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Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884
GUYOT De MISHAEGEN G. - 1946

G. GUYOT de MISHAEGEN , Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884

(paru à Bruxelles en 1946, chez Larcier)

Chapitre 2. Attaque répétées (1839-1870)

(page 73) « Anticléricalisme, antiparticularisme et antilibéralisme, ce fut à peu près la formule générale du parti libéral belge, depuis 1830 jusqu’à 1870... Il a été une manière de jacobinisme tempéré et poli, mais à tendances autoritaires, centralisatrices et anticléricales très fortes et très opiniâtres ». C’est en ces termes qu’Emile Faguet, un Français d’opinion libérale, définit le libéralisme belge (M. Wilmotte, La Belgique morale et politique, préface, p. XII. Bruxelles. 1900). Dès le début de l’indépendance, les libéraux belges entendent la parole de Sylvain van de Weyer, qui fut un rationaliste indépendant (1802-1874) : « On ne se sacrifie pas pour un parti qui hésite : il faut qu’un parti prenne parti » (C. Bronne, Léopold Ier et son temps, p. 345. Bruxelles, 1942). Ils le font, mais un peu au hasard jusqu’en 1846. Le Congrès qu’ils réunissent cette année-là leur donne une constitution durable, un programme rigoureux, des cadres solides. L’offensive, alors déclenchée par eux, doit, à notre avis, être considérée comme une des causes déterminantes de la formation, exclusivement défensive à l’origine, du parti catholique belge.

1. Ce qu’est le libéralisme

Le libéralisme est un mouvement complexe. Il se centre sur deux conceptions principales la liberté et le laïcisme. En France, au XVIIIème siècle, l’élite se détourne du régime établi. Elle accueille avec enthousiasme les idées qui viennent d’outre-Manche. Elle stigmatise les « abus », les lettres de cachet, la censure, les monopoles corporatifs, le colbertisme, les privilèges de toute espèce, la dîme, les droits féodaux. Elle veut la limitation (page 74) et le contrôle des actes royaux, la séparation des pouvoirs, la liberté d’opinion et de travail, l’égalité des droits. Elle réclame toutes sortes de libertés et même la liberté tout court. C’est à ce dernier point de vue que se place le chef du libéralisme belge au XIXème siècle, Frère-Orban (1812-1896), lorsqu’il s’écrie à la Chambre, le 29 mars 1876 : « Le libéralisme a pour mission, a pour but d’assurer à l’homme la plus grande somme de liberté possible dans toutes les sphères de l’activité humaine. Le libéralisme soutient que l’homme a le droit de se développer religieusement, moralement, intellectuellement, politiquement, matériellement, sans entrave, sans contrainte, et qu’il faut à cet égard lui garantir toutes les libertés qui sont compatibles avec les droits d’autrui et avec l’ordre public » (Cité par F. Van Kalken, La Belgique contemporaine, p. 72). C’est bien ainsi que l’entendent tous les membres de son parti.

Le libéralisme est individualiste. « Il répond, selon Paul Hyman (1871-1941), à une tendance permanente de l’esprit, ou si l’on veut même, à un instinct de la nature humaine, l’aspiration à l’indépendance de la pensée et de l’acte, au besoin de se développer en pleine liberté, à être homme enfin, maître de lui-même et responsable » (P. Hymans, Pages libérales, p. 8. Bruxelles, 1936). Considérant la liberté sous l’angle de l’absolu, les théoriciens libéraux en font la plaque tournante de leur philosophie et de leur politique. L’homme ne peut avoir de maître devant lequel il ait à répondre ; sa conscience ne doit de comptes qu’à elle-même. Servir c’est s’asservir ; s’incliner, c’est abdiquer toute fierté. « Il me semble, précise encore P. Hymans, qu’avant tout le libéral a soif de liberté, il veut être libre de penser à sa façon et comme il veut, de défendre ses opinions et de discuter celles des autres. Il met au-dessus de tout sa liberté et sa raison » (P. Hymans, op. cit., p. 35). « La liberté individuelle, dit d’autre part Faguet, est le droit que je me crois de vivre à ma guise, d’agir à ma guise tant que je ne fais de mal à personne et tant que je ne gêne sérieusement personne » (Le libéralisme, p. 45. Paris, 1902). On sera donc facilement relativiste ou éclectique en philosophie ; soi-disant neutre, laïque ou rationaliste en religion, toutes les opinions étant dignes de respect. En politique, on ne se défendra que très difficilement contre une certaine défiance à l’égard du pouvoir.

Le laïcisme découle de l’individualisme. L’usage d’une liberté, (page 75) limitée seulement par les lois et les droits d’autrui, se fonde sur l’optimisme et sur la croyance au progrès indéfini. Prétendre, avec Rousseau, que l’homme est « naturellement bon », revient à nier le péché originel, la nécessité de la Rédemption, toute l’ascèse chrétienne. Cet homme naturellement bon est forcément un libre penseur. « Il revendique pour lui un droit, celui de s’affranchir des influences de tous cultes, de tous dogmes et de toutes confessions... son instrument sera la libre discussion ; sa méthode, le libre examen » (P. Hymans, Portraits, Essais et Discours, pp. 304-305. Bruxelles, 1914). Sa religion est un déisme naturel ; sa philosophie, tour à tour, le rationalisme, le positivisme, le scientisme ; son culte, celui de l’homme ; sa congrégation, la franc-maçonnerie, « le conservatoire et l’organisme agissant des idées du XVIIème siècle sous leur double aspect philosophique et politique » (L. Reynaud, La démocratie en France, p. 34. Paris, 1938). Frère-Orban a beau dire que « le libéralisme se suiciderait et renierait son essence et sa raison d’être s’il descendait sur le terrain religieux » (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. V, 2ème partie, p. 43), Paul Hymans est beaucoup plus clairvoyant - ou simplement plus sincère - lorsqu’il reconnaît que « les premiers libéraux, en Belgique comme en France, sont anticléricaux par les raisons, les instincts, les nécessités mêmes qui les font libéraux. Ils ne peuvent être l’un, non l’autre » (P. Hymans, Portraits, Essais et Discours, p. 290).

L’Eglise universelle, société d’institution divine pour le salut des âmes, s’opposant de toutes ses forces à la propagation de l’erreur, fondant son enseignement dogmatique et moral sur la Révélation, revendiquant le statut nécessaire à l’accomplissement de sa mission surnaturelle ? Autant de mots vides de sens aux oreilles des libéraux. Autant de prétentions injustifiées. Autant de manifestations de cléricalisme. Le cléricalisme, en effet, c’est « l’influence de Rome dans les affaires d’un pays » (L. Reynaud, op. cit., p..74). C’est « la milice politique de l’Eglise romaine » (F. Hymans, Portraits, Essais et Discours, p. 289). C’est « l’idée religieuse cherchant à s’imposer aux consciences par les instruments du règne civil, c’est une religion cherchant à dominer les autres, c’est un culte cherchant à s’assurer dans l’Etat un rôle d’autorité et de super intendance ; ce sont les ministres de ce culte, usant du prestige de leur office et de leur costume, de tout leur empire sur les âmes, au profit de la politique de leur Eglise, et cette Eglise, non contente de sa puissance (page 76) spirituelle et de son autorité morale, cherchant à imprimer sur les lois civiles le sceau de ses doctrines. L’idée cléricale n’est pas une idée politique, c’est une idée confessionnelle. La politique cléricale n’est qu’une tactique, au service d’une propagande religieuse. Le parti clérical n’est qu’une secte, cherchant à conquérir le pouvoir... » (P. Hymans, op. cit., pp. 307 et 313). Suivant la logique de ces déclarations, le libéralisme doit être anticlérical.

L’anticléricalisme, suivant sa conception, n’est qu’un moyen de « défendre » la liberté, spécialement sur le terrain religieux : « C’est au nom de la liberté de conscience en péril qu’il va être fait appel à la nation, et c’est une nouvelle phase du conflit historique qui s’ouvre entre la société civile et l’Eglise, de la raison libre contre le dogme, de l’esprit d’émancipation et de tolérance contre l’esprit d’autorité et de réaction » (P. Hymans, op. cit., p. 289). L’Eglise romaine n’est-elle pas, de tous les « facteurs de réaction », « le plus puissant, le plus redoutable, le plus difficile à atteindre et à réduire » ? (P. Hymans, op. cit., p. 288). Le 17 décembre 1841, Delfosse (Noël Delfosse, né à Liége en 1801 et y décédé en 1858, fut élu représentant en 1840 et prit position dans la fraction avancée du libéralisme. Il provoqua un élan de patriotisme à la Chambre, le 1er mars 1848, lorsqu’il s’écria que la liberté, pour faire le tour du monde, n’avait pas à passer par la Belgique qui la possédait depuis dix-huit ans) explique à la Chambre belge que « la division du pays en deux camps est très ancienne, elle est le produit d’une vieille lutte qui n’est pas près de finir : c’est la lutte de ceux qui veulent des privilèges contre ceux qui veulent l’égalité » (L. Hymans, Histoire parlementaire.).

« L’Etat, écrit encore Emile Faguet, est un mal que l’humanité a inventé pour conjurer la combativité humaine, mais certainement il est un mal » ( E. Faguet, Le libéralisme, p. 16). Cela n’empêche que même les libéraux, quand il leur arrive de diriger « veulent avoir tout le pouvoir possible » (E. Faguet, op. cit., p. 40). Ils n’admettent aucune ingérence des autorités religieuses. Le 17 novembre 1847, Frère-Orban déclare à la Chambre des représentants que « le ministère est arrivé au pouvoir avec la mission spéciale de faire respecter l’indépendance de l’autorité civile à tous les degrés... » ( L. Hymans, op. cit., t. Il, p. 607). Les libéraux conçoivent « l’Etat comme l’organe de la communauté ayant pour mission de faire prédominer l’intérêt général sur les intérêts particuliers ; de garantir à tous un traitement égal et (page 77) une liberté égale ; d’organiser aux degrés divers un enseignement éclairé, tolérant, affranchi d’influences dogmatiques et confessionnelles, ainsi, accessible à tous et respectueux des consciences et des croyances » ( L. Hymans, Pages libérales, p. 36). Animés d’un tel idéal politique, comment pourraient-ils ne pas être anticléricaux ?

Le libéralisme est bourgeois. C’est même lui qui assure le triomphe de la bourgeoisie. Au XVIIIème siècle, les avocats et gens de robe sont ambitieux de supplanter la noblesse et d’accéder eux-mêmes au premier rang. C’est la bourgeoisie qui commence la Révolution française de 1789, l’achève à son profit et garde l’hégémonie durant un siècle. En Belgique, elle s’inspire aussi des principes de 1789. Le 22 janvier 1841, Frère-Orban le proclame sans détour : « ... J’ai prononcé le mot de 89 qui rappelle l’abolition des privilèges de la noblesse et du clergé, qui rappelle l’avènement du Tiers-Etat. C’est à cette Révolution que nous devons ce que nous sommes et, comme nous avons reçu de père en fils, avec le sang, le souvenir des ignominies qu’on fit peser sur le Tiers-Etat pendant des siècles, nous pouvons aussi aujourd’hui glorifier cette magnifique Révolution de 1789... » (L. Hymans, op. cit., t. Il, p. 618).

La bourgeoisie du XIXème siècle réalise un ensemble de vertus dites « bourgeoises ». Elle connaît le mot d’ordre de Guizot : « Enrichissez-vous par le travail ». Elle est laborieuse, littéralement inlassable, probe, économe, sérieuse. La propriété est le but de son action. Le cens est la source de ses privilèges, car elle en possède quoi qu’on dise. Elle est vertueuse, raisonnable et sensible à la mode du XVIIIème siècle, mais audacieuse dans ses entreprises économiques. Elle est laïque, se méfie de l’intrusion du prêtre dans sa vie et ne tolère plus d’autre contrôle de sa conscience que la raison humaine. Paul Hymans peut écrire : « Le libéralisme veut partout et dans toutes les couches sociales des consciences fières, ombrageuses et susceptibles, des consciences « conscientes ». Il sait que les peuples sains et robustes sont ceux où la conscience a le plus de ressort et d’énergie » (P. Hymans, op. cit., p. 306). La bourgeoisie libérale qui parle beaucoup de raison, de vertu, de liberté et de tolérance « vit sur un capital de vertus qui ne se renouvelle pas » (G. Kurth, La nationalité belge, p. 132. Bruxelles, 1930). « Elle produit des générations saines, dévouées et actives, dont la respectabilité est la consécration sociale de la vertu » ( G. de Reynold, L’Europe tragique, p. 440. Paris, 1935), mais dont la morale est faite plutôt (page 78) de traditions et de convenances que de convictions basées sur une foi. Elle croit l’homme perfectible par ses propres moyens, elle préfère ne pas tenir compte de ses tendances mauvaises. Elle ne croit plus à Dieu, mais à la Science, au Progrès, à l’Humanité (« Le progrès est la grande foi du siècle, seule peut-être elle n’a point de dissidents véritables, car elle entraîne ceux mêmes qui croient lui résister. » Revue Nationale, t. I, p. 31,1839. Baron, secrétaire de l’Université libre de Bruxelles, à la cérémonie d’inauguration de celle-ci : « L’humanité, voilà l’étoile où doivent se diriger sans cesse les regards, le but où doivent sans cesse tendre les efforts, car l’avenir est là tout entier. » Cite par J. J. Thonissen, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. I, p. 224. Louvain, 1862, 3 vol.)

2. Evolution des libéraux

En 1815, les libéraux de Belgique acceptent plus facilement que les catholiques la réunion à la Hollande. Leur mentalité de « philosophes » du XVIIIème siècle est satisfaite par l’abolition des privilèges ecclésiastiques, par la proclamation de la liberté des cultes et par l’anticléricalisme du gouvernement de La Haye. Propriétaires de biens « noirs », capitalistes et rentiers, leur situation est garantie par la Grondwet. Ils soutiennent donc le nouveau régime, non par amour de la Hollande ou de Guillaume Ier, mais parce que ce régime les satisfait. C’est en France qu’ils vont chercher leurs mots d’ordre, dans le camp des ennemis de Louis XVIII et de Charles X ; leur presse reflète fidèlement la lutte menée contre la monarchie de droit divin, la Charte et les survivances de l’ancien régime. Le Roi lui-même les encourage à s’affilier aux loges maçonniques. Il recherche leur appui contre les catholiques récalcitrants. Alliance d’un jour. Les libéraux belges, il faut le reconnaître, sont trop épris de liberté pour ne pas se retourner finalement contre le despotisme.

De 1827 à 1839, la grande majorité des libéraux belges est unioniste et modérée. Sous l’influence de Victor Cousin, ils se montrent plus compréhensifs à l’égard des catholiques. En politique, ils adoptent les idées de Guizot, de Royer-Collard, de Benjamin Constant, sur le gouvernement constitutionnel et parlementaire. Ils briguent pour eux-mêmes la liberté de conscience, de culte et de presse ; ils abandonnent aux catholiques la liberté d’enseignement et celle d’association. Nombreux sont ceux qui vont encore à la messe. S’ils se disent libéraux, c’est tout simplement qu’ils ne veulent pas de l’Eglise dans les affaires publiques. Le 12 mars 1841, Liedts, alors ministre de (page 79) l’Intérieur (Charles Liedts, né à Audenaerde en 1802, mort à Bruxelles en 1878, participa au Congrès national, fut ministre dans le cabinet Lebeau, gouverneur du Hainaut de 1841 à 145, puis du Brabant, président de la Chambre de 1843 à 1848, ministre des Finances dans le cabinet de Brouckere de 1852 à 1855), « conteste à ses adversaires le droit de se dire plus catholique que lui ; seulement il n’est pas de ceux qui veulent faire de la religion un instrument de domination politique » ( L. Hymans, op. cit, t. II, p. 62). Mathieu Leclercq (1796-1889), juriste de talent, ministre de la Justice dans le cabinet Lebeau de 1840-1841, écrit des pensées très chrétiennes. Il se conduit en homme de devoir et d’honneur. A la Chambre, il se réjouit que la Belgique soit foncièrement catholique et il déclare que le gouvernement veut rester étranger à la querelle des partis (L. Hymans, op. cit., t. II, p. 37). Mais il est partisan des ministères homogènes et il blâme Léopold Ier de vouloir gouverner avec les catholiques : « Un gouvernement libéral modéré est le seul qui soit conforme à l’ordre comme aux vrais intérêts du pays et soit propre, non à faire disparaître les partis, mais à les transformer » (Mémoires inédits, prêtés par le chanoine J. Leclercq). Les libéraux de cette trempe se méfient de l’Eglise, ils ne lui sont pas encore opposés.

Les doctrinaires, à l’époque suivante, vont plus loin. Ils se croient les détenteurs naturels du pouvoir, dont ils veulent sauvegarder l’indépendance politique. Comme l’écrit Woeste, ils comptent laisser intact le Pacte fondamental ; ils ne se proposent pas de réagir directement contre ses conséquences, et, en dehors d’une organisation de l’enseignement public plus forte que ne la conçoivent les catholiques, on ne voit pas trop quelle réforme importante ils veulent poursuivre. Ce qu’ils réclament passionnément, c’est le pouvoir et les places » ( Vingt arts de polémique, t. I, p. 37. Bruxelles, 1885, 2 vol.). Devaux, dans la (Revue nationale, s’attache à montrer, sous une forme très courtoise, que ce sont des hommes de talent et de caractère, possédant tout ce qu’il faut pour gouverner. « Ils sont modérés, mais ils sont fermes dans leur modération. Leurs opinions sont conciliantes, mais elles sont sincères et profondes. Ils s’allient, mais ne s’aliènent pas » (T. II, p. 90, 1840). « Notre opinion croit à sa propre force. Comme toutes les convictions qui ont confiance dans l’humanité, elle pense que l’avenir est pour elle... » (T. I, p. 30, 1839). Le 2 décembre 1841, Lebeau, à la Chambre, prétend que le clergé veut reconquérir son ascendant et rétablir (page 80) la prééminence du pouvoir sacerdotal sur le pouvoir civil. Il se déclare plein de respect pour le catholicisme, il croit que celui-ci est pour beaucoup dans la moralité et la formation de la nationalité belge et il considère que « pour le maintien de l’ordre, un curé de village vaut mieux que cent gendarmes, mais il y a un principe auquel, dans la société moderne, on tient encore plus, c’est la liberté de conscience que le clergé veut détruire... Le libéralisme ne combat que ce qui est incompatible avec l’indépendance du pouvoir civil et l’application franche de la Constitution » (L. Hymans, op. cit. t. II, pp. 127 et 129). Les doctrinaires de cette époque sont anticléricaux, non encore antireligieux.

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les libéraux belges subissent visiblement l’influence du positivisme triomphant, du scientisme triomphant, de l’exégèse rationaliste à la mode allemande, du Kulturkampf qui ne sévit pas seulement au delà du Rhin. Les plus avancés d’entre eux, qui s’intitulent radicaux ou progressistes, rêvent de substituer la « morale universelle » à la morale chrétienne. Ils ridiculisent le catholicisme qui s’oppose, d’après eux, au progrès intellectuel. En octobre 1880, un de leurs journaux d’avant-garde, la Flandre libérale écrit « Rendre plus ferme et plus droite la raison des hommes, c’est les mener à rejeter toute idée irrationnelle et contradictoire. Or, le catholicisme, irrationnel et contradictoire dans son principe, dans ses dogmes fondamentaux est aujourd’hui, dans la pratique, une superstition inepte et grossière, également contraire aux données les plus élémentaires du sens commun et à tout sentiment religieux véritable » (Cité par C. Woeste, op. cit., t. I, p. 216). En 1861, un radical s’écrie en pleine Chambre « Le parti catholique n’est pas dans la voie où l’humanité marche ; pour conduire celle-ci il faut comprendre ses besoins ; ce sont des aveugles qui veulent conduire des clairvoyants ; l’heure de leur mort a sonné » (L. Hymans, op. cit., t. IV, p. 70).

Les loges maçonniques s’en mêlent, sous l’impulsion de leur grand-maître, Théodore Verhaegen (1796-1862). Ce sont elles qui organisent la première société libérale, L’Alliance, de Bruxelles, dès 1841. Ce sont elles qui élaborent le programme du Congrès libéral de 1846. En 1854, elles abrogent l’article 135 de leurs statuts, qui leur interdit de s’occuper de questions religieuses et politiques. En 1874, le convent se réunit à Gand « pour préparer un réveil énergique de l’opinion publique en (page 81) faveur des principes de progrès et de liberté » (L. Maillé, La maçonnerie belge, p. 80. Bruxelles, 1906). En 1877, ce convent réclame de ses membres une déclaration d’incompatibilité entre la religion et la franc-maçonnerie. Il prétend même interdire la pratique religieuse aux familles de maçons. Le 29 juin 1864, le comte Eugène Goblet d’Aviella (1846-1925) dit aux représentants des loges étrangères : « Il faut détruire la cause de la réaction cléricale, c’est-à-dire les religions elles-mêmes, la croyance au dogme... ». Il décrit le Temple de la société future, fondée sur l’humanitarisme et la religion naturelle (L. Mallié, op. cit., p. 93). En 1864, Pierre van Humbeeck (1829-1890), ministre de l’Instruction publique dans le cabinet de 1879, s’écrie dans une loge d’Anvers, réunie en séance solennelle : « Un cadavre est sur le monde, il barre la route au progrès. Ce cadavre du passé, pour l’appeler par son nom, carrément… c’est le catholicisme » (F. Van Kalken, La Belgique contemporaine, p. 101).

Après 1850, le libéralisme dépasse l’anticléricalisme : il devient foncièrement antireligieux. Il donne naissance à un nouveau parti radical ou progressiste, composé d’éléments combatifs, libres penseurs, affichant ouvertement leur aversion pour l’Eglise : « Nul ne peut être à la fois libéral en politique et catholique romain en religion » (F. Van Kalken, op. cit., p. 102). Ce parti « du mouvement », qui veut la révision de la Constitution, se sépare des doctrinaires dans les questions politiques et économiques, par où il s’apparente au socialisme. Sans pitié, sans vergogne, il « lâche » les anciens. Devaux, « le patriarche de la doctrine », vieillit dans la solitude. Eudore Pirmez (1830-1890), encore croyant par tradition ou par habitude, essaie d’abord d’arrêter le courant, puis il s’y abandonne en désespoir de cause. La plupart des parlementaires, à la suite de Frère-Orban, prétendent séparer la politique de la religion et résister seulement à l’ultramontanisme, dernière forme du cléricalisme et destructeur des institutions nationales (L. Hymans, op. cit., t. V, 2ème partie, p. 43). La Flandre Libérale écrit en juillet 1876 : « L’ennemi véritable de tous les libéraux, quelle que soit leur nuance…, c’est le parti clérical, c’est l’Eglise. La guerre est entre nous et elle subsistera jusqu’à ce que, soit l’Eglise, soit l’Etat succombe » (Cité par C. Woeste, op. cit., t. I, p. 107). Et le 21 août de la même année : « Faut-il (page 82) avouer publiquement l’hostilité au catholicisme ? C’est là seulement que le dissentiment éclate ».

3. Règne des doctrinaires

Au Congrès national, une minorité seulement de libéraux préconise la suprématie du pouvoir civil : « Il faut, dit Defacqz (Eugène Defacqz, né à Ath en 1797, mort à Bruxelles en 1871, fut professeur à l’université de Bruxelles et succéda à de Gerlache comme premier président de la Cour de cassation), que les cultes soient libres et indépendants, mais il faut aussi que la loi civile conserve toute sa force ; il faut plus, il faut que la puissance temporelle prime et absorbe en quelque sorte la puissance spirituelle, puisque la loi civile étant faite dans l’intérêt de tous, doit l’emporter sur ce qui n’est que l’intérêt de quelques-uns » (E. Huyttens, Discussions du Congrès national, t. I, p. 587). L’orateur propose encore la suppression de l’article 12 du projet de Constitution qui empêche l’intervention de « la loi ou du magistrat dans les affaires d’un culte ». Les idées qu’il émet semblent plus despotiques que sincèrement libérales. Est-ce pour cela que les unionistes n’en veulent pas pour le moment ? Elles reparaissent cependant, quelque dix ans plus tard, sous une forme à peine modifiée, chez les doctrinaires : l’Eglise dans l’Etat et non l’Etat dans l’Eglise. Un autre constituant, Charles de Brouckere, (Charles de Brouckere, né à Bruges en 1796, mort à Bruxelles eu 1869, fut député à la seconde Chambre des Etats-généraux, au Congrès national, ministre de la Guerre en 1831, fondateur de la Banque de Belgique, directeur des Monnaies et bourgmestre de Bruxelles de 1848 à son décès) dénonce déjà l’unionisme comme n’ayant plus de raison d’être, maintenant que la révolution est faite (E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 608). Un groupe plus considérable est partisan de la priorité du mariage civil par respect de la loi. Tous affirment le principe de la liberté, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, de la laïcisation du droit public.

Les libéraux mènent leurs premières campagnes dans la presse. Le 7 février 1831, on peut lire dans le tout premier numéro de L’indépendant : « La société catholique nous semble envahissante par essence ; nous la croyons dangereuse et, comme elle est puissante en Belgique, nous croyons de notre devoir de surveiller sa marche et de combattre ses envahissements ». Dans le même journal, le 25 mai 1832, Charles de Brouckère dénonce les « prétentions du clergé qui nous font voir ce qu’il est aujourd’hui, comme il a toujours été, comme il sera dans la (page 83) durée des siècles, avide de pouvoir et aspirant à la domination universelle ». Dans le domaine de l’enseignement et des associations, les libertés sont-elles donc menacées parce que d’autres en usent (A. Bartels, Documents historiques sur la révolution belge, p. 419) ? On le dirait à parcourir la presse libérale, en 1834, au sujet de la restauration de l’Université de Louvain : obscurantisme, oppression des consciences, suprématie de l’autel sur le trône, exploitation des libertés publiques dans un intérêt de caste..., autant de mots qui font image. L’année suivante, le ton change naturellement, quand il s’agit de l’inauguration de l’Université de Bruxelles, dont l’enseignement est basé sur le libre examen (Article 1er. L’enseignement de l’Université a pour principe le libre examen). Sous le cabinet de Theux, de 1834 à 1840, la même presse qualifie les ministres de serviteurs de l’épiscopat, quand ils proposent des mesures d’ordre général comme d’interdire les représentations théâtrales contraires aux bonnes moeurs, ou lorsqu’ils rappellent de ne pas prescrire d’exercices militaires le dimanche. Les libéraux ont besoin de se « défendre » contre « l’influence occulte ». Tel est du moins l’avis de Louis Hymans (La Belgique contemporaine, p. 94), et, plus récemment, du professeur F. van Kalken ( « Esquisse des origines du libéralisme en Belgique », dans Revue d’histoire moderne, t. I, pp. 161-197, 1926).

La (Revue nationale leur suggère alors d’en finir avec l’unionisme. Dans ses premiers articles, Devaux adopte une attitude équivoque envers le ministère de Theux pour voir de quel côté le corps électoral et la Chambre vont pencher (T. I, p. 313). Il montre les progrès de l’opinion libérale en nombre et en modération et il annonce la fin de la situation présente : « L’état actuel des partis parlementaires a toute l’apparence d’une époque de transition ou de transformation... Il est visible que la situation de 1830 et 1831 va s’éteignant ou se modifiant. Dans un avenir qui peut sans doute n’être pas très prochain encore, elle fera infailliblement place à un classement d’opinions plus régulier, plus en harmonie avec les intérêts actuels, et sous l’empire duquel les faits seront autrement appréciés qu’ils ne l’avaient été auparavant » (T. II, pp. 284 et suiv., 1840). Après la chute du ministère, Devaux veut prouver aux catholiques que leur intérêt n’est plus de gouverner mais « de surveiller et de contenir le pouvoir », parce que « l’idée d’une domination imposée au nom des croyances (page 84) peut, de nos jours, être fatale à la religion » (Revue nationale, t. II, p. 376, 1840). En contrepartie, il assure que les libertés religieuses sont d’autant plus respectées qu’elles ne sont pas appliquées « au nom d’un pouvoir politique » (Revue nationale, t. III, p. 102. 1840). Il avoue que « l’ancienne distinction des catholiques et des libéraux doit reparaître, parce qu’il n’y en a plus d’autre assez forte pour s’élever au-dessus de celle-là » (Revue nationale, t. IV, p. 305. 1840). Cela est très vrai. Cela est toujours vrai. On est pour ou contre la religion en politique, selon qu’au for de sa conscience, on a ou l’on n’a pas de religion.

C’est en 1841 que l’opposition libérale se manifeste au parlement. Appuyée sur la presse, elle provoque le retrait de la proposition de loi tendant à conférer la personnalité civile à l’Université de Louvain. Elle évoque les spectres de la mainmorte, de la dîme ; elle représente Nothomb et ses collègues à genoux devant l’épiscopat (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 125). Elle montre la nécessité de sauvegarder l’indépendance du pouvoir civil parce que « le clergé se met à la tête du mouvement électoral » et qu’il agit sur « un terrain glissant où il peut provoquer la désobéissance religieuse » (L. Hymans, op. cit., t. II, pp. 128 et 130). Elle suscite de mesquines querelles au ministère à propos de nominations et lui reproche d’être sans couleur politique. Elle dénonce l’unionisme.

Le 3 décembre 1842, Lebeau affirme, sans doute avec raison, que la fusion des partis est un rêve, que leur existence est la vie même du gouvernement parlementaire. Il accuse Mgr van Bommel, évêque de Liége, d’avoir, par des écrits « incendiaires », rendu l’union catholico-libérale impossible (L. Hymans, op. cit., t. II, p. 127). De fait, le fougueux prélat ne laisse échapper aucune occasion de répondre à ses adversaires. En 1841, au sujet de l’intervention de la police à l’intérieur des églises, il entre en discussion avec le conseil communal de sa cité, dont Frère-Orban fait partie. Il emploie des termes très vifs, trop vifs sans doute, susceptibles d’interprétations malveillantes et qui donnent au litige une regrettable allure de polémique (Journal de Bruxelles, 10 avril 1841). Attaqué par les organes des loges à propos d’un de ses sermons sur La primauté du souverain Pontife, de son ouvrage sur l’enseignement primaire et d’une question relative aux fabriques d’église, il publie des Réponses qui (page 85) ressemblent fort à des pamphlets (Journal de Bruxelles, 4 avril 1841. J. J. Desmet dans la Biographie nationale, t. II, col. 667). A tort ou à raison, les libéraux prennent tout cela pour des actes d’hostilité.

Cependant les libéraux eux-mêmes ne désarment pas. Le 21 décembre 1842, Verhaegen critique la loi récente sur l’instruction primaire, et engage le gouvernement à faire rédiger une sorte de catéchisme légal, basé sur la morale positive (L. Hymans, op, cit.). Le 23 janvier 1845, Delfosse dresse un réquisitoire contre le ministère Nothomb dont la politique est fondée sur « le mépris de la personne humaine » (L. Hymans, op, cit., p. 207). Le lendemain, Lebeau condamne la politique du gouvernement au nom de la moralité publique, et déclare que s’il n’y a que trente opposants à la Chambre, il y a à peu près unanimité dans les salons de la capitale (L. Hymans, op, cit., p. 363). La même année, dans une envolée lyrique, il salue le libéralisme comme la religion de l’avenir, le soleil du monde moral qui inonde et vivifie tout de ses rayons bienfaisants (L. Hymans, op, cit., p. 477). Le 18 novembre 1846, il dénonce l’action fatale des Jésuites qui cherchent à propager la haine de nos institutions constitutionnelles (L. Hymans, op, cit., p. 452). Le 16 janvier 1846, Rogier déclare que les prétentions du clergé ne vont à rien de moins qu’à absorber tout l’enseignement laïque et qu’une forte réaction est inévitable (L. Hymans, op, cit., p. 461).

C’est toujours le même thème de « défense », le thème du Congrès libéral de l’été suivant.

4. « Indépendance du pouvoir civil »

Le Congrès libéral de 1846 est un point de départ et un aboutissement. C’est l’aboutissement logique de la politique libérale depuis 1839. C’est aussi la borne initiale d’une voie fermement tracée pour réaliser « l’indépendance du pouvoir civil ». Le ministère catholique homogène des « six Malou » vient d’être constitué. Afin de protester contre son avènement, la société d’inspiration maçonnique, L’Alliance, réunit 384 délégués des associations électorales existantes, le 14 juin 1846, à l’hôtel de ville de Bruxelles, sous la présidence de l’ancien constituant, Defacqz. On y voit peu de parlementaires : ni Lebeau, ni Rogier, mais Devaux avec six représentants et un sénateur (page 86) seulement. Dans le discours d’ouverture, Defacqz, en un langage modéré, s’efforce de faire voir dans le parti libéral le défenseur de la Constitution menacée. Il convie ses amis à conquérir la majorité parlementaire pour soustraire le gouvernement et le pays au contrôle de l’épiscopat et à « l’usurpation qui occupe toutes les avenues du pouvoir ». Il donne comme mot d’ordre « La Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution » (P. Hymans, Frère-Orban, t. I, p. 100. Bruxelles, 1905, 2 vol.). C’est de ce Congrès, et notamment du projet de statuts rédigé par Frère-Orban, que le parti libéral belge a tiré son organisation définitive.

Organisation solide, s’il en est. L’article 1er des statuts de la Confédération générale du libéralisme en Belgique décrète la fondation « dans tout chef-lieu d’arrondissement administratif d’une société composée de tous les libéraux qui auront été admis au scrutin par la commission de la société ». Cette société rayonnera, dans chaque chef-lieu de canton, par un comité électoral. L’article 2 stipule qu’elle organisera un poll pour la présentation des candidats aux Chambres, aux conseils provinciaux et communaux, en accord avec les comités cantonaux. L’article 3 impose le mandat impératif aux élus, c’est-à-dire l’accomplissement de la charge parlementaire selon les directives données par le parti. L’article 4 traite des correspondances à établir entre les diverses sociétés au sujet des « mérites » de leurs candidats respectifs. A l’article 6, les délégués du Congrès s’engagent à fonder une société ou un comité au lieu de leur résidence. L’article 7 confie la direction du mouvement à L’Alliance. Les articles 8 et 9 prescrivent des garanties à s’assurer de la part des futurs membres en exigeant « un acte d’adhésion aux principes proclamés par le congrès libéral » (E. C. de Gerlache, Essai sur le mouvement des partis en Belgique, p. 34. Bruxelles, 1852). Cette organisation étend sur le pays tout entier un tissu serré de cellules vivantes, unies entre elles par la discipline la plus stricte.

Le Programme du parti développe l’idée de l’indépendance « réelle » du pouvoir civil. L’article 2 en pose le principe.

(Note de bas de page) « Art. 1. Comme principe général : la réforme électorale par l’abaissement successif du cens jusqu’aux limites fixées par la Constitution, et comme mesures d’application immédiate : 1° l’adjonction, dans les limites de la Constitution, comme électeurs, des citoyens exerçant une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi, et de ceux portés sur la liste du jury ; 2° un certain abaissement dans le cens actuel des villes. »

« Art. 2. L’indépendance réelle du pouvoir civil. »

« Art. 3. L’organisation d’un enseignement public à tous les degrés sous la direction exclusive de l’autorité civile, en donnant à celle-ci les moyens constitutionnels de soutenir la concurrence avec l’enseignement privé, et en repoussant l’intervention des ministres du culte, à titre d’autorité, dans l’enseignement privé, et en repoussant l’intervention des ministres du culte, à titre d’autorité, dans l’enseignement organisé par le pouvoir civil. »

« Art. 4. Le retrait des lois réactionnaires. »

« Art. 5. L’augmentation du nombre des représentants et sénateurs, à raison d’un représentant par quarante mille âmes et d’un sénateur par quatre-vingts mille âmes. »

« Art. 6. Les améliorations que réclament impérieusement les classes ouvrières et indigentes. »

Enfin, le Congrès faisait des voeux « pour l’affranchissement, par tous les moyens légaux, du clergé inférieur, qui est le coup d’une menace incessante de révocation et dont la constitution civile est impunément violée ».

(S. Balau, Soixante-dix ans d’histoire contemporaine de Belgique, p. 123. Louvain, 1890). (Fin de la note)

page 87) L’article 3 exprime la volonté de laïciser l’enseignement en l’organisant, à tous les degrés, sous la direction exclusive de l’autorité publique. Il lui donne les moyens légaux de soutenir la concurrence avec l’enseignement privé. Il repousse l’intervention des ministres des cultes, à titre d’autorité, dans l’instruction officielle. Le prêtre n’est pas encore chassé de l’école ; il en est seulement écarté, comme la loi de 1850 le stipulera. L’article 4 demande le retrait des lois réactionnaires votées sous le ministère Nothomb, c’est-à-dire l’autorisation, pour le roi, de nommer le bourgmestre en dehors du conseil communal, et le fractionnement du corps électoral des grandes communes en sections de quartiers. L’opinion libérale avait représenté ces mesures, dès leur adoption par le parlement, comme favorables aux catholiques. L’article 5 souhaite l’augmentation du nombre des représentants et sénateurs, eu prévision de la victoire électorale du parti. L’article 6 marque une intention heureuse au point de vue social, mais il n’est guère appliqué dans la suite. Enfin le Congrès fait des voeux pour l’affranchissement du clergé inférieur, ressuscitant une vieille idée, inspirée des abus de l’ancien régime en France et déjà évoquée par Verhaegen à la session de 1840. Modéré, le programme libéral de 1846 n’en insiste pas moins sur le principe de la laïcité de l’Etat.

En conclusion des travaux, Defacqz déclare que l’oeuvre du Congrès libéral ne doit pas revêtir « un caractère inflexible d’immutabilité » (P. Voituron, Manuel du libéralisme belge, p. XXV. Bruxelles, 1876). Toutes les questions ne peuvent être résolues, ni même posées à la fois ; les conséquences ne se déroulent que lentement ; même en politique, la patience est une vertu. « Le Congrès constitue désormais un corps permanent, qui s’assemblera quand les intérêts de la cause libérale l’appelleront à leur (page 88) aide. » (P. Voituron, Manuel du libéralisme belge, p. XXIV) Il anime le parti qui est maintenant doté d’une organisation forte, d’une direction impérative et d’un programme défini. Le principe de l’indépendance du pouvoir civil est assez large et assez souple pour recouvrir diverses nuances du libéralisme et les maintenir dans une unité relative. Ce principe signifie « la sécularisation complète de la société civile pour former les pouvoirs publics et toute l’organisation sociale sur les données de la science et de la raison humaine » (F. Voituron, Manuel du libéralisme belge, p. XXXIV). C’est le mobile premier de toutes les luttes postérieures, le phare qui éclaire la voie, fidèlement suivie par les libéraux jusqu’en 1884. A travers les années, c’est le lien le plus fort qui unit les doctrinaires aux radicaux.

En novembre 1846, Théodore Verhaegen fonde L’Association libérale de Bruxelles, tant pour donner une suite pratique au Congrès que pour se désolidariser de L’Alliance, républicaine de tendances (P. Hymans, Pages libérales, p. 53). L’Association adhère aux résolutions du Congrès, tout en faisant silence sur la question de l’enseignement. En termes très vagues, elle parle d’ordre, d’économie, de liberté, de progrès partout et toujours (Règlement de l’Association libérale de Bruxelles, p. 7. Bruxelles, 1859). Son règlement est calqué sur les statuts de la Confédération. Elle établit un comité administrateur qui a un rôle étendu, de surveillance notamment. Tout candidat doit faire acte d’adhésion au programme de 1846 et de L’Association. Les membres, une fois admis, sont tenus sur l’honneur de donner leurs suffrages et d’user de leur influence en faveur des candidats choisis au poil (Règlement de l’Association libérale de Belgique, p. 9). Grâce à leur labeur, les libéraux de L’Association bruxelloise triomphent aux élections de 1847. La capitale du royaume devient, pour de longues années, leur fief.

Les libéraux gardent le pouvoir de 1847 à 1870, sauf une interruption de 1852 à 1857. Durant cette période, ils mettent à exécution le programme de 1846. Tour à tour, ils étendent la laïcisation à l’enseignement secondaire par la loi du ler juin 1850, aux fondations charitables par celle du 3 juin 1859, aux bourses d’études par celle du 19 décembre 1864. Léopold Ier, qui condamne la politique anticléricale dans le domaine de la bienfaisance, la réprouve de même dans ces dernières lois. Le 22 mars 1865, il exprime au cardinal Sterckx « la répugnance (page 89) avec laquelle il a dû céder aux nécessités politiques en sanctionnant la loi une fois qu’elle avait été votée ». Après 1862, les libéraux poursuivent la sécularisation des cimetières. Dans la question du temporel des cultes, ils font marche arrière, instruits par un essai infructueux et cédant à la médiation royale. Une loi transactionnelle satisfait tout le monde à ce sujet en 1870. Le plan des doctrinaires est ainsi largement réalisé. Celui des radicaux ne l’est pas encore. Leur dernier « grand » ministère de 1879 à 1884 s’efforcera de le traduire en actes législatifs, surtout pour l’enseignement primaire.

L’oeuvre anticléricale, voire antireligieuse, des gouvernements libéraux est soutenue et propagée dans le pays par des moyens divers.

La propagande libérale se fait d’abord par la presse. Des journaux d’allure doctrinaire, comme L’indépendance belge (1843), L’Etoile belge (1850), L’Echo du parlement (1864), La Meuse (Liége, 1854), La Gazette de Huy (1871) paraissent après 1840. La Flandre libérale et La Chronique (1862), de tendance radicale, sont lues pratiquement par tout le monde, à défaut d’organes conservateurs. A partir de 1869, la L’indépendant, dirigée par des professeurs d’université, remplace la Revue nationale. Elle prône le scientisme, l’évolutionnisme, le protestantisme, qualifié de « religion de l’avenir », l’anticléricalisme non déguisé.

En 1864, un groupe de radicaux fonde la Ligue de l’enseignement qui a pour but de supprimer l’instruction religieuse et l’inspection ecclésiastique dans les écoles. Soutenue par le Denier des écoles libérales, appuyée par les sociétés socialistes de Solidaires qui s’engagent à refuser les sacrements à l’heure de la mort et à se faire enterrer civilement, elle crée quelques écoles privées, surtout à Bruxelles. Elle se préoccupe de l’enseignement laïque pour les jeunes filles qu’il s’agit d’arracher aux couvents. En 1864, le premier cours du genre est ouvert par la ville de Bruxelles. Il se donne d’après les directives posthumes de Mme Gatti de Gamond (1812-1854), sous la conduite de sa fille, Isabelle. En 1870, après la constitution du ministère catholique d’Anethan, quarante-deux associations libérales réunies en convent à Bruxelles, préconisent en fait de réformes religieuses, « la séparation absolue de 1’Etat et des Eglises, la sécularisation complète de l’enseignement public à tous les degrés, l’application générale et uniforme de la sécularisation des cimetières, la suppression des exemptions en matière de milice à raison des cultes » (Règlement de l’Association libérale et Union constitutionnelle de l’arrondissement de Bruxelles, pp. 24, 1875)

L’anticléricalisme se manifeste également dans l’enseignement supérieur. Sous le ministère de de Decker, Brasseur, professeur à l’Université de Gand, met en doute la divinité de Jésus-Christ, minimise le rôle social de l’Eglise romaine, exalte les bienfaits de la Réforme. En 1859, Jules Bara (1835.1890), docteur en droit de l’Université de Bruxelles, publie un Essai sur les rapports de l’Etat et des religions au point de vue constitutionnel, dans lequel il défend la thèse de la séparation radicale de l’Eglise et de l’Etat. Mais le maître de l’heure est incontestablement François Laurent (1810-1887), le juriste réputé qui occupe une chaire de droit civil à l’Université de Gand. Pour lui, la séparation complète de l’Eglise et de 1’Etat est une solution temporaire, tout au plus (1862). Il attaque la Constitution « la grande duperie de 1830 ». Il la répudie parce que les libertés qu’elle octroie ont servi davantage ses adversaires que ses partisans (A. Nyssens, L’Eglise et l’Etat dans la Constitution belge, p. 90. Bruxelles-Paris, 1890). En 1872, il fonde la Flandre libérale ; en 1876, il publie dans la Revue de Belgique, l’article Vainqueurs, que ferons-nous ? dans lequel il demande la création du ministère de l’Instruction publique, une école normale sans enseignement religieux dans chaque province, des écoles exclusivement laïques pour garçons et filles, afin d’affranchir les âmes et de les arracher à l’Eglise ( T. XXII, pp. 38 et 39). Le professeur d’économie politique et de littératures étrangères à Liége, Emile de Laveleye (1822-1892), se fait protestant pour affirmer son spiritualisme. En 1872, il publie un pamphlet, Le parti clérical en Belgique, dirigé contre « le joug des prêtres ».

5. Contre l’Eglise

Le libéralisme, selon P. Hymans, est « l’expression politique de l’âme moderne aux prises avec tous les privilèges de l’ancien régime en ruines que l’Eglise rêvait de reconstruire à son profit » (Portraits, Essais et Discours, p. 190). Au point de vue doctrinal, il est issu de la pensée rationaliste française et de l’idéalisme kantien, qui enferme l’esprit en lui-même. Il est renforcé par le positivisme de Comte. (page 91) Il s’égare ainsi dans une mystique de l’humanité. Mais, plus sentimental qu’intellectuel, il se centre sur la notion vague et enivrante de liberté ; il prétend émanciper l’individu de tous les liens dont « le despotisme » l’avait entouré (J. Leclercq, Leçons de droit naturel, t. II, L’Etat ou la Politique, p. 36, 5 vol. Namur-Louvain, 1933-1938). Il échafaude une psychologie humaine, basée sur la raison qu’il faut défendre contre la foi religieuse et les restrictions à la liberté d’opinion, qu’il importe de développer dans tous les hommes en tant que principe nécessaire et suffisant de la bonté et de la justice, sources automatiques du progrès indéfini. Au point de vue politique, le libéralisme ne veut donner, en théorie, que peu d’autorité au pouvoir central, par respect de la liberté individuelle ; en pratique, il contredit cette attitude en faisant intervenir l’Etat pour régler l’usage des libertés dans tous les domaines, sauf celui de l’économie. Il disjoint la notion de « politique » de celle de « société » pour réserver la première, presque uniquement à la conquête et à la possession du pouvoir, par le jeu des partis dans le gouvernement parlementaire.

Le libéralisme a le culte de la loi : expression abstraite et générale de la souveraineté populaire qui nomme et révoque, à sa guise, les agents du pouvoir. Le moyen âge connaissait le refus de service, lorsque le prince outrepassait ses droits ou négligeait ses devoirs, parce qu’il concevait l’autorité comme responsable devant Dieu et limitée par des obligations. L’Etat moderne n’admet plus que la souveraineté, qui s’impose, dégagée de toute vraie responsabilité, expression unilatérale de son droit. Au point de vue social, le libéralisme marque le triomphe de la bourgeoisie qui a entrepris et achevé à son profit la Révolution française. Au XIXème siècle, le « Tiers » se considère comme le détenteur naturel du gouvernement parce qu’il possède la richesse et la science ; il abhorre l’ancien régime, et, s’il parle du peuple, il n’agit guère pour lui. Ce mouvement idéologique conçoit la liberté plutôt que les libertés. Il devient très vite sectaire, parce qu’il se laisse mener par les loges qui lui inspirent la haine du catholicisme. Dès lors, il se mue en anticléricalisme agressif.

Le parti libéral belge prend l’offensive contre l’Eglise et les libertés religieuses. Il s’insère dans le vaste courant qui tente, au XIXème siècle, de déchristianiser l’Europe et de restreindre l’action sacerdotale à l’intérieur de l’église. C’est lui qui s’est le premier efforcé de réaliser ce que dit le cardinal van Roey, (page 92) dans son mandement de carême, 1942 :« Anéantir l’influence chrétienne dans la société, éliminer l’action de 1’Eglise de la vie publique, la renfermer dans son ministère culturel et sacramentel, sous prétexte que son seul domaine est la sphère invisible des âmes, et sa seule perspective leur destinée éternelle ». Axé sur les principes de la Révolution française, il part de l’idée laïque pour diminuer de plus en plus l’action du clergé dans la vie publique. Il inspire la Constitution qui est basée sur les conceptions du droit contemporain. Après la période unioniste, il prend pour mot d’ordre, « l’indépendance du pouvoir civil » et inaugure les ministères homogènes. En 1846, il s’organise en parti, ayant pour idée-force, la maxime : « L’Eglise dans l’Etat et non l’Etat dans l’Eglise » ; pour programme immédiat, la sécularisation de l’enseignement ; pour conséquences plus lointaines, l’étatisation des questions mixtes ; pour cadres, des associations électorales ; pour soutiens, les loges et pour chefs, des hommes de valeur. C’est la période doctrinaire durant laquelle il est anticlérical, tandis que beaucoup de ses adhérents restent catholiques dans la vie privée. Sous l’influence du positivisme et du scientisme, de l’action prépondérante de la maçonnerie, du radicalisme de ses éléments jeunes, il devient, si pas antireligieux, du moins anticatholique. Ses adeptes s’efforcent de réaliser les effets médiats du programme de 1846 ; avant 1870, ils y parviennent partiellement. En face de ces attaques répétées, qui se masquent sous le couvert de la liberté, les catholiques, durant une vingtaine d’années, restent désemparés et ne parviennent pas à former un parti proprement dit.