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Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884
GUYOT De MISHAEGEN G. - 1946

G. GUYOT de MISHAEGEN , Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884

(paru à Bruxelles en 1946, chez Larcier)

Introduction

1. Ce qu’est un parti politique

(page 7) En régime parlementaire, un parti peut se définir : une association de fait pour la défense ou le triomphe, par des moyens légaux, d’une certaine conception du bien commun. L’existence des partis politiques remonte très haut. Ils répondent à des besoins divers. Et il s’en faut que les auteurs soient d’accord sur leur nature. Le régime parlementaire du XIXème siècle leur confère une importance extraordinaire. Ce sont de simples associations de fait, car le libéralisme, destructeur des corporations anciennes, répugne à leur octroyer un statut de droit. Leur unité résulte d’une communauté de vues sur le but et les moyens, ainsi que de l’acceptation volontaire d’une discipline. Leur vitalité s’affirme dans l’équilibre : ils doivent être assez larges pour stimuler l’initiative individuelle, assez forts pour réprimer l’anarchie. Leur raison d’être unique est de concourir au bien commun. Elle est identique pour tous. Ils ne diffèrent entre eux que par les moyens particuliers qu’ils choisissent pour atteindre leur but.

(Note de bas de page : Beaucoup d’autres définitions de parti ont été proposées, nous en choisissons quelques-unes à titre d’exemples. E. Burke donne celle-ci : « Un groupe d’hommes unis pour promouvoir, par leurs efforts simultanés, l’intérêt national à l’égard d’un certain principe sur lequel ils sont tous d’accord.» (Cité par Lawrence Lowell dans « Le gouvernement de l’Angleterre », traduction française par A. Nerincx, p. 562. Paris. 1910). E. Banning parlant des partis au début du régime parlementaire, écrit « Ils réunissaient, dans une association libre, des hommes des professions et des conditions les plus diverses et leur donnaient pour mission la défense, la réalisation d’un idéal désintéressé, non la satisfaction d’appétits matériels. » (Réflexions morales et politiques, p. 29. Bruxelles, 1899.) Tocqueville (1805-1859), observateur des jeunes mais déjà mouvants partis américains, appelle « les grands partis politiques ceux qui s’attachent aux principes plus qu’à leurs conséquences ; aux généralités et non aux cas particuliers, aux idées et non aux hommes ». (De la démocratie en Amérique, t. II, p. 6. Paris, 1874, 3 vol.). E. Faguet définit les partis « des groupements d’intérêts ». (Le culte de l’incompétence, p. 55, Paris, 1912). Laffitte, sénateur de la IIIème République, comparant les partis aux groupes, définit les premiers par « le maintien des principes politiques. Ce qui unit les hommes entre eux, c’est une communauté de vues sur la meilleure manière de gouverner. » (Le suffrage universel et le régime parlementaire,. p. 26, Paris, 1889.) Roben Michels, professeur à l’université de Turin : « Le parti moderne est une organisation de combat au sens politique du mot, et comme telle, il doit se conformer aux règles de la tactique. » (Les partis politique, p. 23. Paris, 1914). J. H. Laski représente les partis politiques comme concrétisant une idée et choisissant des problèmes urgents dont ils indiquent la solution à l’ensemble des électeurs, (A grammar of politics, p. 313. London, 1930.) Deux définitions de jeunes catholiques, Celle d’E. de la Vallée-Poussin : « Dans tous les pays du monde, on pourrait définir les partis en disant qu’ils sont la mise en oeuvre, sur le plan politique, d’une tendance de l’opinion. » (L’Etat belge et les partis, dans la Revue générale, p. 667, t, CXXXVII, pp. 665-673. » Et celle d’H. Gérin : « Un parti, c’est une conception philosophique et politique qui gouverne ou pose sa candidature à gouverner. » (Les partis politiques, dans la Cité chrétienne, p. 475, n’ 231, 1936). M. H. Jaspar : « Les partis politiques naissent et se développent selon des rythmes divers, un but particulier Ils répondent à des nécessités historiques. Ils subissent l’ambiance dans laquelle ils évoluent ils se transforment en gardant leurs vieux noms traditionnels. Les programmes qu’ils adoptent varient, mais ils ont, par-delà les formules de combat et les affirmations doctrinales imposées par les événements aux hommes qui les dirigent, une âme qui leur est propre, des caractéristiques essentielles dont ils portent la marque. » (Livre d’Or du Centenaire de l’indépendance de la Belgique, p. 102. Bruxelles-Anvers 1930). Pour clore cette liste, il faut citer les définitions d’ennemis du régime parlementaire, partisan, des dictatures de droite. C. Maurras écrit : « Qu’est-ce qu’un parti ? Une division, un partage. L’élément générateur des partis est passionnel et presque toujours personnel. Un homme, un nom servent de drapeau, et ce drapeau flotte et palpite d’autant plus vivement qu’un prétexte a été fourni, soit par une ambition trompée, soit par un déni de justice ou par son semblant, soir par une vengeance exercée ou subie. » (Mes idées politiques, pp. 188-189. Paris, 1937). Le Dr Goebbels, dans l’Angriff du 20 août 1928 : « Les partis sont les expressions politiques des problème, non résolus. Leur naissance est due, le plus souvent, à une situation précaire dont souffre une partie du peuple. »)

(page 8) Les partis du XIXème siècle se distinguent par leur Weltanschauung, leur conception particulière du monde. Il y en a notamment qui adhèrent à l’idéologie de la Révolution française de 1789, au programme Contenu dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, avec tout ce qu’il comporte d’hostile aux institutions d’ancien régime. Ce sont les amis de la liberté nouvelle, les protagonistes des libertés modernes y compris la liberté de religion, les apôtres du progrès les partis de gauche, en un mot. La réalisation de leur programme d’émancipation dans le sens rationaliste comporte presque nécessairement l’anticléricalisme, ce qui n’est, à leurs propres yeux, qu’une défense concertée Contre l’envahissement des prêtres.

D’autre part, les croyants, et les catholiques en particulier, considèrent comme un devoir tout aussi impérieux d’endiguer les progrès de l’incrédulité, notamment dans la législation et dans l’organisation de la vie publique. C’est la raison pour laquelle, en certains pays, ils fondent des partis politiques et portent le conflit sur le terrain parlementaire.

(page 9) L’histoire de ces partis est encore à faire : celle du parti catholique belge particulièrement. Nous aurions voulu la mener, d’un seul jet, depuis la Révolution de 1830, qui nous donna l’indépendance politique, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au VIème Congrès de Malines, en 1936, ou même jusqu’au 10 mai 1940. Un tel examen de conscience nous eût permis sans doute de projeter quelque lumière du passé sur l’avenir qui s’ouvre devant nous. Des circonstances indépendantes de notre volonté nous ont obligée à nous arrêter en 1884 quand le parti catholique, organisé sur des bases solides, sorti de la période de tâtonnements, accède au pouvoir pour plus de soixante ans, Le lecteur jugera si les pages qui suivent ne présentent qu’un intérêt purement rétrospectif.

Le parti politique est une réalité complexe comme la vie dont il émane. Il se compose de membres, groupés en des organisations diverses et unis entre eux par un programme en vue d’un but commun. Ce sont des idées, des conceptions, des intérêts semblables qui lient ses membres. Le facteur psychologique est donc le premier élément dont il faille tenir compte dans l’étude d’un parti. Il témoigne que tout ne peut s’expliquer par la logique ; que bien des attitudes, des démarches, des faits sont irrationnels. Comment justifier, par exemple, le refus motivé d’entrer dans un nouveau gouvernement alors que le lendemain, le veto est levé et la participation acquise au ministère en question. Il y a là de l’insaisissable et de l’impondérable, comme dans tout comportement humain, une réalité qui échappe partiellement à l’analyse et aux investigations scientifiques.

Qu’est-ce qu’un parti représente pour un de ses membres, pour un spectateur, pour un historien ? Pour le membre, c’est une raison d’être au point de vue politique, une force qui le lance et le soutient dans la carrière publique, un centre où il se retrouve en communion de pensées et de sentiments avec plusieurs autres hommes. Le spectateur voit dans le parti un groupement conduit par des chefs, des cadres et organismes électoraux, une activité qui s’exprime par la presse, par des discours et des votes au parlement, par la tenue de congrès et de réunions, par divers moyens de propagande. Pour lui, ce n’est qu’une association entre beaucoup d’autres à laquelle il attache plus ou moins d’importance selon l’intérêt que la politique lui inspire. L’historien considère ces mêmes éléments, mais il veut en saisir davantage. Il ambitionne d’exprimer ce qui en fait la vie et en (page 10) constitue l’âme pour le ressusciter, selon le but que Michelet assigne à l’histoire. Le parti est beaucoup plus qu’une association, des organismes, des journaux..., c’est une réalité humaine, c’est un aspect essentiel de l’existence d’un Etat parlementaire, c’est une tranche de vie politique et sociale d’un pays, c’est un tout qu’il faut étudier bien plus de l’intérieur que de l’extérieur. Mais là gît précisément la difficulté. Comment rendre ce qui échappe à la critique, ce qui est insaisissable. Et l’on est obligé de séparer ce qui dans la vie est uni. Il faut examiner successivement la fin, le programme, l’esprit, les leaders, les cadres, la presse, les résultats pour en donner une idée aussi complète et aussi fidèle que possible. Aller au delà est affaire d’intuition plus que d’érudition, de don plus que de science. Bienheureux celui qui y atteint.

On ne saurait tout dire. Dans un parti, il y a d’abord l’électeur : l’électeur de la ville ou de la campagne, dont personne jamais, pas même son représentant, ne s’est préoccupé de retenir le nom, soldat inconnu, humble héros d’une croisade moderne. Il y a ensuite le propagandiste qui n’est pas nécessairement propagandiste de cabaret ; le voltigeur encadrant la colonne s’élançant à l’assaut. Il y a le politicien de village et le politicien de petite ville... L’armée proprement innombrable, dont la vie, l’action, l’histoire se confondent partiellement avec l’histoire de Belgique ou l’histoire de l’Eglise en Belgique, pendant cinquante ans. Traiter du parti catholique belge, ce n’est pas refaire le tome VII de Pirenne ni les volumes du R. P. de Moreau. Les sources manquent d’ailleurs le plus souvent, qui seules pourraient nous permettre de descendre jusqu’à ces détails.

Qu’on nous entende bien ! Ce n’est pas la pénurie de sources qui nous impose nos limitations principales. Nous avons, au contraire, dû circonscrire nos recherches afin de ne pas succomber sous la masse imposante des documents. L’histoire du parti catholique dans une commune rurale, celle d’une association catholique dans un chef-lieu d’arrondissement ne sont pas étrangères à l’histoire du parti catholique belge dans son ensemble. Puisque ce parti, durant l’époque qui nous occupe, est surtout une fédération de cercles, qui ne voit l’intérêt de se pencher successivement sur chacune des cellules constituantes afin de mieux réussir la description générale de l’organisme ? Seulement, si nous l’avions tenté, nous n’aurions jamais réussi la synthèse. Notre oeuvre, c’est ainsi que nous la concevons, devra servir d’amorce à d’autres études de détail.

(page 11) Elle se limite, en somme, à quelques points, dont on ne saurait contester l’importance : la constitution progressive du parti, son but et son programme, ses chefs et son action parlementaire, sa presse enfin. Le parti catholique n’a pas surgi d’un seul coup : c’est le fruit d’une longue gestation, de palabres entrecoupées d’hésitations. Son but, son programme et sa tactique lui ont été imposés en quelque sorte par l’attitude de ses adversaires. Qui eût songé à défendre la religion par des armes empruntées au système parlementaire, si les intérêts majeurs de la religion n’avaient été d’abord attaqués par des parlementaires anticléricaux ? C’est ce qui explique encore l’action de ses chefs, les délibérations des Congrès de Malines, les débats des Chambres législatives, l’oeuvre des associations électorales, les campagnes menées par les journaux. Un parti ne compte, il n’existe que par son âme. Et c’est l’âme unique, vivante et vibrante, du parti catholique belge que nous avons voulu rechercher, découvrir, mettre à nu. Tout le reste nous paraissait d’intérêt secondaire, et nous l’avons intentionnellement négligé.

2. Evolution des partis au cours de l’histoire

L’instinct social des hommes ne suffit pas à expliquer la genèse des partis politiques à travers l’histoire. Les auteurs recherchent des motifs psychologiques plus précis. Pour certains, il y a la survivance du caractère agressif de l’humanité primitive (Summer Maint, Essais sur le gouvernement populaire, p. 147. Paris, 1887. H. J. -Laski. A Grammar of politics, p. 312. Londres, 1930.). D’autres font dériver les partis du complexe de sociabilité et d’esprit partisan qui pousse l’homme à rechercher une approbation de sa conduite et qui lui fait désirer de répandre ce qu’il estime comme vrai (A. Roullet, Les partis politiques, dans Chronique sociale de France, p. 840, t. XLII, 1933. pp. 837-860). Pour la masse, il faut compter avec l’esprit grégaire. Un parti lui offre des cadres et des chefs, des idées et des solutions, bref une organisation dont elle se rend bénéficiaire à condition d’opter. Dans le parti même, il y a les jeunes épris d’initiative, d’action, de progrès, les jeunes qui partent en flèche, et les traditionnalistes qui freinent au nom de la fidélité (T. Abner, Etudes sur le catholicisme libéral, p. 91. Bruxelles, 1876. A. Adnet, Histoire du parlement belge, 1847-1858, p. 50. Bruxelles, 1862. Micelli, « Les partis politiques dans leurs rapports avec le gouvernement de cabinet », dans Revue de droit public, p. 210, t. IV, 1895, pp. 201-233. G, Tarde, Les transformations du pouvoir, p. 143. Paris, 1855.). C’est le sort des vieux de disparaître, (page 12) des jeunes de s’assagir avec les années, des avant-gardes de se renouveler. Il arrive - et c’est là que se révèle le grand politique - qu’un seul homme réunisse en lui les deux tendances fondamentales, d’élan et de pondération.

Au cours des siècles, les partis évoluent avec les sociétés et les régimes gouvernementaux dont ils sont issus. Dans les anciennes cités grecques, ils prolongent d’abord les rivalités héréditaires des tribus primitives. Plus tard, ils manifestent l’opposition des patriciens de naissance, détenteurs du sol et maîtres du pouvoir, contre les nouveaux venus dont le nombre force l’élargissement des cadres sociaux et politiques : les Eupatrides, à Athènes, se heurtent aux démocrates conduits par Pisistrate (R. Cohen, Athènes, une démocratie de sa naissance à sa mort, p. 42. Paris, 1936.). Dans la démocratie restreinte organisée par Clisthène et perfectionnée par Périclès, malgré le principe de la souveraineté populaire, les institutions sont si bien réglées et les chefs si experts, qu’Athènes au Vème siècle ne connaît plus de partis. Elle est alors capable de se dresser, bloc invincible, contre l’invasion perse et de galvaniser la Grèce tout entière dans la résistance. Mais la menace écartée, la démocratie dégénère en démagogie, les groupes reparaissent, à la remorque de sophistes ambitieux : Alcibiade, ou les Trente Tyrans soudoyés par Sparte.

Une évolution semblable se découvre dans l’histoire romaine. Sous les rois, chaque gens, puissante formation d’origine familiale, constitue un parti dont la force se mesure au nombre et à la valeur de ses membres. Sous la République, le statut social des citoyens devient le critère de la division politique. Les patriciens essaient de conserver le monopole des magistratures et la prépondérance aux comices ; les plébéiens prétendent à une répartition équitable des charges militaires et fiscales, à l’accession au pouvoir, à une justice plus distributive, à la possibilité de se marier religieusement et d’honorer officiellement les dieux. En deux siècles, à partir de la Sécession sur le mont Sacré, en 493, ils réalisent ce vaste programme et établissent leur parti sur une base idéologique d’égalité politique et sociale. Par la suite, le front opposé aux patriciens se désagrège, des sous-groupes naissent, différenciés par leurs revendications économiques. La classe moyenne, ruinée par les guerres de conquêtes, essaie de refaire un patrimoine à l’initiative de tribuns désintéressés, comme les Gracques. La foule corrompue se vend au plus (page 13) offrant. Le peuple ne s’attache plus à des principes, mais s’enthousiasme pour des intérêts ou des personnes. L’histoire d’ailleurs se répète sur une échelle plus vaste. Au IIème et au Ier siècle, il n’y a plus que des partisans en armes, conduits par des dictateurs d’un jour : Marius et Sylla, Pompée et César, Antoine et Octave. Sous l’Empire, régime autoritaire, qui accentue leur dégénérescence, il ne se produit plus que des conspirations.

Au moyen âge, l’organisation contractuelle et hiérarchique de la société donne lieu aux luttes locales des seigneurs. Les partis, vite formés, plus vite dispersés, n’existent pour ainsi dire qu’en armes. « Au fur et à mesure que se fortifie et s’étend le pouvoir royal, les querelles de familles d’abord isolées, s’unissent, s’agglomèrent en partis ; ceux-ci ne conçoivent plus d’autres causes à leurs affinités ou à leurs inimitiés que tradition, solidarité, honneur. En Italie, ils se consolident déjà au XIIIème siècle ; en France et dans les Pays-Bas, ils prennent de l’importance au XIVème siècle » (J. Huizinga, Le déclin du moyen âge, p. 26. Paris, 1932.). Ce sont les Armagnacs et les Bourguignons, en France ; les « Kabiljauws » et les « Hoeks » dans le comté de Hollande (J. Huizinga, op. cit., p. 26.). A l’instar des villes de l’antiquité, les grandes communes voient l’opposition souvent sanglante des riches et des pauvres, des grands et des petits, des « bons » et des « méchants », des Leliaerts et des Clauwaerts. La République chrétienne, elle-même, est déchirée entre les partisans du pape et ceux de l’empereur : Guelfes et Gibelins.

A l’époque moderne, la potestas du prince est enserrée par les libertates dont se prévalent les représentants des corps et des ordres : il y a là une dualité qui est déjà une opposition. Des luttes en naissent pour défendre ou rogner les privilèges. Dès le XV’ siècle, le conflit se résout en faveur de l’un ou l’autre élément. En France, en Espagne et ailleurs, la monarchie triomphe tandis que les Cantons suisses et les Provinces-Unies s’érigent en républiques fédératives. Au XVIème siècle, la Réforme rompt l’unité de la Chrétienté et suscite des guerres de religion des mouvements, ligues catholiques ou unions protestantes, groupent les partisans dans leurs rangs (E. Lousse, La société d’ancien régime. Organisation et représentation corporative, t. I, Louvain-Bruges, 1943). L’Angleterre expérimente les premiers partis politiques an sens actuel du terme.

Au XVIIème siècle, en effet, à la lutte entre les libertates et l’absolutisme (page 14) des Stuarts, se joignent des dissensions religieuses parmi les églises protestantes. C’est à ce double conflit que s’originent les deux partis des whigs et des tories. Les tories, fidèles aux Stuarts et à l’Eglise établie, inscrivent à leur programme la défense de la monarchie et de la religion d’Etat ; ce sont les conservateurs du moment. Les whigs ou progressistes, héritiers spirituels de Cromwell et des révolutionnaires de 1640, appartiennent pour la plupart aux sectes dissidentes ; ils se prononcent en faveur des prérogatives du parlement, de la souveraineté populaire et du droit à la révolution, L’Angleterre leur doit la Révolution de 1688 et l’établissement de la monarchie constitutionnelle et parlementaire. Mais à la différence de ce qui se passera au XIXème siècle et au XXème, ces deux partis s’entendent encore sur les conceptions fondamentales de la vie : la nécessité de la religion, l’autorité du roi, la hiérarchie sociale. Jusqu’à la réforme électorale de 1832, ils ne représentent que des fractions rivales de l’aristocratie. Ils envisagent les luttes politiques et la brigue du pouvoir comme du sport : équipes adverses qui respectent les règles d’un même jeu.

Aux Pays-Bas Autrichiens, Joseph II doit lutter, pendant ses dernières années, contre deux partis les statistes et les vonckistes. En 1787, la gouvernante Marie-Chritine avoue qu’ils ont un programme commun : s’opposer au pouvoir pour la défense des privilèges traditionnels (S. Tassier, Les démocrates belges de 1789, p. 427. Bruxelles, 1930). En 1789, ils ne sont pas moins d’accord pour se débarrasser du prince. Les premiers excès de la Révolution française les effrayent pareillement (F. Van Kalken, « Les origines du sentiment anti-révolutionnaire dans les Pays-Bas autrichiens en 1789 et ses effets sur la révolution brabançonne », dans Revue de l’histoire moderne, p. 174, t. II, 1927, pp. 162-176). Mais, à partir de là, les statistes, grands seigneurs, abbés de monastère et gens de métiers suivent une ligne de conduite fort conservatrice. Les vonckistes, au contraire, que l’élément bourgeois domine, se mettent à la remorque des clubs parisiens. Ils adoptent la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la souveraineté populaire, l’idée d’une assemblée unique (F. Van Kalken, « Esquisse des origines du libéralisme en Belgique », dans Revue d’histoire moderne p. 173, t. I, 1926, pp. 161-197). Ils deviennent révolutionnaires et même anticléricaux Ce sont les ancêtres des libéraux d’après 1830.

Les partis ont donc existé de tout temps, l’histoire en témoigne. Ils sont essentiels au régime parlementaire du XIXème. siècle. Ils naissent de certaines communautés d’intérêts, de tendances, (page 15) de doctrines. Au milieu des remous de l’opinion publique, ils recueillent l’appel confus des électeurs : ils promettent satisfaction à qui leur donnera confiance. Eux-mêmes proposent à la masse des programmes, des principes, des consignes. Forts du nombre de leurs adhérents, ils participent à la vie politique : postes émetteurs et transmetteurs, ils lancent et propagent des ondes directrices. Leur existence est perpétuellement provisoire, sans statut, sans personnalité juridique. Ils s’opposent entre eux, non plus uniquement sur des questions de détails, mais fondamentalement par leur Weltanschauung, par leur conception du monde. Plus profondément encore qu’à l’époque de la Réforme, ils s’affrontent sur le terrain des idéologies.

Religion, hiérarchie sociale, droit de propriété, toutes choses naguère indiscutées, sont soumises à la critique. Le libéralisme pose la question religieuse et celle de l’autorité qui sont connexes. Il prononce la séparation des Eglises de l’Etat. Il rejette Dieu de la vie publique et prétend ainsi pratiquer la neutralité. Il remplace la croyance par la religion du progrès, la confiance totale en la bonté originelle de l’homme et l’espoir d’un avenir meilleur procuré par les bienfaits de la science. Il conduit au laïcisme par lequel l’homme, désormais libéré de Dieu et de la préoccupation d’une vie future, limite son espérance à son existence actuelle et ses perspectives à la terre qui le porte. Toute réalité invisible est remisée au rang de mythes antiques, indignes de la raison et de la science : l’esprit désormais connaît une frontière, celle du monde sensible. Il isole aussi l’homme de ses semblables, en détruisant les associations, en stigmatisant le « délit de coalition », en promulguant la loi d’airain de la libre concurrence : « Laissez faire, laissez passer ». C’est un enfant de la révolution industrielle, un allié du capitalisme, l’ennemi numéro un du socialisme naissant.

Karl Marx (1818-1883) explique la situation misérable de l’ouvrier en face d’une minorité privilégiée par la théorie de la « sur-valeur ». Sans peine ou presque, les capitalistes gagnent sur chaque produit la différence entre le prix de vente et le salaire de l’ouvrier. Fatalement, ils tendent à réduire le coût de l’embauchage afin d’accroître leurs propres revenus et augmenter leurs moyens de production. Leur nombre, heureusement, se réduit de plus en plus, par le jeu des forces économiques. Quand ils ne seront plus que quelques-uns, il suffira d’un simple décret pour éliminer ces parasites et instaurer le collectivisme d’Etat. Les prolétaires ont pour devoir de s’associer, s’ils veulent (page 16) précipiter l’évolution « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Les stades intermédiaires de la révolution consisteront dans le renversement des gouvernements établis, la socialisation des instruments de production et la destruction des classes. On verra surgir une république internationale sans distinctions sociales, sans Etat proprement dit, où les tâches seront réparties « A chacun selon ses moyens ». Le marxisme est matérialiste : « La religion est l’opium du peuple ». Il se caractérise par l’exaltation de la matière.

Le racisme divinise les caractères ethniques et physiques de certaines races dites privilégiées. Dans l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1855), son premier théoricien, le comte de Gobineau (1816-1882) proclame la supériorité des Aryens et, parmi eux, des Germains. Imbu des conceptions hégéliennes sur le devenir de l’Allemagne, halluciné par la silhouette du surhomme nietzschéen, le raciste offre le sceptre du monde à la nation germanique, en raison de la pureté de son sang, fondement et gage de sa bonté morale. Il déchaîne en l’homme les forces, inconscientes et obscures, des instincts les moins nobles. Il gratifie d’une dignité souveraine de simples caractères physiologiques ou somatiques ; la primauté, apanage jadis de l’esprit, est accordée à la chair dans une hiérarchie renversée des valeurs. La seule religion acceptée est une religion nationale, dissoute en un vague panthéisme dont le Dieu est l’émanation protectrice de la race allemande. Comme la fin justifie et légitime les moyens, la Force est un postulat, et dans la réalisation des buts, il serait naïf de tenir compte du droit ou de la fidélité à une parole donnée, au risque de mêler l’insécurité aux rapports internationaux. Le racisme est une forme nouvelle de matérialisme au service d’un peuple impérialiste.

Libéralisme, marxisme et racisme ont des sources et des traits communs. Tous postulent le naturalisme qui consacre l’indépendance absolue de l’homme. Ils rejettent la possibilité d’une religion révélée et d’un ordre surnaturel, qui dépassent les frontières du sensible et échappent au contrôle de l’expérience. Ils fondent chacun leur mystique sur une valeur considérée comme absolue liberté, rendement économique, pureté du sang. L’erreur consiste à ignorer les nuances dans une réalité sociale, extrêmement nuancée. En face de ces idéologies, le catholicisme affirme ses principes : l’Eglise est la gardienne et l’interprète d’une religion fondée sur la révélation divine ; l’homme est une créature raisonnable et libre mais dépendante de Dieu ; le motif (page 17) de chaque démarche est la certitude d’une vie future éternelle ; l’esprit domine la matière et constitue le critère de la hiérarchie entre les biens. Il n’y a pas d’accord possible entre sa mystique surnaturelle et ce que l’on a appelé les pseudo-mystiques du naturalisme contemporain. Pour les combattre, et ainsi s’opposer à la déchristianisation du monde, il peut se servir des armes que le régime parlementaire met à sa disposition. Certains catholiques ont estimé qu’ils avaient l’obligation de le faire. C’est là, croyons-nous, le fondement véritable des partis politiques qu’ils ont organisés dans quelques pays.

3. Partis catholiques au XIXème et au XXème siècles

Au début du XIXème siècle, O’Connell est l’initiateur des partis catholiques. Après lui, il n’en subsiste pas en Grande-Bretagne, la liberté religieuse est laissée à tous. Aux Etats-Unis, il ne s’en forme pas, la vie politique se déroulant à l’écart du problème religieux. Dans la Russie des czars, il ne saurait en être question, pour des raisons diverses. En Suisse, leur dissolution est la conséquence du rétablissement de la paix religieuse à la fin du XIXème siècle. Dans les pays parlementaires, le programme des catholiques consiste toujours essentiellement à défendre les droits de l’Eglise par les moyens légaux. Mais en France, en Espagne, au Portugal, ils ne réussissent pas à faire prévaloir le spirituel et se heurtent constamment sur des questions somme toute accessoires : forme du gouvernement, portée théorique de la thèse et de l’hypothèse. En Allemagne, en Autriche, en Italie, ils combattent courageusement jusqu’à la mort. En Hollande seulement et en Belgique, ils ont pu subsister d’une manière ininterrompue jusqu’à nos jours.

Le premier, Daniel O’Connell (1775-1847) obtient l’émancipation des catholiques du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande. Il réprouve la tactique de violence et se refuse à sortir de la légalité. Toute sa campagne est une guerre constitutionnelle, au grand jour. En dehors des partis classiques, whigs et taries, il unit les catholiques et les protestants irlandais dans une vaste coalition devant laquelle Londres se voit obligé de lever l’incapacité, pour les premiers, de siéger au Parlement, de Westminster et d’atténuer l’Union de 1800 qui maintient l’Erin dans une tutelle de fait. L’entreprise rappelle les ligues d’ancien régime, où les vassaux recouraient au refus de service (jus cessandi servitii) quand le prince refusait obstinément de leur faire (page 18) droit. L’originalité du leader consiste à faire pénétrer, dans les couches sociales d’un pays individualiste et bientôt de toute l’Europe, l’idée que l’Union fait la force d’un peuple. Au début de 1823, il fonde l’Association catholique, accessible à tous les Irlandais. A ceux qui jouissent de quelque fortune, il ose demander une cotisation. « S’ils ne sont pas capables de donner une guinée pour la cause catholique, pense-t-il avec raison, ils ne sont pas dignes d’être des nôtres. »

Les Irlandais répondent avec enthousiasme à son appel. Guinée par guinée, ils versent 250.000 francs en quelques mois. Certains de la victoire, ils obéissent au mot d’ordre de leur chef : « Rallions-nous autour du drapeau de la liberté » (Dublin, 1825) (Nemour,-Godré, O’Connell, p. 188. Paris, 1895.). Aux Communes cependant, O’Connell plaide vainement la cause de son Association. Il ne réussit pas à la sauver de la dissolution. Mais l’opinion anglaise est alertée. Elle commence à comprendre la légitimité des aspirations des Irlandais. Son oeuvre, illégalement dissoute, O’Connell la ressuscite sous la forme de meetings, tenus d’abord pendant quatorze jours consécutifs, puis dispersés selon les nouvelles prescriptions. Six années d’agitation aboutissent à l’octroi du Catholic relief bill de 1829. Il remporte d’un seul coup la victoire la plus complète. Montalembert l’en félicite eu 1847 : « Vous avez affranchi l’Eglise du joug temporel par des moyens légaux et vous avez séparé la question religieuse de la cause politique ». Dès lors, les catholiques de Grande-Bretagne n’ont plus besoin de parti.

La République fédérative des Etats-Unis pratique loyalement la liberté des cultes. La constitution du Maryland proclame la liberté religieuse dès 1649, celle de Virginie en 1789, mais le pacte fédéral n’en parle pas. La Confédération estime que les affaires religieuses ne relèvent pas de son ressort. Elle vit séparée des Eglises, mais sans hostilité. Elle leur assure, au contraire, un traitement de bienveillance et considère la religion comme une assise de l’ordre social. Les associations religieuses, à l’instar des sociétés économiques, jouissent de la personnalité civile ; la douane ne perçoit pas de droits sur les objets liturgiques ; les ministres des cultes obtiennent 50 % de réduction sur les chemins de fer ; les lois pénales punissent le blasphème comme cause de trouble ; les séances du Congrès commencent par la prière et, dans les réunions publiques, des invocations successives sont récitées par des pasteurs de différentes (page 19) confessions. L’enseignement est libre à tous les degrés ; les catholiques peuvent ouvrir des écoles confessionnelles qui sont subsidiées. Le climat politique des Etats-Unis, pas plus que celui de la Grande-Bretagne, ne postule la formation d’un parti catholique.

Dans la Russie des czars, tout au contraire, la question religieuse se greffe sur des conflits nationaux. La religion orthodoxe est celle de l’Etat ; les autres ne sont tolérées que dans la mesure où elles ne mettent pas d’entraves à la russification des territoires nouvellement conquis, comme la Pologne. L’empereur Nicolas I (1825-1855) tente d’entraîner l’Eglise grecque-unie dans le schisme. S’il ratifie, en 1847, un concordat rétablissant la hiérarchie catholique en Russie, il maintient par contre les lois sur les mariages mixtes obligeant les parents à élever leurs enfants dans la religion officielle ; il interdit les rapports avec Rome. La révolte de 1862-1863 déchaîne la persécution systématique du catholicisme en Pologne. Alexandre II (1855-1881) et Alexandre III (1881-1894) déportent les évêques en Sibérie, bannissent les séminaristes, essaient d’étendre le schisme aux paroisses sans pasteurs ; ils ferment les couvents, suppriment des églises, introduisent la langue russe dans les cérémonies du culte et interdisent l’emploi du polonais. C’est en 1905 seulement que Nicolas II (1894-1917) se rallie sincèrement au principe de tolérance. Mais il n’est pas question de fonder un parti catholique.

La Constitution fédérale suisse de 1815 laisse les affaires du culte sous la souveraineté de chaque canton ; l’article 12 garantit simplement l’existence des couvents et des chapitres dans toute l’étendue du territoire. L’agitation se manifeste, à partir de 1830, sous l’influence des idées françaises. En 1848, les radicaux d’Argovie, violant le pacte, procèdent à la fermeture des couvents dans le ressort de leur canton. Aussitôt, les sept cantons catholiques se coalisent dans le Sonderbund, sorte de parti catholique intercantonal (Ce sont ceux d’Uri, de Schwyz, d’Unterwalden, de Lucerne, de Fribourg, de Zug et du Valais.) En 1845, une guerre civile éclate - la cinquième guerre de religion depuis la Réforme. Les catholiques doivent mettre bas les armes. Mais la nouvelle Constitution de 1848, consacre le maintien de leurs droits. En 1864, une autre campagne se déchaîne dans les cantons de Genève et de Berne. Les écoles sont fermées, la hiérarchie abolie, Mgr Mermillod, évêque de Lausanne et de Fribourg, exilé. En 1873, c’est (page 20) la rupture des relations diplomatiques entre ces cantons et le Saint-Siège. Mais la fermeté des catholiques triomphe de nouveau en 1878 (F. Ottiwell Adams et C. D. Cunningham, La Confédération suisse. Edition française par H. Loumyer, p. 192. Bâle-Genève et Lyon, 1890. E. Laverne, « La crise politique et religieuse en Suisse », p. 510, dans la Revue générale, t. III, 1872, pp. 506-520).

Les Français ont un O’Connell c’est le comte Charles de Montalembert (1810-1870). En 1830, celui-ci se convainc que la cause des Bourbons est compromise, qu’il ne faut donc plus tenir à « l’union du trône et de l’autel ». Félicité de Lamennais (1782-1854) ne pense pas autrement. Il s’adresse aux prêtres, ses confrères « Vous tremblez devant le libéralisme, leur dit-il, catholicisez-le ». Ils formulent ensemble le programme du catholicisme libéral. Ils le défendent ensemble dans le journal L’Avenir, 16 octobre 1830, sous la devise : « Dieu et la liberté ». Ils créent le noyau d’une ligue, L’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, qui doit mobiliser les croyants, sauvegarder « contre toute atteinte arbitraire les droits des catholiques, conquérir les libertés promises et nécessaires ». Ils fondent, à Paris, une école libre pour les enfants pauvres, Ils multiplient les comités provinciaux. Deux préoccupations les dominent : obtenir la liberté d’enseignement et grouper les catholiques du monde entier, à commencer par ceux de France. Un instant, l’oeuvre est sérieusement compromise par les revendications trop absolues de L’Avenir et les exagérations de Lamennais.

Montalembert courbe la tête sous l’orage qui emporte son ami. Il reprend la lutte à partir de 1842. Dans une brochure, intitulée Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement, il revendique, non la suppression de l’Université, mais l’abrogation du monopole dont elle jouit. Il faut des collèges libres. Seule leur fondation peut garantir dans la France nouvelle, comme en Belgique, en Angleterre ou aux Etats-Unis, l’indépendance du père de famille. Pour faire respecter cette indépendance, les catholiques doivent se coaliser en parti. « Si les catholiques devenaient un parti comme en Belgique, ils seraient les maîtres de la situation ». Sans cesse, Montalembert revient sur cette idée « Que les catholiques constituent eux-mêmes un parti, qu’au lieu de continuer à être catholiques « après tout », ils soient catholiques « avant tout » (P. Thureau-Dangin, L’Eglise et l’Etat sous la monarchie de Juillet, p. 159. Paris. 1880). Il rallie la grande majorité des évêques, le journal L’Univers et (page 21) une élite d’animateurs. Ce n’est pas le grand nombre comme en Irlande. Mais, s’il le fallait, il se battrait seul ! A la Chambre des pairs, il fait retentir son éloquence chaude et passionnée. En 1850, il remporte une brillante victoire : le vote de la loi Falloux. Victoire, hélas ! sans lendemain. Le parti catholique français est mort-né.

La Seconde République s’évanouit, le Second Empire s’effondre. Rien ne se fait plus avant de Mun. Les anticléricaux se déchaînent au cri de guerre de Napoléon Peyrat et de Gambetta (1877). En 1885, le comte Albert de Mun (1841-1914), digne successeur de Montalembert, descend dans l’arène parlementaire. Il est flanqué de Jacques Piou, non moins clairvoyant ni courageux que lui-même. Il voudrait, lui aussi, qu’un parti catholique voit enfin le jour. « Sous un régime où le Parlement est tout, écrit-il, cesser de participer à la lutte, c’est abdiquer, mais la lutte suppose une organisation sur le terrain légal, avec l’unité pour base et la discipline pour ciment » (J. Piou, Le comte Albert de Mun, p. 11. Paris, 1926.). Il réunit des adeptes, mais qui se divisent, une fois de plus, sur des questions politiques (Note de bas de page : « Quand je proposai la formation d’un parti catholique, écrit de Mun, je ne demandai pas qu’il s’établît sur le terrain constitutionnel. Si peu de temps après la mort du comte de Chambord, c’était une impossibilité. Parmi les députés catholiques, aucun ne m’eût suivi. Ce fut la grande faiblesse de ma tentative. Un parti catholique, pour être viable, doit être constitutionnel, sous peine d’être confondu avec les partis d’opposition purement politiques. ». J. Pion, op. cit., p. 109). Malgré les objurgations de Léon XIII, ils refusent de se rallier à la République. Ils ne semblent pas comprendre la nécessité de faire front. Ils se laissent enlever la liberté d’enseignement, la liberté d’association, les bienfaits du régime concordataire, l’ambassade auprès du Saint-Siège. Ils assistent, sans se ressaisir, à la déchristianisation profonde de leur pays (Note de bas de page : Le 8 novembre 1906, Viviani, ministre du Travail, disait à la Chambre : « La Révolution française a déchaîné dans l’homme toutes les audaces de la conscience et toutes les ambitions de la pensée. Cela n’a pas suffi. La révolution de 1848 a doté l’homme du suffrage universel, elle a relevé le travailleur courbé sous sa tâche et elle a fait du plus humble l’égal politique du plus puissant. Cela n’a pas suffi. La IIIème République a appelé autour d’elle les enfants des paysans, des ouvriers et dans ces cerveaux obscurs, elle a versé peu à peu le germe révolutionnaire de l’instruction. Cela n’a pas suffi. Tous ensemble, par nos pères, par nos aînés, par nous-mêmes, nos nous sommes attachés dans le passé à une grande oeuvre, à une œuvre d’anticléricalisme, d’irréligion. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus. ». A. d’Yvignac, Vers une politique chrétienne, p. 35. Paris, 1928).

La situation de l’Espagne est tout aussi lamentable. Les constitutions de 1812, de 1847 et de 1876 sont autant dire lettres mortes. Pronunciamentos, querelles de généraux, dictatures militaires, (page 22) guerres carlistes, tout semble conjurer contre la paix du pays. Sans doute, le catholicisme garde sa position privilégiée de religion d’Etat. L’enseignement, de même, reste confessionnel. Mais les ennemis travaillent à la sape, tandis que les défenseurs se divisent autour de la question dynastique. Les plus ardents composent le parti carliste qui ne cesse de viser au rétablissement des principes religieux et sociaux, dont son chef se dit le seul défenseur. Les plus nombreux entrent dans le parti alphonsiste qui comprend des éléments plus mêlés. En 1882, sous Alphonse XII (1875-1885), Léon XIII pour « établir la Concorde des âmes parmi les Espagnols » leur rappelle « la fausse opinion de ceux qui unissent la religion avec un parti politique et la confondent avec lui au point de déclarer que ceux qui appartiennent à un autre parti ont à peu près renié le nom catholique ». En 1894, le Pape loue les catholiques de développer les associations ouvrières, la presse et les autres oeuvres, mais il blâme ceux « qui usent comme argument de leur nom de catholique et abusent des sentiments catholiques du peuple au profit de partis et de fins politiques » (C. de T’Serclaes, Le pape Léon XIII. t. III, p. 15. Paris-Lille-Bruges, 1896-1904, 3 vol.).

Au Portugal, la patrie de Pombal et de Dom Miguel, les catholiques font un effort tardif. Aguerris par la persécution qui se poursuit depuis un siècle, ils semblent vouloir répondre à l’appel que leur adresse Léon XIII (1901). Les uns, à la suite du Correio Nacional de Lisbonne, préconisent la formation de « centres nationaux » accueillant les membres des anciens partis à la condition de s’unir pour la défense des droits de l’Eglise. Les autres, inspirés par la Palava d’Oporto, préfèrent un parti confessionnel (C. de T’Serclaes, op. cit., t. III, p. 425). En pleine organisation, ils doivent renoncer à leurs projets, car le ministère Franco (1901-1908) vient d’instaurer une dictature. La République (1910-1926), un an après son établissement, décide l’expulsion des religieux, la censure des lettres pastorales, la rupture des relations diplomatiques avec Rome, la confiscation des évêchés et des presbytères, l’introduction du divorce dans la législation, le bannissement ou l’emprisonnement des évêques, l’interdiction du port de la soutane, des processions, etc.

Les catholiques allemands réussissent beaucoup mieux. Dès le début du XIXème siècle, un écrivain converti, Joseph von Görres (1776-1848) lance, parmi l’élite intellectuelle, l’idée d’un (page 23) Centre, qui deviendra le défenseur des intérêts spirituels. A Munich, il fonde un premier groupe, comparable à celui de L’Avenir. En 1848, Mgr von Ketteler (1811-1877) inaugure les congrès annuels des différentes Associations catholiques, où des laïques étudieront maints problèmes et questions, avec le désir avoué de seconder le clergé dans la vie publique (G. Goyan, L’Allemagne religieuse. Le catholicisme, p. 54. Paris, 1909). En 1852, au Reichstag prussien, une « fraction catholique » se forme sous la direction des frères Reichensperger et de Mallinckrodt (Note de bas de page : Auguste Reichensperger, né en 1808, décédé en 1895, appartint d’abord à la magistrature, fut député de 1842 à 1864. Pierre-François Reichensperger, né en 1810, mort en 1892, siégea au Reichstag dans l’opposition libérale, puis au Centre. Il écrivit de nombreux ouvrages sur la politique contemporaine. Herman von Mallinckrodt, né en 1821, décédé en 1874, fut élevé par sa mère dans la religion catholique. A partir de 1842, il prit une part active à la politique et combattit pour le triomphe des bonnes causes selon sa devise qui devint celle du Centre : Justitia fundamentum regnorum). En 1859, elle ajoute à son nom celui de Centre, bientôt seule dénomination adoptée à partir du 12 janvier 1871, jour de la naissance officielle du parti dans la vie parlementaire germanique. Soixante députés, sous la conduite d’un bureau de huit membres, y défendent un programme bien précis.

Le Centre allemand poursuit la défense de la religion par des moyens légaux : tel est le sens fondamental du progamme élaboré par Ketteler, Reichensperger et Mallinckrodt auxquels Windthorst vient de se joindre (Note de bas de page : Louis Windthorst, né en 1812, décédé en 1891, fut d’abord du parts ministériel et ministre de la Justice du royaume de Hanovre. Après l’annexion de ce dernier à la Prusse, il siégea au Reichstag de l’Empire et devint le plus redoutable adversaire de Bismarck, alors chancelier). Il veut la liberté des cultes, l’égalité des confessions devant la loi, l’enseignement religieux, la reconnaissance officielle du mariage canonique, la protection juridique des associations. Il se défend d’être confessionnel, c’est-à-dire qu’il n’exclut personne a priori. Il n’impose aucun mandat impératif à ses représentants. Il respecte la constitution ; il affirme son attachement à l’Empire fédératif et décentralisateur. Reflétant les préoccupations sociales de Mgr Ketteler, il demande la limitation des impôts et des dépenses, l’entente, par voie de compromis, entre la propriété et le travail, la lutte contre « les abus qui nuisent moralement et physiquement aux travailleurs » (A. Reichensperger, « La physionomie de la Chambre des Députes en Prusse », p. 29 dans la Revue générale, t. I, 1871, pp. 27-31. « La situation religieuse de l’Allemagne et la fraction du Centre au parlement allemand », p. 209, dans la Revue générale, t. II, 1871, pp. 209-220. O. Resnard, Les partis politiques en Allemagne, p. 54. Paris, 1923).

(page 24) Le Centre tient tête à Bismarck, durant la Kulturkampf. A partir de 1874, c’est Windthorst, successeur de Mallinckrodt, qui préside à ses destinées. Il multiplie les protestations contre les mesures antireligieuses. A partir de 1880, il en obtient progressivement le retrait. La restauration de la paix religieuse lui permet d’intensifier son action populaire : en 1890, pour combattre le socialisme, il fonde le Volksverein et devient « un parti national où les représentants de toutes les classes prennent place » (O. Hesnard, op. cit., p. 46). Il sait s’adapter à tous les besoins nouveaux, faisant preuve d’une souplesse merveilleuse, pourvu que les intérêts de la religion soient sauvegardés. Après 1918, il s’attelle à une tâche proprement impossible : concilier les contraires et gouverner. On dirait qu’il en oublie sa raison d’être. Il disparaît dans le tourbillon hitlérien.

Le parti catholique hollandais se distingue du Centre allemand par son caractère confessionnel. C’est une création du Docteur Schaepman (1844-1903). Il date de 1896. Avant cette année, les catholiques des Pays-Bas, agissant de concert avec les libéraux modérés, obtiennent la révision de la Loi fondamentale (1848) et le rétablissement de la hiérarchie (1853). Mais ils ne peuvent arrêter une loi sur la neutralité de l’école officielle (1857). C’est Schaepman qui leur donne une presse puissante, qui procure des subsides à leurs écoles (1889), qui leur donne enfin la structure d’un parti (1896). Le Roomsch-Katholieke Staatsparti est religieux, confessionnel, sous la dépendance étroite des évêques. Il est sincèrement royaliste et fidèle à la Maison d’Orange. Il est national et constitutionnel. Il formule des revendications sociales et s’appuie pour les défendre sur un admirable réseau d’oeuvres de toute sorte (L. Colens, « L’organisation du parti catholique en Hollande », p. 332, dans la Terre wallonne, t. XXV, 1932, pp. 321-333). En 1909, il partage le pouvoir avec le parti antirévolutionnaire, et, après 1919, détient seul le gouvernement sous les ministères Ruys de Beerenbrouck.

Les Christlich Sozialen d’Autriche méritent une place à part dans l’histoire comparée des partis. Leur nom seul trahit la prépondérance du social sur le politique. Ils se réclament de Mgr Ketteler et du baron von Vogelsang (1818-1890). Celui-ci approfondit surtout la question agricole. Il rejette la conception libérale de la propriété, dont les tristes enfants s’appellent, l’un, capitalisme sans frein, et l’autre, paupérisme. Il propose une (page 25) réorganisation corporative de la société. Il inspire l’Union de Fribourg et les Congrès de Liége. Il rallie facilement la noblesse et la bourgeoisie autrichiennes en butte à certains agissements des Israélites. C’est le Dr Lueger qui assume la direction politique du parti. Il s’assigne comme objectif immédiat la conquête de la municipalité de Vienne, le fief des libéraux et des Juifs. Il emporte l’écharpe de bourgmestre, Vers 1890, il lutte pour la rechristianisation de l’école et la séparation des confessions sur le terrain scolaire. Mais il restreint dangereusement le programme initial de Vogelsang. « Bon chrétien, bon Allemand, bon Autrichien » : avec une telle devise, il s’aliène forcément les sympathies des minorités nationales (P. Coulet, « Le parti chrétien social d’Autriche », p. 1326, dans le Mouvement social, t. LXVIII, 1909, pp. 1325-1337). Il reste trop distant des ouvriers. Après 1918, il s’aventure sur le terrain économique. En 1938, il disparaît après l’Anschluss.

Les catholiques italiens se tiennent d’abord à l’écart de la politique. « Ne eletti, ne elettori » : tel est d’abord le mot d’ordre du Vatican. En 1875, au Congrès de Florence, ils décident de participer aux élections provinciales et communales ; Pie IX ne leur refuse pas son approbation. Dans l’encyclique Etsi nos du 15 février 1882, Léon XIII les exhorte à s’habituer aux luttes de la vie moderne, à fonder des sociétés de jeunesse et d’ouvriers, à construire des écoles, à défendre la liberté du pape et à soutenir la bonne presse. A partir de 1905, Pie X permet des exceptions au Non expedit pour ce qui regarde les élections législatives. En 1913, l’Union électorale catholique établit un compromis avec les plus modérés des libéraux pour opposer un veto plus efficace au vote de mesures antireligieuses. Mais ce n’est qu’après la première guerre mondiale que l’on voit surgir un parti le parti des Popolari, de Don Sturzo.

Il surgit, tout armé, peut-on dire, du cerveau de son fondateur. Don Luigi Sturzo est né en Sicile, l’année 1871. De bonne heure, il concentre son attention sur la politique municipale. Il conçoit une reconnaissance juridique des classes et des professions. Les catholiques, décide-t-il avec la netteté d’une conviction intérieure, n’auront vraiment leur mot à dire en politique, que s’ils s’organisent en parti (M. Vaussard, L’intelligence catholique dans l’Italie du XXème siècle, p. 147. Paris, 1921). En 1919, il sent que l’heure est venue. Il formule un programme non-confessionnel et le présente ainsi : « Nous sommes avec ceux qui excluent la religion des vues de (page 26) parti et nous nous contentons comme démocrates chrétiens de poursuivre un idéal conforme aux principes religieux. » Il revendique l’intégrité de la famille, la liberté d’enseignement, celle d’association et d’organisation syndicale, l’indépendance de l’Eglise dans le plein exercice de son magistère spirituel, la liberté et le respect de la conscience chrétienne considérée comme le fondement de la vie nationale. Il accepte temporairement le régime parlementaire parce qu’il veut agir légalement, mais son plan comporte une rénovation politique de la société sur une base démocratique, dans un cadre corporatif, par des principes chrétiens sociaux. Il connaît d’abord le grand succès. Mais la dictature fasciste le dissout pour vingt ans (1924-1944).

Le parti catholique belge, dont nous entreprenons d’écrire le premier demi-siècle d’histoire, est le plus ancien de tous. Son organisation véritable date de 1867, ce qui est déjà une date vénérable. Mais sa gestation commence bien avant. Ses ambitions sont modestes. Il accepte la monarchie parlementaire, la Constitution de 1831. Il favorise le développement de nos institutions dans la paix et la légalité. Le pivot de son action, c’est la défense religieuse, mais il ne s’interdit pas de rayonner dans les autres secteurs de la vie publique. Son origine est politique, et non sociale comme celle des Christlich Sozialen autrichiens. A l’opposé du Roomsch-Katholieke Staatspartij hollandais, il revendique une certaine indépendance vis à vis de l’épiscopat. Il s’organise à l’exemple du Centre allemand. Il subit assez fortement l’influence du libéralisme. Il réagit très vigoureusement contre les conceptions totalitaires. Mais il ne parvient pas à imposer une doctrine véritablement catholique de l’Etat. Sa tradition l’identifie à un régime national de libertés, respectueux des droits de tous. Il reflète sur le plan politique le caractère religieux et l’esprit modéré de la population belge.

4. Critique des travaux

Les travaux relatifs à l’histoire du parti catholique belge depuis les origines jusqu’en 1884 ne sont certainement pas des plus abondants. On ne possède, à vrai dire, qu’un seul exposé d’ensemble c’est l’histoire du Parti catholique en Belgique, par M. Auguste Mélot. C’est une oeuvre de vulgarisation, publiée sous le patronage de la Fédération des Associations et Cercles catholiques de Belgique. Elle se distingue par ses qualités d’impartialité. Mais on ne peut pas dire qu’elle traite la matière (page 27) de manière approfondie. Ce n’est même pas une fresque : une simple esquisse, ou, si l’on préfère, une vue panoramique qui embrasse tout le passé, de 1830 à 1930.

Les monographies les plus anciennes sont les plus sujettes à caution. Elles ont les défauts de leur époque. Elles sont basées presque uniquement sur des sources éditées : les journaux, les Annales parlementaires, des rapports et des brochures ; en fait de documents inédits, tout au plus de la correspondance et des notes privées. Elles sont écrites par des témoins immédiats, des témoins qui sont aussi le plus souvent des acteurs. Elles n’ont aucun recul, le feu des passions les consume encore. Les auteurs jouent au prophète, de préférence au prophète de malheur. Et l’on ne peut s’empêcher de sourire aux catastrophes que le pays a évitées, même en ne les écoutant pas ! Ces réserves faites, les monographies de Juste, de Poplimont, de E. Vandenpeereboom, d’E. C. de Gerlache, de Thonissen, de L. Hymans, de S. Balau constituent des mines de renseignements. Nous croyons en avoir extrait tout ce qui pouvait nous être utile.

Dans le septième volume de son Histoire de Belgique (1830- 1914), Henri Pirenne commence par une excellente définition des partis au XIXème siècle « Au fond, dit-il, les partis ne sont que la projection sur l’écran parlementaire des grands mouvements qui agitent une nation » (Préface, p. VIII, Bruxelles, 1932). Il résume alors le débat entre les catholiques et lés libéraux, qu’il place ainsi d’emblée sur son vrai terrain celui des conceptions de vie, des attitudes envers la religion et l’Eglise. De tous les historiens, c’est lui qui semble avoir le mieux compris, c’est certainement lui qui a montré le plus clairement que les querelles partisanes du XIXème siècle, mesquines en apparence, se déroulent réellement aux bords d’un gouffre : le gouffre dont la profondeur insondable sépare les croyants et les libres penseurs (p. 99 et suiv.).

L’Histoire de la Belgique contemporaine, 1830-1914, publiée en 1928-1930 sous la direction de l’abbé J. Deharveng, est un recueil de monographies. La contribution de loin la plus intéressante pour nous est L’Histoire politique interne par le vicomte C. Terlinden, professeur à l’Université de Louvain. Elle traite de la formation et de l’évolution des partis contemporains qu’elle rattache aux factions de la Révolution brabançonne. Elle décrit leur vie cachée sous l’occupation française de 1795 à 1815, (page 28) leur renaissance dans le royaume des Pays-Bas, leur influence sur la Révolution belge de 1830, leur apaisement durant l’unionisme et leurs luttes à partir du Congrès libéral de 1846 jusqu’à la victoire du parti catholique eu 1884. C’est donc du point de vue dynamique que ces pages nous ont été les plus utiles. D’autres études, notamment l’Histoire sociale par M. M. Defourny, professeur à l’Université de Louvain, l’Histoire de l’Eglise catholique en Belgique par le R. P. E. de Moreau, S. J., nous ont renseignée sur certains aspects plus particuliers de la vie de la Belgique au XIXème siècle et leur influence sur le développement du parti catholique.

La Belgique contemporaine (1780-1930), par M. F. Van Kalken, professeur à l’Université de Bruxelles, justifie bien son sous-titre, Histoire d’une évolution politique. L’auteur le dit dans l’avant-propos : il a voulu étudier la pensée politique qui s’exprime dans les partis et s’explique par « la vie publique du peuple belge en ces derniers cent ans » (p 5, Paris, 1930). C’est en fonction des partis qu’il retrace l’histoire du pays et c’est par là qu’il nous intéresse spécialement. D’une plume alerte, il situe les personnages dans leur milieu et caractérise leurs comportements. Attache-t-il assez d’importance aux divergences de pensée qui se manifestent à travers la vie des partis ? C’est du dehors qu’il juge l’Eglise et les catholiques. Il semble vouloir démontrer que l’opinion libérale est celle du « juste milieu » entre la « domination cléricale » et le socialisme plus ou moins marxiste.

De La Belgique contemporaine. Essais d’histoire politique, par M. Damoiseaux, nous avons remarqué principalement les chapitres qui racontent Les Origines des partis politiques belges. L’auteur expose les raisons qui ont fait naître les deux partis les plus anciens, le catholique et le libéral, ainsi que les circonstances auxquelles ils doivent leur organisation et leur programme (p. 131, Bruxelles-Louvain, 1926). Il s’arrête en 1880, cinquantième année de l’indépendance belge. Il situe les luttes intérieures sur le plan philosophique, dénonce les agissements de la franc-maçonnerie, et ne cèle pas la pusillanimité de ses coreligionnaires dans le domaine politique, jusqu’aux Congrès de Malines tout au moins. Il semble surtout préoccupé de montrer que le parti catholique est le parti constitutionnel par excellence, défenseur de toutes les libertés inscrites dans notre charte, plus que du point de vue religieux proprement dit.

(page 29) Dans ses volumes sur Léopold Ier et Léopold II, le comte L. de Lichtervelde dépasse largement le cadre biographique. Nos deux premiers rois, prétend-il démontrer, sont les gardiens vigilants de l’intérêt général. C’est sous cet angle qu’il faut les voir manoeuvrer entre les partis. Si Léopold s’attache à l’unionisme, c’est en vue d’atténuer les luttes intérieures, de faciliter la vie parlementaire, de se permettre à lui-même de faire « sa » politique. Au début de l’indépendance, les catholiques vivent surtout de traditions inconscientes ; ils manquent de doctrine politique, et l’auteur oublie de mentionner le changement provoqué sous ce rapport par les Congrès de Malines. L’attitude de Léopold II envers les partis est commandée par des considérations d’ordre supérieur, comme la défense nationale et le problème colonial. Les hommes ne comptent guère : on les révoque une fois qu’ils ont cessé d’être utiles. Il a fallu du temps pour que Léopold II ait confiance dans les capacités gouvernementales des hommes d’Etat catholiques.

Les Congrès catholiques en Belgique par M. M. Defourny, renferment un essai de synthèse sur la genèse, la tenue et les résultats des quatre premiers Congrès de Malines et de ceux de Liége. Les Fragments d’histoire contemporaine de Belgique, d’A. De Ridder, éclairent la mentalité des catholiques au début du règne de Léopold 1er. La querelle des fondations charitables en Belgique, par le P. A. Muller, S. J., fait la lumière sur la question de la « loi des couvents » de 1857. Dans Journalisme et politique, H. Henry raconte les tentatives faites aux environs de 1860 pour revigorer la presse et rajeunir le parti. Dans La lutte scolaire, M. P. Verhaegen magnifie la résistance des catholiques à « la loi de malheur » de 1879. Notre bibliographie mentionne bien d’autres études monographiques. Nous ne devons pas les critiquer singulièrement. Elles n’ont que des rapports lointains avec notre objet. Dans chacune d’elles, nous n’avons glané que des détails sur telle ou telle question très particulière, et pour quelques années seulement.

Nous avons parcouru de même les biographies des hommes politiques du temps, qu’ils soient de droite ou de gauche Dechamps, Malon, Ducpétiaux, d’Anethan, Jacobs, de Gerlache, d’Ursel, Lammens, Pirmez, Frère-Orban, Rogier, Nothomb, de Mérode, de Haulleville, Dumortier. Un chef représente les tendances de son groupe. Du moins, le peut-on supposer en mainte conjoncture. L’expérience enseigne pourtant qu’il n’en va pas nécessairement ainsi. De plus un portrait, même fidèle, n’est (page 30) jamais qu’une déformation. Le personnage, grandi, intentionnellement embelli parfois, est campé au premier plan ; le reste se devine dans la pénombre. Nous ne pouvions nous dispenser de parcourir cette galerie d’ancêtres. Mais nous avons le devoir de faire observer qu’il y reste bien des places vacantes. Que les oeuvres sont de valeur inégale. Et que dans la vie d’un parti, la conduite des chefs n’est pas tout.

5. Critique des sources

Nous étions en somme fondée à croire qu’une histoire quelque peu profonde du parti catholique belge ne serait pas inutile. Elle viendrait combler une lacune. Mais il serait impossible de la mener à bien, sans recourir aux sources inédites et éditées archives, rapports, journaux et revues, les Discussions du Congrès national et les Annales parlementaires, des écrits occasionnels, des pamphlets et des brochures, des mémoires enfin. C’est à ce prix-là seulement que nous pouvions caresser l’ambition de faire neuf, à ce prix-là seulement que nous pouvions espérer retenir l’attention de nos contemporains.

Nous arrivons malheureusement très tard. Les archives du Secrétariat de la Fédération des Associations et Cercles catholiques de Belgique ont été détruites, presque entièrement, par l’incendie qui ravagea les locaux de Patria, rue du Marais, à Brtxelles, en 1939. Des pièces précieuses ont disparu pour jamais. Ce qui reste n’est guère important, des rapports, manuscrits, mais d’intérêt purement local, des premières réunions de l’Association constitutionnelle et conservatrice de la capitale. Encore les Autorités allemandes ont-elles jugé prudent de les placer sous scellés et d’en interdire la consultation, de 1942 à 1944.

Les rapports imprimés des Assemblées générales de Malines et des congrès annuels de la Fédération des Associations et Cercles catholiques de Belgique ont échappé presque tous à l’incendie qui ravagea Patria. Ils constituent la meilleure introduction à l’étude de la vie du parti. Ils nous éclairent sur les conceptions et les réalisations, sur l’organisation, les projets innombrables que l’on forme et que l’on abandonne, sur les succès et les échecs. Ils exhalent la sincérité, spécialement ceux qui furent rédigés par le plus ancien secrétaire, Amand Neut. La série n’est malheureusement pas complète. Ceux de 1873, 1879, 1880, 1881 et 1882 ont été brûlés et ont échappé à toutes nos investigations en dehors de Patria.

(page 31) Ce ne fut pas une mince affaire que de dépouiller la presse ! Ce ne fut pas non plus le labeur fécond que nous attendions ; le journal est rempli de détails fastidieux, on y prise plus d’anecdotes que d’histoire véritable. Nous avons dû nous limiter. Nous avons vu d’abord le Journal de Bruxelles, l’ancêtre des quotidiens de la capitale, durant ses débuts en 1841, 1850, 1852, pour sauter ses années de décadence, reprendre en 1870, 1872, 1878. Nous avons fini par le Bien public de 1884, l’organe gantois dont les valeureux directeurs prirent l’initiative de l’Union nationale pour le redressement des griefs en cette « Année des merveilles ». Nous avons encore dépouillé le Journal historique et littéraire de 1834 à 1865, dirigé par Pierre Kersten à Liège, et spécialement sa chronique juridique mensuelle, si clairvoyante à l’endroit des libéraux. La Revue de Bruxelles (de 1838 à 1841) contient des articles écrits ou inspirés par Dechamps, tout en faveur de l’unionisme. Née des Congrès de Malines, la Revue générale étonne par sa modération, plus particulièrement au milieu des passions soulevées par la lutte scolaire de 1879 à 1884. Parmi les périodiques libéraux, la Revue nationale de Belgique, de Paul Devaux, exprime modérément des tendances exclusives (à partir de 1839) ; après 1869, la Revue de Belgique est aussi virulente dans le langage que radicale au fond.

Nous avons parcouru les Discussions du Congrès national recueillies par le chevalier Huyttens de Terbecq dans la presse de 1830 et de 1831. C’est le miroir le moins infidèle que l’on puisse trouver. Pour les travaux parlementaires ultérieurs, nous nous sommes laissée guider par l’Histoire parlementaire de la Belgique, de Louis Hymans, dont la valeur indicative est précieuse. Pour les débats les plus intéressants, les lois les plus importantes, nous avons consulté le Moniteur belge, de 1831 jusqu’à 1844, et les Annales parlementaires, à partir de la session législative de 1844-845. On ne pourra pas nous reprocher de n’avoir pas fait davantage. L’histoire d’un parti ne se confond pas avec l’activité déployée par ses représentants dans les assemblées délibérantes.

Les écrits occasionnels émanent soit des chefs de la droite comme Dechamps, Malou, de Decker, soit d’écrivains s’occupant de politique comme P. de Haulleville, D. de Garcia de la Véga. Ils renferment ce qu’on peut appeler la doctrine des catholiques. On les voit apparaître après la rupture définitive de l’unionisme, que Pierre de Decker fait de louables efforts pour ressusciter (L’Esprit national et l’esprit de parti, 1852). Ils sont très (page 32) nombreux au moment des controverses entre catholiques sur la portée théorique de la Constitution, après la publication de l’encyclique Quanta cura et du Syllabus en 1864. Le cardinal Sterckx, le cardinal Dechamps, le P. de Buck, S. J., Mgr de Montpellier, évêque de Liége, des laïcs s’efforcent de concilier la thèse et l’hypothèse. Ils font, d’une part, le procès du libéralisme ; de l’autre, ils montrent l’esprit pratique, l’esprit de conciliation, qui anime la Constitution de 1831. Ces écrits sont d’intérêt capital, pour qui veut saisir l’évolution des idées. Leur ton, généralement modéré, contraste avec celui des ultramontains aussi bien que de certains libéraux (Louis Defré-Joseph Boniface).

La littérature autobiographique est fort sujette à caution. Les hommes, - et les hommes politiques encore plus que les autres, - écrivent souvent pour se justifier. Joseph Lebeau (1794-1865) dans ses Souvenirs personnels, traite surtout de son rôle diplomatique au début de notre indépendance. Il témoigne pourtant de son amour pour la liberté et de sa sincérité unioniste, au Congrès national, lorsqu’il vota contre l’intervention de la loi ou du magistrat dans les affaires d’un culte (p. 25, Bruxelles, 1883). Il atteste la classification peu tranchée des partis jusqu’en 1839, mais il atténue le caractère libéral du premier ministère homogène qu’il forma en 1840 (p. 163 et p. 233). C’est de la révocation de ce cabinet par Léopold Ier, en avril 1841, que Mathieu Leclercq (1796-1889) parle surtout dans ses Souvenirs encore inédits. Il blâme le Roi de vouloir gouverner avec les catholiques et d’avoir exigé la démission de ses ministres. Charles Woeste (1837-1922), dans le premier tome des Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique, retrace la vie politique du pays et du parti catholique de 1859 à 1894. Il aborde toutes les questions, mais sous un angle personnel et étroit. Il noie les conceptions de ses contemporains, sous un flot de considérations personnelles, mesquines et de peu d’intérêt. En 1944. le vicomte C. du Bus de Warnaffe a publié, dans Au temps de l’Unionisme, la correspondance de François du Bus (1791-1873), membre du Congrès national et de la Chambre jusqu’en 1848. Ces lettres témoignent d’un grand amour de la liberté, d’une défiance invincible à l’égard du pouvoir, du sens de la responsabilité et de la probité qui animaient la plupart des constituants, Elles nous font assister, sur le vif, aux premières joutes catholico-libérales (page 33) et elles montrent, avec une éloquence modeste, la prépondérance du point de vue religieux sur les autres questions chez un homme d’Etat catholique.

6. Plan du présent travail

Nos chapitres se succèdent dans l’ordre chronologique. Tout de suite après la Révolution, les catholiques manifestent un grand désir de paix ; ils sont satisfaits de la Constitution, partisans de l’unionisme ; ils ne réussissent d’ailleurs pas à s’accorder entre eux sur les questions de politique étrangère. Les libéraux, par contre, revendiquent, au nom de l’indépendance du pouvoir civil, la suprématie de leur opinion ; ils se constituent en parti (Congrès de 1846) ; et adoptent une attitude agressive. Les catholiques ne réagissent d’abord que mollement quoiqu’ils forment la majorité du pays légal. Ils perdent la direction politique parce qu’ils combattent en ordre dispersé, presque sans moyens d’action. Ils ne souffrent pas tant du manque de chefs, - ils en ont d’excellents, - que d’esprit d’organisation et, somme toute, d’un complexe d’infériorité. C’est aux premiers Congrès de Malines en 1863, eu 1864 et en 1867, que leur parti se constitue franchement sur l’idée-force de défense de la religion. Ils précisent alors leurs conceptions politiques et sociales ; ils créent de nouveaux organismes et trouvent une équipe de leaders : Jacobs, Woeste et Beernaert. Ils traversent encore de rudes épreuves. Mais la guerre scolaire déchaînée par le cabinet Frère-Orban les conduit à la victoire de 1884.

7. Remerciements

Il me reste à exprimer ma reconnaissance à tous ceux qui m’ont aidée de la manière la plus obligeante : au R. P. E. de Moreau, S.J. et au vicomte C. Terlinden qui ont bien voulu revoir mon travail, au comte H. Carton de Wiart qui m’a facilité l’accès de la Bibliothèque du Parlement, à M. P. Crokaert et au baron P. Nothomb qui m’ont renseignée sur la vie récente du parti, au baron L. de Meester qui m’a donné des indications sur le Meeting anversois, au baron H. de Trannoy qui m’a parlé de Jules Malou et de son époque, à M. J. Robin qui m’a ouvert les archives de Patria et est, depuis, héroïquement décédé au camp de concentration de Gusen (Autriche), en décembre 1944 ; à mes maîtres de l’Ecole des Sciences politiques et sociales de Louvain et surtout au professeur E. Lousse qui n’a cessé de me prodiguer ses conseils et son dévouement.