(paru à Bruxelles en 1946, chez Larcier)
(Remarque : les notes de bas de page sont reprises en italique dans le corps du texte de la présente version numérisée .)
(page 45) Liberté et tradition sont les deux idées qui font agir les catholiques belges de 1830. La première, inspirée par l’éducation du siècle et les écrits de Lamennais, soulève un généreux enthousiasme pour la revendication des, libertés constitutionnelles. La seconde, moins apparente mais peut-être plus profonde, envisage les articles du Pacte fondamental comme la manifestation, dans l’ordre et la légalité, d’opinions et de croyances diverses certes, mais basées sur la morale chrétienne et le droit naturel. Toutes deux déterminent une activité féconde dans l’enseignement et la charité privée. Mais dans le domaine public, elles n’éveillent que peu d’initiatives. Elles sont à l’origine de l’unionisme auquel les catholiques s’attachent définitivement sans même concevoir la possibilité de former un parti dont la nécessité ne se fait pas encore sentir. Elles élaborent une opinion, rien de plus consistant pour le moment.
D’après les biographies des chefs du parti catholique, on peut se faite une idée de l’éducation que reçoivent les jeunes gens. L’aîné de la nouvelle génération, Etienne-Constantin de Gerlache, né dans le Luxembourg en 1785, d’une ancienne famille de noblesse rurale, reçoit, pendant la Terreur, les leçons d’un prêtre insermenté. Sous l’Empire, pour parfaire sa formation juridique, il passe une année à l’Ecole de Droit, ouverte en 1805 à Paris. Il subit l’influence du monument législatif élevé par Napoléon et les juristes de l’époque. Il partage l’illusion de son siècle que de bonnes lois, des institutions rationnelles suffisent à assurer le développement paisible et régulier des nations modernes. Bientôt l’étude de l’histoire le rallie à une politique chrétienne et (page 46) nationale P. de Gerlache, Gerlache et la fondation de la Belgique indépendante, p. 26. Paris-Bruxelles, 1931). Il comprend mieux l’ancien régime, ses corporations, ses chartes de libertés. Quand le roi Guillaume Ier viole son serment inaugural, il entre dans l’opposition et devient un des promoteurs de l’union catholico-libérale. En 1830, il contribue à donner à la Constitution belge le caractère équilibré et traditionnel qui l’anime encore. Il envisage notre charte fondamentale comme une loi jurée non seulement par le roi, mais aussi par les citoyens. L’interpréter tendancieusement, ou dans un sens trop exclusif, c’est la trahir. Si son Essai sur le mouvement des partis est parfois outrancier, son intention est de faire appel à la conciliation des opinions en rappelant l’union de 1830.
L’éducation pose aux parents catholiques un problème des plus épineux. Le monopole de l’Etat, qu’il soit de Napoléon Ier ou de Guillaume Ier, ne les satisfait pas. Ils revendiquent la liberté d’enseignement et, en attendant qu’elle soit enlevée de hante lutte, ils rivalisent d’ingéniosité pour élever leurs enfants dans les traditions qui leur sont chères. Adolphe Dechamps (1807-1875) et son frère, Victor (1810-1883) grandissent dans l’atmosphère chrétienne et assez austère d’une famille bourgeoise. Leur père, directeur d’une école moyenne à Melle, les forme lui-même aux humanités classiques. Il leur défend de lire l’Essai sur l’indifférence en matière de religion avant « d’avoir fait une bonne philosophie » (E. de Moreau, Adolphe Dechamps, p. 17. Bruxelles, 1911), mais celle-ci manque précisément au début du siècle. Les jeunes gens discutent idées et systèmes, ils composent des vers et s’<engouent pour la liberté politique. Les deux Malou, Jules (1810-1886) et Jean-Baptiste (1809-1864) sont envoyés comme pensionnaires chez les Jésuites à Saint-Acheul, près d’Amiens, où les fils des vieilles familles de Flandre se donnent volontiers rendez-vous (H. de Trannoy, Jules Malou, p. 28. Bruxelles, 1905). Barthélemy Dumortier (1797-1878) et Edouard Ducpétiaux (1804-1868) sont élevés à Paris, chez Liautard, un ancien polytechnicien devenu prêtre, dans une atmosphère familiale et religieuse E. Rubbens, Edouard Ducpétiaux, t. I, p- 6. Bruxelles-Louvain, 1922-1934, 2 vol.).
« Sur de pareille bases, l’esprit de famille fait, avec la culture et l’expérience’, un monolithe. Les conditions d’existence de l’époque favorisent d’ailleurs puissamment le culte du foyer ; les déplacements sont rares et le moindre voyage est une expédition dans laquelle on ne s’aventure guère (page 47) sans nécessité ; les distractions extérieures sont pratiquement inexistantes, surtout dans les villes de province ; les « sports » du temps, comme le jeu du bilboquet, nous font sourire » C. du Bus de Warnaffe, Au temps de l’unionisme, p. 25. Tournai-Paris, 1944). La vie est régulière, sérieuse, assurée d’un bonheur grave. « Ces jeunes gens, ces enfants, rien ne les marque encore pour un destin exceptionnel. Ils appartiennent tout entiers à leur milieu, à leur ville, à leur village. Leurs qualités intellectuelles incomplètement épanouies, les vertus morales qu’ils tiennent en réserve pour l’action sont, pour une large part, un héritage des leurs puisqu’il est vrai que, toujours, d’une manière ou d’une autre, les parents donnent plus qu’ils ne reçoivent. La génération qui, en 1830, a courageusement bâti la Belgique indépendante n’est pas sortie triomphalement des grandes écoles, ni du tumulte de la vie publique. Elle est venue, tout simplement, de ces calmes demeures de chez nous où, à une époque dangereuse, on avait cultivé en silence un amour passionné du sol natal et un goût atavique pour ces libertés qui donnent du prix à la vie » (Comte L. de Liechtervelde, La Famille dans la Belgique d’autrefois, pp. 88-90. Bruxelles, 1942). Les fondateurs catholiques de notre indépendance sont profondément croyants, assez romantiques, férus de littérature, mais sans formation suffisante. Ils n’ont ni philosophie qui leur convienne, ni sens politique profond.
Ceci s’explique par le milieu Comte L. de Lichtervelde, Léopold Ier et la formation de la Belgique indépendante, p. 221. Bruxelles, 1929) : un milieu tout imprégné de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Du Philosophe de Genève, les hommes de 1830 connaissent bien le début du Contrat Social : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers », la théorie de la souveraineté populaire qui en découle et la conception optimiste de la nature humaine. La Révolution française et l’Empire ont balayé l’ancien régime. La bourgeoisie accède au pouvoir ; les peuples s’éveillent au sentiment des nationalités ; les rois essaient vainement de remonter le courant. Les âmes sont inquiètes ; les esprits cherchent des formules nouvelles ; les coeurs s’enthousiasment pour la liberté, l’égalité, la fraternité. Le romantisme est beaucoup plus qu’un phénomène littéraire, c’est l’expression d’une génération désaxée. La hiérarchie traditionnelle des valeurs est renversée, les notions les plus fondamentales sont mises en question. En Belgique, les jeunes catholiques héritent encore d’un passé de foi, d’honneur, de (page 48) service désintéressé de la chose publique. Mais comment les idées révolutionnaires auraient-elles passé sur eux sans les toucher. En 1830, les frères Dechamps écrivent que l’Etat « n’a qu’un rôle de gardien de l’ordre matériel, spectateur de la lutte des intelligences » (E. de Moreau, op. cit., p. 34). Tout le côté moral du bien commun leur échappe, ou ils ne s’en soucient pas.
Avant 1830, les catholiques belges se prononcent pour la liberté contre la tyrannie du Guillaume Ier. Lamennais n’a pas encore paru, mais plus d’un de chez nous le pressent et le précède. En 1816, l’abbé De Foere fonde le Spectateur belge dans lequel il préconise l’union avec les libéraux. Leon de Foere, né à Thielt en 1781, mort à Bruges en 1851. Il fut député de Bruges au Congrès national, membre de la délégation chargée d’offrir la couronne au prince Léopold et membre de la Chambre jusqu’en 1848). En 1825, de Gerlache revendique à la Seconde Chambre des Etats-généraux la liberté de l’enseignement connexe à celle de la presse. Il dénonce la violation de la liberté des cultes et il proclame le principe du catholicisme libéral : « que dans un gouvernement libre, tout soit libre » non comme le meilleur en soi, mais comme le plus opportun. Il indique une norme pratique, rien de plus (P. de Gerlache, op. cit., pp. 57 et suiv.). En 1827, dans le même esprit de revendications concrètes, trois journaux catholiques acceptent la main tendue par les publicistes libéraux dans le Mathieu Laensberg pour restaurer, les libertés que le roi Guillaume foule aux pieds. D’autres journaux conservateurs se rallient peu après, Le Catholique des Pays-Bas fait cependant les distinctions nécessaires : « Vouloir la liberté des cultes n’est pas reconnaître qu’il y en ait plus d’un véritable et vouloir la liberté d’opinions, ce n’est pas reconnaître toutes les opinions comme également bonnes. Je veux la liberté générale non comme un bien mais comme un moindre mal » (Cité par M. Damoiseaux, La Belgique contemporaine, p. 91. Louvain, 1926). Les idées des catholiques belges de cette époque sont déjà celles de Lamennais, l’éclat de la forme en moins (E. de Moreau, « Les idées menaisiennes en Belgique », p. 579, dans la Nouvelle revue théologique, t. LV, 1928, pp. 570-601).
Elles le sont bien plus en 1830, sans toutefois l’orgueil qui mène le prêtre breton à la révolte. Les Belges, eux, savent s’adapter. Ils ne sont pas seuls dans le pays ; au sein du Gouvernement provisoire, ils ne sont même que minorité. Ils répudient définitivement toute restauration de l’ancien régime et subissent trop fortement l’action de l’idéologie menaisienne pour ne (page 49) pas faire confiance à la liberté. Ils veulent assurer à 1’Eglise l’indépendance dont elle a besoin. Mais ils n’envisagent la séparation du spirituel et du temporel que comme un régime de liberté réciproque, tempéré par une bienveillance mutuelle. Ils sont trop pénétrés d’esprit chrétien et de traditions ancestrales pour concevoir une société dont la base morale ne soit pas religieuse. Cette conviction même est génératrice d’illusions, elle les empêche de prévoir les abus de la liberté et les déviations du sectarisme. Leurs préoccupations, à la différence de celles de Lamennais, sont pratiques et concrètes. Elles visent à éviter le retour du despotisme, à assurer le respect des croyances, à édifier un Etat unitaire mais décentralisé, à rendre l’Eglise d’autant plus agissante dans le domaine privé qu’ils acceptent loyalement de ne plus lui restituer de privilèges. Dans l’Europe de l’époque, ils forment un groupe hardi et résolu qui allie le catholicisme et le libéralisme dans un équilibre qu’ils croient rendre stable. Au Congrès national, leurs représentants se conforment aux instructions de Mgr de Méan, « rédigées par le vicaire général Sterckx, le futur cardinal, et concertées entre lui et les principaux leaders, catholiques : de l’assemblée de Gerlache, Raikem, le baron de Sécus, le chanoine Van Crombrugghe » (Comte L. de Lichtervelde, Le Congrès national, p. 59. Bruxelles, 1945).
L’idée centrale de la lettre adressée par Mgr de Méan aux constituants est celle de liberté. Le dernier prince-évêque de Liége, émigré sous la Révolution, promu à l’archevêché de Malines, en 1815, par Guillaume, canoniquement installé par Pie VII en 1817, est le premier ecclésiastique belge qui répudie l’ancien régime et prête serment de fidélité à la Loi fondamentale selon le sens civil. Après avoir courageusement résisté aux empiétements du roi des Pays-Bas, il accueille avec joie la révolution de 1830 et meurt en janvier suivant. Lui et son entourage sont parmi les rares émigrés qui aient « appris » quelque chose cette chose énorme et cependant toute simple, que l’histoire ne remonte pas son cours. Aussi les rédacteurs de la lettre engagent-ils les constituants à garantir à la religion catholique « cette pleine et entière liberté, qui seule peut assurer son repos et sa prospérité ». Il appuie cette revendication de l’expérience des entraves mises à la liberté du culte depuis un demi-siècle, malgré le concordat de 1801 et la constitution de 1815. Il sait (page 50) que les Belges forment « une nation éminemment religieuse », aussi demande-t-il pour « la presque totalité » d’entre eux « une parfaite liberté avec toutes ses conséquences » sans « aucun privilège ». Pour confirmer cette liberté, il désire que certaines stipulations soient consacrées par la Constitution. « D’abord il est nécessaire d’y établir que l’exercice public du culte catholique ne pourra jamais être empêché ni restreint..., que celui-ci soit parfaitement libre et indépendant dans son régime, et particulièrement dans la nomination et l’installation de ses ministres, ainsi que dans la correspondance avec le Saint-Siège... La religion a une connexion si intime avec l’enseignement qu’elle ne saurait être libre si l’enseignement ne l’est aussi ». Il termine en revendiquant la liberté d’association et de fondation ainsi que les traitements ecclésiastiques comme indemnités des biens du clergé, spoliés par la Révolution (E. Huyttens, Discussions du Congrès national de la Belgique, t. I, p. 525. Bruxelles, 1844-1845, 5 vol.)
Les constituants d’opinion catholique s’attachent à réaliser les différents points de ce programme. Les articles 10 et 11 du projet de Constitution prévoient une intervention légale en certains cas dans l’exercice public d’un culte. Van Meenen (1772-1858), qui, de révolutionnaire fougueux est devenu fonctionnaire sous l’Empire pour finir recteur de l’Université de Bruxelles, propose un amendement garantissant la pleine liberté des manifestations religieuses. Il est aussitôt appuyé par plusieurs catholiques. De Gerlache prétend démontrer que la liberté des cultes est corrélative à la liberté de l’enseignement et de la presse. Le baron de Pélichy van Huerne (Baron Jean de Pelichy van Huesne né à Bruges en 1774 et y décédé en 1859, servit dans l’armée autrichienne jusqu’en 1807, fit partie en 1828 des Etats provinciaux de la Flandre occidentale. Il fut élu au Congrès par Bruges, puis il siégea au Sénat de 1831 à 1859 et fut bourgmestre de Bruges de 1841 à 1859), après avoir redit le leitmotiv de la révolution « liberté en tout et pour tous », développe le principe de l’amendement qui assure aux cultes la liberté réclamée. L’abbé van Crombrugghe (Note de bas de page : Le chanoine Constantin Van Crombrugghe, né à Grammont en 1789, mort à Gand en 1865, fonda le Catholique des Pays-Bas, devenu le Journal des Flandres après 1830. Elu au Congrès par Alost, il s’y distingua par la prudence et la modération dans les discussions. Il se retira ensuite de la politique et fonda l’institut des Joséphines, celui des Dames de Marie, des Soeurs de Saint-Joseph) s’insurge contre l’idée d’une intervention légale. Il prophétise la formation possible « d’un parti hostile au catholicisme qui venant à triompher de la majorité dans l’assemblée législative, pourrait empêcher l’exercice de notre culte... De cette manière, les libertés les plus précieuses dépendraient de la volonté et (page 51) des passions des partis » (E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 578). Les articles 14 et 16 de la Constitution sont emportés au vote. Par amour de la paix, les catholiques admettent l’antériorité du mariage civil. L’égide de la liberté, pensent-ils, est plus efficace que l’alliance des deux pouvoirs dans une société qui a cessé d’être exclusivement chrétienne. (M. Lecler, « L’Eglise et l’Etat en Belgique », p. 20, dans Collationes Namurences, t. X, 1910-1911, pp. 10-55. H. Wagnon, Concordats et droit international, p. 378. Gembloux, 1935).
Au Congrès, les catholiques demandent encore la liberté de l’enseignement. De Gerlache rappelle les luttes soutenues dans un passé récent contre le monopole. Il montre l’illogisme qui consisterait « à accorder au gouvernement la surveillance de l’instruction, qui est une mesure préventive, lorsqu’on a écarté toute mesure préventive en matière de culte et de croyances ». Il ajoute avec raison que « les gouvernements ne changent guère parce qu’au fond les hommes qui exercent le pouvoir sont toujours les mêmes et cherchent incessamment à étendre le cercle de leurs attributions. C’est dans les institutions qu’il faut chercher des garanties durables » (E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 629). L’abbé van Crombrugghe expose les principes du droit naturel qui donnent au père de famille « la liberté de choisir celui entre les mains duquel il veut confier les destinées de son fils ». La possibilité d’abus ne justifie pas les mesures préventives (E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 634). L’assemblée est tiraillée en sens divers, des amendements et sous-amendements sont successivement présentés. La question vitale de l’enseignement commence à diviser les Belges, bien que les opinions ne soient pas nettement tranchées ; certains catholiques adhérent à des mesures légales éventuelles tandis que des libéraux modérés n’en veulent pas encore. A l’appel nominal, celles-ci sont rejetées par cinq voix de majorité. L’article 17 consacre la liberté, mais le vague de son second paragraphe (« L’instruction publique, donnée aux frais de l’Etat, est également réglée par la loi.). laisse le champ libre aux interprétations contradictoires que l’on proposera dans un avenir prochain.
La liberté d’association est, après celle des cultes et de l’enseignement, une garantie du développement religieux d’un pays. Il est bon que l’Etat reconnaisse juridiquement les groupements que les citoyens forment en vue du bien commun. Eu haine de la religion et de l’ancien régime, la loi Le Chapelier (page 52) des 14-27 juin 1791 et la Constitution de l’an II ont déclaré les associations contraires à l’ordre public. L’Empire, ombrageux comme tous les gouvernements despotiques, a conservé la législation individualiste de la Révolution, sauf dans certains secteurs de la vie économique. Mais le parlement britannique vient d’abolir le délit de coalition (Corporation Act, 1824). Le 16 octobre 1830, le Gouvernement provisoire belge décrète la liberté d’association, en même temps que les autres libertés. Au Congrès, le projet de l’article 20, qui énonce également le droit de s’associer et prévoit l’octroi de la personnalité civile, dans les limites légales, soulève un débat des plus passionnés.
Le vieux baron de Sécus (Note de bas de page : Le baron Frédéric de Sécus, 1760-1836, sortit primus de l’Université de Louvain à 19 ans, vit passer la Révolution brabançonne, blâma la Révolution française. Après 1815, membre de la Seconde Chambre des Etats-généraux et disposé à soutenir le pouvoir il entra dans l’opposition lorsqu’il s’aperçut que la Loi fondamentale était violée. Il applaudit à la Révolution belge. Au Congrès, il conserva son indépendance et sa modération habituelles) affirme, avec l’énergie désirable, que plusieurs personnes peuvent se réunir pour vivre en commun ou « pour exercer ensemble des actes quelconques qui ne sont pas défendus par les lois et qui ne troublent ni l’ordre ni la morale publique... Aucune autorité n’a le droit d’empêcher ni même de s’ingérer dans le régime intérieur de semblables associations » E. Huyttens, op. cit., t. II, p. 477). Il propose l’octroi de la personnalité civile aux universités, collègues, académies, établissements publics et d’utilité publique. Conformément aux idées anciennes, il ne veut pas les doter « au delà de ce qui est nécessaire à l’accomplissement de leur but ». C’est l’idée très juste du corporatisme ancien et c’est équitable. Mais le préjugé individualiste est trop fort. Et le deuxième paragraphe de l’article 20 finit par disparaître. La haine de la féodalité, la terreur de la mainmorte ont raison des meilleures intentions.
Les constituants catholiques préconisent ardemment la liberté de la presse. L’optimisme du XVIIIème siècle et de Lamennais les inspire. Ils « ont l’amour de la liberté, mêlé de quelques illusions, sans doute, comme tout premier amour, mais sincère et profond » (J. Lebeau, Souvenirs personnels, p. 108. Bruxelles, 1883). Dans l’état actuel de la société, déclare le jeune Vilain XIIII (Note de bas de page : Charles, vicomte Vilain XIIII, né à Bruxelles en 1803, mort à Leuth (Limbourg) en 1878, élu au Congrès par Tongres, il s’y distingua par son patriotisme ardent, sa loyauté, son désintéressement. En 1832, il entra dans la diplomatie, fut ensuite gouverneur de la Flandre orientale et ministre des Affaires étrangères de 1855 à 1857), il faut laisser toutes les opinions librement (page 53) se produire... celles qui sont de verre se briseront, celles qui seront de fer persisteront, et la vérité finira par l’emporter par sa propre force. Sa victoire alors sera glorieuse ; elle sera légitime car elle aura été conquise sur le champ de bataille à armes égales » (E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 643). L’abbé Verduyn (Note de bas de page : L’abbé Verduyn né à Iseghem en 1792, vicaire à Gand en 1818, puis professeur de séminaire. Au Congrès, il représenta le district de Saint-Nicolas. Il mourut curé d’une paroisse de Gand) avoue qu’il lui a toujours paru « que la vérité se suffit à elle-même ; elle ne demande, pour faire tout le bien qui est dans sa nature, que d’être libre, c’est-à-dire de jouir de l’exercice de tous ses droits » ((28) E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 653. Le sophisme, en ce temps fortuné, n’avait-il donc plus d’attrait ? Les faux prophètes prêchaient-ils dans le désert, ou peut-être n’y en avait-il plus ? Les constituants de 1830 ont- ils oublié les avertissements de Rousseau lui-même sur l’usage de la liberté, cette boisson forte qui ne convient pas à tous les hommes ? Les catholiques, de longtemps, ne songeront pas à développer leur presse pour se défendre contre les attaques, encore moins pour prendre les devants.
Dans leur mentalité, la liberté est une garantie concrète de la religion, non une atteinte aux principes. Si la plupart s’exagèrent ses bienfaits, d’autres aperçoivent clairement les abus qu’elle peut engendrer. L’abbé van Crombrugghe exprime l’opinion de quelques-uns lorsqu’il écrit « Nous sommes bien loin d’ériger en principes absolus les droits désignés sous le nom de libertés modernes... Nous les acceptons comme appropriés à l’esprit et aux besoins de notre époque, comme une transaction qui assure la liberté de nos consciences catholiques à condition de laisser à nos adversaires la liberté de leurs opinions » (Cité par Mgr Pieraerts et C. Desmet, Vie et oeuvres du chanoine van Crombrugghe, p. 138. Bruxelles, 1937).
C’est pourquoi l’encyclique Mirari vos du 15 août 1832 ne trouble guère les catholiques de Belgique. La plupart d’entre eux sont persuadés que le document pontifical ne vise aucune constitution particulière, ni le principe de tolérance. Quoi qu’en pense Louis Hymans, ils ne sont pas trop peu subtils pour faire la distinction entre la thèse et l’hypothèse (Histoire populaire du règne de Léopold Ier, p. 189, Bruxelles, 1864). Ils ne se laissent ébranler ni dans leur foi religieuse, ni dans leur ferveur à l’endroit de la Constitution. Gerlache est presque seul à croire que celle-ci vient de recevoir un coup mortel, presque seul à (page 54) regretter les compromis par lesquels il a bien fallu passer E. C. de Gerlache, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. II, p. 414. Bruxelles, 1874-1875, 3 vol.). Il se retire de la vie politique. Les autres restent dans l’arène, semblables aux gladiateurs antiques qui combattaient les yeux bandés. Comme le remarque le comte de Lichtervelde (« Les catholiques belges et la liberté », p. 667, dans la Revue générale, t. CXXI, 1929, pp. 651-668), la majorité des catholiques beiges de 1830 n’a pas prévu les conséquences anarchiques d’une liberté illimitée.
L’unionisme est, pour les catholiques de 1830, une réalité vivante, une attitude qui s’impose en politique intérieure, une attitude allant pour ainsi dire de soi. Le terme « union » est fort, parce qu’il exprime, selon le langage courant, l’accord intime des esprits et des coeurs. Il est vague, parce qu’il suppose des degrés divers et se prête aux interprétations les plus divergentes. Dans la vie politique du XIXème siècle, l’union des partis n’est en réalité qu’une exception : un sommet vite dépassé, une victoire toujours trop éphémère de l’amour de la patrie, un paroxysme de l’esprit national. En Belgique, elle se conclut d’une manière tacite entre les catholiques et les libéraux à partir de 1827. Elle apparaît comme la condition sine qua non du redressement des griefs. L’amour de la liberté qui l’inspire, lui confère un caractère plus sentimental que réfléchi. Ame de la révolution, elle inspire encore les décisions du Congrès.
Les constituants catholiques l’invoquent sans cesse. A propos de la liberté des cultes, le baron de Sécus pose une question dont le tour ne laisse aucun doute : « Les catholiques, malgré toutes les intrigues, ne sont-ils pas restés fidèles à l’alliance contractée avec les libéraux pour conquérir les libertés ? » (E. Huyttens, op. cit., t. I, p 575). L’abbé van Crombrugghe rappelle que « nous donnons aux autres nations l’exemple d’une union qui nous a sauvés et les sauvera de même » ( E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 578). L’abbé De Foere exprime l’opinion générale de ses coreligionnaires en disant que les partis extrêmes sont la perte de tous les Etats ; si on les sanctionne aujourd’hui, on rompt l’union et on dépose dans la Constitution, arche immuable des institutions, le germe d’une révolution (E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 591). L’abbé (page 55) De Smet (Note de bas de page : Joseph Jean De Smet, né à Gand en 1794 et y décédé en 1877, collabora au Catholique des Pays-Bas, fut député par Alost au Congrès où il défendit les droits du clergé. Pendant vingt-cinq ans, il occupa la chaire d’histoire ecclésiastique au grand séminaire de Gand, publia une Histoire de Belgique et se spécialisa dans l’étude du passé de la Flandre, mais ses ouvrages manquent d’esprit critique) remercie ses collègues, spécialement les libéraux qui « ont travaillé à établir et à consolider cette union » ( E. Huyttens, op. cit, t. I, p. 617). J.-B. Nothomb (Jean-Baptiste Nothomb, journaliste et avocat en 1830, secrétaire de la commission de Constitution, élu au Congrès par les arrondissements d’Arlon, de Luxembourg et de Grevenmacher, secrétaire du Congrès national, ministre des Travaux publics en 1837, ministre de l’intérieur en 1841, se retira de la politique en 1845 et fut ministre de Belgique à Berlin, depuis cette date jusqu’à sa mort), unioniste sans plus, qualifie l’union « de principe, d’acte de bonne foi et de progrès social » E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 598).
Les deux partis ont l’intention de demeurer unis. C’est la raison pour laquelle ils rivalisent de modération. Gerlache, l’ancien président du Congrès, écrit dans sen Histoire du royaume des Pays-Bas que les catholiques sont en prépondérance, mais que les libéraux modérés ne se séparent pas d’eux ((40) T. II, p. 251, note 2). Leclercq, ancien constituant, est d’avis « que les partis ne font pas plus défaut au Congrès que dans le reste de la Belgique, mais qu’ils sont toujours dominés par le sentiment de patriotisme et de liberté » (« La vie et l’oeuvre du Congrès national », p. 654, dans Bulletin de l’Académie royale des Sciences et des Beaux-Arts de Belgique, t. XLVII, 1879, pp. 652-687). Les historiens de cette période attestent chacun, sinon la présence de partis proprement dits, du moins celle de deux tendances différentes (C. Terlinden, « Histoire politique interne», p 41, dans Histoire de la Belgique contemporaine, t. II, pp. 1-230. Bruxelles, 1930, 3 vol. L. de Lichtervelde, Le Congrès national de 1830, pp. 35 et suiv. Bruxelles, 1922. H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. VI, p. 440. Bruxelles, 1930. F. Van Kalken, La Belgique contemporaine, p. 46. Paris, 1930. E. de Moreau, « Histoire de 1’Eglise catholique en Belgique » p. 485, dans Histoire de la Belgique contemporaine, t. II, pp. 475-588. T. Juste, Histoire du Congrès national de Belgique, t, I, p. 68. Bruxelles, 1850, 2 vol.).
Toutes divergences d’ordre philosophique s’effacent devant la question vitale d’être ou de ne pas être pour la Belgique. Les catholiques veulent plaire, manifestement, aux libéraux. C’est pourquoi ils s’aventurent tellement loin sur le terrain brûlant des libertés modernes. L’abbé De Foere revendique la liberté de la presse dans toute son étendue pour donner « une nouvelle preuve publique que nous serons et voulons être conséquents en tout et jusqu’au bout » ((43) E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 656). L’abbé de Haerne (Désiré de Haerne, né à Ypres en 1804, mort à Saint-Josse-ten-Noode en 1890, était vicaire à Roulers lorsqu’il fut élu au Congrès. Docteur en théologie et en philosophie et lettres de l’Université de Louvain, il fut nommé prélat domestique de Sa Sainteté et remplit la charge d’inspecteur ecclésiastique du diocèse de Bruges), le seul (page 56) prêtre républicain du Congrès, redoute que la royauté n’avantage trop les catholiques et ne forme par réaction un parti libéral. Se défiant de l’Etat, il trouve que « tous les partis doivent se jurer assistance mutuelle pour la défense de leurs droits s’ils veulent ne pas être sacrifiés aux exigences du pouvoir » ((45) E. Huyttens, op cit., t. I, p. 218). Environ cent soixante constituants sur deux cents sont trop patriotes, trop modérés, trop enthousiastes de la liberté pour se diviser sur le terrain constitutionnel.
Quand il n’existe pas de sérieuses dissensions à propos de la politique intérieure, les citoyens et les politiciens se divisent sur la conduite à tenir dans les relations étrangères. De telles divergences produisent le parti du « mouvement » sous la monarchie de Juillet ou celui de la revanche après 1870 en France et après 1932 en Allemagne, opposé au parti de la paix. En Belgique, elles animent toute la politique jusqu’en 1839. Ernest Vandenpeereboom Président de la Chambre de 1863 à 1867, non réélu en 1870, il disparut de la scène politique et mourut en 1875. Cousin du ministre Alphonse Vandenpeereboom et de Jules Malou, il appartenait à l’opinion libérale et écrivit un remarquable Essai sur le régime représentatif qui s’arrête en 1848) écrit qu’au parlement les divisions se sont établies sur la marche des affaires extérieures et qu’on distingue un parti ministériel et un parti antiministériel Du gouvernement représentatif en Belgique, t. I, p. 166. Bruxelles, 1856. 2 vol.). Lebeau avoue qu’on voit souvent « les Chambres se diviser eu deux fractions presque également composées, l’une et l’autre, de catholiques et de libéraux : MM. Devaux, Rogier, Lehon y votent avec le cabinet de M. de Theux contre MM. Brabant, Doignon, du Bus, Dumortier et autres » (La Belgique depuis 1847, troisième lettre, p. 60. Bruxelles, 1852). Ces quelques catholiques forment l’opposition ou le parti de la guerre. Leur mentalité prouve combien ils sont éloignés de croire à la possibilité de querelles autour de la question religieuse.
Le parti des belliqueux ou des « verts » veut le maintien des frontières de septembre 1830. Après les désastres d’août 1831, la plupart des hommes politiques comprennent la nécessité de certains sacrifices territoriaux ; Barthélemy Dumortier et ses amis ne veulent rien entendre. Ce sont des indépendants parce qu’aucun parti n’est encore organisé, des désintéressés parce que le bien de la patrie les passionne, des utopistes parce qu’ils se croient en mesure de résister à l’Europe entière, Ils s’élèvent (page 57) contre l’oeuvre du Congrès de Vienne, si bien qu’ils passent pour révolutionnaires aux yeux de Metternich et du ministre d’Autriche à Bruxelles, le comte Moritz de Dietrichstein (1801- 1852) ( A. De Ridder, « Les débuts de la légation d’Autriche à Bruxelles », p. 231, dans Bulletin de la Commission royale d’Histoire, t. XCII, 1928. pp. 173-412).
Au parlement, les « verts » attaquent le gouvernement par peur de dépenses exagérées, par peur surtout de concessions à la Hollande et à la conférence de Londres (« Ne croyez pas que dans mes paroles, il y ait rien de personnel contre vous qui êtes au ministère ; vos personnes me sont totalement indifférentes ; mais quand je vois que vous êtes cause du malheur du pays... je croirais manquer à mon devoir si je n’examinais pas franchement les fautes immenses que vous avez commises. » (Dumortier à la Chambre, cité par L. Hymans dans la Belgique contemporaine, p. 184. Mons, 1880)). Au lendemain des revers de 1831, Dumortier propose une enquête parlementaire sur la cause de notre défaite. La Chambre l’appuie d’abord, parce que le pays a l’impression d’avoir été trahi. Mais elle recule devant la nécessité de réorganiser l’armée et le danger de mener enquête sur des faits individuels. En 1832, le projet de création de l’Ordre de Léopold se heurte à la résistance des « verts » qui, par esprit démocratique, redoutent que les décorations ne deviennent des instruments de corruption aux mains du gouvernement. En 1839, lors de la ratification du traité des Vingt-quatre articles, Dumortier adresse aux trois ministres, qui, seuls, ont le courage d’affronter les Chambres, une apostrophe dont son patriotisme ardent explique la véhémence ( « Hommes d’Etat misérables ! ne voyez-vous pas que ces terreurs sont l’effet de votre faiblesse ? Vos fautes ont fait la force de nos ennemis que vous servez aujourd’hui... Les Chambres ont déclaré qu’elles ne reculeraient devant aucun sacrifice pour défendre l’honneur et la dignité nationale. » (Cité par L. Hymans, op. cit., p. 183.)). C’est lui encore qui contribue au renversement du ministère de Theux, en 1840, sans se douter qu’il prépare l’avènement d’un cabinet libéral homogène.
Dumortier et ses amis ainsi que le vicomte Charles Vilain XIIII s’opposent à l’établissement de relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Trop influencés par l’idéologie menaisienne, ils considèrent la séparation entre l’Eglise et l’Etat comme absolue, sans tenir compte des questions mixtes et des relations de mutuelle bienveillance qui doivent exister entre les deux pouvoirs. Ils se défient des diplomates, les fauteurs de l’abominable traité des Vingt-quatre articles. L’Etat belge, qui hérite d’une partie de la dette du royaume des Pays-Bas, est dans l’obligation d’économiser : quelle occasion meilleure d’éviter des frais aussi élevés (page 58) qu’inutiles (« Je ne puis donner mon approbation à la création des fonctions de ministre plénipotentiaire près le Saint-Siège. Je crains que cette ambassade ne soit plutôt nuisible qu’utile à nos libertés religieuses. La Constitution a défendu à l’Etat toute intervention dans les affaires des cultes, mais nous connaissons les détours de la diplomatie, on n’intervient jamais d’une manière directe et officielle, mais indirectement et officieusement, or, il n’est pas plus permis d’intervenir indirectement que directement... Ce n’est pas quand nous avons un déficit que nous devons satisfaire à des obligations de simple convenance ; nous devons nous borner aux obligations d’une utilité réelle ou de nécessité. Dans l’état des choses, je crois qu’il suffirait que nous ayons en Italie un chargé d’affaires, car notre but est tout simplement d’établir là un agent pour nos relations commerciales. » (Moniteur Belge du 31 janvier 1836. Extrait du discours de Charles Doignon (1790-1864), élu représentant en 133, donna sa démission en 1842, fut ordonné prêtre en 1851.)). Ils craignent encore qu’à l’entremise officieuse du nonce, le gouvernement n’essaie de mettre la main sur I’Eglise et le clergé, alors que la Constitution lui interdit toute immixtion dans les affaires ecclésiastiques. Vilain XIIII va jusqu’à redouter que le nonce, même involontairement, ne favorise « la formation d’un parti catholique puissant qui ruinerait l’union, diviserait le pays en deux camps, amènerait la proclamation d’une religion d’Etat et l’accaparement du pouvoir au profit d’un parti ou l’asservissement de l’Eglise et l’ilotisme des catholiques de toute façon... » (Cité par P. Van Zuylen, « La première mission du vicomte Vilain XIIII à Rome », pp. 43-45, dans la Revue générale, t. CXXIV, 1930, pp. 31-49. Rapport du 10 février 1833 envoyé par Vilain XIII en qualité de ministre extraordinaire auprès de Grégroire XVI au gouvernement belge et dans lequel le jeune diplomate expose les raisons qu’il croit militer contre l’établissement d’une nonciature a Bruxelles et d’une légation à Rome). En écrivant ces lignes dictées par l’inexpérience, le jeune diplomate ne se doute pas que les nonces à Bruxelles défendront l’unionisme jusqu’au bout.
Pour toutes ces raisons, et pour quelques autres encore, les « verts » déplaisent à Léopold Ier. Le 7 février 1836, le Roi s’en ouvre à Metternich : « Une minorité de catholiques ne veulent pas de gouvernement et croient que le peuple, placé sous leur influence, ne doit pas en avoir besoin. Ils veulent rendre notre Constitution, qui est déjà si exagérée, plus libérale encore et donner tous les pouvoirs à la Chambre. Dans ce but, ils ont employé, depuis trois ans, tous les moyens licites ou illicites pour rendre impossible une bonne loi communale et pour conserver une influence illimitée dans les communes. Je considère MM. dù Bus et Dumortier comme beaucoup plus dangereux que M. Gendebien » (Cité par A. De Ridder, « Léopold Ier et les catholiques belges », dans la Revue catholique des idées et des faits, n’ 28, 1927).
Il y a encore plus excessif que Dumortier. Après 1830, le Journal des Flandres, ancien porte-parole des frères Dechamps, (page 59) devient démocrate. Avec Lamennais, il croit que le peuple est le dépositaire de la tradition et du sens commun, le régénérateur de l’Eglise (Journal des Flandres, 22 février 1831). Un des rédacteurs de ce journal, Adolphe Bartels (1802-1862), prisonnier politique sous Guillaume d’Orange et protestant converti, semble vouloir jouer son petit O’Connell. Mais il exagère en interprétant les idées et la conduite du meneur irlandais selon ses propres tendances républicaines, selon son tempérament brouillon. Il s’élève contre l’encyclique Mirari vos et se détache peu à peu de l’Eglise. Il est plus clairvoyant et, si l’on peut dire, plus « fidèle », lorsqu’il dénonce les premières attaques des libéraux (Documents historiques sur la Révolution belge, pp. 382 et 420. Bruxelles, 1836). Ses articles véhéments dans le Journal des Flandres pourraient donner le change sur la persistance et l’importance d’un centre menaisien en Belgique, qualifié, un moment, de parti catholique. A partir de 1840, cette poignée de démagogues disparaît sous l’action conjointe du nonce, Mgr Fornari, des évêques, du Roi, des Jésuites et du Journal historique et littéraire (E. de Moreau, Les idées menaisiennes en Belgique, p. 597). Mais il fallait signaler son existence éphémère pour dissiper toute équivoque sur le vrai parti catholique, qui n’entre pas encore, comme tel, dans la lice politique.
Les évêques s’efforcent de maintenir l’unionisme en traçant aux fidèles leurs obligations électorales. A partir du 29 août 1831, leurs instructions se renouvellent régulièrement. Ils traitent seulement des principes sans jamais s’immiscer dans la politique du moment. Ils ne revendiquent d’ailleurs « que la pleine et entière liberté dans le cadre de la Constitution » (Cité par le comte L. de Lichtervelde, « Le premier parlement de la Belgique indépendante», p. 385, dans la Revue générale, t. CVIII, 1922, pp. 376-390). Ils recommandent de choisir des hommes honnêtes et capables d’assumer la liberté par « des lois sages et fondées sur la justice » (Mandement de l’évêque de Gand publié dans le Journal des Flandres du 18 août 1831). Ils insistent sur l’obligation de voter pour ne pas laisser à « une minorité opposée aux vrais intérêts du pays les moyens de dominer et de faire peser sur nous des idées peu libérales » (Lettre pastorale du vicaire capitulaire de Namur publiée par le Journal de Gand du 24 août 1831). En 1834, en 1837 et en 1841, Mgr Sterckx rappelle (page 60) à ses diocésains le devoir de la prière pour obtenir de bonnes élections et l’obligation de voter parce que « le bien général l’impose ». En même temps, il prescrit aux curés « de, procéder avec beaucoup de sagesse et de circonspection ; de ne pas s’occuper en chaire d’affaires politiques, de s’abstenir de tout ce qui peut rendre qui que ce soit odieux ou l’offenser en aucune manière. » (Cité par J. J. Thonissen, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. II, p. 266. Louvain, 1861 3 vol.)
Ces interventions modérées contribuent à donner aux fidèles le sens de leur responsabilité politique et aux Chambres, une majorité unioniste jusqu’en 1847. D’autre part, le comte de Lichtervelde leur attribue, par les ripostes qu’elles provoquent, « le commencement de la lutte des partis dans la Belgique contemporaine » (Article cité, p. 385). Dans ce domaine, les conceptions catholique et libérale entrent en conflit, la première considère le vote comme un devoir de conscience que l’Eglise a le droit d’imposer et de rappeler ; la seconde, au nom de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, trouve illégale l’intervention du clergé dans les élections, et même attentatoire à l’indépendance de l’Etat. Mais leur devoir électoral une fois rempli, les catholiques préfèrent généralement s’adonner aux initiatives privées qu’aux fonctions publiques.
Sous l’égide des libertés constitutionnelles, ils déploient une grande activité dans tous les secteurs de la vie privée. Selon l’expression de Dechamps, dans la Revue de Bruxelles, « leur opinion, satisfaite d’exercer paisiblement son influence toute morale, n’a jamais attaché de prix à la possession du pouvoir » ((63) Chronique politique, p. XI, février 1841). Elle se donne libre cours dans les initiatives multiples et fécondes de la charité. Sous l’impulsion de Mgr Sterckx (1792-1867), de Mgr van Bommel (1790-1852), l’ardent évêque de Liége, d’autres chefs de diocèses, la vie religieuse s’épanouit. Le recrutement et l’instruction du clergé sont assurés par la réouverture des séminaires, fermés depuis 1825. Les tournées pastorales, l’organisation des doyennés, les missions intérieures raniment la foi. La liberté d’association permet une nouvelle floraison d’instituts religieux, dont plusieurs essaiment aux missions étrangères. L’oeuvre des Bons livres et les conférences de Saint-Vincent de Paul s’établissent dans les villes. Cependant le domaine préféré des catholiques est l’enseignement. A la fin (page 61) de 1840, au degré primaire, « sur 5.189 écoles que compte la Belgique à cette époque, ils en possèdent 2.284 entièrement dirigées et soutenues par eux, sans compter les écoles subsidiées par l’Etat qui sont placées sous leur influence » (P. Verhaegen, La lutte scolaire, p. 6. Gand, 1905). Au degré secondaire, avant la loi de 1850, collèges et pensionnats élèvent la majorité de la jeunesse masculine et féminine. Au degré supérieur, l’Université de Louvain forme une grande partie de l’élite dirigeante. Cette activité bienfaisante, à l’abri de la Constitution, rassure les catholiques. Elle dérobe à leurs yeux la menace de luttes qui se précisent dans les sphères gouvernementales.
Au ministère et dans les Chambres, les catholiques maintiennent les principes de 1830. Majorité dans le pays et au parlement, ils ne sont que minorité au gouvernement, jusqu’en 1834 du moins. Comme l’écrit Dechamps, « ils se contentent d’un rôle passif de surveillance et de contrôle assidu car ils ne sont pas jaloux du pouvoir, mais des libertés dont dépend leur influence morale. » (Revue de Bruxelles, « Chronique politique », p. 61, octobre 1837). De 1834 à 1840, le catholique de Theux dirige un cabinet qui est unioniste comme les précédents. Les débats parlementaires de l’époque ont trait à la politique extérieure, aux budgets, à l’organisation provinciale, communale, militaire et judiciaire ; ils ne concernent guère la politique, au sens que l’on attache depuis à ce terme. Les catholiques opposants attaquent le gouvernement au sujet des questions citées plus haut ; ils le soutiennent dans tout ce qui a rapport aux principes de 1830. A propos de l’article 117 de la Constitution, qui oblige l’Etat à allouer un traitement aux ministres des cultes, comme un libéral unioniste vote le crédit pour l’érection d’un évêché à Bruges, Vilain XIIII l’appuie et montre que les subsides du clergé sont l’indemnité de la perte de ses biens. Pour prouver son respect de la Constitution, le même Vilain Xliii soutient la proposition de Lebeau tendant à augmenter l’allocation du culte israélite ( L. Hymans, Histoire parlementaire de la Belgique, t. I, p. 23. Bruxelles, 1878-1913, 8 vol. et 3 fasc.). On ne remarque, à cette époque, qu’une seule interpellation vraiment intolérante. C’est celle de Doignon qui reproche au ministère « de chercher à faire régner le pouvoir fort et à le faire dominer exclusivement au détriment de nos libertés religieuses comme de toutes les autres ». De Theux n’a pas beaucoup de peine à la réfuter (Moniteur belge, 8 février 1837). C’est gratuitement que (page 62) d’aucuns reprochent au premier ministre d’être au service de l’épiscopat (L. Hymans, La Belgique contemporaine, p. 94. Mons, 1880).
Jusqu’en 1846, les catholiques défendent le principe des ministères unionistes. Quand de Theux se retire, en avril 1840, blâmé par ses propres amis, ceux-ci ne pensent pas qu’un ministère libéral homogène puisse lui succéder. La combinaison Lebeau-Rogier, dont la déclaration ministérielle est très modérée, les laisse d’abord dans l’étonnement et l’expectative bienveillante. Dechamps, dans la Revue de Bruxelles, attend les actes du ministère pour se prononcer ((69) Chronique politique, avril 1840, p. XVIII). Devant les prétentions du leader doctrinaire, Devaux (Paul Devaux (1801-1880), avocat à Liège, membre du Congrès national et négociateur du traité de Londres, siégea à la Chambre jusqu’en 1863 comme député de Bruges. Après 1839, il devint doctrinaire en politique), dans la Revue nationale, il défend la thèse des gouvernements mixtes : « Les catholiques ne peuvent pas plus gouverner seuls que ne le pourraient les libéraux ; l’alliance des fractions modérées est nécessaire » (Revue de Bruxelles, p. XII, juin 1840). Inquiets beaucoup plus des tendances nouvelles de l’opinion libérale que des actes du ministère, les représentants catholiques se réunissent, pour la première fois, à l’hôtel de Sécus, le 18 février 1841. Ils décident de ne pas pousser le gouvernement à l’intolérance ((72) J. J. Thonissen, op. cit., t. III, p. 69). Mais le lendemain, Doignon engage un débat politique qui se poursuit durant trois jours et finit par laisser au cabinet dix voix de majorité. Peu de jours après, une adresse de certains sénateurs au Roi produit l’effet d’une bombe sur le ministère qui démissionne. L’intervention du Sénat, blâmée par les libéraux au moment même et plus tard E. Vandenpeereboom lui attribue d’avoir causé, par réaction, les congrès libéraux. Du gouvernement représentatif en Belgique, t. I, p. 386), prouve l’attachement de la majorité catholique à l’unionisme et sa crainte d’une politique unilatérale. En 1841, le cabinet mixte formé par J.-B. Nothomb qui arbore « le drapeau des intérêts généraux du pays, de la : modération et de l’union » (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 126) est défendu par de Theux, de Mérode, Dumortier. Après les élections de juin 1841, Dechamps écrit « Les éléments modérés des deux opinions doivent continuer à former ensemble cette majorité conciliante, nationale et forte qui puisse nous préserver de l’instabilité ministérielle, de l’usurpation des (page 63) partis exclusifs et donner au gouvernement un appui ferme et durable » Revue de Bruxelles. p. X, juillet 1841).
Pour conserver « cette majorité nationale, conciliante et forte », un ministère modéré, au crépuscule de l’unionisme, est acculé à une politique, sinon de compromissions, du moins de transactions. Ainsi, pour l’octroi de la personnalité civile à l’Université de Louvain, on sait déjà que la Constitution n’a rien prévu. En 1835, le recteur de Ram demande au cardinal Sterckx qu’une loi supplée au silence de la Constitution afin de faciliter la formation d’un patrimoine, l’entretien et la transmission des bâtiments aux héritiers, la perception des dons et legs, les relations avec la ville de Louvain. Le cardinal s’adresse à de Theux, qui ajourne la réforme jusqu’après les élections de 1837. En 1840, François du Bus, représentant de Tournai, et Jean- Baptiste Brabant (1802-1870), représentant de Namur, sont priés par leurs collègues de la Droite de transformer la requête des évêques en un projet de loi (A. Simon, «La question de la personnification civile de l’université de Louvain », p. 148-149, dans la Revue générale, t. CXX, 1938, pp. 147-162). Du Bus est un de ces catholiques libéraux, mal vus de Léopold Ier, pour leur résistance souvent exagérée à ce qu’ils appellent « les empiétements du pouvoir ». Davantage encore, c’est un catholique « pur sang » qui sait ce qu’il veut et va droit son chemin quand l’intérêt de la religion est en jeu C. du Bus de Warnaffe, op. cit., p. 270). Théodore Verhaegen et l’état-major libéral le savent par expérience. Le 10 février 1841, la proposition de loi est déposée sur le bureau de la Chambre et favorablement examinée par les sections.
L’alerte est donnée. Peu s’en faut que le cabinet Nothomb ne puisse se former. « Les hauts bonnets du libéralisme se réunissent chez Verhaegen, leur presse se déchaîne, quelques conseils communaux, prompts avant-hier comme hier, à sortir de leurs attributions légales, se donnent le goût de faire de la grande politique et joignent leur voix au concert ». Ce sont ceux de Liége, - où fulmine Frère-Orban, — de Gand et de Tournai (C. du Bus de Warnaffe, op. cit., p. 259). Tous, en choeur, évoquent la résurrection de la mainmorte, de la domination cléricale, du règne de l’obscurantisme, toutes les rengaines de propagande. Léopold Ier craint la chute du ministère. Il fait pression sur Rome par Mgr Fornari, internonce à Bruxelles jusqu’en 1842, puis nonce, et aussi par Metternich ; sur chacun des évêques et principalement sur (page 64) Mgr Sterckx. Il voudrait faire retirer le projet Les tractations durent quelques mois. Le 15 novembre, du Bus écrit à son frère que « dans une réunion de députés catholiques, des hommes comme le soi-disant énergique Doignon ont proclamé que si la proposition était mise aux voix, ils seraient maintenant les premiers à voter contre ! ! ! Voilà l’attitude que l’on prend en face d’une intrigue diplomatique » (C. du Bus de Warnaffe, op. cit., p 263). Le 15 février 1842, les évêques envoient à la Chambre une lettre par laquelle ils retirent la pétition introduite un an plus tôt. Du Bus et Brabant sont lâchés par leur parti. L’Université catholique attendra jusqu’en 1911. Mais l’unionisme survivra.
Il sert à faire passer la loi transactionnelle de 1842 sur l’enseignement primaire. Les catholiques interprètent la liberté constitutionnelle dans le sens le plus large. Pour eux, l’Etat n’a pas à enseigner puisqu’il est neutre, c’est-à-dire qu’il n’a pas de doctrine, il ne peut intervenir que « pour combler le vide laissé par la liberté, trop jeune encore pour avoir eu le temps de tout reconstruire » (E de Moreau, Adolphe Dechamps, p. 123). « En déclarant que l’enseignement donné aux frais de l’Etat serait réglé par une loi, écrit de Gerlache, on voulait restreindre les droits de l’Etat et non pas les étendre... Il pourrait y avoir des lacunes à combler quelque part, et c’était au gouvernement à le faire. Mais le Congrès ne désirait rien au delà » (Essai sur le mouvement des partis, p. 62. Bruxelles, 1862). Allant plus loin, Mgr van Bommel, dans l’Exposé des vrais principes sur l’instruction publique, primaire et secondaire, publié à Liége en 1841, se prononce pour l’organisation légale de l’enseignement, basé sur l’éducation morale et religieuse (E. de Moreau, op. cit., p. 133). On sent l’influence des principes prussiens dans lesquels l’évêque de Liège a été élevé. Le succès de sa thèse contribue à rallier tous les catholiques au vote d’une loi organique. De leur côté, la plupart des libéraux, quoique partisans de l’intervention du pouvoir central, reconnaissent la nécessité d’une instruction religieuse et morale. Les débats de 1842 témoignent de l’entente des partis. Ils se passent aux derniers beaux jours de l’unionisme.
La loi sur l’enseignement primaire de 1842 concilie l’intervention de l’Etat et la liberté. Le 8 août, Nothomb, ministre de l’intérieur, expose « l’économie générale du projet et définit l’attitude du gouvernement. Le projet comprend l’obligation, (page 65) pour chaque commune, d’avoir une école et de donner gratuitement l’instruction aux enfants pauvres : il décrète l’éducation morale et religieuse, inséparable de l’instruction ; il assure les subsides de la province et de l’Etat. Le gouvernement entend par éducation religieuse l’enseignement d’une religion positive. Ici l’intervention du clergé est nécessaire, mais librement accordée, et pour qu’elle puisse l’être, honorable et efficace » (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 110). Cette déclaration ne rencontre pas d’opposition de principe. Certains libéraux redoutent seulement que les prêtres n’aillent trop loin. Un représentant manifeste son bon sens en faisant appel à l’union. La Chambre vote le projet par 75 voix contre 3 et une abstention. Le Sénat, composé en majorité de gentilshommes propriétaires, fermes soutiens de l’ordre social, l’agrée à l’unanimité. Un de ses membres se félicite d’avoir vu résoudre la question la plus difficile de toutes, celle de l’instruction primaire, il se déclare heureux qu’on n’ait « pas séparé la morale de la religion révélée » (L. Hymans, op. cit., t. II, pp 165-168). Un autre dit que la loi « en abandonnant exclusivement au clergé l’enseignement de la morale et de la religion, répond aux voeux du pays ; rassurés à cet égard, les parents pourront confier leurs enfants aux écoles primaires » (L. Hymans, op. cit, t. II, p. 66).
Jusqu’en 1857, il n’y a plus d’incidents graves. A part Dumortier qui rue toujours dans les rangs. Les catholiques restent sincèrement unionistes, à la satisfaction non dissimulée de Léopold Ier. « Je ne saurais assez le répéter, dit le Roi à un diplomate étranger après les élections de 1841, le catholicisme fait la force de ce pays » Et une autre fois « Quant au parti catholique, c’est le plus ferme appui de mon gouvernement, et c’est sur lui seul que je compte » (A. De Ridder, Fragments d’histoire contemporaine de Belgique, pp. 28.29. Bruxelles-Paris, 1931). Il lui confie le pouvoir en 1846, après avoir refusé la dissolution des Chambres à Rogier. Il forme le second ministère de Theux, connu sous le nom de cabinet des « six Malou » parce que ses titulaires appartiennent à la même opinion, ce que Malou lui-même considérait comme un malheur. Ce gouvernement s’applique à la gestion des affaires pour éviter les occasions de dissentiments intérieurs jusqu’à ce que les élections de 1847 donnent la majorité aux libéraux.
N’est-ce pas de leur propre faute si les catholiques sont mis en minorité aux élections de 1847 ? Voici le témoignage de (page 66) François du Bus, en date du 25 avril 1846 : « Dans une réunion chez le prince de Chimay, on a reconnu la nécessité de s’organiser, de se concerter pour soutenir la lutte formidable qui se présente. On a nommé, il y a deux jours, les présidents de sections ; les libéraux s’étaient donné le mot pour y aller, les nôtres ont fait défaut et les libéraux ont emporté quatre nominations sur six. Il importe donc grandement que les nôtres soient réveillés de leur apathie et de leur négligence ». Trois jours après, il revient sur le même sujet « Notre situation est bien pénible. Les hommes sur lesquels on aurait cru devoir compter, viennent avec des opinions individuelles, qu’ils ne veulent pas modifier, même momentanément, en présence d’une pareille crise. Où allons-nous avec de pareilles divisions dans les moments les plus critiques ? ». N’est-ce pas trop souvent le cas de la Droite de se diviser en elle-même ? Du Bus déplore l’absentéisme parmi ses amis : « Nos bancs sont presque dégarnis comme si ceux de notre opinion ne s’attendaient pas à une discussion politique ». Les projets d’organisation s’effritent devant un essai de centre gauche, « probablement suscité par nos adversaires pour opérer une scission dans la majorité. » Puis ils rebondissent : « J’ai causé avec de Theux, Malou et Dechamps. Ils apprennent, avec satisfaction, qu’on ne se décourage pas et qu’on songe sérieusement à s’organiser pour continuer la lutte ». C’est écrit le 12 janvier 1847. Voilà près de neuf mois que les catholiques « songent sérieusement à s’organiser ». Conclusion : « Nous laissons l’opposition s’emparer de l’examen des lois importantes, parce que nous sommes paresseux et aimons nos aises » C. du Bus de Warnaffe, op. cit., pp. 300-302). C’est du moins un mea culpa sincère.
Les catholiques révèlent encore leur désir d’union dans les rares publications qu’ils dirigent alors, Ainsi Dechamps et Pierre de Decker, dans la Revue de Bruxelles, qu’ils fondent ensemble en 1837. Ils ouvrent leur périodique à la politique : « non cette politique querelleuse, mesquine, individuelle, mais celle qui dans toutes les questions prend pour base la Constitution et pour but la gloire et les intérêts du pays » ((88) p. 4, juillet 1837). Dechamps, à cette époque, n’est plus menaisien ni démocrate, mais il garde de 1830 le profond attachement à l’unionisme et la mentalité d’un catholique libéral. Il revient sans cesse sur « le pacte » (page 67) de 1827. Il se préoccupe de montrer que les catholiques ne désirent pas le pouvoir. « J’affirme que si demain les catholiques avaient de la part des principales fractions du libéralisme la garantie formelle et assurée que jamais elles ne porteraient atteinte à ces libertés, ils abandonneraient la lutte électorale à qui voudrait s’y jeter » ((89) Revue de Bruxelles, p. 63, octobre 1837). Phrase extraordinaire ! Témoignage de désintéressement, sinon de crédulité naïve ! Dechamps croit discerner deux sortes de libéralisme : le libéralisme du XVIIIème siècle, qui vise la destruction de la société chrétienne et ne veut pas de la liberté religieuse, celui du XIXème siècle, qui est tolérant et accepte la liberté de l’Eglise (« Les deux libéralismes » dans la Revue de Bruxelles, pp. 110-126, juin 1838). Après 1839, il espère que les appellations de partis vont disparaître « parce que le travail d’organisation générale est presque terminé » (Revue de Bruxelles, p. XII, octobre 1839).
En 1841, le baron Félix van den Branden de Reeth (1809-1867), ancien élève de St. Acheul, élu représentant en 1848, fait paraître à Malines, une brochure intitulée : De l’alliance des partis ou considérations politiques, philosophiques et religieuses sur les partis en Belgique. Il s’efforce de montrer que les différences entre les partis ne sont que des distinctions verbales : « Deux partis semblent aujourd’hui diviser la Belgique en deux camps opposés : on est convenu d’appeler l’un libéral, l’autre catholique comme si un libéral ne pouvait être catholique, ou un catholique libéral ; véritable jeu de mots, véritable non-sens, car la Belgique étant un pays catholique, presque tous les libéraux sont catholiques, et, d’un autre côté, la Belgique étant un pays libre, un Etat constitutionnel, tous les catholiques sont également libéraux ». Il pose la question sur le terrain, non de la conception de vie, mais de l’attitude envers la liberté et la Constitution. De son point de vue, il a raison à cette date, la plupart des catholiques sont libéraux par leur attachement sincère au régime, beaucoup de libéraux en politique se comportent en croyants dans le privé. Le catholicisme libéral, aux environs de 1840, ne soulève pas encore de difficultés. Van den Branden poursuit., tout vibrant d’un romantisme juvénile : « Ces partis que l’on croit si divisés n’attendent peut-être que le grand jour de la discussion pour résumer leurs prétentions réciproques... ils finiront par se tendre une main amie et marcheront ensemble au grand but que doit envisager tout homme sincèrement dévoué à son pays, c’est-à-dire sa prospérité (page 68) matérielle reposant sur le progrès de la morale publique et développée par le perfectionnement des idées intellectuelles » !
Le Journal historique et littéraire est la seule revue mensuelle qui échappe alors à l’influence libérale. Il est fondé en 1834 par Pierre Kersten (1789-1865), l’imprimeur de l’évêché de Liége. Il paraît sans interruption jusqu’à la mort de son fondateur. Au début, il « n’accepte la Constitution que comme un pis-aller ; après vingt-cinq ans d’expériences, il se rallie pleinement à elle et la défend contre le mouvement ultramontain » ( E. de Moreau, Les idées menaisiennes en Belgique, p. 597). Il fait d’abord campagne contre les catholiques libéraux, et surtout, contre le groupe antiministériel dirigé par Dumortier dont les tendances démocratiques sont fort mal vues à Rome. Il change d’attitude à partir de 1840 : « Les catholiques, comptant sur leur nombre, croient n’avoir pas à s’inquiéter beaucoup des affaires publiques. Ils ne travaillent pas dans toutes les circonstances, il faut pour les tirer de leur assoupissement et pour les faire agir un vrai besoin, quelque danger réel et visible ou un intérêt de haute importance ». C’est, dit-il, « la paix intérieure qui les tient éloignés des discussions et des affaires publiques » (Journal historique et littéraire, t. VII, p. 92, 1er mai 1840). Ne ferait-il pas bien d’ajouter l’inertie, le manque de clairvoyance, l’inexpérience des affaires de l’Etat ? Il recommande la défiance, la vigilance et l’observation, en attendant les actes ( Journal historique et littéraire, t. VII, p. 98, 1er juin 1840). Le 1er août 1840, il propose « un remède nouveau et extraordinaire » qui consisterait à engager « les personnes de bonne volonté à ne plus lire tels ou tels écrits ; ce serait le noyau d’une association qui pourrait devenir générale et qui embrasserait tous les grands intérêts religieux et politiques » (Journal historique et littéraire, t. VII, p- 192, 1er juillet 1840). Mais cette suggestion si intéressante n’éveille aucun écho. Les catholiques ne pensent pas encore à se grouper.
La presse quotidienne est moins combative encore. Après 1830, le démocratique Journal des Flandres vit jusqu’en 1844. De Gazette van Gent mène, selon Malou, « la vie d’un bon vieillard » (H. de Trannoy, Jules Malou, p. 218). Le Siècle, dû à l’initiative de l’abbé de Haerne, ne dure que six mois (1832) ; L’Union lui succède de 1832 à 1837, puis le Conservateur belge ; trois organes modérés de (page 69) l’opinion catholique (A. Warzée, Essai historique et critique sur les journaux belges, pp. 102-103, Bruxelles-Gand, 1845). Ces journaux, à l’existence éphémère, sont à peine mentionnés dans les documents de l’époque. Leur influence aurait donc été des plus limitées. En 1839, L’Ami de l’Ordre débute à Namur. A Bruxelles, la situation est déplorable. Depuis 1830, L’Emancipation, en dépit de son titre, « s’abstient prudemment de prendre en politique une attitude compromettante » (H. de Trannoy, op. cit., p. 213). C’est le seul organe vaguement conservateur de la capitale. En 1841, il compte 2.208 abonnés, chiffre assez satisfaisant pour une époque où les classes dirigeantes seules lisent et forment l’opinion. En 1843, il est repris par deux publicistes français, les frères Natalis et Amable Briavoinne, qui veulent concentrer la presse conservatrice entre leurs mains. C’est seulement à partir de 1841 que Bruxelles possède un journal franchement catholique.
En 1820, le chevalier Dieudonné Stas (1791-1868) fonde à Liége le Courrier de la Meuse. En 1840, il se transporte dans la capitale avec son personnel et tout son atelier. A partir du Ier janvier 1841, il fait paraître le Journal de Bruxelles. D’une honnêteté superlative, prudent jusqu’à l’excès, modeste, vraiment humble, cet homme de valeur ne se révèle tout entier que dans la défense. Il se montre vif, énergique, opiniâtre, indomptable, quand ses principes sont en jeu : la foi, l’ordre, la liberté. C’est un homme de bien qui ne rapporte rien à lui, tout à sa cause ((99) Journal de Bruxelles, Numéro-Souvenir, 6 décembre 1899). Jean-Baptiste Coomans (1813-1896), qu’un apprentissage de secrétaire auprès de Charles Nodier a formé aux belles-lettres, fait équipe avec lui, dans les débuts. Ecrivain distingué, polémiste courageux, Coomans parcourt une carrière brillante. Jusqu’en 1845, il reste au Journal de Bruxelles, puis crée le Courrier d’Anvers, est nommé représentant de Turnhout en 1848, devient en 1853, propriétaire-directeur de L’Emancipation et de la Gazette de Bruxelles jusqu’en 1858. Il fonde alors l’hebdomadaire La Paix, son organe de prédilection qu’il dirige jusqu’à sa mort (. Balau, Soixante-dix ans d’histoire contemporaine de Belgique, 1815-1884, p. 210, note (2). Louvain, 1890). En 1840, Joseph Demarteau recueille dans la Gazette de Liége la succession du Courrier de la Meuse.
L’ambition de Stas est d’être, dans la presse, l’auxiliaire dévoué des fondateurs et des continuateurs de l’oeuvre du Congrès national (Journal de Bruxelles, 6 décembre 1899). Dans le Journal de Bruxelles, il affirme la nécessité de doter Bruxelles d’un moyen d’expression propre à l’opinion catholique. Il désire toutefois « maintenir l’union entre tous les hommes politiques et ceux qui ont à coeur le bien du pays et veulent le triomphe de ses véritables intérêts ». Ce but, il le poursuivra avec modération, avec franchise, dans la « discussion pacifique ». Il prendra « la défense des principes conservateurs et des doctrines sociales », appellations assez vagues qui recouvrent l’ensemble des conceptions traditionnelles de l’époque sur la chose publique. Il s’occupera des intérêts matériels, des questions d’économie politique, d’industrie, de finances, de commerce « suivant leur degré d’importance et leur valeur d’actualité ». Il dédaigne toute propagande, repousse du pied le « chantage ». Il montre son « esprit d’ordre, de progrès régulier et sagement conduit..., de patriotisme et d’attachement à toutes les institutions aussi bien qu’à toutes nos gloires nationales ».
Comme la plupart des catholiques, le Journal de Bruxelles ne voit pas la cause véritable du déclin de l’unionisme. Il l’attribue aux passions et aux intérêts, « les principes y sont pour fort peu de chose » ! Il ne se rend pas compte qu’à la faveur d’une équivoque, les plus avancés prennent la tête du mouvement et se séparent des unionistes pour défendre « l’indépendance du pouvoir civil ». Mais, de même que le Journal historique et littéraire, il dénonce avec perspicacité que les « libéraux se sont adjugé la possession exclusive des lumières et de la science gouvernementale » parce que « les catholiques ont abandonné à leurs adversaires le terrain des influences » et qu’ils ont témoigné « trop d’indifférence pour l’exercice des droits politiques » (Journal de Bruxelles, 3 janvier 1841). Dans cette somnolence réside toujours la cause initiale de l’action des gouvernements anticléricaux. A partir de mars 1841, le Journal fait campagne pour défendre la proposition de loi tendant à octroyer la personnalité civile à l’Université de Louvain. Il polémique à ce sujet ou à propos de l’instruction publique avec L’indépendance, principal organe libéral.
Durant cette première période de la Belgique indépendante, les catholiques font confiance au libéralisme. Ils admettent les principes de liberté, d’égalité, de souveraineté populaire. Ils font cause commune avec les libéraux, qui n’ont cependant pas leurs convictions religieuses ni morales, d’abord pour renverser le despotisme de Guillaume Ier, ensuite pour établir et, enfin, pour défendre la Constitution. Ils profitent surtout des libertés d’enseignement et d’association. Leur domaine, par excellence, est le secteur privé. Ils justifient la remarque faite en 1844 par Mgr Fornari, ancien nonce à Bruxelles : « Il ne faut pas se le dissimuler, les catholiques sont plus forts en nombre, mais beaucoup plus faibles en activité et en énergie ; à chaque élection, ils perdent du terrain » (C. de T’Serclaes, Le pape Léon XIII, t. I, p. 107). La préoccupation de l’indépendance nationale, les souvenirs du despotisme hollandais et de la révolution faite en commun empêchent la formation de partis délimités et organisés. Comme l’écrit le comte H. Carton de Wiart « après 1842, pourquoi les catholiques auraient-ils mobilisé leurs troupes et les auraient-ils disposées en formation de combat ? N’ont-ils pas pour eux le sentiment des masses ? En s’équipant eux-mêmes en bataille ne vont-ils pas disloquer une union qu’ils jugent nécessaire au bien de la nation ? Ils restent donc l’arme au pied » (« Le parti catholique », p. 100, dans le Livre d’Or du centenaire de l’Indépendance belge, 1830-1930, pp. 100-102. Bruxelles-Anvers, 1930). Ce n’est pas d’eux que partira le signal du combat.