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Les droits de la cité. La défense de nos franchises communales (1833-1836)
HAAG Henri - 1946

Henri HAAG Les droits de la cité. La défense de nos franchises communales (1833-1836)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions universitaires)

Livre premier. La première session parlementaire

Livre III. La troisième session parlementaire

L’appel au pays

(page 103) Nous venons de le voir, grâce au sang-froid, à l'habileté de Dumortier, le ministère doit une nouvelle fois ajourner ses projets. Mettant son espoir dans les prochaines élections, de Theux préfère clôturer la session, plutôt que recommencer le vote sur la nomination des échevins. Le renouvellement partiel des Chambres aura lieu en juin. Peut- être lui permettra-t-il de se débarrasser des démocrates et de s'assurer cette majorité, qui toujours le fuit à mesure qu'il s'en approche.

Fin avril déjà, Nothomb se rend à Gand. Le « commis voyageur du Roi », comme l'appelle le Courrier Belge, tient une grande conférence, avec Vilain XIIII. Les plans de la prochaine campagne électorale sont examinés et discutés. (C. B., 27 avril 1835.)

Sans être brillante, la situation n'est pas désespérée. Depuis l'affaire Neut, le Constitutionnel des Flandres a perdu tout crédit moral, le gouverneur, par contre, s'est abouché avec les orangistes. Un léger revirement de ce côté suffirait à ébranler les positions démocrates. Mgr Sterckx, d'autre part, éclairé sur la véritable situation du diocèse, se déciderait peut-être à agir sur Mgr Van de Velde, le déterminerait sans doute à renvoyer, ou du moins à modérer Raepsaet, son secrétaire.

C'est ce qu'espère le doyen de Saint-Nicolas, l'abbé Hemelaer. « Tant que Raepsaet restera dans le palais épiscopal, écrit-il à Mgr Sterckx, ce sera le règne de la division, non sans grand détriment pour la religion et le bien de la patrie... C'est lui, en vérité, protecteur du Journal des Flandres et de tous ceux qui adhèrent à ce (page 104) journal. De là, entre nous, les guerres et les discussions. S'il n'est pas renvoyé et remplacé, c'en est fini de notre diocèse. » (Lettre du 21 avril 1835). En terminant sa lettre, l'abbé Hemelaer espère que Mgr Sterckx recommandera à Mgr Van de Velde un autre secrétaire qui n'encouragera plus « tous ces faiseurs de république, lamennaisiens et autres libéraux », sans quoi, encore une fois, c'en est fini du diocèse.

Mgr Sterckx écoute-t-il ces conseils, parle-t-il à Mgr Van de Velde ? Nous ne savons. Toujours est-il que ce dernier écrit plusieurs lettres à des doyens et à d'autres influents ecclésiastiques. Il essaye de calmer les têtes chaudes ; insiste auprès du Journal des Flandres pour qu'il modère sa polémique ; se cantonne, jusqu'après les élections, dans l'opposition de principes ; fasse parmi ses adversaires quelques exceptions « honorables ». Il lui permet, certes, de présenter des candidats opposés aux candidats ministériels, mais à condition de ne pas trop les appuyer en son propre nom. En un mot il lui recommande d'agir avec précaution et retenue. (Le Belge, 31 mai 1835.)

C'en est assez, pour que les aristocrates chantent victoire. « Il est certain, écrit le Constitutionnel des Flandres, que Mgr l'évêque de Gand et ses deux grands vicaires approuvent la liste du Constitutionnel. » (<M. G., 31 mai 1835). Le Journal des Flandres qui, soit dit en passant, ne suit pas le moins du monde les conseils de Monseigneur, proteste avec énergie. Sa liste, dit-il, est au moins aussi agréable à l'évêché que celle du Constitutionnel (J. F., 7 juin 1835.)

Entre les deux groupes, les engagements de ce genre deviennent de plus en plus fréquents à mesure qu'approchent les journées décisives.

Les mots d'ordre, les thèmes de propagande, se révèlent rapidement. Les émissaires de Vilain XIII I, répandus dans les campagnes, répètent partout que l'opposition est républicaine et médite le renversement de la monarchie ; (page 105) Gendebien et Robaulx à sa tête, elle n'attend plus qu'un signal ; le Roi est désespéré et pleure ; les évêques sont de cœur avec les modérés. (J. F., 6 juin 1835.)

Fausse nouvelle pour fausse nouvelle, le chanoine Raepsaet déclenche sa contre-propagande : Le gouvernement marche vers le despotisme ; les ambitieux aristocrates, insatisfaits de la constitution, exigent leurs anciens privilèges ; grâce à la loi communale, ils veulent « faire rentrer dans le néant les masses assez audacieuses pour oser prétendre à leur part de liberté et d'action. » (J. F., 21 mai 1835.)

Rageusement, jour après jour, en français et en flamand, à obus et à mitraille, la presse d'opposition bombarde le camp aristocrate. Le Vaderlander invente un mot qui fait fortune : les députés gouvernementaux sont des « jabroeders », autrement dit, des « machines à voter. »

« Certes, commente le Journal des Flandres, il y a souvent de la ressource chez les hommes qui se passionnent, avec désintéressement, pour une cause erronée, dont ils se sont constitués d'abord les défenseurs, sans avoir toujours bien examiné pourquoi ; mais que voulez-vous faire, grand Dieu ! de ces âmes vénales qu'aucun patriotisme ne saurait émouvoir ! Leur direz-vous qu'ils ont tort : ils se garderont de vous démentir, car ils savent, souvent aussi bien que vous, qu'ils soutiennent l'iniquité ; mais c'est de l'iniquité que leurs fils, frères, amis, cousins et voisins attendent recettes, emplois, fournitures, sinécures, etc. Si ces gens-là n'avaient pas de famille à engraisser et si quelque société d'assurances leur garantissait perpétuité, non seulement la conservation de leurs emplois, mais encore l'avancement, c'est-à-dire, s'ils pouvaient cumuler les honneurs de la vertu avec les bénéfices du petit trafic parlementaire, peut-être ces gens seraient-ils tout juste assez honnêtes pour respecter les poches des contribuables, aussi scrupuleusement qu'un homme bien élevé s'abstiendra de « faire la montre et le mouchoir. » Nous ne signalerons pas nominativement nos « jabroeders », quelque jour peut-être, (page 106) mettrons-nous en regard de chacun de leurs votes, l'intérêt qui l'a dicté. » (Le Belge, 31 mai 1835. Le Belge, cite le J. F..)

A la lecture de pareils articles, les aristocrates manquent étouffer. Et surtout, écrit le vicomte de Moerman au baron du Bois d'Oultremont, surtout « ne vous imaginez pas, mon cher Baron, que ce numéro diffère des autres, il est écrit dans son langage habituel, et souvent même il est beaucoup plus acerbe. ». Ces manants du Journal des Flandres reculent décidément les bornes de la grossièreté. « Vous ne pouvez vous faire une idée des intrigues employées par Raepsaet et compagnie. On vient de m'assurer qu'ils ont envoyé notre bon évêque à la campagne et ils en font un mystère, de peur que les doyens ou curés iraient (sic), lui demander les conseils concernant les différentes listes ; vous y rencontrez la conduite du secrétaire à votre égard. » (Lettre du 7 juin 1835).


A Gand, de bonnes élections seraient agréables au gouvernement, un succès à Tournai le satisferait encore davantage. « La ville et le district, écrit Léopold Ier à Metternich, sont parfaitement fidèles et soumis, et se trouvent dans une situation supérieurement florissante et heureuse ; néanmoins, c'est de cette région que vient l'opposition catholique la plus dangereuse et la plus violente. » (DE RIDDER (A. DE), Léopold Ier et les catholiques belges, pp. 4-5.)

De Theux pense de même. Mgr Van Bommel considère également le retour de Dumortier au parlement « comme une calamité. » Il est moralement « certain », que ce sera « lui et toujours lui », qui par « opposition systématique au ministère de Theux et à la personne du Roi » attaquera, « ou le fond, ou la forme, ou l'opportunité » de toutes les propositions du gouvernement. (page 107) Monseigneur suggère à l'archevêque d'en écrire à Mgr Labis. (Lettre à Mgr Sterckx du 18 mai 1835.)

La nomination au siège épiscopal de l'abbé Sourdeau ou du doyen de Sainte-Gudule, l'abbé De Coninck, aurait, certes, éliminé le péril. Par malheur, le chanoine Labis l'a emporté, et maintenant, comme prévu, le nouvel évêque reste sourd aux appels lancés par le gouvernement. Léopold prétend même, que l'évêque et le clergé prennent ouvertement le parti des démocrates et usent de menaces spirituelles pour influencer les paysans (RIDDER (A. DE), op. cit, pp. 4-5.). L'accusation est injuste. Mgr Labis s'abstenant de toute démarche, se contente de donner aux députés catholiques des conseils de modération, aussi vite oubliés qu'entendus (Lettre de Mgr Sterckx au cardinal Lambruschini, du 12 mai 1836.)

Ne pouvant agir sur l'évêque, de Theux n'abandonne pas la partie. Il envoie sur place son chef de bureau, M. Macau, avec mission de diriger les opérations. De son côté, le bourgmestre de Tournai est appelé à Bruxelles. « On va, dit le Journal des Flandres, jusqu'à lui dire de vive voix, que s'il faut de l'argent et beaucoup d'argent pour écarter Dumortier, il n'a qu'à parler ». « Par tous les moyens les gouvernementaux cherchent discréditer ce dernier. C'est un brouillon, disent-ils, dont tous les discours ne servent qu'à entraver la marche de la législature C'est un homme qui ne recherche qu'une vaine popularité de tribune » ; « il déplait personnellement au Roi. » (C. B., 5 juin 1835.)

Contre les démocrates, les aristocrates s'allient aux libéraux. Sur la même liste s'alignent Savart et de Sébille.

Devant ces faits, le Courrier de l'Escaut, ne reste pas muet et indifférent. Sébille surtout, attire ses coups les plus durs. C'est un « incapable » dit-il, « un ennemi du peuple dont il mange le pain », un homme « qui prétend imprimer à sa famille le cachet de tous les vices aristocratiques. » (Le Courrier de l’Escaut, 11 juin 1835.) Si les Tournaisiens veulent le droit de choisir librement les (page 108) (page 108) magistrats de leur commune, s'ils veulent une loi communale favorable au peuple, ils doivent rejeter Sébille et voter pour Dumortier, Dubus, Doignon et Trenteseaux.


A Gand, pendant que les échos se renvoient le terrible tir de barrage de la presse d'opposition, l'on rapporte que les chanoines De Smet et Verduyn, parcourent les communes, distribuant partout la liste du Journal des Flandres et qu'à Audenaerde, d'autres prêtres, recommandés ceux-là par les della Faille, surmènent les chevaux de ferme du district en se faisant transporter de village en village. (M. G., 8 juin 1835.)

Au palais gouvernemental, Vilain XIIII convoque les bourgmestres et les engage à diriger les élections dans un sens ministériel. Même les percepteurs de contributions, dit le Journal des Flandres, reçoivent l'ordre de promettre aux contribuables qui voteront « bien des facilités pour le paiement des impôts ». Le doyen de Nevele envoie une lettre à ses amis, les engageant appuyer le ministère. S'ils votent pour la gauche, De Nève, l'ancien éditeur du Journal des Flandres, propose de payer aux paysans de Somerghem et environs, les frais de voyage, de nourriture et de logement. (J. F., 6 juin 1835.)

Ce sont là combats d'avant-gardes. Deux grosses et secrètes manœuvres de dernière heure restent encore à tenter : faire intervenir l'archevêque, faire sortir les orangistes de leur neutralité. Vilain XIIII qui a tant flattés ces derniers, qui les a invités à d'innombrables dîners et réceptions, demande maintenant leur appui. Il porte sur sa liste un industriel influent, à vrai dire rallié la révolution, mais estimé des orangistes : M. de Hemptinne (M. G., 3 juin 1835). Il promet, en outre, mille faveurs pour leurs fabriques. Tout cela, hélas, (page 109) en pure perte. Les orangistes décident de s'abstenir : ils ne voteront ni pour les aristocrates, ni pour les démocrates. (M. G., 6 juin 1835.)

Reste l'archevêque. Un ministre, probablement de Theux, lui demande secours (Lettre de Mgr Sterck à un ministre du 29 mai 1835). Un attaché de M. de Theux, M. Dugniolle, rend personnellement visite à Sa Grandeur (Lettre de Dugniolle à Mgr Sterck, s.d.). Mgr Sterckx répond immédiatement à ces avances : il emploiera volontiers « l'influence indirecte qu'il peut exercer pour pousser à l'élection d'hommes sages et modérés. » Qu'à cette occasion on lui permette cependant de mettre les choses au point : l'opposition de la Flandre orientale provient, non pas d'une adhésion des populations aux doctrines de Lamennais, comme le pense le ministre, mais de ce que certains « fonctionnaires parlent de la nécessité de modifier la constitution pour renforcer le pouvoir royal. » « On croit que c'est dans ce but que le gouvernement tient si fort à avoir sa nomination des échevins. » (Lettre de Mgr Sterck à un ministre du 29 mai 1835). Voilà la cause dernière et véritable de l'opposition des Flamands.

Comme promis, Mgr Sterckx écrit donc à Mgr Van de Velde. Il rapporte les griefs des aristocrates contre Raepsaet et de Haerne ; demande avec toutes sortes de circonlocutions « d'aviser, s'il y a lieu, aux moyens de prévenir l'élimination des bons députés » ; et pour terminer, conseille de ne plus s'abonner au Journal des Flandres (Lettre de Mgr Sterckx à Mgr Van de Velde du 1er juin 1835.)

Cette lettre blesse vivement l'impressionnable Mgr Van de Velde. Très agité par les prochaines élections, fort malade en outre, il répond dans un visible état d'emportement (Lettre du 4 juin 1835). Lui aussi, dit-il, désire de bons députés catholiques et patriotes ; il a travaillé dans ce but de toutes ses forces, (page 110) plus que Mgr Sterckx ne l'a jamais fait ; il a écrit plusieurs lettres à des curés influents ; il a insisté opportunément et inopportunément. N'est-ce pas encore suffisant ? N'y-a-t-il vraiment, comme chez les simples d'esprit, d'autre preuve de bon vouloir que d'envoyer une lettre circulaire, dans laquelle il écrirait : mes frères, vous devez élire un tel et un tel, parce que le gouvernement en a décidé ainsi, bien que, nous l'avouons volontiers, il y a parmi eux des personnes qui ne voteront pas toujours convenablement ?

Quels sont les députés qui doivent être élus ? Le Roi les lui a plusieurs fois recommandés : d'Hane-de Potter par exemple. Mais une bonne partie du clergé et de nombreux catholiques influents le détestent. Est-ce que Sa Grandeur veut qu'il fasse stupidement élire Thienpont, et ce, en dépit de l'opposition de beaucoup de bons catholiques ? Plutôt renoncer à l'épiscopat que de faire plus qu'il n'a fait. Il s'est déjà suffisamment exposé ainsi. Il remarque bien, d'ailleurs, que la lettre de Sa Grandeur, a été écrite sous l'inspiration du ministère.

Ce que Sa Grandeur lui dit de son secrétaire, vient de la même source par laquelle a déjà passé l'abbé Vrindts quand il lui a écrit : « votre secrétaire est le plus fougueux lamenniste ». Mais cela est faux, Raepsaet ne soutient pas les démagogues. Il est intervenu plusieurs fois en faveur de candidats du gouvernement, mais des ingrats médisent sur ce qu'ils ignorent et veulent le dénigrer. C'est de toutes les Flandres l'homme le plus sincère, bien qu'il soit parfais un peu trop ouvert et pas assez prudent.

Quand au Journal des Flandres, il n'y a personne dans tout le pays, qui ait autant fait que lui pour le corriger, au point qu'on ne puisse plus dire, maintenant, que c'est le journal de l'évêché. Il le lit, comme il lit le Constitutionnel, et comme il aurait la permission de lire les livres prohibés, car ce lui est utile pour la bonne administration du diocèse. Ce matin encore, il a fortement blâmé le propriétaire du Journal des Flandres.

La seconde manœuvre du gouvernement a donc également échoué. Comme les orangistes, Mgr Van de Velde se déclare neutre, indifférent aux deux camps. Sur le champ (page 111) de bataille, aristocrates et démocrates restent seuls en présence. Jetant un coup d'œil sur le terrain, le vicomte de Moerman n'ose parler de réussite ou de défaite certaines (Lettre à M. du Bois d’Oultremont, du 7 juin 1835). Apparemment les forces s'équilibrent. A Bruxelles, l'Indépendant fulmine un dernier article contre les antimonarchistes « qui combattent la loi communale adoptée par le sénat. Le sort de la monarchie est en jeu, dit-il, encore une fois, point de députés républicains ! C'est la seule exclusion que nous veillions prononcer en matière électorale. »


Enfin l'aurore se lève sur la journée décisive, la fameuse journée du 9 juin 1835, qui verra l'assaut final. Dès le jour s'ébranlent les troupes. De tous les points de l'horizon, curés en tête, les campagnards approchent de Gand et font irruption dans la ville.

Le marquis de Rodes assiste en personne à la bataille dans laquelle se trouvent engagés ses vassaux du canton d'Oosterzeele, appelés tout exprès pour cette expédition. Amère déception ! A peine engagées, ses troupes faiblissent et passent à l'ennemi ! Elles votent contre leur maître et seigneur ! Touchée au vif, la sensibilité du marquis ne tient pas contre tant d'ingratitude. Il se hâte de quitter l'hôtel de ville pour retourner dans son cabinet. A d'autres endroits, l'inverse se produit : les aristocrates l'emportent, les démocrates s'enfuient. (M. G., 11 juin 1835. C’est un journaliste du M. G. qui rapport cet épisode de la lutte électorale.)

Partout la mêlée est confuse et terrible. « Si nous succombons, s'écrie chevaleresquement le vicomte de Moerman, nous aurons (du moins) la consolation d'avoir fait notre devoir. » (Lettre à M. du Bois d’Oultremont, du 7 juin 1835)

Les curés campagnards et démocrates dirigent manifestement les manœuvres : ils accostent leurs ouailles (page 112) en rue, les endoctrinent, leur distribuent des billets de vote. Au bureau central. il faut voir « l'air superbe et majestueux des deux antagonistes, MM. les chanoines Ost et Verduyn ». Dans les débuts, les votes se prononçant en faveur du ministère, M. Ost « s'approchant patelinement » de son confrère, le salue avec un air malin « et de manifeste contentement ». Le bon M. Verduyn baisse modestement l'oreille.

Peu après, le canton de Loochristy, fief des Vergauwen, entre dans la bataille. Le canton est arrivé sous la conduite du « vénérablement fougueux et éloquent curé Leirens... son robuste pasteur, le plus vigoureux athlète de l'arène électorale. » Le curé Leirens, ayant assis son camp et planté sa bannière sur les marches même du bureau du Vaderlander, fait, haute voix, l'appel de son monde, distribue les cartouches, c'est-à-dire les bulletins de vote, puis ordonne l’assaut. Rien ne résiste. « Vilain XIIII, dit le Messager, qu'on nous passe l'expression triviale en faveur de sa justesse, est complètement enfoncé ainsi que le ministère. »

Au bureau central, les nouveaux résultats étant communiqués, on se rend compte que le ministère « va recevoir les étrivières. » Alors, au tour du chanoine Verduyn de s'avancer doucereusement vers le chanoine Ost, et de le saluer, avec ce ton d'ironie froide, qu'on ne trouve qu'au séminaire.

Pendant que les bons campagnards s'amusent follement, en jouant aux quilles et en vidant force verres de genièvre. les listes sont dépouillées et les résultats complets publiés. Tous les candidats du Journal des Flandres sont élus, tous ceux du ministère sont battus. Le comte d'Hane, le baron della Faille, mordent la poussière. Fr. Vergauwen, (page 113) Desmaisières, Manilius, l'abbé Andries entrent au parlement (J. F., 10 juin 1835) . A Tournai, même victoire totale. Dubus recueille 713 voix, Dumortier 696, Doignon 612 et Sébille... 46 ! (Courrier de l’Escaut, 11 juin 1835.)

Le Journal des Flandres jette un cri de triomphe : « Jamais lutte ne fut plus acharnée, jamais nos adversaires ne s'étaient servis d'armes plus perfides, jamais la haute noblesse, la grande propriété, l'aristocratie ne s'étaient serrées en phalange plus compacte, jamais le gouvernement lui-même, en dépit des principes constitutionnels qui le défendent, n'était intervenu avec une telle hardiesse, une telle effronterie ; jamais donc victoire ne fut plus complète ! Honneur donc, aux hommes qui ont si bien compris leur devoir ! honte à ceux qui ont spéculé sur notre ruine, en exploitant l'ignorance ou la peur ! Il vit donc toujours cet esprit public que nos faiseurs croyaient mort et bien mort ! Nos libertés ne sont donc pas encore de la monnaie de billon pour nos Flamands ! Il y a donc encore des têtes où le souvenir de 1830 s'est conservé ! Il y a donc encore des cœurs qui battent aux mots de liberté et de patrie ! Avec un peuple qui comprend mieux ses intérêts réels que ceux qui prétendent les lui indiquer, qui connaît mieux son chemin que ceux qui veulent le conduire, avec un tel peuple on ne doit pas craindre la tyrannie, quelque nom qu'elle prenne !

« Groupons-nous donc autour de Léopold ; qu'il voie ses amis là où ils sont, qu'il s'appuie sur le peuple, qu'il y entretienne cet esprit de liberté, de nationalité qui nous animait tous, lors de notre glorieuse révolution politique ! Vivent les Belges qui comprennent si bien leurs droits et leurs devoirs ! Vive le Roi que nous avons choisi et que nous aimons ! Vive notre immortelle constitution. » (J. F., 10 juin 1835.)

La royauté belge a eu le dessous, note froidement le Messager de Gand ; M. Vilain en a été pour ses frais d'argent et de circulaires (M. G., 10 juin 1835). Pour minimiser la défaite, l'officieux Indépendant, essaye de l'expliquer à ses lecteurs : « deux (page 114) journaux, dit-il.... se sont ligués avec quelques jeunes aveugles zélateurs d'un prêtre démagogue, qui ne compte plus ses jours que par ses fautes ; ils ont travaillé en commun, pour enlever à d'honorables candidats, la confiance des électeurs. » (L’Indépendant, 14 juin 1835.)

En fait, les résultats de Gand et de Tournai ont un caractère local. A Liége et dans le Limbourg, c'est la déroute complète pour les radicaux. Dans la cité mosane, l'évêque Van Bommel, le Courrier de la Meuse, le Journal historique et littéraire ont eu raison des opposants (C. B., 13 juin 1835). Ainsi les succès d'une province compensent les échecs d'une autre. Dans l'ensemble du pays, les positions des avancés et des modérés restent inchangées.

Ceci dit, il faut malgré tout reconnaître que les démocrates sortent moralement vainqueurs de la lutte. En effet, ce ne sont pas eux qui ont provoqué le tournoi, mais de Theux, qui se trouvait en mauvaise posture et essayait par ce moyen de se dégager. C'était donc à lui de vaincre. Repousser son assaut, et, nous le répétons, un assaut prémédité, préparé de longue main, marque déjà un succès.

C'est d'ailleurs ainsi que le pays et le gouvernement interprètent les résultats. A la suite du triomphant plébiscite de ses ennemis, le Roi ne cache pas son dépit et sa rancune contre Raepsaet, Mgr Labis et le clergé ! Il estime même n'avoir pas trouvé assez d'appui auprès de l'archevêque (Lettre de Mgr Van Bommel à Mgr Sterck, du 7 août 1835). Se rendant en visite à Ostende, il néglige de s'arrêter dans la capitale des Flandres (J. F., 10 août 1835). On chuchote partout la prochaine disgrâce de Vilain XIIII (J. F., 7 août 1835).

Mgr Van de Velde, bien entendu, n'échappe pas aux critiques : « On l'accuse, lui et tout son clergé, dit le Journal des Flandres, de favoriser la propagande républicaine, et pourquoi ? Parce qu'il n'a pas voulu prêter les mains à quelques serviles adulateurs du gouvernement, parce qu'il n'a pas voulu les aider dans toutes les manigances employées (page 115) pour fausser et dénaturer I 'expression de l'opinion publique, parce qu'il n'a pas voulu sacrifier aux exigences de la coterie aristocratique sa propre popularité et son influence l'avenir, on lui impute à crime sa bienveillance envers le Journal des Flandres, vu que ce journal gêne beaucoup les desseins ambitieux de cette coterie antinationale. » (J. F., 7 août 1835.)


A la suite des élections, de singuliers remous agitent le ministère. De Theux paraît disposé à démissionner, Il presse son collègue d'Huart de composer un nouveau cabinet, d'écarter ainsi les opinions extrêmes, de ramener le calme dans le pays et de donner une nouvelle force à la popularité du Roi. L'intérêt général, écrit-il à d'Huart, exige impérieusement votre présence aux affaires, fût-elle de courte durée. (Lettre du 19 juin 1835.)

Cette combinaison échoue, nous ne savons pourquoi. Tout en se rendant parfaitement compte de la faiblesse de sa position, de Theux conserve le gouvernail. Par suite des « élections à la Raepsaet », du retour du « trio tournaisien et de Gendebien », de la division des catholiques, sa majorité parlementaire lui paraît nulle ou douteuse. Il se plaint en outre de la faiblesse de caractère du Roi, qui probablement ne l'appuie plus avec la même vigueur qu' auparavant (Lettre de Mgr Van Bommel à Mgr Sterckx, du 1er juillet 1835.)

Pour lui, le dilemme est clair : démissionner ou, sur certains points, céder aux catholiques-démocrates.

Il se résout à cette seconde solution. « Il faudrait, lui dit Mgr Van Bommel, en déposant jusqu'à l'ombre du ressentiment, avoir, non pas en ministre, mais en collègue, en ami, en bon et loyal catholique, des explications... avec ces messieurs de Tournai ; convenir de ce qu'il y a de malheureux dans les antécédents du pouvoir, pour ensuite vous serrer mutuellement la main, à l'effet de coopérer, chacun dans vos attributions, et en vous cédant mutuellement (page 116) quelques petites différences de détails, au plan qui coordonnera toute la marche du gouvernement et de la législation, au triomphe réel de la bonne cause.

- J'y suis tout disposé, répond de Theux. Je ne demande pas mieux, je sens le besoin de se détromper mutuellement et de se céder quelque chose.

- Voudriez-vous ?

- Oh, je veux sincèrement.

Là-dessus, Van Bommel, tout feu et flammes, envoie une lettre de plusieurs pages à l'archevêque, en lui demandant que M. De Ram continue les négociations.

De son côté, le Journal des Flandres consacre à la situation politique de longues réflexions. La loi communale, écrit-il, cette « loi vitale, fondamentale, destinée à tracer la ligne de démarcation entre le pouvoir du peuple souverain et celui du Roi souverain » a nettement démasqué les intentions du gouvernement. Ce dernier a voulu se donner une force exorbitante, il a voulu défendre l'approche du trône en l'entourant « d'un réseau aristocratique » (J. F., 16 juin 1835). Il a été vaincu.

Que deviendra maintenant la loi communale ? L'opposition, certes, ne démordra pas de ses prétentions, le sénat non plus. Verra-t-on pour la seconde fois sénat et Chambre face à face ? Et dans ce cas, que fera le ministère ? Dissoudre les Chambres ? Il n'y faut pas songer, des élections venant d'avoir lieu. Il faudra donc que le gouvernement cède du terrain. Comme il est indispensable d'aboutir à un résultat, l'opposition, elle aussi, ne se montrera pas intransigeante, elle abandonnera une part de son programme. Les concessions, bien entendu, devront être égales des deux côtés. (J. F., 16 juin 1835)

A voir les dispositions du ministère et celles de l'opposition, il semble donc qu'à l'horizon se dessine un compromis. Cette impression favorable se confirme encore, lorsqu'on apprend, dans les couloirs de la Chambre, que de Theux, (page 117) abandonnant le projet Rogier, en prépare fiévreusement un second.

Ce nouveau projet, fort adroitement conçu, concilie apparemment tous les systèmes et ne s'oppose à aucun vote émis jusque là. Le 4 août, de Theux en donne connaissance aux Chambres. En voici la substance : le bourgmestre, nommé par le Roi hors du conseil, sera chargé, à l'exclusion des échevins, de l'exécution des lois, des règlements d'administration générale et de tout ce qui concerne la police et la sécurité publiques. Il déléguer aux échevins une partie de ses pouvoirs. Les échevins, élus directement par les électeurs formeront un collège, dont le bourgmestre sera président, avec simple voix consultative. Ce collège sera chargé de la gestion des intérêts et des établissements communaux (M. B., 5 août 1835).

En résumé, le gouvernement a tout pouvoir sur le bourgmestre qui, dans la commune, s'occupe exclusivement des lois d'ordre général.

Les électeurs ont libre choix des échevins qui gèrent les affaires d'intérêt local. Immédiatement après le dépôt du projet de Theux, les sections de la Chambre se rassemblent et commencent leur travail de révision et de critique.

Chapitre II. L’exemple anglo-américain

(page 118) Deux gros événements se situent entre les élections de juin et la déposition du rapport de la section centrale : la réimpression, à Bruxelles, De la démocratie en Amérique, par Alexis de Tocqueville, et le vote de la loi communale anglaise.

Légitimiste d'éducation, démocrate par réflexion, A. de Tocqueville présente la plus décisive victoire de la raison sur les habitudes et la tradition. « Vous jugez la démocratie en aristocrate vaincu et convaincu que son vainqueur a raison », lui écrit Guizot, après la publication de son livre (Les Nouvelles littéraires, page anthologique : Alexis de Tocqueville, Paris, 12 octobre 1835). Cette contradiction entre la politique que lui dicte son jugement et celle que lui suggère sa nature de gentilhomme, est trop inhumaine pour qu'il n'en souffre, trop accusée pour qu'il n'en résulte de prodigieux éclairs.

Au retour d'une mission officielle aux Etats-Unis, il publie en 1835 ses notes de voyage, sous le titre : De la démocratie en Amérique. Il s'agit d 'une analyse fort poussée de la société et des institutions du Nouveau Monde. Le succès est immédiat.

Trois parties de l'ouvrage suscitent principalement l'intérêt des lecteurs belges : tout d'abord, l'introduction, ensuite les chapitres traitant du système communal et des rapports entre catholicisme et démocratie.

L'introduction, particulièrement brillante et profonde, frappe d'admiration Le Courrier Belge. « Dans aucun historien, dit-il, aucun publiciste, aucun penseur ancien ou moderne, (sans en excepter, ni l'auteur du Contrat social et du Discours sur l'inégalité, ni celui de l'Esprit des lois et de La Décadence de l'empire romain), nous n'avions, (page 119) quant à nous, rencontré la preuve aussi palpable, de l'éternelle et irrésistible loi qui régit les sociétés. » (C. B., 25 octobre 1835).

Dans cette introduction, Tocqueville reconnait d'abord l'égalité des conditions, comme le fait générateur des mœurs et des lois américaines. Reportant ensuite ses regards vers notre Continent, il y distingue quelque chose d'analogue au spectacle que lui offre le Nouveau Monde.

« L'égalité des conditions, sans avoir atteint, comme aux Etats-Unis, ses limites extrêmes, s'en rapproche chaque jour davantage ; et cette même démocratie, qui règne sur les sociétés américaines, lui paraît en Europe s'avancer rapidement vers le pouvoir... »

« Une grande révolution démocratique s'opère parmi nous, tous la voient ; mais tous ne la jugent point de la même manière. Les uns la considèrent comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un accident, ils espèrent pouvoir encore l'arrêter ; tandis que d'autres la jugent irrésistible, parce qu'elle leur semble le fait le plus continu, le plus ancien et le plus permanent que l'on connaisse dans l'histoire. »

Que faire devant cet irrésistible mouvement ? S'y opposer est impossible, s'y abandonner est lâche, il reste à le diriger. Diriger la démocratie et non se laisser entraîner par elle, tel est le premier devoir et l'unique moyen de salut des élites d'Occident.

Mais qui songe à ce devoir ? qui songe à se libérer de ses préjugés ? à s'instruire ? On voit les hommes religieux combattre la liberté, et les amis de la liberté attaquer les religions ; des esprits nobles et généreux vanter l'esclavage, et des âmes basses et serviles préconiser l'indépendance ; des citoyens honnêtes et éclairés ennemis de tous les progrès,... des hommes sans patriotisme et sans mœurs... apôtres de la civilisation et des lumières. »

« Dans cette universelle confusion, l'exemple des Etats-Unis pourra nous éclairer. Les Américains sont arrivés l'égalité presque complète des conditions, les Européens (page 120) n'y atteindront que dans cinquante ans. Qu'ils profitent de ce délai pour s'assimiler les enseignements d'Outre-Atlantique, et pour y adapter leur action. Qu'ils méditent particulièrement ces deux réalisations proprement américaines : l'union de l'Eglise et de la démocratie et les libertés communales.

« En Europe la religion, en France le catholicisme, sont violemment attaqués. Quelles sont les causes de cette haine ? Est-ce la religion elle-même, la foi, le dogme, la hiérarchie ? Non, certes pas. Si les incrédules poursuivent les chrétiens, c'est plutôt comme ennemis politiques que comme adversaires religieux. « Ils haïssent la foi comme l'opinion d'un parti bien plus que comme une croyance erronée ; et c'est moins le représentant de Dieu qu'ils repoussent dans le prêtre, que l'ami du pouvoir... En Europe, le christianisme a permis qu'on l'unît intimement aux puissances de la terre. Aujourd’hui, ces puissances tombent, et il est comme enseveli sous leurs décombres. C'est un vivant qu'on a voulu attacher à des morts : coupez les liens qui le retiennent, et il se relève. » Les catholiques américains ont donné l'exemple, ils ont vu qu'il fallait renoncer à l'influence s'ils voulaient acquérir une puissance politique, et ils ont préféré perdre l'appui du pouvoir, que partager ses vicissitudes. »

Ecartée du gouvernement, l'Eglise n'en vit pas moins en excellents termes, avec le régime démocratique. La prétendue opposition naturelle entre religion et démocratie, lieu commun des catholiques français, n'existe que dans leur imagination. Tocqueville pense que le catholicisme est éminemment favorable à l'égalité des droits et des conditions : « Le christianisme qui a rendu tous les hommes égaux devant Dieu ne répugnera pas à voir tous les citoyens égaux devant la loi. »

Les fidèles des Etats-Unis, parfaitement soumis au dogme, restent entièrement indépendants dans la recherche du bien et de la vérité politiques. Ils embrassent (page 121) avec ardeur les institutions républicaines, et particulièrement, leur régime communal. Les libertés communales sont plus développées aux Etats-Unis que n'importe quel autre Etat du monde. Toutes les fonctions de la commune sont électives. Chaque année, au printemps, le peuple élit un certain nombre de personnes chargées de le diriger, et qu'on appelle les select-men. Ces select-men dirigent la commune à leur guise, au-dessus d'eux n'existe aucun supérieur hiérarchique. Malgré leur indépendance, ils doivent, bien entendu, obéissance aux lois générales de l'Etat. S'ils se dérobent ces devoirs, le pouvoir judiciaire intervient et lève une amende.

Ainsi, « élections des fonctionnaires administratifs et inamovibilité de leurs fonctions, absence de hiérarchie administrative, introduction des moyens judiciaires dans le gouvernement secondaire de la société, tels sont les caractères principaux auxquels on reconnaît l'administration américaine, depuis le Maine jusqu'aux Florides. » Personne, dans aucun parti, ne songe à médire de ces libertés, leur imputer la moindre part dans les maux de l'Etat.

En guise de conclusion à sa magistrale étude, Tocqueville nous livre quelques-unes de ses intuitions les plus profondes, touchant les destinées des peuples. Nous nous en voudrions de passer sous silence ces lignes véritablement prophétiques. « Il y a aujourd'hui sur la terre, écrit Tocqueville, deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s'avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains.

« Tous deux ont grandi dans l'obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur.

« Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu (page 122) près les limites qu'a tracées la nature, et n'avoir plus qu'à conserver ; mais eux sont en croissance : tous les autres sont arrêtés ou n'avancent qu'avec mille efforts ; eux seuls marchent d'un pas aisé et rapide dans une carrière dont l'œil ne saurait encore apercevoir la borne.

« L'Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature ; le Russe est aux prises avec les hommes. L'un combat le désert et la barbarie ; l'autre la civilisation revêtue de toutes ses armes : aussi les conquêtes de l'Américain se font-elles avec le soc du laboureur, celle du Russe avec l'épée du soldat.

« Pour atteindre son but, le premier s'en repose sur l'intérêt et laisse agir, sans le diriger, la force et la raison des individus.

« Le second concentre en quelque dans un homme toute la puissance de la société.

« L'un a pour principal moyen la liberté ; l'autre, la servitude.

« Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d'eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde. »


De lecture assez difficile, La démocratie en Amérique s'adresse à une élite. Sans avoir le succès populaire des Paroles d'un Croyant, elle n'en passionne pas moins les intellectuels, surtout les intellectuels libéraux.

Dès le XVIIIème siècle ces derniers tournent leurs regards vers grande république et la prennent comme idéal, En 1832, l'Esquisse morale et politique des Etats-Unis de l'Amérique du Nord par Achille Murat, connaît leurs faveurs (C. B., 9 mai 1832.). Les discours du président Jackson sont commentés avec enthousiasme par leurs journaux (C. B., 12 avril 1833. « Le peuple américain, écrit le Courrier Belge, a reconnu depuis longtemps qu'il est gardien des destinées futures de l'Europe (page 123) Sa gloire à lui, c'est de conserver intact le dépôt de cette liberté qui fera le tour de notre globe. C'est « aux Etats-Unis que se formule exclusivement la grande régénération qui se prépare et s'achèvera bientôt pour l'Europe. Cette république est aujourd'hui comme une de ces grandes universités d'autrefois, où l'on accourait des pays les moins avancés, pour y puiser un fonds commun de sciences, celles que chacun devait, après un certain temps, reporter dans diverses directions au foyer domestique. » (C. B., 9 mai 1832

Quand paraît sur les Etats-Unis l'ouvrage définitif d 'Alexis de Tocqueville, le terrain se trouve donc largement préparé, l'intérêt éveillé, la question à l'ordre du jour.

C'est, bien entendu, le Courrier Belge qui, le premier, se charge de chanter les louanges de ce livre éclatant. Il le commente de toutes les façons, en donne de multiples extraits et n'y revient pas moins de dix fois en quelques mois (entre le 11 juin 1835 et le 10 février 1836). Que les radicaux belges lisent Tocqueville, dit-il, ils y trouveront de bons arguments contre les Lebeau, de Mérode et autres « serviteurs intéressés » de la royauté. La lecture publique des chapitres sur la loi communale américaine serait, d'après lui, « la meilleure réponse à faire aux discours des nains de la doctrine. » (C. B., 10 février 1836.)

L'Indépendant consacre au nouvel ouvrage toute sa première page et une partie de la seconde, honneur fort rare, qui ne fut, croyons-nous, accordé jusque qu'au seul Lamennais. « L'Amérique, écrit le journal royal, est enfin appréciée dans son caractère le plus saillant et le plus particulier, sa démocratie, par un homme impartial, par une intelligence puissante à la fois et déliée, qui, pour l'avantage de la vérité, se trouve n'appartenir à aucun des partis extrêmes qui se disputent parmi nous l'empire des choses politiques. » (L’Indépendant, 29 juillet 1835.)

Le Courrier Belge n'entend pas l'œuvre de la même façon (page 124) que nous, écrit encore l'Indépendant. Et d'insister, alors, sur les passages où Tocqueville signale les inconvénients du régime démocratique. Le journal du Roi « estime l'introduction et la conclusion « assez banales et superficielles Bref, il ne retient du livre que ce qui est favorable à ses thèses. D'ailleurs, toujours d'après l'Indépendant, le régime démocratique, fût-il excellent en Amérique, est inapplicable dans une Europe aux pays surpeuplés, possédés de toutes les ambitions, bien armés, et dont les masses, irréligieuses et sans instruction, sont toujours prêtes à la révolte.

Le comte Louis de Robiano s'oppose avec plus d'énergie encore aux différentes thèses de Tocqueville. Le nivellement des classes, dit-il, n'est pas dans la nature des choses, il est opposé au plan providentiel qui veut des maîtres et des serviteurs, il est une punition dont Dieu accable les peuples qui s'éloignent de lui. « La loi divine a décrété l'inégalité, la loi humaine ne saurait établir l'égalité. » L'Europe ne se convertira jamais au système démocratique, ce sera au contraire l'Amérique qui, un jour, adoptera l’aristocratie. (Notes sur le livre de Tocqueville, A. G. R., papiers de la famille de Robiano, carton 12.)

Lors des discussions de la loi communale, Dumortier et Felix de Mérode lisent des extraits de La démocratie en plein parlement. Interprétant Tocqueville à sa façon, Mérode l'estime « plus instructif et plus neuf » que Barante (M. B., 9 février 1836). Le Journal des Flandres admire surtout les arguments de l'auteur en faveur d'une union de l'Eglise et du libéralisme (J.-F., 17 février 1835. Enfin, le maître à penser des démocrates, l'abbé de Lamennais, engage vivement son disciple Montalembert, à lire « cet ouvrage remarquable », « ce livre instructif et très bien fait » dont il est surpris qu'on n'ait pas plus parlé en France (FORGUES (E.), Lettres inédites de Lamennais à Montalembert, p. 353.)

Quelques mois après la réimpression de La démocratie, (page 124) et dans le but visible d'enrayer sa forte influence, L'Indépendant publie une série d'articles critiquant vivement le régime américain. Dépeignant longuement les horreurs de l'esclavage, ainsi que les luttes entre anti-esclavagistes et esclavagistes, l'Indépendant conclut que « la forme démocratique, adoptée par le gouvernement des Etats-Unis, est loin d'offrir les mêmes garanties de liberté, d'ordre et de sécurité aux citoyens, que la forme monarchique constitutionnelle » (L’Indépendant, 15 novembre 1835).


L'Angleterre, tout comme l'Amérique, possède en Belgique de fervents admirateurs. La nouvelle loi communale de ce pays influence notablement les travaux de la section centrale du parlement belge. Nous ne croyons pas superflu d'en présenter ici une brève analyse.

Pendant les délibérations de la Chambre des Communes, Le Courrier Belge écrit : la grosse partie qui se joue maintenant en Angleterre, c'est, comme en Belgique, la loi communale. « C'est là, en effet, le progrès que l'aristocratie royale s'apprête à disputer avec acharnement au peuple anglais. et la raison en est fort simple : c'est que de la composition des municipalités dépend, en ce moment... la majorité parlementaire. Les radicaux cherchent, là-bas, à détruire une influence falsificatrice des élections », que nous autres, radicaux belges, nous ne voulons également pas laisser se glisser dans notre propre organisation communale (C. B., 11 juin 1835).

En présence de la corruption systématique des fonctionnaires communaux par l'aristocratie, lord John Russel, a proposé un nouveau système de gouvernement municipal, connu sous le nom de Municipal Corporations Act. Soutenu par Peel, sa loi passe à la Chambre des Communes. La Chambre des Lords s'y oppose. Russel est forcé de transiger et d'adopter certains amendements des Lords. Sous cette nouvelle forme, les Communes votent la loi, le 7 septembre 1835 (REDLICH (J.), Le gouvernement local en Angleterre, p. 165).

(page 126) Tous les privilèges, chartes, coutumes, usages et droits, précédemment en vigueur dans les villes sont abolis. Le conseil communal est directement élu par les contribuables du district. A son tour, le maire est élu par le conseil et pris dans son sein, sans que le gouvernement intervienne d'aucune façon. Le conseil nomme encore le secrétaire, le trésorier, les commissaires de police, les comités des finances ; il administre les revenus locaux et se charge de maintenir l'ordre.

Le Municipal Corporations Act a ses racines dans l'histoire. On peut dire qu'il constitue une forme de l'administration conforme à l'ancienne conception anglaise du gouvernement local, forme au moins aussi remarquable par son caractère d'autonomie, que par son caractère démocratique. Le problème capital des rapports entre l'autorité locale et le gouvernement central est résolu en faveur de l'autorité municipale, quelques concessions seulement, étant faites aux partisans du contrôle central.

C'est exactement ce que réclament, en Belgique, Dumortier et les autres avancés. La section centrale, encore en plein travail, s'empare de ce fait nouveau. La révolution qui se fait actuellement en Angleterre, écrit de son côté le Journal des Flandres, est tout aussi importante que celles qu'ont faites, il y a cinq ans, la France et la Belgique. Et il admire que cette révolution pacifique se déroule sans troubles, dans le cadre des institutions établies. (J. F., 22 septembre 1835).

Les lois communales française et prussienne, sont également citées au parlement belge. Les avancés invoquent le libéralisme de la seconde et s'enflamment contre le caractère centralisateur de la première. Ils accusent même le gouvernement de l'imiter. « Les lois françaises ne sont pas faites pour nous, s'écrie Dumortier. Elles tendent effacer notre nationalité. Puisons des exemples dans notre (page 127) pays et n'allons pas prendre modèle sur les lois françaises. » (M. B., 16 février 1836.)

Le Journal des Flandre préférerait encore le régime hollandais à la centralisation français (J. F., 27 février 1836). Les catholiques-démocrates, dans leur haine de tout despotisme, vont même jusqu'à soupçonner le Roi d'être sous l'influence de Louis-Philippe. A Mgr Van Bommel qui l'interroge, de Theux fait justice de ces propos dictés par la passion. « J'oserais jurer, lui répond-il, que la France » c'est-à-dire la Cour ou le ministère, n'a « aucune influence sur les conseils du Roi. » (Lettre de Mgr Van Bommel à Mgr Sterckx, du 1er juillet 1835.)

Dans le domaine des arts et des lettres, l'empire de la culture française reste sans partage. Paris est toujours le point de mire des jeunes intellectuels. Sur le terrain politique, par contre, la France a provisoirement perdu de son prestige. Louis-Philippe a déçu ses nombreux admirateurs. Son libéralisme trop timide, son aspiration au pouvoir personnel, ses tendances conservatrices n'agréent pas aux avancés. Le flambeau du progrès est passé, semble-t-il, aux mains des pays anglo-saxons. « S'il était écrit que la Belgique ne dût que copier, dit le Courrier Belge, il lui faudrait un nouveau modèle, et ce n'est point la France de Louis-Philippe, que nous le demanderions. Entre Guizot et O'Connell, notre choix ne sera jamais douteux. » (C. B., 23 septembre 1836.)

Les anciennes institutions publiques belges, les lois communales anglaise, américaine, voire prussienne, servent de modèle et d'idéal aux députés démocrates. La centralisation française, par contre, n'est, à notre connaissance, publiquement prônée par personne.

Dans l'Avenir Lamennais avait d 'ailleurs mis ses disciples en garde contre ce funeste système, « déplorable et honteux débris du despotisme impérial. » (DUINE (F.), ma Mennais, p. 149). C'est la commune qu'il faut avant tout constituer, disait le grand écrivain, et constituer naturellement, c'est-à-dire d'après une idée fondamentale de liberté, qui, de l'unité communale, remontant (page 128) à l'unité vivante aussi de l'Etat, ordonnera tout, animera tout, vivifiera tout. »


Les différents systèmes communaux que nous venons d'analyser, influencent notablement les travaux de la section centrale. Chargée d'examiner le projet de Theux, cette section dépose ses conclusions en novembre 1835. Le rapporteur est à nouveau B. Dumortier.

Le système gouvernemental est bien différent de ceux qui ont été admis en Prusse et en Angleterre, déclare Dumortier au début de son rapport. « Le motif avoué par lord John Russel, en présentant son bill, et par sir Robert Peel, en l'appuyant, c'est que les administrations communales ne doivent pas être les agents du gouvernement dans les élections du parlement, et que, pour cela, elles ne doivent être soumises qu'à l'action de l'élément populaire. » (M. B., 25 novembre 1835)

En face de cet exemple, en présence des pétitions qui ont surgi un peu partout en faveur de la liberté communale. il ne s'est pas trouvé une seule section pour adopter intégralement les vues du ministère. La section centrale a donc maintenu son ancien système. Elle laisse au Roi la nomination du bourgmestre, à condition que Sa Majesté le choisisse dans le sein du conseil. Si le gouvernement veut le nommer en dehors, il devra prendre l'avis de la députation permanente. Dans ce cas, le bourgmestre n'aura que voix consultative. Les échevins d'autre part, ne seront pas nommés par le Roi.

Bien que le système de la section centrale s'écarte considérablement de celui du chevalier de Theux, Dumortier l'eût désiré plus radical encore, mais ses collègues s'y sont opposés

Telle est la situation, en novembre 1835. Dans quelques mois, avancés et modérés, s'affronteront à nouveau au parlement, dans un dernier mais dur combat.

Chapitre III. La dernière mêlée

(page 129) En février 1836, les discussions de la loi communale reprennent au parlement. Deux sessions successives et une campagne électorale n'ont pas épuisé l'ardeur des adversaires. Cette fois encore, résolus, ils fourbissent leurs armes.

Avant qu'ils ne partent pour Bruxelles, le Journal des Flandres, au nom du peuple, adresse à ses champions, un dernier et émouvant appel : « Que pas un ne manque, dit-il, car les Flandres auront les yeux sur eux ; leurs votes seront gravés dans notre mémoire, et un jour on leur demandera compte de leur conduite dans cette solennelle circonstance ! Qu'ils se souviennent de leurs ancêtres qui, dans la paix ou dans la guerre, de la bouche ou du bras, savaient défendre jusqu'à la mort leurs droits et leurs franchises Qu'ils montrent qu'ils ne se sont pas laissés énerver par les délices de Capoue aux portes de Rome, et que leur fermeté et leur énergie ne les a pas abandonnés ! Qu'ils résistent aux séductions et aux flatteries du ministère et en fassent aussi peu de cas que de ses menaces ou de ses railleries !

« Le ministère les appelle de mauvaises têtes : qu'ils se glorifient de cette insulte ! Nos ancêtres, sous le gouvernement ombrageux et sanguinaire des Espagnols, ont reçu le nom de gueux, et ils ont su immortaliser et faire respecter, par leurs ennemis mêmes, ce sublime sobriquet ! Que nos représentants ne rougissent pas du nom de mauvaises têtes qu'on leur donne en certains lieux ! Il y a de ces jugements dont le peuple appelle ; il y a de ces dénominations ignobles que l'histoire ennoblit ; il y a de ces réputations qu'on voulait couvrir de boue et qui brillent d'un pur et vif éclat dans la postérité. » (J. F., 17 novembre 1835.)

(page 129) Pendant ce temps, à Bruxelles même, d'une façon moins spectaculaire mais plus efficace, de Theux s'efforce de faire des conversions individuelles On sait ce que cela signifie. Redoutant le face à face de la tribune dans lequel il a si souvent eu le dessous, le rusé ministre cherche à gagner la loi, par avance, dans les couloirs. (M. B., 8 février 1836.)

Avec ses sourires engageants, ses manières onctueuses de « jésuite en robe courte », son ton mielleux et caressant, il attire près de lui les éventuels opposants, endort leurs soupçons et finalement les englue par ses promesses. Votez pour nous, dit-il aux libéraux : c'est l'infaillible « moyen d'enfoncer la calotte » et aux catholiques ; « c'est la seule façon de réfréner la démocratie. » (Lettre de François à Edmont du 14 février 1836.) La bataille n'est pas officiellement engagée que déjà les démocrates se sentent entourés comme par de flexibles et invisibles tentacules. Les plus faibles sont entraînés, les plus forts se ressaisissent et se dégagent. « Avant d'étouffer la liberté, s'écrie désespérément Dubus, laissez-là (au moins) se défendre. Vous la sacrifierez ensuite à loisir. ». (M. B., 8 février 1836.)

Ce n'est pas l'avis des gouvernementaux. On nous accuse de conspiration dit Rogier, eh bien, on a raison. « Oui, il y a conspiration pour venir un parti définitif ;... il y a conspiration pour que le pays obtienne enfin cette organisation communale qu'il attend depuis cinq ans » et qu'il n'obtiendra jamais, « si la Chambre a la mollesse d'entendre les discours interminables d'orateurs, qui n'ont d'autre but que de prolonger éternellement les discussions. » Qu'après le discours du rapporteur, la Chambre, faisant montre d'énergie, clôture une fois pour toutes les débats et passe immédiatement au vote !

Heureusement pour l'opposition, Dumortier est au poste. D'un coup sec, il arrête la motion Rogier qui est brutalement rejetée par 65 voix contre 12. Ah, s'il ne s'agissait que de la tactique habituelle, pense notre Tournaisien, (page 131) l'on reconnaîtrait vite les meilleures épées ! Mais il y a de Theux. Que cache ce perpétuel sourire, plus protecteur qu'une cuirasse ; cette inaltérable amabilité, plus inquiétante que la pire colère ? Mystérieusement les ministre continue ses manœuvres, et déjà, dans les rangs démocrates, l'on se désigne Desmet, le traître. Desmet qui, au premier vote, a si vigoureusement attaqué le gouvernement, vient de déposer une motion dont la portée est incalculable.

Refusant l'actuel projet du ministère, il veut qu'on délibère en premier lieu sur certaines questions de principe, dont voici la plus importante : les bourgmestres et échevins, qui exercent collectivement le pouvoir exécutif, sont choisis par le Roi, dans le sein du conseil. Desmet concède donc l'intervention du gouvernement, non seulement dans la nomination du bourgmestre, mais aussi dans celle des échevins, ce que ne demande pas le projet de Theux (M. B., 7 février 1836).

Est-ce sous sa propre inspiration ? Ou bien le ministre se sert-il de lui pour reconnaître, sans se découvrir, les dispositions de la Chambre et, si l'épreuve est favorable, pour abandonner au moment opportun son propre projet au profit de celui de Desmet ? Ces pensées machiavéliques sont-elles celles du ministre ? En d'autres termes, les variations d'opinion de Desmet sont-elles d'ordre privé, si je puis dire, et donc sans importance, ou bien cachent- elles une manœuvre de de Theux qui désire abandonner son projet, sans prendre la responsabilité de ce reniement ?

Dans ce cas, la situation est grave pour les démocrates. Il ne leur reste plus qu'une chance de salut : ramasser une nouvelle fois leurs forces, rassembler leurs arguments et, non pas dans l'ombre des antichambres, mais devant toute l'assemblée frémissante, frapper la tête des ministres des coups si vigoureux qu'ils s'écroulent et ne se relèvent plus.

Quatre systèmes sont en compétition, déclare Dumortier. Celui de Desmet, le plus centralisateur ; celui des avancés, le plus décentralisateur ; enfin deux autres, relativement modérés, celui du gouvernement et de la section centrale.

(page 132) Le système démocratique pur ne pouvant prévaloir, Dumortier propose à ses collègues les systèmes modérés.

« L'avenir du pays dépend de cette loi. » Il importe donc, avant tout, de repousser la proposition Desmet, proposition liberticide qui sacrifie la commune au gouvernement, qui livre au Roi la nomination du bourgmestre et des échevins, qui détruit l'équilibre des pouvoirs établi par la constitution. Si cette proposition prévaut, seuls les élus du pouvoir exécutif seront chargés des affaires, les conseils ne représenteront plus la commune, le gouvernement aura sa disposition neuf mille agents révocables, il n'y aura plus d'élections libres possibles.

« On sera réduit au système français où le sous-préfet écrit aux maires : M. le maire, j'ai l'honneur de vous informer que le candidat du gouvernement est M. Un Tel ; vous voudrez bien vous rendre à l'élection avec vos connaissances pour voter en faveur de ce candidat. » Le gouvernement fera composer la représentation nationale d'employés amovibles, d'hommes sans aucune conscience religieuse ou politique, entièrement dévoués à ses volontés. La constitution sera revue et corrigée, la liberté de la presse étouffée, les députés récalcitrants éliminés, les évêques nommés selon le bon plaisir du gouvernement

« Messieurs, continue Dumortier, à quelque opinion que nous appartenions, nous avons intérêt au maintien de la liberté. C'est pour elle que nous avons fait la révolution. Sachons aujourd'hui la défendre. Unissons-nous, serrons nos rangs pour combattre en sa faveur ; ne permettons pas que la révolution devienne un odieux mensonge et la constitution un vil parchemin que l'on déchirerait impunément, si les représentants du peuple n'avaient pas le pouvoir de faire respecter les libertés qu'elle consacre. »

Suivons l'exemple de l'Angleterre qui, par sa loi communale, vient de mater l'aristocratie et de conserver, pure et (page 133) intacte, sa représentation nationale. Ne perdons jamais de vue cette vérité que, dans un pays constitutionnel, le règne de la majorité, d'une majorité non falsifiée, est le seul possible, si l'on ne veut pas s'exposer aux secousses les plus violentes.

« En Belgique, les libertés communales ont traversé les siècles, elles ont imprimé au pays le caractère national qui le distingue entre tous les autres, elles ont fait la force du gouvernement toutes les fois qu'il les a respectées, sa faiblesse chaque fois qu'il les a violées. « Tout ce que nous avons, en Belgique, nous le devons à la liberté communale, » nous devons donc conserver les institutions qui ont fait notre force, nous devons unir l'avenir au passé.

Mais, dira-t-on, vous rétrogradez, vous voulez revenir au particularisme qui nous a si longtemps empêché de nous constituer en Etat. « Messieurs, répond Dumortier, pourquoi la Belgique ne s'est-elle pas constituée plus tôt en Etat ? Est-ce à cause des libertés communales ? Certainement non. Au XVIe siècle, la Belgique eut l'occasion de se libérer ; plutôt que suivre jusqu'au bout le Nord protestant, elle préféra rester catholique Et depuis, colonie de l'étranger, sans unité législative, sans chef qui restât dans le pays, comment aurait-elle pu arriver ce résultat ? Les communes ne sont pour rien dans ce long esclavage.

« Aujourd'hui, la Belgique est reconstituée : une représentation nationale, un Roi, un seul drapeau, voilà ses garanties comme Etat ; les libertés communales, voilà ses garanties comme Nation. L'Etat peut disparaître, la Nation doit subsister. La Pologne mise à part, y a-t-il en Europe un pays plus exposé que le nôtre à l'invasion étrangère ? Eh bien, si le pouvoir se concentre uniquement dans le gouvernement central, la France, ou tout autre pays qui veut s'emparer de la Belgique, pourra en un moment faire disparaître jusqu'à notre nationalité. Avec un pouvoir décentralisé, notre nationalité subsistera quand même, quels que soient les malheurs qui pèseront sur le pays. Les institutions communales sont la plus puissante garantie (page134) de notre nationalité. « C'est sur elles que nous devons jeter les bases de l'édifice de l'Etat. »

Le maintien de nos institutions, voilà (donc) ce que nous devons chercher. L'anéantissement de nos libertés, voilà ce que nous devons empêcher. Tout cela est dans les systèmes sur lesquels vous allez vous prononcer. Choisissez. »

Nothomb, l'éternel adversaire, va s'efforcer de détruire la profonde impression causée par les arguments du rapporteur de la section centrale. A plusieurs reprises déjà, le jeune député a exposé sur cette question des idées admirablement déduites et raisonnées.

D'après lui, l'ordre des choses fondé par la révolution de 1830 étant une complète innovation, toute comparaison avec l'ancien régime est vaine. Les institutions actuelles n'ont rien de commun avec les institutions passées. Les Chambres, par exemple, ne ressemblent aucunement aux Etats-généraux. Les Chambres sont, parmi nous, une puissance législative. Les Chambres et le gouvernement qui en émane, représentent véritablement le pays tout entier ; obéir au gouvernement c'est donc obéir à la majorité du pays ; dès lors n'est-il pas normal que ce gouvernement ait le pouvoir de commander et le droit de se faire obéir en tous points et sur toutes matières ? Pourquoi la puissance publique se déplacerait-elle à nouveau par le rétablissement de communes presque indépendantes ? Il n'y a aucune raison en cette faveur. (M. B., 7 mai 1835.)

Nier le pouvoir du gouvernement, c'est nier le droit de la majorité, c'est faire prévaloir les intérêts particuliers, c'est dissoudre la patrie elle-même. « Décentraliser la Belgique serait la dénationaliser. » Sachons-le bien : « le jour où le pouvoir exécutif ne sera plus rien, la majorité parlementaire ne sera plus rien : ce sera une tête sans bras, une volonté sans organe. Et ce jour vous essaierez en vain de rappeler à vous les éléments épars de l'action publique ; lorsque vous aurez fait reprendre à chaque province, à chaque commune son mouvement particulier, (page 135) vous leur direz en vain de rentrer dans le mouvement général : vos lois réparatrices seront impuissantes.

« Il a fallu la grande révolution de nonante pour niveler la Belgique, il nous a fallu le rude apprentissage de la France et de la Hollande pour nous façonner à l'uniformité. On ne décrète pas l'unité par une loi ; l'unité naît du temps et des événements. Ne dites donc pas que, si vous avez par votre loi communale poussé trop loin la décentralisation, vous reviendrez sur votre œuvre.

« L'ancienne existence communale que vous voulez refaire et l'existence nationale moderne, qu'il est de votre tâche de maintenir, sont incompatibles ; et l'histoire est là qui proclame cette incompatibilité ; si vous voulez être commune du moyen-âge, soyez-le, mais alors, renoncez à être nation. »

Oui, « notre nationalité est en cause dans ce débat... la question est de savoir, s'il y aura entre la France, la Prusse et la Hollande, une nation, ou seulement des provinces et des communes, inscrites, il est vrai, sous une même dénomination sur la carte de l'Europe, mais vivant chacune de sa vie propre.

« Ce serait une faute, et une irréparable faute, que de refaire le passé en sacrifiant le présent, que d'anéantir l'unité nationale pour rétablir les communes et les provinces. Par ce morcellement intérieur, par ce partage anticipé vous prépareriez peut-être de grandes facilités à ceux qui voudraient, dans l'avenir, attenter à notre indépendance. » (M. B., 8 février 1836.)

Concentrer toutes les affections dans la commune serait, d'après Nothomb, tuer l'amour de la patrie. Mais comment, répond Dubus, comment se forme l'amour de la patrie ? « Nous tenons d'abord à la famille, c'est par la famille que nous tenons la commune et c'est par la commune que nous tenons à l'Etat. (M. B., 9 février 1836.) L'Etat est un être anonyme et invisible, la commune par contre, et ses intérêts, sont tangibles, sensibles. La commune est le point où le citoyen (page 136) prend contact avec l'Etat, mieux encore, le point où il s'unit à l'Etat. Plus le citoyen sera étranger à la commune, plus il sera étranger à l'Etat ; plus il s'occupera de la commune, plus il s'intéressera à la bonne marche de l'Etat.

Dubus se sent ému, profondément ému quand il compare les principes que l'on développe aujourd'hui, avec ceux qui étaient professés il n'y a pas plus de cinq ans au Congrès National. Et cette comparaison, il lui est impossible de la faire de sang froid. A voir l'honorable représentant de Tournai, « on dirait qu'un grand malheur plane sur la patrie, qu'elle vient d'être trahie et qu'elle va être livrée à son plus cruel ennemi. » (M. B., 14 février 1836. Ceci est une remarque de Desmet.) Se raidissant, l'ami de Dumortier continue pourtant son discours.

Il développe les idées qui lui sont chères sur le pouvoir communal, comme quatrième pouvoir de l'Etat. La constitution reconnait l'existence de ce quatrième pouvoir, d'autre part, elle proclame que tous les pouvoirs émanent de la Nation. Donc le pouvoir communal, aussi, émane de la Nation. Je vous le demande, dit-il à Nothomb, comment cela est-il compatible avec ce système qui ferait émaner le pouvoir communal du pouvoir exécutif ? (M. B., 9 février 1836.)

Puis, se tournant vers Desmet, Dubus s'écrie : le 4 août dernier, le gouvernement nous a proposé d'attribuer au peuple l'élection des échevins. Pourquoi aujourd'hui « vient-on nous proposer d'y renoncer et de prier le ministre de l'intérieur de ne pas insister pour obtenir son article ? Réellement c'est là quelque chose de très étrange et qu'il serait bien difficile d'expliquer, s'il ne fallait avoir égard qu'à ce qui s'est passé dans cette enceinte. Mais on sait qu'il s'est passé quelque chose hors de cette enceinte. Je pense, moi, que le ministre de l'intérieur n'a jamais sincèrement voulu que le peuple conservât la nomination des échevins et que le temps qui s'est écoulé a été mis à profit, pour opérer ce que j'ai appelé des conversions individuelles. »

Desmet sent peser sur lui le regard honnête et triste de (page 137) Dubus, il devine ses pensées, il entend l'accusation informulée mais explicite : C'est toi, notre ancien compagnon, qui, aujourd'hui, viens sacrifier ici « les libertés de la patrie et celles de la commune, qui ont été toujours si chères aux Belges », et Desmet, à son tour, se trouble. (M. B., 14 février 1836. C’est Desmet lui-même qui donne ces détails.)

De Theux reste dans les considérations générales. Si ses intentions demeurent obscures, ses critiques, par contre ne manquent pas de pertinence.

Pour établir des comparaisons exactes, il faut replacer, dit-il, la loi communale dans l'ensemble des lois d'un pays et non l'en séparer arbitrairement. L'on verra alors, combien la position de la Belgique est favorable. (M. B., 10 février 1836.)

L'Angleterre, par exemple, si vantée par nos démocrates, n'a pas même deux Chambres électives. L'une d'entre elles est héréditaire. L'aristocratie là-bas, est bien plus puissante que chez nous, quoi qu'on dise. A la tête du clergé se trouve le Roi, et ce clergé est puissamment riche de dimes et de propriétés. En Angleterre, il n'y a pas non plus de conseils provinciaux.

Si de l'Angleterre nous passons à la Prusse, que voyons-nous ? Pas de Chambre, pas de liberté de la presse, un Roi absolu. Et l'ancien régime belge dont on parle tant, connaissait-il la liberté de la presse ? possédait-il des Chambres douées du pouvoir législatif ?

Aujourd'hui « nous avons chez nous des conseils communaux élus directement, délibérant publiquement ; des conseils provinciaux élus directement, délibérant publiquement ; deux Chambres législatives, élues directement, délibérant publiquement. Nous avons le droit de pétition, la liberté de la presse la plus illimitée, le jury dans toute son étendue, la liberté d'association la plus illimitée que l'on puisse accorder ». De toute évidence, la Belgique est arrivée au suprême degré de la liberté. Aussi un homme sensé ne peut-il que hausser les épaules lorsqu'on vient lui parler (page 138) de liberté en péril. de despotisme et de tyrannie. Ces accusations tombent d'elles-mêmes, devant les faits.

Liberté, mot plein d'équivoque et de vague, renchérit Devaux. Hors de la commune, pour arriver à la liberté, on a pondéré tous les pouvoirs, on a eu soin qu'aucun d'entre eux ne fût indépendant. Une Chambre ne peut rien faire sans l'assentiment de l'autre et sans l'assentiment du pouvoir royal. Nulle part il n'y a indépendance.

S'agit-il de la commune, tout est différent pour nos radicaux : là, plus vous rendrez l'autorité indépendante, plus vous ferez pour la liberté.

A mon avis, cette prétendue liberté ne serait pas la liberté des habitants de la commune. Ce serait, au contraire, leur assujettissement.

Figurez-vous, par exemple, qu'une majorité fanatique et tracassière opprime la minorité. Comment celle-ci pourrait-elle empêcher cette persécution ? A qui pourrait- elle se plaindre ? A personne, puisque aucun pouvoir ne pourrait intervenir dans la commune.

Si le Roi, au contraire, nomme bourgmestres et échevins, il choisira les hommes les plus modérés, les plus conciliants, et non les plus extrêmes. Il ne se produira plus de désordres, et s'il y a des plaintes à faire valoir on saura à qui s'adresser. Nous subordonnons les moyens au but, conclut Devaux. Nos adversaires font l'inverse. Ils veulent l'égalité dans les formes d'abord, la liberté ensuite. Notre principe à nous, c'est liberté d'abord, et si une certaine aristocratie, une certaine hiérarchie, une certaine discipline sont nécessaires au maintien de cette liberté, nous les admettons volontiers ! (M. B., 11 février 1836.)


Les discours succèdent aux discours. Chaque député espère convaincre, aucun ne veut céder son tour de parole. A un certain moment Dubus et Mérode se lèvent en même. J'avais la parole avant que vous ne la demandassiez, dit Dubus avec vivacité, vous voudrez bien attendre que j'aie fini. - J'ai aussi le droit de prendre la parole, riposte (page 139) Mérode ; comme ministre d'Etat j 'ai le droit d'être entendu. ) Mais non d'interrompre un orateur qui a la parole, à l'ordre le comte de Mérode, à l'ordre. - Le Président accorde la parole à Dubus : Mérode proteste avec indignation. -Vous n'aurez pas la parole, crient en chœur les avancés, vous n'aurez pas la parole, parlez Dubus, parlez Dubus ! (M. B., 14 février 1836.)

Après plusieurs jours, les gouvernementaux, excédés de la longueur des débats, décident d'en finir à tout prix. « Si vous parlez trop longtemps, lance Rogier à d'Hoffschmidt, je trépignerai ! » Il n'y a qu'un cri dans le pays, dit Lebeau, les travaux de la Chambre marchent d'une façon déplorable. Immédiatement Dumortier proteste « parce que nous émettons un vote consciencieux..., parce que nous voulons empêcher que le gouvernement n'anéantisse les libertés publiques, l'on vient nous dire que la Chambre se déshonore aux yeux du pays'! » - L'on n'a pas dit cela, répondent un grand nombre de membres. - Mais cela résulte des paroles de l'honorable M. Lebeau. - Pour la troisième fois, reprend Lebeau, je donne à votre assertion le démenti le plus formel.

Dans l'hémicycle, tout le monde parle, crie, vitupère. Dumortier continue : « Il n'appartient pas à d'anciens ministres, ennemis des libertés publiques.... de venir parler de la sorte à l'assemblée nationale. » Le vacarme devient assourdissant. Arc-bouté à la tribune, Dumortier crie de toutes ses forces : « Il ne vous appartient pas de déconsidérer le pouvoir législatif. » Finalement, ne parviennent plus aux tribunes que des lambeaux de phrases. 4 La voix est complètement « Je proteste... je proteste... » La voix est complètement étouffée sous le bruit et la séance levée au milieu d'une vive agitation.

Le lendemain, 12 février, se décide le sort de la loi. De Theux, reprenant le projet Desmet le formule en (page 140) questions de principe : 1° Les bourgmestres et les échevins participeront-ils collectivement à l'exécution des lois générales ? 2° Le Roi nommera-t-il le bourgmestre et les échevins dans le sein du conseil ? (M. B., 15 février 1836.)

Si la première question est adoptée, le projet officiel du gouvernement est ipso facto rejeté. Comme nous l'avons expliqué plus haut, c'est ce que désire le ministre de l'Intérieur. Après les élections de juin dernier, pressé par les circonstances, il a élaboré en hâte des propositions relativement libérales. Depuis, ayant opéré à gauche de nombreuses « conversions », il regrette cette initiative. N'osant ouvertement la rejeter et revenir aux propositions antérieures, il trouve habile de poser ces deux questions à la Chambre. Qu'on le note bien, le ministère ne se décide pas, il pose simplement des questions, il consulte la Chambre.

L'opposition harcèle immédiatement de Theux pour le faire sortir de sa pseudo-neutralité. Il faut savoir si le gouvernement maintient son projet, déclare Dumortier. Si oui, lui le soutiendra ; si non, il regardera « ce qui se passe, comme un véritable leurre » - Il n'y a plus rien à savoir, répond de Theux, la clôture est prononcée. - Dubus insiste : la proposition Desmet a été formulée en questions de principe par le ministre, nous avons le droit de demander si M. de Theux se rallie cet amendement.

La situation est extrêmement paradoxale, voire comique. D'une part de Theux, sans oser publiquement l'avouer, travaille au renvoi de son propre projet ; d'autre part, l'opposition, au grand embarras du ministre, reprend son projet et veut à tout prix le faire triompher.

Tous les yeux braqués sur lui, de Theux, pressé de questions, doit finalement avouer : oui, il tient avec Desmet, et votera pour sa proposition, qu'il a formulée en questions de principe. Si contre toute attente, ces questions sont résolues négativement, il reprendra alors son projet personnel.

(page 141) « MM. les ministres, déclare d'Hoffschmidt, avaient présenté un projet né d'une fusion d'opinions. Maintenant qu'ils croient la majorité disposée à accorder plus que ne le demandait ce projet, ils vous demandent de sacrifier les libertés communales... Prenez-y garde, le vote que vous allez émettre est le plus important que nous ayons jamais eu prononcer. Vous allez faire de l'histoire. Le vote que vous allez émettre aujourd'hui y sera buriné et formera une des pages palpitantes de nos annales. Que ce vote soit tel que nous n'ayons à en rougir, ni le pays à le déplorer. Songez que le pays a les yeux fixés sur vous. Il faut ici, montrer de l'indépendance et sacrifier son intérêt personnel à celui de la nation. »

En conscience, chaque député prend sa décision : les deux questions de principe, formulées par le ministre, sont résolues affirmativement par 50 voix contre 42. Le Roi nommera bourgmestre et échevins dans le sein du conseil. Quelques jours plus tard, lors de la discussion de l'article traitant de la révocation des bourgmestres et échevins, Dumortier et Gendebien parviendront cette fois à faire triompher leur point de vue. (M. B., 19 février 1836.)

Le 9 mars 1836, la loi est définitivement adoptée par 62 oui contre 22 non et 4 abstentions. (Il sera adopté par le sénat le 26 mars et sanctionné par le roi le 30 mars.) Grâce au génie politique du chevalier de Theux, le gouvernement a remporté la victoire.

Les députés tournaisiens reçoivent, ce jour-là, une curieuse lettre, sur l'enveloppe de laquelle ils peuvent lire ces lignes, tracées d'une main nerveuse : « Prophétie d'un ami prévoyant, adressée à MM. Dubus, Doignon, Dumortier, honorables représentants du Tournaisis et de la ville de Tournai. » C'est l'original Felix de Mérode qui leur envoie sa façon de penser : « Il viendra une époque, écrit-il, (page 141) où la trinité de Tournai, composée de MM. Dubus, Doignon, et Dumortier, hommes infiniment estimables sous beaucoup de rapports, pleurera amèrement les résultats de leur opposition tenace aux projets d'un gouvernement ami de l'ordre et de la liberté. » (Lettre du 6 mars 1836)

Ainsi, malgré leur récent succès, les ultra-royalistes ne s'estiment pas satisfaits. Cette attitude, incompréhensible au premier abord, s'explique facilement si l'on jette un coup d'œil d'ensemble sur les discussions.

La dernière session ne doit pas nous faire perdre de vue les deux précédentes. Depuis le premier vote, les gouvernementaux ont dû rabattre régulièrement de leurs prétentions. Le projet qu'ils viennent de faire péniblement adopter, ne diffère guère de celui qu'avait proposé le premier rapport de la section centrale. Mieux que n'importe quel raisonnement ce simple fait nous permet de mesurer leur déconvenue. Déconvenue au moins égale à celle des radicaux qui, eux aussi, voient leur système 'écarté. « Je suis convaincu, écrit Dubus à son frère, que nous aurons plus tard une Chambre tout à fait mauvaise et vendue au pouvoir. » (Lettre de François à Edmont du 14 février 1836.)

Les véritables vainqueurs de cette longue bataille parlementaire ne sont donc ni les royalistes « ultra », ni les démocrates « avancés », mais les modérés, les partisans du premier rapport de la section centrale.