(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)
(page 313) De 1918 à 1940, deux années seulement (1922 et 1928) s'écoulèrent sans que le gouvernement ait offert la démission collective ; Ce n'est que pendant l'année 1928 que le ministère ne subit aucune crise, pas même partielle. Certaines années virent au moins deux crises (1925, 1932, 1934, 1937, 1939 et 1940). Au cours des 21 années qui nous occupent, il n'y eu pas moins d'une trentaine de crises générales, y compris quelques remaniements à sens politique sans démission collective. Si, par stabilité gouvernementale, on entend que les crises sont rares, il faut bien constater avec nombre de Belges que le régime parlementaire belge après Lophem, et surtout à partir de 1931-1932, souffrit d'une grande instabilité. (De 1831 à 1914, il n’y eut que 23 gouvernements ; 18 entre 1918 et 1940).
Toutefois, ce jugement serait trop hâtif, trop peu nuancé. La haute fréquence des crises ne prouve pas, eo ipso, l'instabilité générale du régime. Il faut aussi tenir compte d'autres circonstances.
Tout d'abord : certaines démissions ne furent que des faux départs, En 1923, en 1929, en 1930, en 1933, et en avril 1940, le gouvernement démissionnaire revint avec la même composition politique et personnelle, ayant tout au plus - mais pas toujours - modifié son programme sur quelque point.
Mais il est plus important que, de 1918 à 1940, jamais une majorité gouvernementale entièrement nouvelle ne se constitua à la suite de la démission d'un ministère. Tout au (page 314) contraire, le parti catholique fit partie de la majorité gouvernementale de 1918 à 1940, sans interruption - quoique pas toujours unanimement : ; étant, durant les deux tiers de cette période, le parti le plus nombreux à la Chambre, il fut, numériquement, le plus fort appui de tous les gouvernements, les années 1925-1927 et 1936-1939 exceptées. Les libéraux, de leur côté, participèrent à tous les gouvernements, sauf aux ministères Van de Vyvere, Poullet-Vandervelde et Pierlot l.
Il est donc permis de considérer bien des crises, même parmi celles qui n'étaient pas des faux départs, moins comme de véritables crises, que comme des remaniements ou même des « replâtrages » , provoqués, non par des bouleversements politiques (comme un échec électoral ou la constitution d'une nouvelle majorité au Parlement), mais, soit par des glissements de surface, soit par une seule question déterminée (pas toujours essentielle), soit encore par des facteurs d'ordre personnel. Parmi ces crises « mineures » - quoique pas toujours faciles à dénouer - on peut compter celles de 1931, de mai 1932, de juin 1934, de novembre 1937 et de janvier 1940. Certaines crises avaient un sens plus profond, qu'il s'agisse de la composition de la majorité, de questions de programme, ou des deux : celles de 1919, de 1921, de 1925, de 1926, de 1927, de 1935, de 1936 et de 1939. Les autres, enfin, occupent une place intermédiaire entre ces deux groupes.
Contrairement à ce qui arrivait avant 1914, la Belgique ne connut pas entre les deux guerres un seul « gouvernement de combat », un seul gouvernement qui ait voulu renverser complètement la politique de son prédécesseur. Ce qu'il y eut, c'est tantôt une accélération, tantôt une « pause » dans l'évolution de questions déterminées.' Si l'on considère la politique (page 315) poursuivie. il faut diviser l'époque, non pas selon les nombreux ministères, mais en quelques périodes : 1918-1921, 1921-1925, 1925-1926, 1926-1927, 1928-1930, 1931-1935, 1935-1937 et 1938-1940 ; et, sauf en 1926 et en 1935ü, le passage d'une période à l'autre n'est pas très brusque. Peut-être faudrait-il ajouter la date de 1929, l'année où la question linguistique atteignit toute son ampleur politique. Mais son caractère particulier ne permet pas de l'insérer dans la série que nous venons d'indiquer ; il faudrait établir une division particulière : 1918-1928 et 1929-1940. La continuité qui caractérisa les majorités et les programmes se retrouve dans la composition personnelle des ministères. Pas une crise n'aboutit à la constitution d'une équipe ministérielle entièrement nouvelle, Chaque nouveau cabinet se composait en partie de ministres démissionnaires, dans la proportion d'au moins un tiers, le plus souvent de la moitié ou plus ; il faut excepter le gouvernement Pierlot I qui n'en compta que deux. Parfois même, il n'y avait que deux, trois ou quatre nouveaux venus.
Cette continuité, ou stabilité, personnelle présente deux faces. Pour les distinguer de la stabilité gouvernementale proprement dite, nous les appellerons « la stabilité départementale », celle qui consiste en ce que la direction d'un ministère (département) ne change pas souvent de mains, et » la stabilité ministérielle » celle qui consiste en ce qu'une personnalité reste longtemps ministre tout en changeant de portefeuilles.
Même si les différents départements n'offrent pas les mêmes difficultés à un nouveau ministre, même si les divers ministres ne sont pas également compétents, en moyenne, il ne nous semble permis de parler de stabilité départementale que si un ministre a eu le temps de préparer et de présenter au moins deux budgets consécutifs. Si nous considérons les gouvernements qui se succédèrent de 1918 à 1940 du point de vue de cette stabilité (page 316) minimum, nous constatons que les affaires étrangères, la défense nationale et l'industrie-le travail-la prévoyance sociale dépassent très largement ce minimum. S'il est vrai que ces ministères eurent un assez grand nombre de titulaires, ceux-ci, pour la plupart, ne restèrent que peu de temps à leur poste : durant la plus grande partie de cette époque, les affaires étrangères et la défense nationale n'eurent que trois chefs chacun, l'industrie-le travail-la prévoyance sociale, que quatre.
Quant aux autres ministères, il faut diviser l'époque en deux : avant et après le janvier 1934. Jusqu'à cette date. la plupart d'entre eux, en particulier les finances, l'agriculture et la justice, dépassèrent - toujours compte tenu de quelques titulaires passagers - la stabilité minimum ; il faut excepter l’intérieur qui changea très souvent de chef. Mais, sauf pour les affaires étrangères, La défense nationale et l'industrie-le travail-la prévoyance sociale, cette stabilité disparut.
A partir du 1er janvier 1934 jusqu'au 10 mai 1940, il y eut neuf ministres à l'intérieur, neuf à l'instruction publique, neuf à la justice (et treize changements), sept aux finances, et ainsi de suite. M. Janson fut Premier ministre, ministre de la justice trois fois, et ministre des affaires étrangères une fois ; M. Soudan géra la justice, les finances, les affaires étrangères et l'instruction publique ; M. Wauters, en trois ans, fut ministre de la santé publique, du travail et de la prévoyance sociale, et de l'information nationale ; M. Pierlot constitua plusieurs gouvernements et, de plus, détint les portefeuilles de l'intérieur, de l'agriculture et des affaires étrangères. A partir de 1934, les crises (page 317) ministérielles rappelèrent le jeu de société anglais des Musical Chairs
Passant ensuite à la stabilité ministérielle, nous pouvons constater que le nombre des ministrables fut assez restreint, comparé au nombre des combinaisons ministérielles. De Lophem au mois de mai 1940, 94 ministres prêtèrent serinent et, si l'on exclut ceux qui ne furent ministres que pendant un ou deux moisa, il en reste environ 80. Mais il est plus instructif d'énumérer les noms de quelques ministres semi-permanents. Ici aussi, il faut diviser l'époque en deux : avant et après la constitution du gouvernement van Zeeland l.
Au cours de la première période, MM. Jaspar, Hymans, de Broqueville, Poullet, Devèze, Janson, Ruzette, Theunis, Houtart, Heyman, Vandervelde, Anseele, Wauters et Lippens furent ministres au moins cinq ans ; certains d'entre eux le restèrent après mars 1935. Quant à la seconde période, elle est trop courte pour qu'on puisse établir une statistique semblable, mais la même tendance y est manifeste : à côté de quelques anciens, on retrouve souvent les noms de MM. Pierlot, Marck, De Schryver, De Vleeschauwer, Bovesse. M.-H. Jaspar, Spaak, Merlot, de Man, Delattre et Wauters.
Le problème de la stabilité est donc assez complexe. indubitablement, les crises gouvernementales étaient fréquentes : il y en eut en moyenne trois par période de deux ans. Mais cette (page 318) instabilité était en partie compensée à la fois par la stabilité départementale et par la stabilité ministérielle, de plus, par la présence quasi-permanente des deux partis catholique et libéral au gouvernement, et, enfin, par l'évolution en général lente et continue des programmes. Sous le ciel politique de la Belgique. il y avait de nombreuses averses, mais les grands orages furent rares. Toutefois, cette incertitude énervait et gênait les ministres dans leur travail.
La constitution des gouvernements entre Lophem et mai 1940 se basa sur deux principes que tout le monde accepta comme des axiomes : le gouvernement devait s'appuyer dur une majorité au Parlement ; cette majorité devait s'affirmer par un vote sur un ordre du jour à la suite d'un débat sur la politique générale que le gouvernement venait d'exposer dans une déclaration gouvernementale.
Le parlement n'admit jamais, pas même à titre d'essai, la formation d'un gouvernement minoritaire. La tradition du régime classique des années 1857-1914 était si forte que, au fond, le problème du gouvernement minoritaire ne se posa même pas après la guerre. Le gouvernement majoritaire (et homogène) resta toujours l'idéal.
De 1884 à 1914, les cabinets catholiques successifs avaient présenté à leur avènement une déclaration ; mais le caractère de la déclaration variait selon les situations : tantôt elle était à la fois brève et vague, tantôt elle portait essentiellement sur un problème actuel déterminé, tantôt elle était l'exposé de la politique générale du gouvernement. Ces déclarations avaient été suivies d'un débat mais, le plus souvent, non d'un vote. (page 319) Parfois, un gouvernement déjà au pouvoir faisait connaître son programme par un discours du Trône ; après 1892, ce ne fut le cas qu'en 1910. Les deux adresses donnèrent lieu à un débat général, suivi de votes.
Il faut remarquer ici que les votes de confiance n'avaient pas à cette époque-là l'intérêt qu'ils prirent après la guerre : la majorité homogène qui soutenait le gouvernement d'une élection à l'autre était en général assez sûre pour qu'un vote ne fût pas nécessaire. La question de confiance ou de méfiance dans les ministres se posait devant la nation plutôt que devant la Chambre.
Dès 1919, s'établirent, et la coutume de la déclaration générale, et celle du vote de confiance explicite obligatoire. Cette double règle du parlementarisme belge s'imposa sans discussions, ce qui s'explique, car elle n'était au fond que le corollaire du premier principe : puisque le gouvernement était hétérogène, les Chambres devaient évidemment s'assurer que sa composition et son programme étaient conformes aux vœux d'une majorité. Le parlement n'accordait le bénéfice du doute à aucun nouveau gouvernement.
Dans ces conditions, les gouvernements de coalition s'imposèrent nécessairement dès les élections de 1919, et les partis s’y accoutumèrent vite. Théoriquement, on avait, pendant l'époque qui nous occupe, le choix entre plusieurs coalitions majoritaires : la tripartite, par laquelle l'ère s'était ouverte, et la bipartite soit catholico-libérale (les années 1936-39 exceptées), soit catholico-socialiste, soit libérale-socialiste (les années 1936-39 exceptées). Cette dernière ne se réalisa jamais à cause des profondes divergences de vue qui séparaient les deux (page 320) partis au sujet des problèmes financier, économique, social et militaire.
La coalition catholico-socialiste se constitua en 1925 et en février 1939, mais elle fut précaire par suite de l'antagonisme qui existait entre un groupe important des catholiques et le P.O.B. Quant aux gouvernements tripartites dits d'union nationale, on y eut recours en tant que gouvernements de salut public (1918-1921, 1926-1927, 1935-1936 et 1939-1940) et en cas de nécessité parlementaire (1936-1939), c’est-à-dire quand les catholiques et les libéraux ne pouvaient pas constituer à eux seuls un cabinet répondant aux nécessités de l'heure. Car, en effet, après quelques hésitations libérales en 1921 , la coalition catholico-libérale parut nécessaire aux catholiques et aux libéraux.
Sous ce rapport, il y a lieu de relever qu'un échec électoral, même grave, ne disqualifiait pas un parti aux yeux des autres quand les circonstances politiques rendaient sa participation opportune. Quand les libéraux voulurent s'abstenir de toute collaboration gouvernementale en 1925, les deux autres partis, et en particulier les catholiques, les supplièrent d'abandonner cette attitude ; mutatis mutandis, il en de même en 1932 et en avril 1939. Si un parti se retirait sur le mont Aventin à la suite d'une défaite électorale, c'était qu'il désirait le faire. Quant au parti catholique, aucune défaite ne put lui enlever le goût du pouvoir : il se considérait comme le seul véritable parti d'ordre comme le « parti de gouvernement » par excellence.
A part la crise de 1925 et celles du printemps 1939 (et, peut-être, celle de décembre 1932), la coalition gouvernementale s'indiquait ou peu s'en faut. Les partis intéressés acceptaient en principe - quoique le parti libéral aimât parfois se faire prier de conclure, non pas une véritable alliance, mais un accord temporaire, limité et précis. sans abandonner leurs principes propres. En somme, il s'agissait la plupart du temps, moins de former une nouvelle coalition que de doser les influences au sein d'une coalition déjà en puissance. Mais (page 321) cela ne revient pas à dire qu'il fût facile de former le gouvernement.
Quelques faux départs et replâtrages à part, il n'y avait pas de shadow cabinet prêt à succéder à un gouvernement démissionnaire. Le Roi ne pouvait donc pas se limiter à prendre acte du nouveau ministère. Au contraire, il devait procéder à un examen approfondi de la situation politique et des possibilités qu'elle offrait : il devait « consulter » les chefs politiques, c’est-à-dire chercher auprès d'eux des renseignements et des avis. Selon les circonstances, ces consultations furent plus ou moins larges ; le Roi Léopold les étendit en 1935 à des experts économiques. Ces audiences étaient toujours entourées d'une grande discrétion. Il ressort toutefois des Mémoires de Woeste que le Roi s'enquérait de la composition politique du gouvernement, de la personnalité du futur Premier ministre et, du moins parfois, des grands problèmes politiques à résoudre. Il n'y a pas lieu de croire que les consultations aient changé de caractère depuis 1921, année s'arrêtent les Mémoires.
Si, nous l'avons déjà dit, la coalition à venir s'indiquait le plus souvent d'elle-même, le Roi se trouva parfois en face d'alternatives. Ce fut le cas en 1924 lorsque le Roi, ignorant la majorité du 27 février, s'adressa de nouveau à l'ancienne. Il semble certain que M. de Man voulut en octobre 1937 constituer une tripartite démocratique, mais que le Roi n'y consentit pas, ce qui amena l'échec du formateur, En cas d'impasse, il arriva au Roi de faire pression sur les partis en vue de hâter le dénouement (en juin 1925, en mai en juin 1936, en novembre 1937) ; jusqu'à nouvel ordre, il est difficile de mesurer l’importance réelle de ces interventions. Enfin, le Roi pouvait persuader à un parti de ne pas quitter le pouvoir (en décembre 1932).
Mais, en général, le Souverain pouvait se limiter à choisir le « formateur ». Dès les débuts du régime parlementaire belge, la tradition voulut qu’il s’adressât à un parlementaire du parti (page 322) le plus nombreux à la Chambre. A partir de Lophem, le Roi dérogea plusieurs fois à cette règle, ce qui est, sans doute, le fait des gouvernements de coalition ; pour les présider, il ne fallait pas choisir une personnalité à tendance politique accusée, mais une personnalité qui plût non seulement au parti le plus nombreux (c’est-à-dire la plupart du temps aux catholiques), mais aussi à l'autre ou aux autres partis gouvernementaux. Dans des circonstances particulièrement délicates, le Roi fit appel à M. Delacroix, à M. Theunis, à M. van Zeeland. Cette dérogation à la règle était sans doute facilitée par ce que le parti caholique n'avait pas un chef qui s'imposait d'office. Mais, la plupart du temps, le Roi s'adressait à des personnalités parlementaires modérées et peu sectaires, telles que MM. de Broqueville, Jaspar, Carton de Wiart, Poullet, Janson, Spaak. Seuls, MM, Vandervelde, Renkin et Pierlot représentaient leurs partis de façon plus accusée.
En général, le Roi discernait au cours de ses consultations la personnalité qui correspondait le mieux aux nécessités du moment. Mais, du moins dans un cas, il est permis de parler d'une initiative personnelle du Roi : l'appel à M. de Broqueville en 1932. Il n'est pas possible de préciser quelle fut la situation de M. van Zeeland sous ce rapport en 1935.
La liberté relative du Roi était contrebalancée par le droit que se reconnaissaient les partis de prononcer immédiatement l'exclusive contre la personnalité choisie.
Le Roi Léopold introduisit en 1935 une nouveauté intéressante : l'informateur auquel il eut recours à plusieurs reprises. Le rôle de celui-ci n'était pas de former le cabinet mais de (page 323) s'informer des conditions dans lesquelles un gouvernement pourrait se constituer, de déblayer le terrain » , c’est-à-dire de se renseigner suffisamment sur la situation pour éviter au formateur - que ce fût lui-même ou quelqu'un d'autre - un inutile échec au début même de ses négociations.
Albert Ier donnait au formateur une grande latitude dans le choix de ses collaborateurs. Mais ce n'était pas une entière liberté. De 1831 à 1914, le Roi avait eu à plusieurs reprises ses propres candidats ministres, et il avait prononcé des exclusives. Au cours de l'entre deux guerres, il arriva au Roi d'exprimer des « souhaits » auxquels le formateur attachait beaucoup d'importance. Nous ne saurions dire avec certitude s'il opposa le veto à tel ou tel candidat.
Sous le rapport de la composition personnelle du gouvernement, il faut aussi rappeler qu’il arrivait que le Roi aidât le formateur en faisant pression sur des candidats hésitants.
Quant au programme, il était arrivé au Roi avant 1914 de poser de véritables conditions sine qua non au futur chef du gouvernement , le plus remarquable exemple en est celui de 1870. Jusqu'à ce qu'il y ait une biographie d'Albert digne de celles que de Lichtervelde a consacrées à ses prédécesseurs, il n'est pas possible de se prononcer à ce sujet pour l'époque qui nous occupe. Que le Roi se soit entretenu avec le formateur des questions de programme est certain ; s'il lui arriva de poser des conditions, rien n'en a été connu.
Enfin, le Roi put être utile au gouvernement même après sa constitution : rappelons à ce sujet l'action que le Roi Léopold exerça, par intermédiaire, sur le Sénat à l'avènement du premier cabinet van Zeeland, et la lettre du Roi Albert du 22 mai 1926.
(page 324) Le rôle du Roi dans la constitution des gouvernements ne peut pas encore être précisé davantage. L'impression générale qui se dégage, c'est que le Roi Albert laissa au formateur une grande liberté si rien d'anormal n'arrivait, tandis que le Roi Léopold suivit de près les pourparlers.
Ce qui précède se rapporte à l'époque qui va de 1918 à 1937. A partir de mai 1938, une nouvelle tendance se fit sentir. En effet, le Roi fit savoir à ses ministres, et même, par allusions, au public, que c'était à lui, et non pas aux partis, de nommer les ministres, et il défendit au formateur de constituer le gouvernement à l’aide des groupes. Ce que le Roi voulait, c'était sans doute le recours à la méthode Spaak de mai 1938 et l'observation des principes que celui-ci et, après lui, M. Pierlot énoncèrent au sujet de la formation. Mais il allait plus loin : dans ses déclarations du 7 février et du 2 avril 1939, il déclara que, une fois nommés, les ministres devaient se considérer, non pas comme les représentants des partis, mais comme ceux du pouvoir exécutif. Jusqu'à ce qu'il y ait plus de précisions et d'informations. il ne semble pas possible de se faire une idée exacte du programme royal : s'il s'agissait seulement d'un redressement du régime parlementaire qui. en effet, fonctionnait mal au printemps 1939, ou, de plus, d'un renforcement du pouvoir royal.
Le formateur se trouvait en face d'un problème compliqué. Il devait tenir compte de nombreux facteurs, notamment des suivants : du dosage politique et social (le nombre de portefeuille à distribuer à chaque parti et, à l'intérieur de chacun (page 325) d'entre eux, aux fractions politico-sociales), du dosage linguistique (le nombre de portefeuilles à attribuer aux Flamands. aux Wallons et aux Bruxellois) et, enfin, du dosage religieux. Il lui fallait se servir, tel un peintre, de trois pochoirs pour réaliser sa composition. Cette image est toutefois plus simple que la réalité : il fallait aussi remplir des conditions secondaires.
Pour prendre les questions dans l'ordre chronologique, il y avait le problème religieux, qui se posait de façon fort simple : il se réduisait à attribuer les sciences et arts-l'instruction publique à une personnalité de gauche. C'est ce qui restait de la lutte scolaire ; c'était là la condition que posaient les partis de gauche pour voter les subsides aux écoles libres.
Le dosage politique et social présentait des problèmes plus délicats. Au début des bipartites catholico-libérales, les libéraux exigèrent pour participer qu'il y eût un certain nombre d'extraparlementaires afin que les catholiques n'eussent pas la majorité. Peu à peu, ils acceptèrent la prépondérance catholique. La proportion pour ainsi dire normale fut celle de 7 à 5 ; se sachant indispensables, les libéraux avaient donc su se faire attribuer plus de portefeuilles que leur nombre au Parlement ne l'indiquait, Dans les tripartites, la proportion normale était depuis 1919 : 6 ou 5 portefeuilles au parti le plus fort, 5 ou 4 au second, 4 ou 3 au plus faible. Si le nombre des ministres était plus restreint, les chiffres devenaient 4, 4 et 2.
Mais ce dosage n'était pas suffisant. En raison de l'hétérogénéité du parti catholique et de celle, bien moindre, du parti libéral, le formateur devait choisir un certain nombre de ministres conservateurs et un certain nombre de ministres démocrates, sans oublier les intérêts des agriculteurs. Il n'y avait pas de norme pour le dosage social ; celui-ci dépendait des circonstances. La gamme sociale du parti catholique permettait bien des nuances.
Un dosage linguistique classique était : parité entre Flamands (page 326) et Wallons, et un certain nombre de Bruxellois. Mais, là non plus, il n'y avait pas de règle bien fixe ; le dosage dépendait de la situation linguistique du moment. De plus, le mouvement flamand était riche de nuances. Enfin, il se créa une espèce d'orthodoxie linguistique qui alla en se raidissant jusqu'à ce qu'il devint presque impossible de s'y conformer : les Flamands demandaient non seulement des Flamands authentiques mais des Flamands « vlaamschvoelend », tandis que les Wallons trouvaient insuffisant qu'un ministre représentât une circonscription wallonne : il lui fallait y vivre et être wallon cent pour cent. Enfin, Flamands et Wallons se stimulaient mutuellement : si un Flamand très flamand devenait ministre, il était judicieux de nommer aussi un wallingant.
Mais le formateur devait aussi tenir compte du domicile des ministres pour une autre raison : les habitants des grandes villes aimaient voir un des leurs au ministère. Là, les considérations d'ordre linguistique ne jouaient pas le rôle principal ; c'était plutôt une question de prestige et, peut-être davantage, d'intérêts plus terre à terre. En général, un ministère comprenait 2 à 4 Bruxellois et, dans la mesure du possible, un représentant par ville importante, en particulier Anvers, Liège, Gand. Un oubli créait des mécontentements, et, quand M. Theunis ne nomma pas moins de 4 Liégeois en 1921, cela n'alla pas sans provoquer un certain étonnement. Enfin, les provinces n'aimaient pas qu'il y eût un nombre élevé de Bruxellois.
De plus. les ministères n'avaient pas une égale valeur. Le poste de Premier ministre, les affaires étrangères, l'intérieur, la justice, le travail-la prévoyance sociale, l'agriculture, l'instruction publique et. du moins parfois, la défense nationale étaient plus recherchés que les autres. Il fallait donc les répartir équitablement entre les partis coalisés. D'ailleurs. chaque parti avait, pour ainsi dire, ses préférés. Les catholiques briguaient particulièrement l'intérieur et l'agriculture, les libéraux la (page 327) dénationale, les socialistes le travail-la prévoyance sociale, les deux partis de gauches les affaires étrangères et l’instruction publique. Les partis bourgeois ne voulaient pas voir un socialiste aux finances. Catholiques et libéraux se disputaient la justice.
De 1857 à 1914, les ministres, à quelques exceptions près (particulièrement les ministres de la guerre), avaient été choisis parmi les parlementaires. De 1918 à 1940, cette coutume resta toujours un idéal, comme il convient dans un régime parlementaire ; de plus, la solidarité entre parlementaires travaillait dans ce sens. Néanmoins, il est caractéristique de l'entre deux guerres que le nombre des ministres extra-parlementaires ait augmenté considérablement. Cette tendance s'explique sans doute en partie par le régime des coalitions (les Premiers ministres Delacroix, Theunis et van Zeeland), et par la nature de plus en plus technique et compliquée des problèmes économiques et financiers (les nominations, par exemple, de MM, Francqui, Janssen, Gérard, Gutt et, dans un certain sens, de Man). Il est bien probable que la situation internationale contribua à faire accepter un général à la défense nationale de 1936 à 1940.
Mais il allait de soi que le formateur choisissait la grande majorité des ministres au sein du Parlement. Ce faisant, il devait tenir compte davantage de ce qu'ils pouvaient représenter au point de vue des dosages que de ce qu'ils étaient. Car, pour obtenir la confiance du Parlement, il fallait que chaque groupe important de la majorité eût « son » ou « ses » représentants au ministère ; il s'agissait de savoir quel nombre de voix le candidat ministre apporterait. Si l'on imagine que, par un effet du hasard, les sept personnalités objectivement les plus capables du parti catholique se soient trouvées être des démocrates wallons, et les cinq libéraux les plus remarquables, des (page 328) Flamands, le formateur se serait certainement vu obligé de ne choisir qu'un, ou tout au plus deux représentants de chacun de ces groupes. Une œuvre parlementaire importante en tant que rapporteur d'un budget, un grand talent de debater, ou des services signalés au sein d’une commission ne suffisaient pas pour rendre un parlementaire « ministrable » : il lui fallait aussi ce que nous pouvons appeler certaines qualités de dosage.
Enfin, le formateur devait penser aussi au nombre des représentants et à celui des sénateurs. La très grande majorité des ministres parlementaires venait de la Chambre, mais il fallait nommer un ou deux sénateurs. Négliger cette marque de déférence à l'égard de la Chambre haute pouvait amener des désagréments, sinon de véritables difficultés.
Tous ces facteurs dont il fallait tenir compte - et nous n'avons pas parlé d'un facteur important, mais irrationnel : des ambitions qui pouvaient susciter des candidats ministres peu opportuns, et des modesties ou autres soucis qui pouvaient en écarter d'utiles - obligeaient le formateur à faire preuve de beaucoup d'adresse. Si un candidat ministre ou un ministre était éliminé pour une raison quelconque, toute la composition du ministère se trouvait menacée. Il fallait, ou bien trouver une personnalité possédant les mêmes qualités, ou bien remanier tout le cabinet (page 329) rétablir un nouvel équilibre ; l'avenir du ministère en dépendait (la crise de Laveleye est instructive à cet égard). C'est sans doute ce qui explique les différences parfois considérables entre les listes de ministres officieuses qui se succédaient au cours d'une crise ministérielle. Cependant, il y avait un expédient auquel le formateur eut recours fréquemment : la faculté de créer et de supprimer des ministères, de transférer des services de l'un à l'autre, et, enfin, de réunir plusieurs ministères sous un seul ministre.
Pour réaliser ce tour de force qu'était la formation d'un cabinet, il fallait en général, soit aller très vite, soit avoir une patience à toute épreuve. En effet, la plupart des crises étaient longues : une durée de deux semaines n'avait rien d'étonnant, et il arrivait qu'une crise s'étalât sur un mois ou même plus, comme en 1925, en 1937 et en 1939.
Le formateur pouvait appliquer deux méthodes essentiellement différentes, mais entre lesquelles il pouvait y avoir des transitions auxquelles nous ne nous arrêterons pas : ou bien il pouvait choisir lui-même ses collaborateurs et s'entendre avec eux au sujet du programme, ou bien se considérer comme le président d'une longue réunion au cours de laquelle les différentes fractions présentaient leurs desiderata. Le problème présente deux aspects : celui des personnes et celui du programme.
Pour ce qui est du premier, il arrivait au formateur de choisir ses ministres sans consulter les groupes, comme le firent par exemple M. Jaspar en 1927 et M. Spaak en 1938. Mais, plus souvent, il devait discuter avec les groupes parlementaires - parfois avec des instances extra-parlementaires - qui pouvaient lancer des candidats et prononcer des exclusives. En général, ces vœux étaient transmis par les négociateurs mais ils se traduisaient aussi par des démarches officielles et publiques.
Au sujet des candidats ministres, il faut établir une distinction entre les partis. Les socialistes réussirent à faire admettre le point de vue que c'était à eux qu'il appartenait - sauf, bien entendu, le respect des formes - d'indiquer au chef de l'Etat ou au formateur du gouvernement, les hommes qui avaient leur (page 330) confiance et qui acceptaient de se considérer comme leurs mandataires. Ce fut le cas en 1919, ce fut le cas en 1925, ce fut le cas aussi en 1935, bien qu'alors et depuis M. van Zeeland ait fait à ce sujet des réserves, de pure forme d'ailleurs. Vers la fin de l'époque, il y eut toutefois des exceptions à cette règle. Les catholiques et les libéraux étaient, en principe, plus modestes, et blâmaient volontiers la façon de faire du P.O.B. Ils étaient d'avis que c'était leur droit de faire connaître le nombre de portefeuilles qu'ils réclamaient, mais ils respectaient, toujours en principe, le droit du Roi de nommer les ministres. Mais, nous l'avons vu, ils intervenaient, eux aussi, par des exclusives et, moins souvent que le P.O.B. , par des initiatives.
On retrouve des conditions analogues quand il s'agit du programme. Certains formateurs élaboraient un programme avec les seuls ministres, comme le firent M. Jaspar en 1927, M. van Zeeland en 1935, M. Spaak en 1938 et M. Pierlot en février 1939. Mais, souvent, le formateur attendait l'issue des négociations entre les partis ; c'est ainsi que procédèrent M. Carton de Wiart en 1920, M. Renkin en 1931, et, au sujet du Dr Martens, les formateurs qui se succédèrent en février et mars 1939.
Là aussi, il faut établir une distinction entre les partis. Quelques crises de la fin de l'époque exceptées, les négociateurs - mandatés - du P.O.B. discutaient avec les représentants des autres partis sur la base d'un programme arrêté par le congrès ou par le Conseil général. Les catholiques et les libéraux poursuivaient les pourparlers - parfois sur la base de décisions prises par une instance de parti extra-parlementaire - tantôt par des représentants mandatés, tantôt par des personnalités représentatives mais non mandatées, tantôt directement par les groupes.
Les négociations aboutissant à la constitution d'un gouvernement se faisaient donc très souvent entre les groupes de la future (page 331) majorité, et non entre les futurs ministres. A ce propos, il est curieux de voir qu'il arrivait fréquemment que les négociateurs principaux n'entrassent pas au gouvernement ; le cas type est celui de M. Devèze dont la carrière ministérielle jusqu'en 1932 fut assez brève bien que ce fût lui qui, en général, menât les négociations au nom des libéraux à partir de 1919-1920.
L'intervention des partis dans les questions de personnes furent, à la veille de la seconde guerre mondiale, l'objet d'un débat assez vif. Certains soulignaient qu'il n'appartenait pas aux partis de se mêler de ces questions, pas même sous la forme d'exclusives. Ils s'appuyaient sur l'article 65 de la Constitution selon lequel le Roi nomme les ministres, mais, bien entendu, des ministres jouissant de la confiance de la majorité parlementaire. D'autres soulignaient ce dernier point, disant que les groupes avaient le droit de prononcer des exclusives, cette procédure pouvant faire l'économie de crises ministérielles inutiles ; mais ils refusaient aux groupes le droit de présenter des candidats déterminés. D'aucuns, enfin, faisaient valoir que, les ministres n'étant en somme que les représentants des partis au gouvernement, il appartenait à ceux-ci de les nommer, de fait.
On critiqua moins la participation des groupes à l'élaboration du programme. Dès Lophem, il devint évident qu'un parti pouvait fort bien accorder sa confiance un gouvernement sans se considérer pour autant lié à son programme. Que les ministres se fussent entendus au sujet de la question à résoudre n'entraînait pas automatiquement l'appui des groupes, comme le montrent de nombreux exemples. Il n'y avait de sécurité - et, même dans ce cas, elle n'était pas absolue - que si les groupes avaient approuvé d'avance le projet.
Ces problèmes semblent être des questions de pratique plutôt que de principe. En effet, du fait que tout gouvernement avait (page 332) besoin de la confiance du Parlement, il s'ensuivait que le Roi et les formateurs devaient tenir compte des desiderata des partis, tant au sujet du programme qu'à celui des personnes ; il ne s'agissait, en somme, que de trouver le moyen le plus sûr d'atteindre ce but. Mais il est également vrai qu'en portant à la connaissance du public leurs revendications - en particulier celles qui étaient d'ordre personnel - les partis compliquaient la crise en y engageant, et leur prestige, et celui des candidats. Il arrivait en effet que des pourparlers à rideau ouvert aboutissaient à une impasse d'où on ne pouvait sortir qu'en ignorant les groupes. Pour reprendre le raisonnement de Speyer, une forme de négociations était particulièrement dangereuse : celle où c'étaient des instances extra-parlementaires qui intervenaient, car il n'était pas sûr qu'il existât un accord parfait entre les groupes parlementaires et les autres organisations d'un parti.
Il était normal que les instances parlementaires, ou extraparlementaires, des partis prissent position à l'égard du gouvernement entre le moment de sa constitution et celui de sa déclaration devant le Parlement. Dans certains cas, ce fut pour le renverser ; il est permis parler là d'une révocation des ministres ou d'une crise ministérielle préventive. Parfois, ce fut pour proclamer que le parti ne se considérait pas lié, tout en ne voulant pas provoquer la chute du ministère. Mais, en général, ce fut pour exprimer la confiance aux ministres. Cette confiance était tantôt l'expression d’un préjugé favorable, tantôt une véritable ratification du pacte conclu à la fin des négociations.
Finalement, le gouvernement devait se présenter devant les Chambres pour exposer son programme et pour répondre aux questions que celui-ci suscitait, afin d'obtenir le vote de confiance qui lui permît de se mettre au travail. Sous ce rapport, il y a lieu de souligner que le gouvernement ne pouvait pas se contenter d'une majorité simplement numérique : il lui fallait obtenir la confiance de toutes les fractions importantes de la majorité. On peut étudier ce phénomène mieux qu'ailleurs dans le parti catholique où les déclarations du chef du groupe flamand et de celui (page 333) des démocrates étaient aussi importantes que celle du chef du groupe catholique tout entier ; il arrivait que l'ordre du jour de confiance fût signé par plusieurs chefs d'un même parti. Il faut enfin relever que les votes de confiance des Chambres ne signifiaient pas, la plupart du temps, une confiance d'ordre général et de longue portée. Très souvent, les protestations de confiance étaient truffées de conditions, de réserves, d'adjectifs exprimant l'expectative.
Les partis belges accordaient souvent leur confiance pour ainsi dire en cascade, successivement : au cours des négociations, après la constitution du gouvernement et, enfin, à la suite de la déclaration gouvernementale.
La Constitution ne connaît les ministres réunis en conseil qu'en cas d'interrègne. Dans tous les autres cas, c'est, en principe, le ministre individuel qui représente le pouvoir exécutif ; le contreseing d'un seul ministre suffit. De 1831 à 1914, la compétence légale du conseil des ministres s'étendit quelque peu grâce à des lois particulières : dans le cas de conflit entre un ministre et la Cour des Comptes, et celui de l'expulsion d'un étranger pour motifs politiques, c'est le conseil, et non un ministre, qui est compétent. L'intervention du conseil n'était obligatoire que dans ces cas.
Pendant la guerre de 1914-1918, les circonstances donnèrent au conseil des pouvoirs extrêmement étendus, mais temporaires et qui n'engageaient en rien l'avenir. Entre 1918 et 1940, la compétence légale du conseil s'accrut considérablement. La cause en était avant tout les lois de pouvoirs spéciaux : un arrêté en vertu de pareille loi devait être délibéré en conseil. De plus, certaines lois ordinaires stipulaient expressément que les arrêtés devaient être délibérés en conseil.
(page 334) Mais il est plus intéressant d'analyser le rôle politique du conseil des ministres. II est malaisé d'en saisir l'importance réelle avant 1914. Ce qui le caractérisa, c'est son homogénéité politique. Mais il n'en faudrait pas conclure que gouvernement et présidence du parti s'identifiassent. Entre 1884 et 1914, il y avait souvent une rivalité, parfois accusée, entre le chef du gouvernement et le chef incontesté de la Droite parlementaire, M. Woeste, comme les Mémoires de ce dernier le montrent. Le régime des coalitions devait naturellement changer le caractère du cabinet et sans doute accroître son importance. Puisque les ministres représentaient à partir de Lophem des partis et des conceptions générales différents, le conseil devait en un sens devenir une espèce de clearinghouse. C'est déjà là - et naturellement surtout pendant les périodes d'union nationale - que les idées se heurtaient, et c'est de là que sortirent bien des transactions et des compromis au cours de la session. En un sens, le gouvernement se substituait au Parlement, en tâchant de trouver des formules que les différents groupes de la majorité pussent accepter.
Aucune règle légale n'énumère les affaires qui relevaient du conseil. Mais les circonstances faisaient naître des coutumes qui se codifièrent dans une liste arrêtée par les ministres et « reprise de cabinet en cabinet sans grandes modifications Celle-ci n'a pas été publiée, mais les communiqués transmis à la presse après les réunions du conseil donnent une idée de ses tâches.
Le conseil arrêtait naturellement les termes de la déclaration gouvernementale et ceux des autres communications gouvernementales à faire au Parlement. Les projets de loi de quelque importance y étaient approuvés - certains d'exceptionnelle portée étaient contresignés par tous les membres du ministère ; les nominations aux postes élevés de l'administration et de la magistrature y étaient discutées, les ministres y examinaient la situation politique et parlementaire et décidaient de l'attitude à prendre. Le ministre des affaires étrangères y donnait chaque semaine un exposé de la situation internationale, Il pouvait arriver à un ministre de faire connaître à ses collègues un discours qu'il allait prononcer hors du Parlement, auquel il attachait une importance exceptionnelle. Tout ministre pouvait saisir le conseil de tout problème qu'il estimait important ou épineux.
Dans ces conditions, les conseils étaient nombreux : au cours de la session parlementaire il y en avait régulièrement un ou deux par semaine, le reste du temps (sauf en août), un. Parfois, ils étaient très longs et pouvaient s'étendre sur deux jours. Il va de soi que plus les questions étaient délicates et plus les ministres étaient nombreux, plus la tâche des conseils devenait ardue. En effet, tout au moins vers la fin de l'époque qui nous occupe, ils prenaient trop souvent l'allure d'assemblée plus apte à la délibération qu'à l'action
C'est sans doute là qu'il faut voir l'origine des « comités ministériels restreints », c’est-à-dire des comités de trois ou quatre ministres auxquels le conseil renvoyait les questions épineuses ou compliquées (et, semble-t-il, parfois celles que l'on voulait ajourner). En général, le conseil instituait un comité restreint pour l'examen d'un problème précis ; sa tâche terminée, le comité était dissous. Mais il existait aussi des comités restreints permanents. Le premier était le Comité du Trésor, institué en 1926 par M. Jaspar et qui fonctionna jusqu'à l'automne 1934. Il avait à contrôler et à approuver toutes les dépenses de l'Etat, établissant ainsi un contrôle sur les ministres non-membres. Le (page 336) Comité du Trésor était, pour commencer, délibérant ; en 1932, il ne fut plus que consultatif. En 1935, M. van Zeeland institua de nouveaux comités permanents : le Comité du Budget et l'O.R.E.C. (l'Office du redressement économique) dont les noms indiquent les rôles. Le conseil des ministres tranchait les conflits entre un ministre et un comité restreint.
Le conseil des ministres portait souvent ses décisions à la connaissance du public par des communiqués officiels. Les termes dans lesquels ils étaient formulés : « Le Conseil a approuvé le projet de loi relatif à … ; Le Ministre de … été autorisé à soumettre à la signature royale un arrêté », par exemple, pouvaient faire que le Roi, sous peine de se découvrir, fût dans l'impossibilité de ne pas signer, ce qui n'allait pas sans provoquer des protestations de sa part (voir notamment DUMONT, op. cit, p. 229).
(page 337) Jusqu'à Lophern, le chef du gouvernement belge, s'il était formateur du cabinet, président du conseil (à l'exception des cas où c'était le Roi qui présidait) et aussi porte-parole officiel du gouvernement devant le Parlement, n'était en principe que le primas inter pares, Ce qui était naturel puisque tous les ministres représentaient la même conception politique. Son influence tenait avant tout à ses qualités personnelles et variait avec elles.
Par le fait des gouvernements de coalition. le Premier ministre acquit, de par sa fonction, une position plus forte et au-dessus de ses collègues. (Le titre de Premier ministre ne fut introduit que le 25 novembre 1918.)
Le Premier ministre avait formé le gouvernement, et, dans la suite. c'est lui qui incarnait la politique générale du ministère, ses collègues faisant plus que lui figure de représentants des partis. Le Premier ministre restait l'agent de liaison entre le Roi et le gouvernement. Ainsi, quand un ministre voulait se retirer, il remettait sa démission au Premier ministre qui la transmettait au Roi. Le ministre pouvait réclamer à ses collègues leurs portefeuilles, comme le montrent la démission de Renkin en 1920, celle dc M. Anseele en 1921, celle de M. Vandervelde en 1937. Il était l'arbitre en cas de conflit entre les ministres. C'était aussi lui qui remettait au Roi la démission collective du gouvernement, et, s'il se retirait lui-même, il entraînait automatiquement la démission de ses collègues.
Au sein du gouvernement, il n'était pas seulement président du conseil ; ses collègued pouvaient soumettre, à lui personnellement, certaines affaires. Du moins sous M. van Zeeland, les dossiers (page 338) des affaires des différents ministères passaient souvent par le cabinet du Premier ministre. D'ailleurs, celui-ci ne présidait pas seulement le conseil, il pouvait aussi présider un comité restreint, et le secrétaire des différents comités restreints appartenait à son cabinet.
A la Chambre, c'était naturellement le Premier ministre qui faisait la lecture de la déclaration gouvernementale. C' était à lui que s'adressaient certaines interpellations particulièrement importantes. Lorsque le gouvernement avait à faire au Parlement une communication capitale, le Premier ministre faisait parfois d'abord une déclaration d'ordre général. suivie d'un exposé du ministre compétent. C'était le Premier ministre qui parlait au nom du gouvernement, c'était en général lui qui posait la question de confiance, ou, si l'un de ses collègues l'avait déjà fait, qui la confirmait.
La tâche politique du Premier ministre devint si lourde que, vers la fin de l’époque qui nous occupe, il renonça à détenir un portefeuille, ce qui ne s'était pas vu avant 1914. Le précédent fut créé par M. Jaspar en octobre 1929. Plus tard, MM. de Broqueville (à partir de décembre 1932), Theunis, van Zeeland (dans son second cabinet), Janson, Spaak (une brève période) et Pierlot (quelques mois exceptés) l'imitèrent.
Bien entendu, l'influence du Premier ministre variait toujours avec les personnalités. Il y a lieu de croire que M. Jaspar et M. van Zeeland et, peut-être, M. Broqueville, avaient un ascendant tout particulier sur leurs collègues.
Parmi les autres ministres, celui des finances était primus inter pares, grâce au pouvoir qu'il avait sur les budgets de ses (page 339) collègues. Il faut aussi mentionner le ministre - souvent celui de la justice - qui était vice-président du conseil . Ces cas exceptés, l'influence d'un ministre dépendait de sa personnalité. Un homme comme M. Vandervelde occupait toujours une position centrale, quelque département qu'il eût.
En principe, les membres du conseil étaient solidaires. Un ministre qui n'approuvait pas une décision du conseil devait soit démissionner, soit se montrer solidaire de la décision. Mais, nous l'avons vu, ce principe ne fut pas toujours appliqué. Les précédents sont contradictoires : si, par exemple, M. Renkin en 1920, M, Vandervelde en 1937, M. Gérard en 1938, durent s'en aller parce qu'ils ne s'étaient pas montrés solidaires de la politique gouvernementale, M. Franck en et les ministres socialistes en août 1921 purent rester à leur poste. Sans aucun doute, le problème de la solidarité gouvernementale se pose d'une façon particulièrement aiguë dans le régime des coalitions. En Belgique, on essayait de suivre une règle que M. Vandervelde formula un jour ainsi : « Solidarité complète lorsqu'il s'agit du programme arrêté entre nous, et liberté d'autre part, lorsqu'il s'agit de l'expression d'opinions en dehors de ce programme. » Mais il va de soi que le degré de solidarité variait selon les ministères et les circonstances. C’était au Premier ministre d'insuffler à ses collègues l'esprit d'équipe. Il semble permis de parler d'un minimum de solidarité dans les gouvernements Delacroix, et d'un maximum dans le gouvernement Jaspar en et dans les gouvernements van Zeeland, jusqu'au printemps 1937.