1934, p. 813). Un autre ministre (Vandevelde), en principe républicain, a affirmé publiquement combien les « conseils » du Roi lui avaient été « précieux » lorsqu'il était ministre des affaires étrangères. Et il a ajouté que le Roi Albert « exerçait par voie de conseils une influence qui ne cessa de grandir avec les années . »
Il est difficile aussi de se faire une idée nette du rôle du Roi dans les domaines législatif et administratif. Mais quelques notions peuvent être dégagées. Tout d'abord, les Rois des Belges ne se servaient pas du veto. Léopold III, aussi bien que ses prédécesseurs, a affirmé que le Parlement devait avoir le dernier mot. Le problème se pose autrement quand il s'agit des projets de loi et des arrêtés qui furent soumis à la signature royale. Selon plusieurs auteurs, le Roi pouvait parfois faire modifier ces projets en discutant avec le ministre. Faute d'exemples concrets, il est impossible de préciser la fréquence et l'importance de ces interventions. Mais il y a de retenir deux choses. Devant les ministres réunis, Léopold III s'éleva contre la coutume de rendre publiques des décisions du conseil des ministres avant qu'elles n'eussent été approuvées par le Roi ; d'autre part, plus positivement. il affirma le droit du chef de l'Etat de ne pas signer sans avoir pu se faire une idée des mesures en questions, ce qui a évidemment comme corollaire que le Roi (page 353) devait pouvoir influencer les décisions ; le seul fait que ces principes aient dû être rappelés montre qu'ils n'étaient pas toujours respectés, loin de là.
Le Roi pouvait aussi influencer « certaines nominations » aux hauts postes de l'administration et de l'armée.
La prérogative constitutionnelle du Roi de dissoudre les Chambres ou de refuser la dissolution au ministère, qui avait joué un grand rôle au dix-neuvième siècle, perdit de son importance du fait de la représentation proportionnelle. Au cours de l'époque qui nous occupe, il y eut deux dissolutions à portée politique : en 1932 et en 1939, mais il ne semble pas que le Roi, personnellement, y ait joué un rôle important. C'était le parti libéral qui les avait imposées, dans le premier cas directement, dans le second, indirectement.
Enfin, la défense du territoire faisait partie des attributions du Roi. D'après l'article 68 de la Constitution. « le Roi commande les forces de terre et de mer », c’est-à-dire est commandant en chef. Trois des quatre souverains belges ont effectivement exercé cette fonction : Léopold Ier, Albert Ier et Léopold III. Cette prérogative pose un problème constitutionnel curieux : comment la concilier avec l'article 64 de la Constitution, selon lequel aucun acte du Roi ne peut avoir d'effet s'il n'est contresigné par un ministres ? Ce problème présente deux aspects, selon que le ministre de la guerre est militaire ou civil. Quand Léopold Ier commanda lui-même l'armée belge en 1831, il était (page 354) accompagné par le ministre de la guerre, un général, qui contresignait les ordres militaires du Roi et qui en portait donc la responsabilité constitutionnelle. Pendant la guerre de 1914-1918, le ministre de la guerre jusqu'en 1917, M. de Broqueville, était, par contre, civil et, de plus, demeurait au Havre. Le Roi Albert - qui avait avant la guerre rejeté une proposition du ministre de la guerre Hellebaut en vue de remettre le commandement effectif à un général - exerça le commandement effectif pendant toute la guerre'. Ses décisions en tant que généralissime ne furent pas signées par lui, ni contresignées par le ministre de la Guerre : le Roi donnait ses ordres au chef d'Etat-major de l'armée qui les transmettait sous forme d'ordres à l'armée, signés par lui « au nom du Roi, commandant en chef. » Cela revient à dire que personne ne portait la responsabilité constitutionnelle des décisions militaires du Roi, décisions qui pouvaient avoir les conséquences les plus graves pour le pays.
En soi, l'article 68 de la Constitution n'indique pas nécessairement le commandement personnel du chef de l'Etat ; en effet, il énumère dans la même phrase plusieurs autres prérogatives royales : celle de déclarer la guerre et celles de faire les traités de paix, d'alliance et de commerce, et personne n'en conclut que le Roi puisse, dans ces derniers cas, agir sans le contreseing ministériel. Tous les auteurs ne s'accordent pas, en effet, au sujet de l'interprétation qu'il faut donner aux articles 64 et 68 de la Constitution,, mais de fait, le gouvernement et le Parlement ont résolu le problème, en 1940 aussi bien qu'en 1914, en permettant au Roi d'exercer, seul, le commandement en personne. Même après la crise de mai 1940, un des jurisconsultes (page 355) les plus connus de la Belgique a conclu dans ce sens, en précisant que c'est là la seule exception à la règle du contreseing (Rolin, dans Belgium., éd. By Goris, p. 90).
Il ressort de ce qui précède que le Roi des Belges usait largement de la plupart de ses prérogatives constitutionnelles. Plus remarquables sont toutefois ses interventions publiques, non prévues par la Constitution, mais consacrées par la coutume.
Cette action royale se manifestait de la façon la plus éclatante lorsque le Roi intervenait dans des crises graves et qui menaçaient d'aboutir à une impasse. Dans un cas, en janvier 1934, une suggestion de sa part écarta le sujet de discorde ; dans d'autres - en novembre 1930, en février 1933 et en avril 1940 - le souverain para à une crise ministérielle.
Ce qui donne tout leur intérêt à ces interventions, c'est que le Roi exposa, dans des lettres qui furent portées à la connaissance du public, les raisons de ses actions, qu'elles aient été dictées par la situation internationale comme en avril 1940, ou par des considérations d'ordre politique et constitutionnel comme en 1930 et 1933. En effet, ces deux dernières lettres constituent, pour ainsi dire, des rappels à l'ordre dans lesquels le Roi soulignait l'importance de principes constitutionnels et parlementaires qu'il considérait comme oubliés ou, du moins, négligés : que c'était aux Chambres, et non aux associations politiques, de décider du sort du ministère, et que le gouvernement ne devait pas se retirer à la suite d'un vote sur un objet sans importance. Dans sa lettre du 6 mars 1939, le Roi Léopold exposa brièvement à la nation « les errements politiques des dernières années », c’est-à-dire les thèmes de ses déclarations à huis clos des 2 et 7 février : l'ingérence des groupes, les empiètements du conseil des ministres sur les prérogatives royales et la « mise en cause » de la Couronne.
Les précédents sont assez nombreux pour que l'on puisse affirmer que le Parlement et l'opinion publique acceptèrent comme chose légitime que le Roi, gardien des principes constitutionnels fondamentaux, fût, pour se servir d'un terme courant, « l'arbitre » dans certains conflits graves, et qu'il (page 356) tranchât les difficultés, mais, soulignons-le, tout en ne se prononçant pas sur le fond de la question qui en était la cause.
Il arrivait aussi au Roi de donner son avis sur des problèmes actuels, soit dans une lettre rendue publique, soit dans un discours.
Non sans difficultés, Léopold Il avait réussi à faire admettre le droit du Roi de recommander auprès de son peuple le renforcement de la défense nationale ; plusieurs de ses discours n'exprimaient pas la pensée de son gouvernement, ils la dépassaient.
Albert Ier et Léopold III continuèrent cette tradition en revenant souvent sur les problèmes militaires et sur la nécessité de donner une meilleure organisation défensive au pays, n'hésitant pas à entrer même dans les détails. Dans sa lettre au ministre de la défense nationale du 25 mai 1923, le Roi Albert ne se borna pas à recommander les projets de celui-ci : il analysa les avantages de l'organisation militaire préconisée par M. Devèze et ceux de la milice (chère au P.O.B.). et conclut en faveur de la première solution.
Recevant une délégation de parlementaires, en octobre 1927, il profita de l'occasion pour leur recommander le renforcement de la défense. Au cours de l'année 1934, certains chefs militaires s'opposaient au ministre de la défense nationale, M. Devèze, qui préconisait la défense intégrale du territoire, conflit qui se termina par la démission du chef de l'état-major. Le Roi Léopold donna publiquement son adhésion explicite à la thèse de M. Devèze (et du gouvernement tout entier), ce qui renforça sans aucun doute la position de celui-ci. Dans son discours aux ministres le 14 octobre 1936, le Roi se prononça, non seulement pour une nouvelle politique - mais aussi en faveur d'une (page 357) organisation militaire plus forte. Les paroles du Roi impressionnèrent beaucoup l'opinion. Par la suite, Léopold III revint souvent dans ses déclarations publiques sur les nécessités militaires.
Le souverain se prononçait aussi sur d'autres sujets. Ainsi, le roi Albert aborda plusieurs fois, entre autres en 1930, la question linguistique ; il fit preuve d'une large compréhension des intérêts flamands.
Et Albert Ier et son fils exposèrent aussi leurs idées sur l'économie internationale, le premier dans une lettre publique au Premier ministre Renkin peu avant la convention d'Ouchy, le second dans une lettre, également rendue publique, à M. van Zeeland à l'occasion de sa mission internationale.
Ces interventions royales posent à la fois des problèmes constitutionnels et des problèmes politiques intéressants. Qui portait la responsabilité des actes et des paroles du Roi ? Agissait-il au nom du gouvernement ?
Certaines de ces interventions étaient indiscutablement des décisions qui mettaient automatiquement en jeu la responsabilité ministérielle : il en fut ainsi quand le Roi refusa d'accepter la démission dit gouvernement et que celui-ci s'inclina devant la volonté du Roi, et quand le gouvernement fit sienne une proposition du Roi, comme en janvier 1934.
Mais dans d’autres cas - en recommandant un renforcement de la défense nationale, en préconisant l'institution d'un Conseil d' Etat, en présentant des suggestions d'ordre économique - le Roi ne faisait qu'émettre des avis. On a discuté dans quelle mesure ces suggestions. ces avis engageaient le gouvernement, mais sans donner de réponse complète et claire.
(page 358) Tout le monde s'accordait pour dire que le Roi pouvait écrire librement à ses ministres, mais qu'il ne pouvait faire publier ces lettres de son propre chef. Leur publication était un acte gouvernemental de la compétence des ministres et sous leur responsabilité. Mais les opinions divergeaient sur le point de savoir si le gouvernement, en faisant publier pareille lettre, se solidarisait complètement avec son contenu. La tendance générale était de reconnaitre au Roi le droit d'émettre des souhaits, de défendre ses propres idées et ses idéaux - à condition, bien entendu, de ne pas aller à l'encontre de ceux du gouvernement. Quant aux discours, ils n'étaient pas, en général, considérés comme des actes proprement dits, dans le sens de l'article 64 de la Constitution ; mais le Roi devait les soumettre d'avance à l'approbation du Premier ministre. Comme dans ses lettres, le Roi pouvait, d'accord avec le Premier ministre, y exprimer des idées personnelles ne reflétant pas le programme du gouvernement. Mais, par conséquent, le gouvernement aussi bien que le Parlement et l'opinion étaient libres d'écouter ou d'ignorer ces conseils.
Le problème constitutionnel pratique ne souleva pas de difficultés pendant l'époque qui nous occupe ; du moins. on n'a pas eu connaissance de conflits entre le Roi et ses ministres au sujet de ces interventions publiques ; et, s'il arrivait à la minorité socialiste du Parlement de critiquer une intervention royale en faveur du ministère catholico-libérale, cette critique était, au fond, d'ordre politique et non d'ordre constitutionnel, puisque, devenu parti gouvernemental, le P.O.B. ne s'opposa pas aux déclarations royales publiques en faveur du gouvernement ou de sa politique.
Le problème politique est plus intéressant : dans quelle mesure (page 359) est-il permis de discerner une action personnelle du Roi dans ces interventions ? Dans certaines lettres, le Roi donnait, nous l'avons vu, son approbation au gouvernement, soit d'une façon générale comme dans la lettre du 22 mai 1926, soit sur un point précis comme dans la lettre à M. Devèze le 25 mai 1923. Puisque c'étaient les ministres qui décidaient de la publication des lettres, il est bien évident que le gouvernement se servait dans ces cas de l'autorité du Roi pour renforcer sa propre position devant l'opinion.
Mais certaines interventions avaient, du moins en partie, un autre caractère. En refusant la démission du gouvernement, le Roi témoignait, il est vrai, de la confiance qu'il avait en lui, mais, en même temps, il allait à l'encontre du désir que les ministres avaient exprimé. Schématiquement, les événements de novembre 1930, de février 1933 et d'avril 1940 se déroulèrent ainsi : d'abord, le gouvernement conseillait au Roi de choisir d'autres ministres ; puis, le Roi refusait d'écouter ce conseil ; enfin, les ministres, pour reprendre l'expression du gouvernement Pierlot III, déféraient à la volonté royale. Du point de vue juridique, le cabinet assumait bien la responsabilité de la décision royale ; mais, pour le fond, il y avait naturellement un acte personnel du Roi, et celui-ci eût certainement eu à en porter la responsabilité réelle si le Parlement avait refusé d'accorder la confiance aux gouvernements sauvés par cette intervention : dans ce cas, il aurait paru vouloir imposer au pays un gouvernement dont celui-ci ne voulait pas. Quant à la lettre du Roi du 6 mars 1939, le ministère en prit la responsabilité en la rendant publique ; mais cette lettre contenait entre autres le reproche adressé aux gouvernements de ne pas assez respecter certains principes constitutionnels. Bien entendu, elle exprimait une opinion personnelle du Roi et constituait une réprimande publique à ses ministres.
Il semble évident qu'il y avait dans tous ces cas une (page 360) intervention personnelle du Roi, agissant non pas contre ses ministres - puisqu'ils s'inclinaient devant lui - mais au dessus d'eux.
Il est possible de voir l'opinion belge faire une distinction assez nette entre le Roi et ses ministres dans un cas précis et important. Du 14 octobre 1936 jusqu'au 10 mai 1940, on parla, parfois même dans les sphères gouvernementales, de la politique extérieure du pays comme de « la politique du Roi », la « politique royale », « la politique que le Roi a définie », etc., en dépit de certaines protestations socialistes.
Cette tendance à mettre en avant la personne royale ne voulait point dire que l'on voulût distinguer entre une politique royale et une politique gouvernementale ; mais - et c'est important - on voulait souligner devant l'opinion que le Roi se solidarisait avec la nouvelle politique de la Belgique. En effet, la politique dite d'indépendance de la Belgique avait été préconisée bien avant le 14 octobre 1936, notamment par M. Spaak dans un discours du 20 juillet 1936. Mais le gouvernement choisit, pour la proclamer officiellement, la forme d’un discours royal qui avait été destiné aux seuls ministres ; c'est sur la proposition de ceux-ci, notamment sur celle de M. Vandervelde, que le discours fut porté à la connaissance du public (de Lichtervelde, Revue générale, avril 1938, Dumont, op. cit., p. 187).
Cette mise en avant de la personne du Roi amena une certaine confusion d'idées en matière constitutionnelle. confusion qui se refléta officiellement, au sein même du gouvernement. Parlant au nom du cabinet, un ministre s'écria un jour à la Chambre : « Il ne me suffit pas de couvrir constitutionnellement le Roi, il faut que je remercie de l'effort magnifique qu'il fait depuis plusieurs années pour épargner à notre pays les horreurs de la guerre (ici, l'orateur fut interrompu par de « vifs applaudissements »), des sages conseils qu'il n'a cessé de prodiguer aux divers gouvernements qui se sont succédé… » (Spaak, Annales parlementaires Chambre, 19 décembre 1939, p. 195).
(page 361) Cette exclamation est remarquable, car d'une part elle su lignait officiellement que le Roi prenait une part active à la politique extérieure du pays, d'autre part elle associait le Roi à une politique déterminée, de façon à ce qu'il portât sa part de responsabilité, qu'elle réussit ou non.
Si ces interventions royales, publiques ou révélées, dénotent une certaine liberté d'action politique du Roi des Belges, il faut se garder de conclure à un pouvoir royal personnel, dans le sens ordinaire du terme. Toutes, elles eurent l'appui des gouvernements et de l'opinion politique ou. du moins, de sa majorité ; il n'y eut pas conflit entre le Roi et les autres pouvoirs de l'Etat. Il faut plutôt se servir du terme d’ « influence royale », influence dont il est toutefois impossible de mesurer la portée exacte jusqu'à ce que l'on connaisse mieux le caractère de la collaboration des ministres et du Roi ; il faudrait savoir notamment s'il y eut de la part du Roi de véritables initiatives qu'il sut imposer à ses ministres.
Cette influence royale avait du poids devant l'opinion : elle pouvait rendre à un gouvernement son autorité, et être un atout quand il s'agissait de gagner le peuple à une certaine politique. En effet, il nous semble indéniable que le gouvernement trouva parfois avantageux de se couvrir, devant l'opinion, de l'autorité royale, d'obtenir, pour ainsi dire, une sorte de contreseing moral du Roi.
Cette influence des souverains était avant tout basée sur leur autorité personnelle, autorité qui venait sans aucun doute avant tout de l'attitude d'Albert Ier pendant la guerre de 1914 ; il y avait gagné un prestige extraordinaire qui dépassait largement celui d'aucun autre Belge de son vivant. Ce prestige s'accrût (page 362) encore du succès incontestable des interventions royales à partir de 1930. Léopold III hérita de l'ascendant de son père. Sous son règne, un autre facteur vint renforcer encore le rôle de la dynastie. Vers la fin de l'époque 1918-1940, l'opinion belge était très divisée au sujet d'un grand nombre de problèmes, et le régime politique souffrait d'instabilité. Il semble naturel que cet état des choses ait profité à une institution qui représentait à la fois l'unité nationale, la stabilité et la permanence.
Tout au long de l'entre deux guerres, et en particulier vers sa fin, on a discuté en Belgique sur les défauts, ou les prétendus défauts, du régime parlementaire du pays, allant jusqu'à parler de la crise du régime ; il est symptomatique que chaque gouvernement à partir de 1936 ait consacré une partie de sa déclaration à la nécessité d'opérer un redressement Ce débat porta entre autres sur ces deux points : l'instabilité et la faiblesse de l'exécutif, et l'influence des instances des partis aux dépens du Parlement.
Ayant limité notre tâche à décrire, dans la mesure du possible, le régime à l'œuvre, nous n'entrerons pas dans cette discussion. Mais il semble que les chapitres qui précèdent donnent matière à quelques réflexions.
Sans aucun doute, le parlementarisme belge, le plus ancien de l'Europe continentale, ne fonctionnait que laborieusement pendant l'entre deux guerres, et en particulier après les élections de 1936 : les crises gouvernementales étaient fréquentes, en (page 363) général difficiles à dénouer, et la position du cabinet, précaire, même entre les crises, car il vivait sous la perpétuelle menace de la défection soit d'une fraction, soit même d'un parti de la majorité.
Nous en avons déjà analysé les causes immédiates : la nécessité des coalitions, leur réalisation difficile, l'intervention souvent gênante des instances des partis, etc. Mais il nous semble que ces phénomènes étaient plutôt des symptômes que des causes profondes.
Le parlementarisme est, entre autres, un régime politique dont les partis sont le fondement. Pour comprendre le caractère d'une forme déterminée de parlementarisme, il faut examiner la nature des partis politiques. Or, le propre des partis belges de 1918 à 1940, c'est qu'ils n'avaient pas les mêmes bases que l'activité du Parlement. Le parti catholique et le parti libéral avaient été fondés, et restèrent fondés, sur la question religieuse. Nous avons déjà souligné l'importance primordiale que celle-ci avait eue et qu'elle gardait aux yeux des Belges qui trouvaient nécessaire et naturel qu'elle fût une ligne de démarcation entre les citoyens. Mais quelle qu'ait été son importance pour l'individu - homme politique ou simple électeur - le fait reste qu'elle occupa, après la première guerre mondiale, une place assez modeste dans la vie politique quotidienne ; ce n'est qu'à l'occasion de certaines élections qu'elle prit de l'envergure. Il est révélateur que, de la trentaine de crises de l'entre deux guerres, aucune n'ait eu pour cause immédiate un problème politico-religieux ; il était, de toute évidence, plus facile aux hommes politiques de mettre en veilleuse les passions métaphysiques que les préoccupations d'ordre économique, social et linguistique.
En effet, c'était sur ces problèmes que roulait en grande partie l'activité du Parlement. Mais, à leur sujet, aucun des trois partis n'avait une attitude qui fût commune à tous ses membres, Si les socialistes se ralliaient, du moins jusqu'à la naissance du socialisme national, à une seule doctrine économico-sociale, il n'en était pas de même au sujet de la question linguistique.
(page 364) Il est plus important d'insister sur le caractère des partis catholique et libéral, puisqu'ils collaborèrent au gouvernement, à l'exception de trois cabinets.
Le premier embrassait toutes les couches sociales et présentait donc un grand nombre d'attitudes en face des conditions économiques-sociales ; parfois, ses différentes fractions s'opposaient les unes aux autres de façon accusée, Tout en étant plus uni, le parti libéral ne manquait pas non plus de nuances. Ces deux partis arrivèrent à s'allier sur la base d'un apaisement de l'antagonisme idéologique qui était leur raison d'être, et de leur commune opposition aux idées du P.O.B. , mais c'était là un mariage de raison, et leur union fut une longue suite de malentendus et de querelles au sujet du problème linguistique. En effet, leur alliance se rompit souvent à cause de cette question. question qui n'avait pas trouvé sa place dans le cadre des partis.
Si l'on n'envisage que le travail pratique du Parlement, une coalition pouvait paraître indiquée : celle des socialistes et des catholiques démocrates qui eussent probablement pu trouver dans les problèmes d'ordre économique-social une œuvre à réaliser suffisamment importante pour faciliter des transactions en matière linguistique, Mais l'incompatibilité de leurs conceptions du monde et la discipline catholique les empêchèrent en général de collaborer autrement que momentanément et sur des points précis.
Une coalition gouvernementale était une coalition à la fois entre des partis et entre certain de fractions de parti. Chacune d'entre celles-ci avait, au sujet de certaines questions ou au sujet d’une question déterminée, son idéal propre et ses intérêts propres à défendre ; aucune d'entre elles ne pouvait être sûre que les autres fractions et leurs représentants voulussent s'occuper de ses intérêts à elle ; d’où la nécessité, pour chacune, d'intervenir dans la formation des ministères et d'envoyer un observateur ou mandataire au gouvernement pour surveiller l'élaboration des compromis et des transactions dont est essentiellement faite l'œuvre d'un gouvernement de coalition.
(page 365) Si le régime parlementaire belge se débattait dans de redoutables difficultés, la cause profonde en était donc, à notre avis, que la vie politique se jouait sur trois plans à la fois, ce qui rendait difficile, ou même impossible, de former les partis homogènes et forts qui, seuls, rendent possible un régime parlementaire caractérisé par la stabilité et l'autorité du pouvoir exécutif.
La nature des partis avait aussi une autre conséquence, celle de mettre en valeur le pouvoir royal. Car il est naturel que les chocs, parfois violents et toujours multiples, des intérêts et des idéologies aient nécessité une institution stable, unie, et dégagée des passions partisanes qui mettaient des cloisons étanches non seulement entre les classes mais aussi à l'intérieur de chaque classe : il fallait un arbitre, un pouvoir modérateur. La monarchie, qui, au lendemain de la grande guerre, jouissait du prestige que lui avait valu sa tradition centenaire, ses succès en politique extérieure, coloniale et militaire, et les services éclatants du Roi Albert, pouvait seule remplir ce rôle.