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Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884
GUYOT De MISHAEGEN G. - 1946

G. GUYOT de MISHAEGEN , Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884

(paru à Bruxelles en 1946, chez Larcier)

CHAPITRE QUATRE - Constitution du Parti Catholique (1863-1878)

(page 123) Après une période d’épreuves et de tâtonnements, les catholiques prennent conscience de leur devoir politique. Les Congrès de Malines, inspirés et soutenus par des hommes pour la plupart en dehors des milieux parlementaires, dépassent le Congrès libéral de 1846 par leur cadre, leur but et leur organisation. Sans s’occuper directement de politique, ils provoquent des échanges de vues qui conduisent à l’examen de la situation intérieure du pays. S’ils proposent comme objectif principal la rénovation de la société par l’esprit religieux, ils montrent la nécessité de défendre l’Eglise sur le plan politique. Leur rôle se prolonge dans une institution permanente, la Fédération des Cercles catholiques. Celle-ci cristallise les forces éparses, leur donne le sens du travail dans la discipline et l’union. Elle répond « à un besoin des temps. Les Cercles, groupés et reliés entre eux, voient doubler ou tripler leur action par l’alliance et par les relations qui s’établissent de Verviers à Ostende, de Mouscron à Turnhout, de Mons à Anvers » (Journal de Bruxelles, 1er mai 1872). Elle est l’agent le plus actif des victoires électorales de 1870 et 1871. Grâce à elle, il y a maintenant un parti franchement catholique. Mais ce parti n’est pas encore cimenté par l’épreuve ; des dissensions intestines à propos de nos institutions constitutionnelles le minent. Elles causent la chute du ministère Malou qui a dû, pendant sept ans, naviguer entre Charybde et Sylla. N’importe, le parti est assez fort pour subir le baptême de feu.

1. Chefs anciens et nouveaux

Les hommes de la génération précédente n’ont pas tous disparu, mais ils sont bientôt dépassés. Parmi eux, il y a d’abord (page 124) les unionistes de la première heure, devenus presque contre leur gré les chefs du parti conservateur. Malou ne paraît pas aux Congrès de Malines, de Theux et d’Anethan y assistent plutôt comme spectateurs. D’autres sont plus hardis. Dechamps prend une part active aux assemblées, mais, comme nous l’avons déjà signalé, à un parti catholique, il préférerait un parti constitutionnel et démocratique. Il fait certaines réticences quant à l’action politique se situant franchement sur le plan religieux, mais il se laisse entraîner par les autres ; en même temps, il trace une voie originale vers une orientation plus populaire du suffrage. Dumortier est favorable à un parti catholique conservateur. Il s’oppose à toute extension du suffrage qui lui paraît une trahison de l’esprit de 1830.

En dehors de ces parlementaires, voici les vrais animateurs des Congrès et de la Fédération animateurs plus dégagés du libéralisme politique. A l’avant-plan, se détache Ducpétiaux dont nous étudierons l’évolution politique ; près de lui, le vicomte Eugène de Kerckhove (1817-1889), d’abord diplomate, bientôt représentant de Malines, secrétaire des Congrès et vice-président de la Fédération, esprit élevé et âme ardente. Puis, une pléiade de journalistes Amand Neut, l’infatigable secrétaire de la Fédération ; l’équipe de L’Universel défunt : Haulleville, Henry, Lebrocquy, les frères Delmer ; Guillaume Verspeyen (1837-1912), un des rédacteurs du Bien public, gantois combatif qui n’a plus rien d’un catholique libéral. Deux jeunes gens, Woeste et Jacobs, font alors leurs débuts. Le baron de Gerlache, vétéran retiré de la politique active depuis 1832, et maintenant apaisé au sujet des libertés modernes, préside les Congrès et leur apporte le bénéfice de sa longue expérience.

Charles Woeste (1837-1922), né d’un père rhénan et d’une mère d’ascendance française, est élevé dans le protestantisme. Il se convertit à seize ans. Intelligent et vif, prompt à la riposte, combatif, entier, autoritaire, il se donne, avec un zèle de néophyte, à la défense de l’Eglise. En 1859, il est docteur en droit. En 1863, il prononce à Malines un discours remarqué sur les Luttes et triomphes de l’Eglise. A partir de ce moment, il se laisse prendre par la politique, et pour toujours. Depuis 1874, il représente l’arrondissement d’Alost, qui lui reste fidèle pendant quarante-huit ans. Lutteur consommé, travailleur infatigable, orienté tout entier vers l’action, c’est un excellent debater. Pour être un homme d’Etat, il lui manque le sens des questions internationales, la largeur de vues, un jugement plus (page 125) impartial et le sens des possibilités. Il se cantonne dans les questions de politique intérieure, ignore l’Europe, méconnaît la nécessité de la défense militaire du pays. Il est ministre de la Justice de juin à octobre 1884 ; à cette date, Léopold II lui redemande son portefeuille, parce qu’il craint son ardeur un peu agressive et son, opposition déclarée au service personnel. Président de la Fédération des Cercles de 1884 à 1914, il imprime une vive impulsion au parti catholique, mais il ne comprend pas les revendications politiques des ouvriers. Il parcourt la carrière parlementaire, comme d’autres accomplissent une mission sacrée par devoir, avec un désintéressement absolu. Il se considère comme « ayant charge d’âmes » (C. Woeste, Mémoires, t. I, p. 123).

Victor Jacobs (1838-1891) appartient à une vieille famille de la bourgeoisie anversoise. Il fait ses humanités chez les Jésuites de Vaugirard, suit les cours de droit à l’Université de Bruxelles et s’enthousiasme très jeune pour les luttes du Forum. Nature très riche, intelligence large, coeur vibrant et généreux, optimiste clairvoyant, c’est un chef né. Au Congrès de Malines de 1867, il se prononce contre la direction des journaux et du parti par le clergé ; il faut laisser chacun dans sa sphère, l’épiscopat n’a rien à gagner à s’immiscer dans la vie politique (A. Bellemans, Victor Jacobs, p. 109. Bruxelles, 1913). En 1862, il est élu à la Chambre par le Meeting anversois qui réclame la suppression des citadelles Nord et Sud, l’examen d’un nouveau projet de fortifications et le paiement d’indemnité pour les servitudes militaires. Jacobs se pose en adversaire résolu de Frère-Orban et de la politique anticléricale. Il défend le programme de Dechamps et prend part à de nombreuses discussions. Il est foncièrement attaché à la liberté, répudie la centralisation et l’intervention de l’Etat, croit à l’efficacité des oeuvres pour résoudre la question sociale, mais il comprend la nécessité d’une orientation plus démocratique. Ministre des Travaux publics, puis des Finances, dans le cabinet d’Anethan en 1870 ; ministre de l’Intérieur en 1884, il est chaque fois révoqué par Léopold II pour son antimilitarisme. Dans le parti catholique, il agit en chef et médiateur inébranlable sur les principes, accommodant pour les hommes, sachant comprendre les nuances d’opinion. Il sait concilier Woeste et Beernaert, ce qui n’est pas peu dire. Il possède aussi le talent, non moins rare, d’élever les questions politiques au-dessus des intérêts électoraux.

L’initiateur des Congrès de Malines, Edouard Ducpétiaux (1804-1868), arrive à la politique par les questions sociales. Tempérament très actif, esprit pratique, coeur généreux, c’est avant tout un homme d’oeuvres et un réformateur. Après avoir fait son droit aux Universités de Liége et de Gand, il soutient brillamment une thèse contre la peine de mort et, dès ce moment, sa pensée s’oriente vers les études de droit pénal. C’est lui qui, en 1830, est allé arborer le drapeau brabançon à l’hôtel de ville de Bruxelles. Il n’a cependant pas siégé au Congrès national. Mais le Gouvernement provisoire l’a nommé inspecteur général des prisons et des établissements de bienfaisance. Voilà qui décide sa vocation. Il s’occupe de réformer notre système pénitentiaire en y introduisant le régime cellulaire. Il s’intéresse au sort des condamnés. Il contribue à la fondation d’une Société internationale de charité, ayant son siège à Paris, et d’une Association internationale de bienfaisance, qui tient des congrès annuels. Il se détourne du libéralisme économique à la vue des injustices sociales. Il prévoit que l’abus de la liberté engendrera le socialisme, par réaction. C’est pour cela qu’il se détache de son parti d’origine.

Il commence à concevoir la nécessité d’un parti catholique. Il se souvient de l’éducation chrétienne qu’il a reçue. S’il est devenu libéral, c’est surtout par crainte des « abus d’un autre âge ». Après 1830, il a donné son nom à plusieurs associations libérales, défendu l’Université de Bruxelles, coopéré à la fondation du journal L’Observateur. Mais il répugne à tout extrémisme. L’anticléricalisme l’irrite, la charité le séduit. L’influence de sa seconde femme, Pauline Delehaye, le ramène à la pratique religieuse. En 1859, dans une série de lettres au Journal de Bruxelles, il s’élève contre l’esprit de parti et propose un retour à l’unionisme pour parer au danger de la déchristianisation légale. En 1863, signant « un catholique libéral », il publie une brochure intitulée Les Vrais et les faux libéraux, dans laquelle il fait le procès du libéralisme exclusif. Il adresse un vibrant appel aux catholiques : « qu’ils s’unissent, qu’ils ne négligent et ne laissent échapper aucune occasion d’exprimer leurs opinions et leurs droits dans la presse, dans les assemblées, dans les comices électoraux, partout où ils peuvent encore élever la voix et émettre un vote indépendant... » « C’est pour s’être laissé absorber dans les détails, s’être divisés à propos de choses accessoires que les catholiques ont préparé en quelque sorte (page 127) eux-mêmes le triomphe de leurs adversaires... » (E. Rubbens, Edouard Ducpétiaux, t. II, p. 173). Cette même année 1863, il ne veut plus « reconstituer l’union d’avant 1830, les temps, les hommes et les besoins ont changé », mais il veut l’union des catholiques « pour revendiquer et défendre les libertés et les droits qui leur sont communs » (E. Rubbens, op. cit., t. II, p. 175).

Il rencontre ainsi les idées de Jean Moeller (1806-1862). Allemand d’origine, professeur à l’Université de Louvain, Moeller est l’auteur d’un plan pour la création d’une Association générale pour la défense des libertés constitutionnelles (1858). Le but qu’il poursuit, c’est la défense des libertés constitutionnelles la liberté des cultes et les droits qui en découlent, tel que la propriété des cimetières ; la liberté d’enseignement, en reconnaissant le droit supplétif de l’Etat de donner l’instruction ; la liberté des associations, celle de la charité et celle de tester, c’est-à-dire de faire des legs à des fabriques d’église. Les moyens préconisés sont : la presse pour protester contre les atteintes à la Constitution ; les tribunaux pour le redressement éventuel des griefs ; « la fondation d’associations locales partout où il n’en existe pas encore ; la constitution d’un comité central permanent ; la réunion d’assemblées générales dans lesquelles les mesures seront arrêtées pour atteindre le but de l’association »

(Note de bas de page Association générale pour la défense des Libertés constitutionnelles. But et moyens.

Il est établi en Belgique une Association générale dans le but de prendre la défense des libertés constitutionnelles contre les attaques d’un parti qui, sous le masque d’un libéralisme mensonger, veut faire peser sur le pays un joug odieux et intolérant.

Elle défendra par tous les moyens constitutionnels :

1) La liberté des cultes et des droits qui en découlent, tels que la propriété des cimetières, des fabriques d’église, etc.

2) La liberté des associations, quel que soit le but dans lequel elles sont établies, notamment celles qui s’occupent à apprendre des métiers aux enfants pauvres, telles que les écoles dentellières et autres.

3) La liberté d’enseignement, donc le droit des communes de faire donner l’enseignement par des écoles et collèges libres et adoptés et de n’établir des établissements entretenus aux frais de l’Etat que là où l’enseignement libre est insuffisant.

4) La liberté de la charité ou le droit de fonder et de faire administrer des institutions de bienfaisance au gré des fondateurs, sauf des garanties à établir par une loi.

5) La liberté de tester, c’est-à-dire le droit de faire des legs à des fabriques d’église ou à des personnes honorables quelconques dans un but de bienfaisance ou tout autre qui ne lèse pas les intérêts publics.

Les moyens d’atteindre ce but sont :

a) La presse, au moyen de laquelle on fera connaître, soit dans les journaux qui auront adhéré au but de l’association, soit par des brochures, tous les actes portant atteinte à une des libertés constitutionnelle, ;

b) Les tribunaux, devant lesquels en cas de besoin on poursuivra le redressement des griefs fondés ;

c) La fondation d’associations locales partout où il n’en existe pas encore ;

d) La constitution d’un comité central qui aura son siège à Bruxelles ;

e) La réunion annuelle d’assemblées générales, devant lesquelles les mesures seront arrêtées pour atteindre le but de l’association.

(Cité par M. Defourny, Les Congrès catholiques en Belgique, pp. 18 et suiv.) (Fin de la note de bas de page).

En d’autres termes, il faut un parti catholique (page 128) pour la défense de la religion. Il faut des associations, comme en ont les libéraux. Il faut des congrès, à l’instar de ce qui se passe en Allemagne. L’idée d’un comité permanent semble propre à Moeller. En 1858, bien entendu, le plan du vaillant professeur n’est même pas soumis à la réunion du 6 février

En septembre 1862, Moeller, Ducpétiaux et Dumortier assistent à la XIVème Assemblée générale des Associations catholiques allemandes, tenue à Aix-la-Chapelle. Ils sont émerveillés de ce qu’ils voient et, de retour en Belgique, ils décident d’en faire autant. Moeller meurt sur ces entrefaites (décembre 1862), mais Ducpétiaux ne recule pas. C’est à la Société d’Emulation qu’il recrute ses premiers adeptes (A. Delmer, « La préparation d’un congrès », p. 319, dans la Revue générale, t. XC, 1909, pp. 317-352). Dès janvier 1863, il veut un comité de préparation : de Gerlache à la présidence, avec Dechamps et d’Anethan comme vice-présidents. Dechamps, comme d’habitude, a peur de l’excessif pas de « centralisation des oeuvres religieuses auxquelles on donnerait un caractère politique », mais simplement une tribune européenne où l’on inviterait des catholiques éminents. On n’y admettrait pas les questions politiques belges, mais on combattrait les doctrines du rationalisme et de la démocratie révolutionnaire. Comme résultat pratique, on se proposerait d’organiser la presse belge. D’Anethan redoute une manifestation politique avant les élections. De Theux estime que l’agitation a toujours nui aux catholiques, qu’ils doivent s’unir pour être plus forts, que le pays reviendra vers eux, dégoûté de la politique contraire. Un autre demande qu’on ne mêle pas la religion à la politique (A. Delmer, art. cit., p. 321). Ces trois timorés sont trois membres du parlement !

Ils ne sont pas écoutés. Les rédacteurs du Bien public n’admettent pas la distinction entre la religion et la politique, et rappellent la nécessité de se défendre sur le terrain religieux. Le fougueux Dumortier prétend qu’avec les scrupules de Dechamps on ne ferait rien ; ce qu’il veut, lui, c’est une franc-maçonnerie catholique, afin de combattre les anticléricaux avec (page 129) leurs propres armes. Ducpétiaux invoque l’exemple de l’Allemagne et distingue entre la politique d’action et celle des principes que le Congrès, selon lui, est appelé à faire (A. Delmer, art. cit., pp. 321 et 322). C’est en effet la mission des assemblées annuelles servir de phares à la Droite et l’éclairer, sans la lier, sans se perdre dans les détails de l’administration journalière. C’est concilier la liberté des individus avec l’esprit de discipline indispensable à un parti. Les statuts sont approuvés. L’article 1er stipule qu’à « l’exemple des grandes réunions de l’Allemagne et de la Suisse, il est institué en Belgique une assemblée générale des délégués et membres des oeuvres catholiques.., à l’effet d’unir tous les efforts pour la défense et le triomphe des intérêts et des libertés catholiques. Elle s’interdit toute immixtion dans la sphère politique proprement dite, toute participation aux affaires d’élection et aux luttes de partis... » (Statuts de l’Assemblée générale des catholiques de Belgique. Art. 1. - A l’exemple des grandes réunions catholiques de l’Allemagne et de la Suisse, il est institué en Belgique une Assemblée générale des délégués et membres des oeuvres catholiques de charité, d’éducation, de prévoyance, etc., et généralement de toutes les personnes connues par leur dévouement à la cause de la religion et de la vraie liberté, à l’effet de se rendre compte de la situation des oeuvres, d’aviser aux moyens de les développer et d’étendre leurs bienfaits, et d’unir tous les efforts pour la défense et le triomphe des intérêts et des libertés catholiques. Elle s’interdit toute immixtion dans la sphère politique proprement dite, toute participation aux affaires d’élection et aux luttes de partis, pour s’en tenir exclusivement à la poursuite du but spécifié ci-dessus. (Assemblée générale des catholiques en Belgique, première session à Malines, 18-22 août 1883, t. X, p. IX, Bruxelles, 1864, 2 vol.)). Programme largement conçu, plus doctrinal que pratique, au-dessus de l’esprit de parti, inaccessible aux manoeuvres des politiciens.

2. Premiers congrès de Malines

Le premier Congrès catholique belge siège à Malines, du 18 au 22 août 1863. Les congressistes sont au nombre de 3.000. Ils veulent se montrer au grand jour, écrit Ducpétiaux, « sans redouter la liberté dont ils sont les plus fermes défenseurs » ; élargir leur horizon intellectuel en échangeant des idées sur toutes questions libres, selon la devise de saint Augustin : « In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas » ; s’associer entre eux et aider ceux qui ont besoin de secours. Avec une éloquence toute romantique, qu’ils ne manient pas sans beaucoup d’aisance, les congressistes manifestent la fierté de leurs convictions et le bonheur très réel qu’ils éprouvent à travailler ensemble pour la bonne cause.

(page 130) Le président de Gerlache prononce l’allocution inaugurale. Il répudie, pour ses coreligionnaires, la volonté de former un parti, au sens mesquin du mot. Il définit leur mission politique qui consiste à défendre les libertés religieuses ces libertés que le Congrès national a établies dans un esprit de sain réalisme et que les libres penseurs battent maintenant en brèche. Il s’élève contre la prétention, formulée au nom de l’indépendance du pouvoir civil, de vouloir exclure le prêtre de l’école Il rappelle la pensée des constituants qui ne voulaient pas séparer la liberté de la presse, de la pleine liberté d’enseignement. On mène le monde par des mots, dit-il, au XVIème siècle, c’est la « Réforme » ; au XVIIIème siècle, « la Raison » dont les détenteurs s’intitulent « Philosophes » ; au XIXème siècle, « le libéralisme qu’on oppose au cléricalisme ». Il exhorte les catholiques « à se montrer catholiques, les hommes craintifs, versicolores, qui cherchent à ménager toutes les opinions, sont la perte de leur parti. Ce qu’il faut conserver avant tout ce sont les principes, ne pas oser s’avouer catholiques, c’est une faiblesse peu honorable pour notre cause » (Assemblée générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, pp. 8-21).

Le catholicisme est universel, par définition. Au Congrès de 1863, le vicomte E. de Kerckhove insiste sur la nécessité de s’unir en un temps de luttes où « l’isolement n’est plus possible » (Op. cit., 1863, t. I, p. 77). A la session de 1864, il assigne comme but « l’union sérieuse, constante des catholiques dans le monde entier... Si nous ne voulons pas être renversés légalement ou abattus révolutionnairement, il faut arriver à l’union la plus étroite possible des catholiques en Europe, dans le monde entier, de manière à former une seule et même nationalité ». Il dénonce l’activité des adversaires, « qui depuis longtemps ont réalisé cet accord entre eux par la franc-maçonnerie ». Reprenant le mot de Dumortier, il s’écrie : « Soyons, nous aussi, une franc-maçonnerie, mais sans mystère, sans intrigues, à ciel ouvert, sincère, la franc-maçonnerie du bien ». Il démasque l’oeuvre destructrice de la libre-pensée et du relativisme, qui admettent une morale différente pour chacun et n’acceptent plus les dogmes chrétiens. Les catholiques se sont trompés, en comptant sur les gouvernements avant 1830 et, après cette date, sur leurs forces dispersées et isolées. Pour remédier à cette situation « il faut créer, dans le monde, par l’association, une opinion publique catholique, comme il y a déjà une opinion publique libérale ». (page 131) La société catholique internationale servira en même temps la cause de tous les peuples, celle de l’humanité qui est appelée, du point de vue naturel, à former la société totale et plénière des hommes (Op cit., 1864, t. I, pp. 53, 60-63). Ces idées, si justes et si fécondes d’internationale, rencontrent, à pareille date, celles de Marx. Pourquoi, dans les aunées suivantes ; les catholiques ont-ils moins bien réussi que les marxistes à les implanter partout ?

La liberté ! Thème héroïque que les orateurs de 1863 traitent en virtuoses. La liberté, inspiratrice de la Constitution belge, leur semble indispensable à l’action de l’Eglise. Ils n’aperçoivent aucune difficulté. De Gerlache montre, une fois de plus, que le Congrès national a légiféré en voyant « le monde tel qu’il est, avec ses tristes réalités » et que « le pays ne peut être conservé que par l’accord des deux grands principes, le catholicisme et la liberté » (Op. cit., 1863, t. I, pp. 11 et 16). Dechamps dit que l’Eglise sauvegarde la liberté religieuse et « maintient la distinction entre la société civile et la société religieuse et leur mutuelle indépendance ». Il dénonce « les libéralismes masqués, les nationalismes inconséquents, la démocratie impériale ou révolutionnaire et les pouvoirs jaloux ». « Partout l’Eglise réclame la liberté religieuse parce que nos adversaires acceptent celle qui leur sert et repoussent celle qui leur nuit ». Devant une telle situation, « il est manifeste que le premier intérêt catholique, au XIXème, siècle, est la liberté ». Et l’orateur termine en évoquant l’attitude immuable que les catholiques adopteront toujours devant la persécution : « Quand les despotismes d’en haut ou d’en bas se placeront au travers de nos oeuvres pour les opprimer, levons-nous en citoyens libres et sachons redire fièrement le civis Romanus sum de saint Paul » (Op. cit., 1863, t. I, pp. 95 et suiv.).

Partisans de la liberté, les catholiques s’opposent à l’étatisme. De Haulleville fait le procès de tous les statolâtres depuis l’antiquité et il annonce l’avènement d’ « une nouvelle forme de la doctrine irrationnelle du Dieu-Etat. S’inspirant des systèmes subjectifs de la philosophie moderne, on fait la tentative folle de fonder une Eglise abstraite d’Etat, capable de dominer de haut tous les cultes positifs. Un roi fameux a dit : « L’Etat, c’est moi ». Les sectateurs du Dieu-Etat désirent imiter, sinon le mot, du moins la chose. Ils confondent à priori la nation avec l’Etat ; puis, maniant adroitement les institutions représentatives, (page 132) ils s’emparent de la direction de l’Etat en créant une majorité parlementaire. Et alors, ils disent : l’Etat, c’est la nation, en sous-entendant le seul terme positif de cette comparaison, les hommes qui dirigent actuellement l’Etat, c’est-à-dire eux-mêmes. C’est la théorie du despotisme sous le masque de la liberté » (Assemblée générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 225). Critique sévère de l’Etat libéral ! Prophétie terrible dont le XXème siècle vit de sanglantes réalisations ! Haulleville cependant ne propose pas de doctrine ferme sur le rôle de l’Etat. Il prescrit simplement « respect et obéissance ». Il revendique le droit d’association, « qui forme le plus solide rempart des libertés d’un peuple ». Et il termine sur cette remarque qui rejoint la notion de parti catholique, définie dans l’introduction « Le chrétien a le devoir strict d’être un citoyen actif et vigilant » (Op. cit., 1863, t. 1, p. 228).

On ne peut donc pas dire que les catholiques belges de 1863 pèchent par excès de philosophie. En l’occurrence, ce fut sans doute heureux. Le comte de Montalembert, comme s’il était venu tout exprès pour cela, voulut les élever à l’empyrée des principes et se planta lui-même sur le terrain de l’erreur. Il y alla d’un grand discours : L’Eglise libre dans l’Etat libre. Il recueillit, au moment même, des applaudissements chaleureux. Mais on s’aperçut, après son départ, qu’il avait déchaîné, sans le vouloir sans doute, une crise de conscience. Il commença par rendre hommage aux Belges, ses modèles dans la lice parlementaire. En « libéral impénitent », il condamna l’ancien régime « qui n’admettait ni l’égalité civile, ni la liberté politique, ni la liberté de conscience ». « L’avenir de la société moderne, poursuivit-il, dépend de deux problèmes : corriger la démocratie par la liberté, concilier le catholicisme avec la démocratie ». Ses paroles suscitèrent « une sensation prolongée » dans l’assemblée. Il développa brillamment sa pensée, mais oublia-t-il qu’il parlait à des Belges et non à des Français ? Il dépassa certainement la mesure, quand il s’écria : « Pour moi, j’avoue franchement que dans cette solidarité de la liberté du catholicisme avec la liberté publique, je vois un progrès réel ». Avec force et pertinence, il montra les dangers de la démocratie libérale et la nécessité de brider la liberté par la religion, mais il ajouta que « le catholicisme n’a rien à redouter de la démocratie, libérale, et qu’il a tout à espérer du développement des libertés qu’elle comporte ».

(page 133) Les Belges, moins raisonneurs, plus rassis, plus terre à terre si l’on veut, mais plus foncièrement catholiques aussi, ne furent pas tous dupés. Voici ce qu’on peut lire dans le Bien public du 17 octobre 1863. L’article n’est pas signé, mais il émane probablement de Jules Lammens, qui fut plus tard sénateur pour Courtrai « Nous, Belges, nous croyons que la Constitution, telle qu’elle a été conçue, loyalement exécutée, sagement pratiquée, offre à l’Eglise, dans notre pays, les conditions d’existence les plus favorables et maintient l’unité nationale, tout en permettant la libre expansion de la vérité religieuse. Nous acceptons cette Constitution comme un pacte conclu sur le terrain politique entre des croyances religieuses opposées ». « L’Eglise n’approuve pas la liberté religieuse érigée en principe, elle ne l’approuvera jamais. Donner les mains à la démocratie religieuse, lui prêter sa voix divine pour faire l’apothéose du principe de liberté, l’Eglise n’en a pas l’obligation, elle n’en a pas le pouvoir ». L’auteur trouve que la démocratie est égalitaire et anarchiste : « Voilà l’esprit moderne et ce que M. de Montalembert énumère si éloquemment comme les dangers que cet esprit présente, nous le regardons comme la conséquence où il doit aboutir ». Entrant dans l’ordre des principes : « M. de Montalembert, écrit-il, renonce pour jamais à ce qu’il appelle, pour l’Eglise, son privilège du passé ; il veut que celle-ci admette, non pas seulement comme un fait, mais comme une condition de son existence, cette liberté pour tous, ce droit commun de la vérité et de l’erreur. Il ne prétend défendre ce droit à l’erreur que comme une nécessité sociale, mais si cette liberté est un progrès et une conquête, comment le serait-elle, si elle n’était fondée sur un droit et sur un principe ? »

Les premiers Congrès de Malines ont doté les catholiques belges de l’organisation qui leur manquait. Sur le plan international, l’idée de Ducpétiaux « est d’établir et de maintenir des relations suivies et permanentes entre les catholiques de Belgique et des divers pays » (Assemblée générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 165). Le comité organisateur des Congrès de Malines est proposé comme centre de ralliement, mais toute liberté est laissée aux étrangers sur la manière de s’unir : on ne leur demande qu’une collaboration effective. Rêve généreux, que l’on pourrait encore caresser aujourd’hui. Sur le plan national, le comité central, dont Ducpétiaux est l’âme, rédige les statuts de l’Union catholique de Belgique dont (page 134) le but « est de défendre les intérêts et les libertés catholiques, de protéger et d’étendre les oeuvres religieuses et charitables en créant entre elles le lien qui doit les fortifier, et de donner suite aux résolutions adoptées et aux voeux exprimés dans les assemblées générales. L’Union s’interdit toute immixtion dans les sphères théologique et politique proprement dites ». Elle veut agir, par toutes sortes de comités paroissiaux, communaux et provinciaux, par des associations et des sociétés selon les besoins, par la presse et par la propagande en faveur des bons écrits ; par des rapports permanents entre les oeuvres ; par des assemblées générales périodiques et des relations internationales ( Op. cit., 1864, t. I, p. XXXVIII). Ce projet, très vaste, embrasse toutes les activités de la vie catholique et rend, pour ainsi dire, les assemblées permanentes en maintenant vivants leur esprit et leurs oeuvres. Il forme une ample franc-maçonnerie à ciel ouvert, selon le souhait de Dumortier et de de Kerckhove, et il joint à l’action catholique, telle que le XXème siècle l’entendra, la défense religieuse sur le terrain politique. Mais il est trop beau, trop vaste, et il ne survivra pas à Ducpétiaux.

Les Cercles sont les cellules, leur Fédération c’est l’ossature du parti catholique. Mais les Cercles ne sont amenés que progressivement à s’occuper de politique. Leur but direct est de réunir la jeunesse, de lui procurer des distractions honnêtes, de la préserver moralement. Leur initiateur et leur animateur est Amand Neut (1812-1884), journaliste de carrière. Il bataille courageusement pour la cause catholique à Bruges et à Gand. Au témoignage d’un de ses amis, Victor Henry, il est actif, persévérant, « jamais tiède et jamais arriéré », prenant la part la plus difficile, rempli de l’esprit de 1830, profondément Belge et Flamand, digne comilitant de Ducpétiaux (V. Henry, Journalisme et politique, p. 29). Il soumet son projet à la Vème section du Congrès de 1863, en des termes où la politique n’a pas de place. Il s’inspire de ce qu’il a vu faire à Gand, où le Cercle catholique fonctionne depuis 1862. Il propose la multiplication d’organismes semblables, « pour la défense de ce qui nous réunit ici », c’est-à-dire un but politique (Assemblée générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 235). Il fait agréer son idée : en 1867, il y a quarante à cinquante Cercles dans différentes localités du pays. Pour augmenter leur rendement et renforcer l’union des catholiques, Neut suggère alors de les grouper dans une Fédération qui (page 135) pourra même essaimer à l’étranger (Op. cit., 1867, pp 305-306). L’idée de concentration internationale hante les congressistes. Si le but d’action politique n’est pas plus nettement déterminé, c’est qu’il ne rentre pas dans le plan de L’Union catholique projetée. Mais il dominera très vite la vie de la Fédération lorsqu’elle demeurera la seule des associations prévues dans ce domaine.

Dans un domaine voisin de la politique, les Congrès de Malines émettent plusieurs voeux stériles. Ainsi, les motions qui se rapportent à la fondation d’une Académie catholique, à la fondation d’une institution de statistique, à la création d’une Union catholique. On ne peut que le déplorer : ces institutions eussent pu rendre des services, sur le terrain scientifique notamment. En 1863, la Vème section insiste sur la nécessité de « fonder un grand journal international des intérêts catholiques, ou du moins d’attribuer cette mission à l’une ou plusieurs des feuilles existantes, en recourant aux moyens divers pour les faire connaître et circuler dans le pays » (Op. cit., 1863. t, II, p. 11). Ce projet, de même que les autres émis sur le plan international, ne peut se réaliser.

Mais la presse catholique belge est sérieusement améliorée. Dechamps, Ducpétiaux, de Haulleville transforment le Journal de Bruxelles et fondent la Revue générale. Contre les sociétés de Solidaires qui éloignent le prêtre du chevet des mourants, l’association Sainte-Barbe assure les sacrements et l’enterrement religieux aux pauvres. Les Ecoles spéciales d’ingénieurs sont fondées à l’Université de Louvain ; les Ecoles d’art Saint-Luc, encouragées. Un vaste pétitionnement contre la sécularisation des cimetières recueille 800.000 signatures en un an. Devant les attaques répétées contre la loi de 1842, le Congrès de 1867 recommande la constitution d’une Ligue de l’enseignement Catholique et libre qui, si elle avait vu le jour alors, aurait prévenu le mal causé par la loi de 1879. Les Congrès encouragent les bibliothèques populaires, la réfutation des mensonges de la publicité anticatholique ; ils revendiquent le maintien de la législation et des principes constitutionnels sur le temporel des cultes. Ils traitent également de la question sociale.

La plupart des congressistes, il faut en convenir, sont partisans du libéralisme économique. La solution des questions sociales, ils ne l’entrevoient que sous l’angle de la charité, non de la justice. Ils font l’aumône, créent des oeuvres nombreuses, soulagent bien des misères, mais ils n’améliorent pas (page 136) la législation (« Les catholiques ont entrepris une oeuvre irréalisable en cherchant à convertir le monde par les individus, sans tenir compte de la vie collective. Quand ils dépensent des millions pour construire des hôpitaux et des écoles, les autres en construisent de plus beaux sans rien dépenser, parce qu’ils font faire les frais à la collectivité,.. » « La justice générale est tellement oubliée des catholiques de ce siècle que le mot « justice » devient synonyme de justice commutative, et le mot « charité », synonyme de bienfaisance et d’aumône. Les oeuvres charitables sont uniquement les oeuvres qui s’occupent de soulager les pauvres et les malades pris individuellement, et lorsqu’à la fin du siècle, des discussions s’élèvent entre patrons et employés, les mots justice et charité sont employés constamment dans ce sens étroit sans qu’on paraisse songer qu’il y a une autre justice que la justice commutative et que la charité comporte autre chose que le soulagement des malheureux pris individuellement. » Abbé J. Leclercq, Essais de morale catholique, t. IV, p. 441. Bruxelles, 1938. 4 vol.). C’est dans la section des Œuvres de charité, qu’ils examinent tous les problèmes (1863). Charles Périn (1815-1905), professeur à Louvain, y prononce un discours sur la Mission sociale de la charité, qui est représentatif de leurs tendances. L’orateur déplore les effets de la Révolution française « Dans la société enfantée par l’individualisme révolutionnaire, plus de liens entre les hommes d’une même classe et entre les différentes classes qui se trouvent les unes en face des autres séparées et souvent hostiles ». Il revient aux idées anciennes « d’association, de secours mutuel, de communauté d’efforts et de solidarité morale et matérielle sans lesquelles aucune société ne peut vivre, parce qu’aucun être ne vit au mépris de sa nature ». Deux voies s’ouvrent pour restaurer les notions naturelles : la première, dont il ne veut pas, est l’interventionnisme légal ; la seconde, qu’il expose, est « le respect réciproque et le secours mutuel que les hommes s’accordent dans l’exercice de la liberté par la charité ». Les moyens sont l’association pour les pauvres, le patronage pour les riches. Mais, quand il dit que « la libre concurrence est la seule loi que nos sociétés puissent accepter », il sacrifie aux idoles du jour (Assemblée générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 67).

La Fédération des sociétés ouvrières chrétiennes, née en 1867, coordonne cependant les activités jusque là éparpillées d’oeuvres diverses, telles que la Société ouvrière Saint-Joseph, localisée dans la province de Liége, l’Archiconfrérie de Saint-François Xavier, etc. : toutes associations dont les préoccupations sociales ne venaient qu’en second lieu. La Fédération nouvelle veut assurer d’abord la préservation morale et religieuse des travailleurs, « guider le mouvement démocrate-chrétien, accorder aux ouvriers une assistance temporaire en cas de maladie, améliorer leur position et pourvoir dans la mesure convenable (page 137) à l’indépendance de leur sort. » Mais elle réalise ce programme sous le signe patronal, considérant encore la classe ouvrière comme mineure, sans l’appeler à la gestion, même partielle, de ses propres intérêts. A cause de ce caractère, elle ne compte que 55.000 adhérents en 1872, et elle sert de contrepoids, en Belgique, à la première Internationale. Par contre, elle dure jusqu’en 1891, date de son intégration dans la Ligue démocratique, nouvellement fondée, tandis que la première Internationale se dissout dès 1874. Durant ces vingt-quatre ans, elle tient trente-deux congrès et publie une revue, L’Economie chrétienne. En 1871, un industriel clairvoyant, Gustave De Jaer (1840-1921), y publie un plan de réformes, aussi avancé que celui des socialistes : repos dominical, organisation chrétienne du travail des femmes, respect de l’apprenti à l’école et à l’atelier, réduction des journées de labeur à des limites raisonnables, paiement des salaires en argent, organisation de chambres consultatives de travail, liberté du livret d’ouvrier, abolition de l’article 1781 du Code civil (M. Defourny, « Histoire sociale, pp. 282-285, dans Histoire de la Belgique contemporaine, t. II, pp. 243-371). Mais le milieu patronal reste sourd.

Les Congrès de Malines de 1863, 1864 et 1867 synthétisent donc la pensée catholique belge de l’époque. Ceux qui y participent revendiquent la liberté, même pour l’Eglise : la liberté selon la conception modérée des constituants de 1830, qui « comptaient sur les sentiments religieux de la nation, sur ses vieilles traditions d’ordre et de moralité, et sur l’instinct des pères de famille pour sauvegarder l’ordre social » (Assemblée générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 11). Ils savent que la liberté en soi n’est qu’un moyen négatif, qu’elle doit être contenue dans de justes limites pour être bien employée et avoir pour contrepoids la religion, afin de ne pas dégénérer en licence. Ils se dressent contre la statolâtrie. Unis par la croyance, ils se forment une même conscience politique et sociale, et comprennent la valeur de l’association. Ils projettent des groupements internationaux dans différents domaines, mais leurs initiatives se heurtent aux difficultés pratiques et aux nationalismes opposés. Tandis que les francs-maçons sont unis par l’anticléricalisme, et les marxistes par l’intérêt de classe, les catholiques laïques ne parviennent pas à former une internationale. En Belgique, du moins, ils s’unissent dans un but général de défense religieuse. L’Union catholique ne survit pas (page 138) à Ducpétiaux, mais la Fédération des Cercles recueille son héritage politique et devient rapidement un instrument de combat, Désormais, la Droite parlementaire n’est plus isolée dans le pays, elle est soutenue par une opinion solidement organisée, dont elle subit l’influence en retour.

3. Activité de la Fédération des Cercles catholiques

La Fédération des Cercles catholiques, fondée le 22 octobre 1868, devient l’élément le plus actif du parti. Les rapports de ses sessions annuelles, joints aux témoignages de la presse, fournissent des preuves éclatantes de sa vitalité. Elle tient son premier congrès à Malines, le 18 août 1869. Cent cinquante congressistes au moins y prennent part, représentant vingt-neuf Cercles sur trente et un inscrits. La séance est présidée par le sénateur François de Cannart d’Hamale (1803-1888) et dirigée par le secrétaire de la Fédération, Amand Neut. Celui-ci, dans son rapport, reprend l’idée, émise aux Congrès de Malines, de fonder à Bruxelles un grand cercle central, destiné à développer et à raffermir les relations entre les catholiques du pays et à être le foyer de leurs institutions diverses. Il insiste sur la nécessité d’attirer la jeunesse et de la préparer, à l’exemple d’Ozanam, à l’apostolat laïque. Dans les autres rapports, il s’agit surtout de séances musicales, de conférences littéraires ou historiques. Mais l’activité des Cercles les plus anciens, antérieurs même aux Congrès de Malines, tels ceux de Bruges, datant de 1853, de Saint-Nicolas (1855), de Louvain (1860), de Roulers (1863), est déjà nettement politique. L’idée de défense religieuse est formulée par un Louvaniste, qui préconise le recours à toutes les forces pour ne pas rester en minorité. D’autres délégués font rapport sur l’activité électorale de leurs Cercles respectifs et sur la victoire remportée, grâce à eux, soit à la commune, soit à la province.

L’association et la presse sont à l’honneur. Le délégué de Liége, Emile Poncelet, attribue aux Cercles les progrès réalisés sur le plan politique. Il espère pouvoir leur faire hommage de la prochaine victoire électorale dans le pays. De Kerckhove et Coomans font l’éloge de la presse, « notre grand instrument de lutte, notre première arme », dont les catholiques ont enfin compris l’importance. Ironisant, Coomans lave ses coreligionnaires de l’accusation qu’on leur adresse de faire trop de politique. « Le reproche est étrange de la part de ceux qui ne font que cela... C’est, je pense, (page 139) une grosse faute de la part des catholiques, une minorité mais influente, de se figurer qu’il ne faut pas s’adonner à la politique. Il n’y a pas autre chose à faire en ce monde. C’est un devoir et je suis convaincu que nous n’en faisons pas assez. Le jour où les catholiques en feront avec loyauté et fermeté, ce jour-là, c’en sera fait de celle que nous considérons comme mauvaise à tous les points de vile ». L’impression générale, qui se dégage de la lecture des rapports, est une impression d’activité, d’ardeur même. La politique de défense religieuse est sous-jacente à toutes les préoccupations. Elle n’en est encore qu’au state communal ou provincial, mais elle atteindra bientôt le niveau parlementaire. Les congressistes n’entrent pas dans le détail des questions mixtes. Ils ne discutent pas l’attitude de la Droite. En somme, ils ne font qu’éduquer l’opinion, lui faire prendre conscience d’elle-même.

Le 1er mai 1870, la Fédération des Cercles tient des assises - les secondes depuis sa fondation - dans la ville de Gand. Elle réunit deux cent cinquante à trois cents délégués de trente-deux Cercles. Les délégués de Flandre font état de leurs succès communaux. Ils parlent avec amour de leur langue, moyen d’expression de leur peuple, organe de défense contre la corruption des mœurs, rempart de la religion. Armand Wasseige (1812-1882), représentant de Namur, se fait acclamer pour avoir dénoncé, à la Chambre, les nominations partisanes de Bara, ministre de la Justice. Alexandre Delmer rend hommage à la Droite qui a continué à défendre la liberté pour la religion et les consciences, pour l’enseignement, pour la presse la liberté en tout et pour tous, selon l’esprit de 1830. Victor Jacobs reconnaît que les catholiques se défendent bien ; que n’ont-ils autant de valeur pour l’offensive. Ils se résignent trop facilement, Ce qui leur manque, - des troupes légères pour monter à l’assaut, - c’est aux Cercles maintenant à y pourvOir. Woeste veut dresser le principe de l’association en face de la démocratie égalitaire qui laisse les citoyens faibles et désarmés devant l’Etat. Il canalise l’activité des catholiques vers les oeuvres, tant sociales que politiques. Il leur recommande l’union sur l’essentiel, à l’instar des libéraux. Le résultat de cette session est la victoire électorale du 14 juin 1870. Là où la Fédération s’est installée, les candidats catholiques l’emportent dans les Flandres, le Limbourg, dans quelques arrondissements de Wallonie. C’est le résultat bien naturel de l’organisation. Quand il n’y a pas d’Association ni de Cercle, à Thuin, Ath, Mons, Tournai notamment, (page 140) la lutte n’est même pas engagée ; le parti ministériel conserve ses positions ( Journal de Bruxelles, 15 juin 1870). La formation du ministère d’Anethan et les élections du 2 août, à la suite de la dissolution des Chambres, amènent les catholiques au pouvoir après treize ans d’effacement.

La troisième session de la Fédération des Cercles se tient à Bruxelles, le 23 avril 1871. En accueillant les congressistes Alphonse Nothomb, président de l’Association constitutionnelle et conservatrice de la capitale, peut se flatter que les idées pour lesquelles tous ont lutté, sont devenues celles du gouvernement. Neut dresse le bilan de l’année. A l’actif, il mentionne la campagne électorale de 1870, la multiplication des Cercles (dont le nombre a passé à trente-trois), l’influence exercée par la Fédération à l’étranger (des catholiques portugais et italiens se sont documentés en vue d’établir une organisation semblable), les démonstrations envers le pape-roi, dépouillé de ses Etats ; la préparation des moyens de combat. Au passif, il y a eu moins de conférences, à cause de la mobilisation pendant la guerre franco-allemande. Neut propose encore d’instituer des commissions parmi les congressistes en vue de faciliter la fondation d’autres Cercles. Un délégué insiste sur la nécessité de diffuser la bonne presse. On décide, à l’unanimité, de publier les rapports des sessions annuelles, en français et en néerlandais. On remarque la présence de nombreux représentants et sénateurs au banquet. Prenant la parole, Woeste avoue que les catholiques ont été longs à profiter de la liberté d’association. Emile Poncelet rappelle que le plus ancien Cercle date de 1853, maintenant, il y en a plus de trente. Durant vingt ans, les catholiques ont été écartés du pouvoir, par l’effet d’un système électoral défectueux que leurs adversaires ont exploité mieux qu’eux, et surtout à cause de leur manque d’organisation. Actuellement, dit-il, la situation est en train de se modifier.

L’année 1872 est féconde en activités diverses. Plusieurs Cercles organisent des manifestations en l’honneur des membres du cabinet d’Anethan, révoqué par Léopold II, le 1er décembre 1871. En Flandre, ces réunions alimentent le patriotisme régional. Aussi à Bruges, le 29 janvier, Jacobs fait-il allusion aux émeutes provoquées par les libéraux à Bruxelles ; « le Lion de Flandre, dit-il, rugit, mais ne descend pas dans la rue ». Le 18 février, le Messager du Dimanche répond à un article (page 141) d’Emile de Laveleye dans la Revue des Deux-Mondes sur La crise récente en Belgique, dans lequel les catholiques sont incriminés : « Ceux-ci peuvent blâmer certains actes de la Couronne, la révocation des ministres devant l’émeute, par exemple ; mais le blâme exprimé, l’affection reste, et l’attachement au principe monarchique ne subit aucune atteinte. Ils sont, par essence, conservateurs. Est-ce de leur part que viendront les attentats au principe d’autorité et surtout au principe monarchique ? Il y aurait folie à le croire ». A partir du mois d’avril, les Cercles, de même que les Associations conservatrices, préparent les élections. Les catholiques engagent la lutte partout, à l’exception d’un seul arrondissement. Et ils conservent la majorité aux Chambres.

Le 28 avril 1873, trois cents congressistes, délégués par trente- cinq Cercles et douze mille membres inscrits, se réunissent à Bruges. Neut constate que la Belgique est restée calme durant les troubles qui ont agité la France en 1848, 1851, 1871. Il faut l’attribuer, pense-t-il, à l’esprit religieux de chez nous. Nous rayonnons de plus en plus à l’étranger. Un Jésuite essaie d’accréditer l’idée des Cercles dans les milieux lyonnais, mais il déplore que les éléments pour le bien sont aussi isolés que les grains de blé dispersés par le vent De Paris, Albert de Mun, le fondateur des Cercles d’ouvriers, appelle à l’aide d’Allemagne, les Reichensperger félicitent les catholiques belges. La question sociale fait le sujet de la plupart des rapports. Les congressistes dénoncent le danger du socialisme parti dont l’internationale fournit le nom, le programme et les cadres. Mais, encore imbus de la mentalité libérale de l’époque, ils préconisent seulement des mesures partielles, d’initiative privée, comme les patronages, les conférences, les oeuvres en général. Un délégué de Saint-Nieolas propose cependant l’action directe des ouvriers sur leur propre milieu initiative des plus hardies, réalisée cinquante ans plus tard. De Kerckhove soulève la question du repos dominical qu’il veut bientôt porter à la Chambre. C’est le seul cas où les congressistes se prononcent en faveur de l’intervention de l’Etat. Ils ne comprennent pas qu’il faudrait autre chose - des réformes légales notamment - pour élever le standing de la masse ouvrière et la soustraire à l’influence des socialistes.

A Gand, la Fédération tient, pour la première fois, deux jours de session, les 25 et 26 avril 1874. Elle compte maintenant quarante-trois Cercles et dix-huit mille membres. Neut se (page 142) montre particulièrement combatif. « Etre ou ne pas être », tel est, dit-il, l’enjeu de la lutte. La Suisse, l’Italie, l’Allemagne sont la proie du libéralisme sectaire. Cette année, les catholiques belges s’occuperont surtout de propager la bonne presse. Ils s’interdiront d’acheter encore les organes libéraux, dans les gares surtout ; ils aideront positivement leur presse ; les membres des Cercles seront les correspondants tout désignés, qui alimenteront leurs feuilles de nouvelles intéressantes. L’orateur insiste sur la nécessité de former des hommes de caractère. Coomans propose la fondation d’une école de journalistes. C’est une idée qu’il mûrit depuis vingt-cinq ans et dont il attend beaucoup, spécialement pour le recrutement de bons journalistes. Verspeyen cite l’exemple de la conférence, La Liberté, que de jeunes catholiques viennent d’inaugurer Fribourg. Dans ses réunions hebdomadaires, on ne discute pas uniquement de politique. N’est-ce pas déjà un peu l’école de journalistes, rêvée par Coomans ? De Kerckhove parle de constituer une caisse de soutien : que ne pourrait-on faire, si chacun acceptait de donner seulement un franc par an ? Il passe ensuite à la question du repos dominical. Il émet le voeu que les membres des Cercles provoquent une pétition monstre qui alerte les législateurs et les ministres ; qu’une société internationale de propagande réunisse les catholiques du monde entier.

On remarque la présence au banquet d’anciens ministres du cabinet de 1871 : d’Anethan, Wasseige, Kervyn de Lettenhove. Il y a aussi des sénateurs et des représentants Certains orateurs reprochent au ministère Malou de ne pas donner suite à la réforme des griefs présentés par les catholiques et de montrer « trop de prudence ». Le parti doit se contenter de protester en attendant que ses demandes légitimes soient satisfaites. Du moins, le mal est-il contenu ; sinon la Belgique subirait le sort de la plupart des Etats européens : les institutions catholiques y seraient renversées par les libéraux. D’Anethan défend le ministère : « Un parti, dit-il, pour mériter ce nom doit être uni par un principe commun, mais un principe ne met pas fin aux divergences d’opinions sur la nécessité et l’opportunité des applications ».

En attendant que Malou veuille ou puisse réaliser les desiderata de ses partisans, la Fédération continue à travailler. Dans la Revue générale, Woeste signale les bienfaits de l’organisation, elle amène l’entente, la communauté d’efforts et la division du travail électoral ; elle enrôle la jeunesse et agit sur les (page 143) indifférents et les douteux (De l’organisation du parti conservateur dans les arrondissements wallons, p. 66, t. II, 1874, pp. 62-67). Aux élections de cette année (1874), les catholiques flamands remportent encore de grandes victoires tout comme en 1870 et 1872. Les libéraux comprennent parfaitement ce dont il s’agit. L’un d’eux écrit dans L’Etoile : « Les moyens sont indiqués, le but nettement défini : couvrir le pays de cercles et d’associations qui préparent le recrutement d’une majorité parlementaire disposée à faire triompher les droits de l’Eglise... » (L’Etoile belge, 27 avril 1874).

A la septième session de la Fédération, tenue à Wavre, les 1er et 2 mai 1875, cinquante Cercles sont représentés. Neut signale les relations entretenues avec l’Union catholique de Grande-Bretagne, établie à Londres depuis 1870, avec le Cercle catholique de Douai et avec la Fédération des Associations constitutionnelles et conservatrices de Belgique. Il insiste sur l’importance d’une nouvelle initiative : celle du Denier de la lutte catholique, organisée avec la Fédération des associations, par commune, « pour la défense des intérêts religieux dans notre pays ». C’est la réponse au Denier libéral, fondé par la Fédération des Associations libérales qui vient elle-même de se constituer sur le modèle de sa rivale (autre indice de l’excellence de l’organisation catholique à cette date). Le rapporteur met les congressistes en garde contre le libéralisme maçonnique qui se réveille, dit-il, et agit de différentes manières : travail des loges, oeuvre de la presse, altération des listes électorales, proscription des magasins catholiques, sociétés d’adeptes jeunes et ardents, propagande en faveur de l’école officielle et neutre. Au banquet, le président du Cercle de Wavre, le comte Xavier de Pret d’Archennes, revendique fièrement la dénomination de catholique « Certains esprits croient qu’il est peut-être fâcheux que le parti conservateur de Belgique soit affublé du nom de catholique. Pour moi, c’est là une de ses gloires principales. Un catholique ne peut être que conservateur et nous sommes fiers d’être catholiques ». Des applaudissements unanimes accueillent ces paroles. Combien la mentalité du parti n’a-t-elle pas évolué depuis dix ans !

La Fédération des Cercles n’a pas d’influence directe sur la politique du gouvernement, mais elle joue un rôle prépondérant dans le pays. Elle devient, de plus en plus, « l’organisme destiné à arrêter, après examen et discussion, le programme (page 144) d’action des catholiques belges » (M. Damoiseaux, La Belgique contemporaine, p. 296). Les 22 et 23 avril 1876, sa huitième session réunit à Namur six cents délégués de cinquante-quatre Cercles. Neut se plaint, cette fois, de ce que le Denier de la lutte n’ait pas été compris suffisamment. Les Cercles se laissent dépasser par les libéraux : « L’argent jouera un grand rôle dans les élections à venir. Les catholiques seraient-ils avares ou passifs on inintelligents des nécessités de la situation ? Ils devront aussi user de tous les moyens légaux lors des prochaines élections, sinon ils seront victimes des violences dont leurs adversaires les menacent déjà ». Le secrétaire propose à l’activité des Cercles des visites mutuelles, des conférences intéressantes, le recrutement des éléments jeunes et des éléments ruraux, afin que nulle catégorie sociale ne leur échappe. En terminant, il insiste sur la nécessité de préparer la campagne électorale du 13 juin prochain par la révision des listes et surtout par l’argent. Léon de Monge, professeur à l’Université catholique, fait rapport sur la Société de la bonne presse, fondée à Louvain, le 11 janvier 1875, en vue de propager la littérature honnête, principalement dans les grandes villes et les gares, par l’organe de comités locaux et de colporteurs bien choisis. De Kerckhove rappelle la nécessité de la discipline : « Il faut même en politique réaliser son nom de catholique qui signifie universel et savoir se sacrifier à l’universalité ».

C’est le notaire Boulvin, président du Cercle local, qui ouvre la neuvième session de la Fédération à Charleroi (21-22 avril 1877). Il tient à justifier ses amis du reproche qui leur a été adressé, d’imposer le mandat impératif à leurs représentants : « Les catholiques ne reçoivent pas de mot d’ordre ; ce n’est pas obéir à un commandement que de se conformer à la pensée de la majorité, après une décision libre. C’est la règle du renoncement à soi-même, sans laquelle un grand parti ne peut subsister ». De Kerckhove donne lecture d’une protestation contre les attaques à la liberté du pape et d’une proposition en vue de reconnaître l’autorité mondiale de la papauté. Neut se félicite des victoires électorales remportées depuis 1870. C’est aux Cercles qu’on les doit. Conscients de leur force, les Cercles - ils sont soixante-dix représentés à cette session - lutteront plus que jamais, si de mauvais jours doivent revenir. La Belgique est le seul pays d’Europe où les Cercles catholiques s’épanouissent. La France en à pour les ouvriers, mais pas pour la bourgeoisie. (page 145) Abordant l’ordre du jour, le secrétaire rappelle l’obligation de verser le quart du Denier de la lutte à la caisse centrale. Cet argent servira à ériger un comité d’avocats catholiques auprès des cours d’appel pour la révision des listes électorales. Neut lit encore une adresse, qui vient d’être envoyée, le 26 janvier, à la Droite parlementaire, afin de garantir la liberté des électeurs et des élections (Ces demandes sont réalisées par la loi du 9 juillet 1877). Au banquet, de Kerckhove affirme que les catholiques ne comptent plus que sur eux-mêmes pour défendre la liberté. Certains critiquent amèrement le ministère Malou, mais ils ne se rendent pas compte, visiblement, des difficultés qui l’assaillent.

Les 27 et 28 avril 1878, les délégués de soixante-trois Cercles se retrouvent à Termonde, Le comte de Caulaincourt, président des comités catholiques du Nord et du Pas-de-Calais, est venu se joindre à eux. De Bruyn, bourgmestre de la ville, leur présente d’abord un rapport sur le développement de l’esprit politique dans les Cercles « Il ne s’agit plus, dit-il, de créer des cercles catholiques pour former des sociétés d’agrément, il importe avant tout d’en faire des centres d’action et de lutte… Il est urgent de s’organiser surtout dans le domaine de l’enseignement, on a fait beaucoup dans quelques villes, mais trop peu dans les localités inférieures, principalement au pays wallon.

Il faudrait instituer partout le Denier des Ecoles et développer la presse ». Neut abonde dans le même sens. Il signale une initiative du Cercle de Gembloux, à laquelle un brillant avenir est réservé la formation d’une « Jeune Garde ». On propose la création d’une association pour la défense du clergé et des ordres religieux contre les calomnies de la presse libérale, à l’instar de ce qui se fait alors en France. Il s’agirait de former deux comités : celui des rectifications et celui des poursuites à intenter. Les orateurs se réjouissent de l’union, de plus en plus intime, qui s’établit entre les catholiques de divers pays. Ceux de Belgique sont décidés à lutter pour sauvegarder les droits de l’Eglise, de la liberté, de la monarchie une proclamation de l’Association constitutionnelle de Bruxelles le redit encore, en termes énergiques, à la veille des élections (« Catholiques, debout. Il s’agit d’affirmer nos convictions, de nous rallier, de nous compter et de nous organiser. A ceux qui ont pour but de déchristianiser la Belgique et pour devise « Plutôt Turc que papiste», opposons notre attachement inébranlable à la foi de nos ancêtres. A ceux qui veulent renverser la Constitution, opposons l’affirmation de notre fidélité à toutes nos institutions ; à ceux enfin dont toutes les sympathies secrètes sont pour la république, opposons notre dévouement absolu à la royauté. ». (Journal de Bruxelles, 3 juin 1878.)).

(page 146) Mais si tous les Cercles partagent ces sentiments d’attachement à la Constitution, une minorité de catholiques, en dehors d’eux, attaque imprudemment notre pacte fondamental. Plus encore qu’à l’opposition libérale, c’est à elle qu’il faut imputer la défaite électorale du 11 juin 1878, qui amène le renversement du ministère Malou.

4. Catholiques, libéraux et ultramontains

Une crise de conscience éclate, chez les catholiques belges, au lendemain de la publication de l’encyclique Quanta cura et du Syllabus errorum (8 décembre 1864). Elle s’apaise d’abord, grâce à Mgr Dupanloup, mais se ravive en 1870 et ne s’éteint que vers 1880. Elle est causée par la confusion de « la thèse » et de « l’hypothèse », du relatif et de l’absolu, de ce qu’il convient de préconiser en théorie avec ce qu’il faut bien admettre en pratique. Les catholiques belges, qui ont fait la Constitution de 1831, savent très bien que les « quatre libertés » ne sont pas des droits naturels au sens de 1789 : elles ne conviennent qu’à des peuples évolués, assez sages apparemment pour en user dans l’ordre et la légalité. Ils professent aussi que l’Etat doit être subordonné à l’Eglise dans les matières mixtes, que l’homme n’a pas le droit de choisir le mal ou de propager l’erreur, mais ils ne s’effraient pas des conséquences néfastes d’un ordre public qui est presque areligieux. Le pape Pie IX est heureusement plus clairvoyant : « Je ne fais pas de politique, déclare-t-il à Cochin, en 1862, je ne condamne pas la liberté, mais il y a aujourd’hui en circulation des erreurs que je ne puis passer sous silence » (de Falloux, « Augustin Cochin», p. 53, dans le Correspondant, t. XCV,. 1874, pp. 50-73). En Belgique et en France, les catholiques libéraux et les ultramontains engagent des polémiques sur la portée des libertés modernes.

Les catholiques libéraux ! Le courant général du siècle les emporte parfois plus loin qu’il ne faudrait, parfois même qu’ils ne voudraient (« La conception de l’Etat rationaliste, de l’Etat qui ne connaît plus ni l’Eglise ni le Christ ; qui cependant admet Dieu et la loi morale... a exercé sur la génération de 1830 une véritable fascination dont il n’est pas fort aisé de se rendre compte à distance. Les catholiques eux-mêmes en prenaient facilement leur parti, comme d’un fait qu’ils trouvaient établi, dont ils ne discutaient pas la valeur, mais dont ils réclamaient énergiquement le bénéfice à titre de citoyen et au nom de la liberté générale. En outre, comme ce fait coïncidait avec une admirable renaissance de l’activité dans les oeuvres, dans la presse, dans les lettres et la science, avec la naissance de la société de Saint-Vincent de Paul, avec les leçons d’Ozanam, avec les conférences de Lacordaire, avec les héroïques campagnes de Montalembert, ils se prirent d’une sorte de tendresse pour un état social où ces grandes choses avaient trouvé leur place. Préférant avec raison un pouvoir rationaliste qui respecte la liberté de l’Eglise à un pouvoir soi-disant chrétien qui l’opprime, ils oublièrent un peu que le moindre mal est cependant un mal, et qu’une nation chrétienne n’est pas dans l’ordre, lorsque la vérité a pour unique garantie de sa liberté, la liberté de toutes les erreurs. ». (A. de Margerie, cité par V. Brants, « Charles Périn, notice sur sa vie et ses travaux», Annuaire de l’Université, Louvain, 1906)). Les idées de Lamennais les réjouirent dans (page 147) leur jeunesse. Malgré les expériences et les désillusions, ils gardent toujours au coeur une « certaine mystique » de la liberté. Le souvenir de l’union d’antan et des beaux jours de 1830 les ravit. « D’ailleurs, obligés de lutter contre les libéraux, ils tiennent à marquer leur attachement à la Constitution envers laquelle ils déplorent les attaques ; ils trouvent inopportunes les distinctions continuelles des ultramontains entre thèse et hypothèse » (E. de Moreau, «Belgique », col. 737, dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, t VII, col. 522-751). Il en est parmi eux qui regardent les libertés comme des droits naturels de l’homme. D’autres, tout en respectant les droits de l’Eglise, estiment que ces droits doivent être sacrifiés pour le bien de la paix. D’autres encore tiennent que dans les matières politiques, on peut faire abstraction des devoirs du chrétien. Un dernier groupe, tout en voulant être et rester fidèle à la foi, favorise et patronne le parti libéral (X… « L’orthodoxie et la Constitution belge», p. 260, dans la Revue générale, t. XXIV, 1876, pp. 256-262). Le contingent le plus nombreux est celui des catholiques qui ne voient pas de difficulté à concilier la thèse et l’hypothèse parce que Pie IX, après Grégoire XVI, n’a parlé qu’en général et qu’en théorie, sans viser la Constitution belge. Cette assurance leur est donnée, en janvier 1865, par la Civiltà cattolica, l’organe des Jésuites (« Ce qui n’a pas dû leur être très difficile, attendu que l’encyclique n’atteint en rien la Constitution belge ni les droits ni les devoirs des citoyens belges, ni leurs légitimes libertés publiques. » (Cité par C. Woeste, « M de Laveleye, les catholiques belges et la Constitution», p. 134, dans la Revue générale, t. I, 1874, pp. 127-143).

Les parlementaires catholiques, parmi lesquels il reste encore des hommes de 1830, se rattachent à la dernière nuance : « Pouvez-vous, s’écrie Dumortier le 20 janvier 1873, citer une seule opinion, une seule doctrine professée ici et dans laquelle un catholique, quelle que fût la majorité, se soit permis de porter atteinte à une liberté quelconque » ? Il affirme que l’encyclique Quanta cura et le Syllabus ne condamnent pas la Constitution belge de 1831, que l’infaillibilité pontificale n’a rien (page 148) de commun avec les droits exercés au moyen âge par le pape sur les peuples et sur les rois, que les accusations portées contre les catholiques relativement à leur attachement à la Constitution sont sans fondement (Annales parlementaires. Chambre des Représentants, session 1872-1873, p. 560). Deux mois plus tard, il lit à la Chambre un bref, du 22 mars, par lequel Pie IX le félicite de son discours du 20 janvier. Victor Jacobs prononce également plusieurs discours remarquables sur ce sujet. Le 2 mai 1878, il pose la distinction préalable : les droits publics ne sont pas pour les catholiques des droits naturels. Malgré cela, ces derniers y ont été et y sont inébranlablement fidèles. Il applique à la liberté la comparaison d’Esope : c’est la meilleure ou la pire des choses selon l’usage qu’on en fait et le point de vue auquel on se place. Il reproche à ses adversaires de confondre le libéralisme, doctrine abstraite, condamnée par l’Eglise comme par le bon sens, avec la liberté, fait concret et pratique. A l’encontre des libéraux, partisans de « dogmes laïques » qui seraient les bases d’une morale universelle, il admet le fait sociologique de la relativité des conceptions politiques. « La politique n’est pas une science fondée sur des principes absolus, c’est un ars politica, c’est le talent d’approprier les institutions aux peuples à gouverner » (A. Bellemans, Victor Jacobs, pp. 369-377).

Les catholiques intransigeants, les « ultramontains », mènent campagne contre les libertés modernes. Ils sont partisans de la thèse, réprouvent les conceptions de leur temps, lisent L’Univers et écoutent Louis Veuillot. Le Bien public de Gand et Le Courrier de Bruxelles (d’abord hebdomadaire puis quotidien à partir de 1872) se prononcent théoriquement contre des libertés constitutionnelles, qu’ils admettent en fait par nécessité politique. Dans le premier, Guillaume Verspeyen livre de rudes joutes à la Flandre libérale ; il traite telles dispositions législatives « d’ordures légales et sociales ». Dans La Croix, qu’il fonde à Bruxelles, Joseph de Hemptinne (1822-1909), d’une grande famille d’industriels gantois, proclame l’illicéité du serment tant que la Constitution ne sera pas amendée, conseille de s’abstenir aux élections afin de ne pas tremper dans le libéralisme, préconise enfin la formation d’une extrême droite et d’un parti confessionnel. Le périodique disparu (1872), de Hemptinne et ses collaborateurs composent de petits catéchismes contre les libéraux, ainsi le Questionnaire politique publié à Lille en 1877. (page 149) A la veille des élections de 1878, la brochure Catholique et politique accepte le serment constitutionnel, mais propose un groupement d’extrême droite. Son intransigeance alarme les modérés.

Les catholiques ultramontains comptent dans leurs rangs Charles Périn, professeur d’économie politique et de droit public à l’Université de Louvain. Périn a grandi dans un milieu de magistrats et d’émigrés français. Il y a reçu une double empreinte : religieuse et antirévolutionnaire, qui le marque pour jamais. A partir de 1844, il attire de nombreux étudiants par la vie, l’éclat, l’éloquence, en même temps que par la solidité de son enseignement. Il est partisan de la liberté des échanges et du travail. Il réagit cependant contre les outrances des manchestériens : il ne croit pas à l’harmonie spontanée des intérêts et il base la vie des peuples sur le renoncement chrétien. Tel est le sens de son livre, universellement connu, De la richesse dans les sociétés chrétiennes (1861) et de ses discours au Congrès de Malines de 1863. En politique, Périn n’a plus rien d’un libéral. Le 1er mai 1878, Pie IX, qui lui donne audience, insiste sur la nécessité de demeurer absolument fidèle aux principes qui « seuls donnent la victoire ». Dans les Lois de la société chrétienne, publiées en 1875, il réfute le libéralisme, le socialisme, le gallicanisme et affirme le primat de la morale chrétienne. Son cours de droit public est précédé d’une longue « introduction dogmatique », respectueuse de la Constitution belge sans doute, mais dans laquelle il ne se lasse de rappeler la thèse. Porté par le succès, le professeur passe de la théorie à la pratique. Il se mêle directement à la grande querelle de son temps. Il est l’ami des rédacteurs du Bien public, il inspire ceux du Courrier de Bruxelles avec son intransigeance coutumière (La notice de Périn a été faite d’après V. Brants, Charles Périn/).

Entre les catholiques libéraux et les ultramontains, la Fédération des Cercles adopte une prudente réserve, semble-t-il. On ne trouve, en tout cas, aucune trace de divergences dans les rapports de ses congrès annuels. Ses dirigeants, des parlementaires pour la plupart, sont soucieux d’écarter les débats théoriques, pour des raisons d’opportunité. Nous n’avons pu trouver qu’un témoignage indirect de l’assemblée générale de juillet 1873. C’est Woeste qui le fournit dans la Revue générale : « Aimons nos institutions, considérons-les comme ce qu’il y a de mieux en ce moment ; elles ne sont pas parfaites ; elles ne décrètent pas de (page 150) principes absolus ; elles ne doivent pas être implantées partout, mais elles sont aujourd’hui les meilleures que nous puissions avoir » (Art. cit., p. 135). La Civiltà cattolica se félicite de telles déclarations. Pie IX, en réponse aux protestations de fidélité qui lui sont envoyées par les congressistes, répond par un bref : « Ce que nous louons surtout dans cette entreprise de piété, c’est que vous êtes, dit-on, remplis d’aversion pour les principes catholiques libéraux que vous tâchez de déraciner des intelligences autant qu’il est en votre pouvoir » (Cité par T. Abner, Etudes sur le catholicisme libéra et le serment constitutionnel, p. 12. Bruxelles, 1878). Les principes ne sont certes pas les institutions, mais qui ne comprend le langage du Souverain Pontife ? La Fédération, elle, ne s’en inquiète pas trop. Elle poursuit sa route, et laisse toute latitude à ses membres de choisir l’une ou l’autre voie.

L’épiscopat, lui, donne ses directives dès le début de la discussion. En 1864, le cardinal Sterckx publie deux lettres, qui défendent nos institutions nationales contre des détracteurs possibles. A la lumière de l’histoire, il développe la question de la licéité du serment constitutionnel et démontre que le Congrès de 1830 n’a voulu aucun des points condamnés par l’encyclique Mirari vos. Le Père Dechamps (1810-1883) énonce, en 1856, la distinction de la thèse et de l’hypothèse. Devenu archevêque de Malines (1867), il se fait remarquer par sa lucidité. Au concile du Vatican, il dirige le parti des infaillibilistes. En 1877, il réfute le libéralisme qui « est dans l’ordre social ce que le rationalisme est dans l’ordre intellectuel ». Il délimite les champs respectifs de l’Eglise et de l’Etat, et il fait justice du reproche « d’ultramontanisme » que les libéraux adressent à leurs adversaires pour les discréditer (Le libéralisme, lettres à un publiciste, p. 51. Malines. 1877). Le 29 mai 1878, Mgr de Montpellier (1807-1879), évêque de Liége, peu suspect de sympathie pour les catholiques libéraux, s’exprime ainsi dans une pastorale « Il faut bien se garder de confondre la Constitution avec le libéralisme. Loin de mettre Dieu hors de l’Etat et de la loi, elle lui reconnaît le droit à un culte public et extérieur... C’est pourquoi l’Eglise voit dans la Constitution belge une nécessité sociale à laquelle on ne peut pas ne pas se soumettre sans exposer le pays à des troubles sans fin, troubles qu’elle ne veut pas, qu’elle ne saurait vouloir ».

Des ouvrages et des brochures paraissent. D’abord (page 151) L’Eglise et l’Etat (1879), du chanoine Moulart (1832-1904), professeur de théologie à l’Université de Louvain. L’auteur étudie les deux sociétés en elles-mêmes, d’abord, puis dans leurs relations. S’appuyant sur des textes, surtout du moyen âge, il émet des propositions qui vont à l’encontre des idées du siècle : en matière spirituelle, le pouvoir civil est directement soumis à l’Eglise qui peut agir par voie d’autorité ; en matière politique, le pouvoir civil est indirectement subordonné à l’Eglise en ce sens qu’elle peut imposer la loi morale et en juger les infractions et que l’Etat ne peut rien faire contre la religion, ni attenter aux droits des citoyens. C’est ainsi qu’il formule la théorie, Il distingue ensuite la thèse et l’hypothèse. Il approuve la Constitution belge, conformément aux directives de Léon XIII : notre charte est favorable à l’Eglise à cause de la part qu’elle accorde à la liberté. Il faut donc accepter la situation de fait, tout en maintenant l’idéal à réaliser. « L’Eglise demande que les catholiques soient des hommes de leur temps, qu’ils prennent résolument leur parti de notre état social et des institutions qu’il comporte », sans cesser d’espérer le retour à l’unité religieuse et à la conception chrétienne qui régissait la société d’autrefois. L’ouvrage fut l’objet de discussions passionnées. Il ne fait cependant que rappeler des principes indiscutables, sans rejeter pour autant ce que les libertés modernes offrent de bon.

En 1863. Désiré de Garcia de la Véga (1821-1908), ancien conseiller de légation, publie à Bruxelles une première plaquette sur Les catholiques belges, le libéralisme et la Constitution. Il y fait le procès du libéralisme étatiste, dérivé des principes de 1789 et dirigé par la franc-maçonnerie, il trace à la Droite un plan politique complet « En tout, cherchons à faire prévaloir la liberté ». Il revient sur les moyens préconisés à Malines : un recrutement de premier ordre pour le parlement, une presse modèle, la décentralisation administrative. Il cherche à définir, en philosophe chrétien, la liberté, l’égalité. Il s’insurge contre le « despotisme de la loi, expression de la volonté générale », alors que « la loi est l’expression légitime de la volonté du supérieur légitime ». Il expose la théorie du pouvoir directif indirect de l’Eglise sur l’Etat, et celle de l’origine de la souveraineté selon saint Thomas d’Aquin. L’ancien régime, dit-il, était caractérisé par « la liberté, l’égalité dans les limites du possible et la fraternité chrétienne de toutes les classes sociales ». Il conclut que l’encyclique Mirari vos n’a pas condamné la Constitution, « pacte transactionnel ».

(page 152) En 1864, de Garcia de la Véga fait paraître une secondé brochure : La liberté, la Constitution, le gouvernement et les partis. Il y distingue parfaitement le caractère partagé, bivalent si l’on peut dire, des catholiques libéraux. « Ils estiment que le triomphe du bien et de la vérité doit sortir de la coexistence du bien et du mal. En acceptant comme bons les principes de 1789, ils adhèrent à l’erreur, en défendant la liberté chrétienne, ils tiennent à la vérité ». Ils justifient cette attitude par la distinction de deux activités indépendantes en l’homme : « D’une part le chrétien qui est soumis à l’Eglise ; de l’autre, le citoyen qui ne relève que de sa raison, qui non seulement respecte mais aime les principes modernes. Pour réaliser ce dualisme, ils prêchent la séparation absolue des deux pouvoirs : l’Eglise libre dans l’Etat libre. Pour excuser leur libéralisme, ils annoncent qu’ils précèdent l’Eglise dont l’avenir dépend de son alliance avec les idées modernes ». Leurs exagérations proviennent d’illusions généreuses et de confusions hâtives. Garcia remet les choses au point en disant que les catholiques respectent les libertés, les laissent pratiquer, mais ne peuvent les admettre comme vraies en soi. « Au Congrès national, ils ne prévirent pas qu’un libéralisme, qu’ils ne connaissaient pas, parviendrait à égarer et à dominer la nation dont la fibre est si essentiellement chrétienne ». Le publiciste dénonce le libéralisme qui « ne consentira pas à quitter le terrain des luttes religieuses, parce que la haine de l’Eglise est le fond de sa doctrine ». Il demande que l’appel à la nation se fasse franchement sur cette question, seule véritable cause du dissentiment. « Il n’y a pas à notre époque de grande question purement politique, toutes offrent une face religieuse et c’est la principale ».

La querelle entre catholiques libéraux et ultramontains entretient des dissensions regrettables dans le parti et nourrit en même temps l’opposition libérale. Le Bien public, le Courrier de Bruxelles polémiquent continuellement contre les journaux de la nuance parlementaire : Le Journal de Bruxelles, La Patrie de Bruges, Le Journal d’Anvers, etc. L’Univers déclare, non sans mépris, que Le Journal de Bruxelles est plus « ministériel que catholique ». Au témoignage de Woeste, la Droite n’attache pas assez d’importance à ces divisions. « Forts de notre fidélité constitutionnelle, nous avions cru que quelques protestations à la tribune suffiraient. C’était une erreur » (Mémoires, t. 1, p. 149). Le leader (page 153) catholique attribue le développement du mouvement ultramontain à l’attitude réprobatrice de Pie IX, de certains évêques et d’autres ecclésiastiques belges à l’égard des libertés modernes. A partir de 1875, les constitutionnels « trouvèrent un appui dans le nouveau nonce, Mgr Séraphin Vannutelli » ; après 1878, dans la personne de Léon XIII lui-même. Mais l’échec électoral de cette année 1878 fut imputable à ces discussions. Instruits par l’expérience, les parlementaires de Droite adressèrent alors une note collective à Rome (21 août 1878). Le pape, Léon XIII, qui connaissait bien la situation, ayant été nonce à Bruxelles, leur fit savoir, en octobre, qu’il désapprouvait les attaques contre la Constitution. Il leur réitéra la même directive plusieurs fois par la suite. Il demanda aux catholiques de se rallier sincèrement à la Constitution : « si elle contient des articles non conformes à la doctrine de l’Eglise, elle accorde de nombreux avantages auxquels le Saint-Siège attribue une importance souveraine » (Cité par le Cardinal Ferrata, Mémoires, t. I, p. 263. Rome, 1920, 3 vol.). Ainsi se termina cet épisode pénible dans l’histoire du parti catholique.

5. Le ministère Malou. « Nous avons vécu. »

Durant les années qui s’écoulent des Congrès de Malines au dernier ministère libéral de 1879-1884, un autre désaccord se produit dans le parti catholique : entre les électeurs et les ministres. La Fédération des Cercles travaille, l’opinion la suit, les membres du gouvernement semblent atteints de paralysie ou vinculés. En 1864, Dechamps refuse le pouvoir afin de ne rien devoir retrancher de son programme. En 1871, le ministère d’Anethan est révoqué, après un an et demi de gouvernement. De 1871 à 1878, Malou dirige un cabinet d’affaires, démontrant ainsi que les droitiers sont capables de gouverner, et de se maintenir au pouvoir. Mais voici la pierre d’achoppement. Dechamps, de Decker, Alphonse Nothomb, Victor Henry, plusieurs autres politiciens influents accordent leur confiance - trop de confiance naïve ? - au financier André Langrand-Dumonceau. Ils se laissent séduire par un projet qui ne manque pas de grandeur « d’appeler les capitaux au baptême et de les christianiser comme les Barbares du IVe siècle ». Entreprise combien périlleuse, que « la constitution de cet état-major d’hommes politiques » à la tête de sociétés bancaires (E. de Moreau, Adolphe Dechamps, pp. 492-493) ! Des affaires (page 154) très vastes, mais plutôt hasardeuses, sont lancées dans différents pays. La concurrence s’émeut, s’ameute, l’israélite surtout. En 1868, une instruction judiciaire est ouverte à Bruxelles contre Langrand. La loge, le parti libéral, les journaux en profitent pour frapper le parti catholique dans ses chefs. Le ministre de la Justice, Bara, la poursuit malgré une ordonnance de non-lieu rendue à la demande du procureur général, de Bavay. Il fait inculper de hautes personnalités. Les procès, nombreux et longs, aboutissent à l’entière réhabilitation des prévenus. Mais ils servent de prétexte aux attaques libérales.

Aux élections du 14 juin 1870, la majorité de Gauche est réduite de quatorze à deux voix. La Droite, instruite par l’expérience de 1864, accède au pouvoir sans conditions. Le baron d’Anethan, Victor Jacobs, Prosper Cornesse (1829-1879), représentant de Verviers, mènent l’équipe ministérielle. Les deux derniers sont des antimilitaristes notoires ; ils ne veulent accorder au Roi qui en réclame, aucun accroissement d’ordre militaire. Par contre, Léopold II promet de soutenir la réforme électorale éventuelle, que Woeste a proposée jadis à l’Association conservatrice de Bruxelles comme preuve de l’esprit sagement progressiste du parti (C. Woeste, Mémoires, t. I, p. 91). Dans le rapport au Roi demandant la dissolution des Chambres, les ministres formulent vaguement leur programme sur ces deux points. Ils condamnent les luttes stériles et promettent une politique de modération, d’impartialité et de décentralisation langage tout différent de celui que le pays entend depuis treize ans. De réaliser les revendications des Cercles, ils ne veulent pas encore y songer, mais simplement de rasséréner l’atmosphère. « La mission du cabinet, concluent-ils, sera d’unir, non de diviser ; il veut être un gouvernement national et non un gouvernement de parti » (Moniteur, 9 juillet 1870). Ils le prouvent durant les difficultés suscitées par la guerre franco-allemande. Malgré les événements, les élections du 2 août se déroulent dans le calme et donnent aux catholiques une majorité de seize voix à la Chambre, de deux au Sénat. Entre-temps, Woeste, dans la Revue générale, exprime l’adhésion de ses coreligionnaires à l’infaillibilité pontificale qui vient d’être proclamée au concile du Vatican.

La guerre n’empêche aucunement le ministère d’exécuter le (page 155) premier point de son programme : la réforme électorale. Jusque là, le cens, fixé à 42 fr. 32 pour la province et les Chambres, variait de chiffre dans les communes d’après la population. Par la loi du 30 mars 1870, le dernier cabinet libéral l’a abaissé au profit des porteurs d’un diplôme de l’enseignement secondaire. Mesure incomplète qui ne satisfait personne ! Le nouveau projet porte le cens provincial à 20 francs et unifie celui des communes à 10 francs. Il favorise l’éligibilité des classes moyennes, encore catholiques à cette époque. Pour ce motif les doctrinaires s’y opposent tandis que les progressistes le soutiennent. La majorité le vote en bloc, sauf Dumortier qui reste attaché à l’esprit et à la lettre de 1830. Le 14 novembre 1870, une dizaine de radicaux déposent à la Chambre une proposition de réviser les articles 47, 53 et 56 de la Constitution, en vue d’abaisser aussi le cens des élections législatives. La tentative est prématurée, catholiques et libéraux s’y opposent de commun accord. Ils ont encore un tel respect du pacte fondamental, qu’ils n’osent y porter des mains sacrilèges. Ils ignorent encore la classe ouvrière, que le socialisme effleure seulement.

Le cauchemar de la guerre rapidement dissipé, la majorité des catholiques s’ancre dans un antimilitarisme qui indispose le Souverain. Woeste, dans la Revue générale, s’oppose à l’élévation du contingent annuel et à la suppression du remplacement. Il craint l’influence pernicieuse de la caserne sur les fils de famille et la diminution des vocations sacerdotales (M. Damoiseux, « Woeste et la défense nationale », dans la Revue générale, t. CIX, 1933, pp. 525-540). Dans le cabinet, Jacobs, l’élu du Meeting anversois, désire la démolition de la citadelle du Nord. Le Roi s’irrite. Une question plus explosive, suscitée par les libéraux, va provoquer sa rupture avec les ministres.

A la fin de 1871, une crise ministérielle des plus pénibles menace de se dénouer au préjudice de la Droite. Pierre de Decker, l’ancien ministre tombé en 1852, récemment compromis dans les affaires Langrand, se voit nommer gouverneur de la province de Limbourg (octobre). Il le doit au Monarque lui- même et à son secrétaire, Jules van Praet (1806-1886), qui estiment sa valeur et sa probité. Mais c’est une imprudence, qui fait le jeu de l’opposition. Le 22 novembre, Bara interpelle le ministre de l’Intérieur, Kervyn de Lettenhove (1817-1891). Le débat s’envenime. Des manifestations, des émeutes (page 156) se produisent, que la police du bourgmestre libéral de Bruxelles, Jules Anspach, réprime assez mollement. Les ministres n’agissent pas davantage, ne se sentant guère soutenus par le Souverain. Léopold II prend prétexta des désordres pour leur redemander leur portefeuille. Les catholiques jugent sévèrement ce Roi qui semble capituler devant la rue. Ils ne comprennent pas, - d’aucuns ne veulent sans doute pas comprendre, - qu’il obéit à des mobiles infiniment plus nobles. La situation se dénoue pourtant en leur faveur, grâce au dévouement du comte de Theux et de Malou. Le pouvoir leur reste, contre toute attente. Et la conclusion de la crise enlève aux libéraux le moyen de centrer la campagne électorale de 1872 sur l’affaire Langrand.

Le nouveau gouvernement est formé par le comte de Theux, mais réellement dirigé par le ministre des Finances, Jules Malou. L’ancien rapporteur de la loi des couvents est bien accueilli par les libéraux, aux yeux desquels il personnifiait jadis le cléricalisme (H. de Trannoy, « Léopold Il et Jules Malou. La révocation du ministère d’Anethan», dans la Revue générale, t. CXV, 1926, pp. 513-522). De 1857 à 1864, il a vécu en marge de la politique active. Il s’est cantonné dans ses fonctions d’administrateur de la Société générale. Il n’a même pas pris part aux Congrès de Malines ; pour la Fédération des Cercles, c’est un étranger. S’il revient aux affaires, c’est pour se dévouer, non pour combattre, encore moins pour mener la lutte partisane. C’est ce qu’il expose, le 12 janvier 1872, au Cercle catholique de Saint.Nicolas-Waes. Il affirme son dessein de pratiquer une politique d’union et d’apaisement, en développant la vie économique de la nation. Le ministère n’abrogera pas les lois faites par les adversaires, afin de ne pas changer continuellement la législation. Malou se contente de généralités sur la question militaire - pomme de discorde entre ses pareils, - mais il se prononce clairement sur « le devoir de maintenir le caractère belge qui est essentiellement religieux et sans lequel notre pays ne peut exister ». Il réprouve énergiquement « toutes modifications qui tendraient à séparer l’enseignement religieux d’avec l’enseignement proprement dit ; il faut que l’atmosphère de l’école soit religieuse » (Courrier de Bruxelles, 13 janvier 1873).

De 1871 à 1878, Malou gouverne. Il gouverne, et démontre ainsi que les catholiques sont capables de le faire. S’il parvient à durer, c’est en sacrifiant parfois ses amis, c’est en ménageant toujours ses adversaires. En 1875, un arrêté inconstitutionnel (page 157) du bourgmestre de Liége, Piercot, interdit les processions jubilaires. Mgr de Montpellier veut passer outre, mais la police intervient, sur le parvis même de la cathédrale. L’évêque proteste, cependant le gouvernement refuse de casser l’arrêté Piercot afin de ne pas provoquer l’émeute. La même année, Mgr Gravez, évêque de Namur, dans son mandement de carême, blâme sévèrement les persécuteurs de l’Eglise en Allemagne, en Suisse et en Italie : il les compare à Néron. Le texte, aussitôt relevé par Berlin, est évoqué au parlement belge. Malou obtient un ordre du jour unanime, par lequel la Chambre s’associe aux « regrets » exprimés par le gouvernement. Bismarck s’apaise. Du point de vue diplomatique, c’est une affaire classée. Dans le pays, les catholiques « ultra » et leur presse reprochent au gouvernement « d’avoir sacrifié aux susceptibilités prussiennes la liberté de parole qui appartient aux évêques de droit constitutionnel et divin » (Bien public, 26 mai 1875). Dechamps écrit à Malou qu’il y a « deux partis catholiques : le vieux parti parlementaire, conservateur et le parti qui, exagérant certains principes vrais et en en faisant une fausse application, détruirait les traditions politiques du premier. Heureusement, le cardinal et les évêques résistent à cette impulsion de la presse » (H. de Trannoy, « Léopold II et Jules Malou. L’incident allemand de 1875 », p. 703, dans la Revue générale, t. CXVIII, 1927, pp. 694-706). La Droite sait assumer ses responsabilités quand le sort de la Belgique est en jeu.

Le gouvernement et les catholiques en général ne saisissent pas l’urgence de la question sociale. Ils se laissent devancer par les socialistes. Malou, dans son discours de Saint-Nicolas, a bien affirmé son désir de favoriser « l’alliance du capital et du travail, indispensable à la prospérité des classes inférieures ». Ministre, il semble avoir tout oublié. Avec « la plupart des catholiques, comme avec toute la bourgeoisie de l’époque, il garde la conviction qu’aux abus dont nul ne conteste la réalité, l’action privée remédiera sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’intervention de l’Etat, redoutée alors comme le pire des maux » (G. Hoyois, « Les cinq premiers congrès de Malines et le mouvement catholique en Belgique », p. 20, dans Actes du VIème congrès de Malines, t. I, 1936, pp- 9-35). Ducpétiaux n’est plus là pour dissiper les illusions et démontrer la nécessité de mesures légales. En 1878, une proposition de loi veut limiter à 14 ans pour les garçons et à 15 ans pour les filles le travail dans les mines. Le débat menaçant (page 158) de s’éterniser, Beernaert, ministre des Travaux publics depuis 1873, demande d’abaisser l’âge, respectivement à 12 et 13 ans et réussit à faire passer un amendement avec une majorité de treize voix. Mais le Sénat repousse l’oeuvre déjà trop circonscrite de la Chambre. Le Journal de Bruxelles écrit alors : « L’instruction obligatoire, le service personnel, le suffrage universel et par-dessus tout l’intervention de l’Etat en toute matière, le jour où ces réformes seraient réalisées, le pays serait mûr pour le césarisme » (Journal de Bruxelles, 21 février 1878).

Malou, attaqué par les catholiques, ne l’est pas moins par les libéraux. Au parlement et dans la presse, ceux-ci lui reprochent de laisser outrager la Constitution par une fraction de son parti ; de ne rien oser faire législativement, mais de cléricaliser le pays administrativement ; d’être asservi au pape depuis le concile du Vatican ; de supporter la domination des évêques et l’ingérence du clergé dans la politique. En 1877, lors de la discussion du projet de loi sur le secret du vote, ils veulent qu’une disposition atteigne le prêtre qui menacerait du refus d’absolution les fidèles prêts à voter pour leurs adversaires. Les représentants catholiques n’ont pas de peine à montrer que l’administration des sacrements n’est pas régie par la loi civile. En dehors des Chambres, l’hostilité envers le catholicisme se manifeste aux fêtes du troisième centenaire de la Pacification de Gand (1876). L’appellation de « gueux » est remise en honneur, les processions sont dispersées à grand renfort de gourdins, les cérémonies du culte publiquement parodiées ; certains font valoir la supériorité du protestantisme sur le catholicisme et rêvent même de l’y substituer dans l’estime des populations (S. Balau, Soixante-dix ans histoire contemporaine, p. 261).

La question flamande est peut-être la seule dans laquelle le ministère fasse preuve d’initiative. A cette époque, elle est étroitement liée au point de vue religieux. Les intellectuels de Flandre trouvent que défendre la langue du peuple, c’est concourir au maintien des valeurs morales traditionnelles. Or jusque là, cette langue ne jouit d’aucun prestige, même aux yeux du peuple, qui n’a qu’un rêve : que ses enfants apprennent le français. Le XVIIème siècle, la Révolution française et le Premier Empire ont passé par là. Mais le Romantisme ramène l’attention des écrivains vers un passé plus lointain. La langue flamande et la religion catholique n’ont-elles pas partie liée (page 159) depuis des siècles ? Depuis Voltaire et les Encyclopédistes, le français est le meilleur agent propagateur d’incrédulité (M. Lamberty, Philosophie der Vlaamsche beweging, pp. 80-90 et suiv., Brugge, 1938). En 1861, les Flamands fondent Het Vlaamsche Verbond pour intervenir dans les élections et obtenir ainsi le redressement de leurs griefs (M. Lamberty, op. cit., p. 100) Les catholiques sont en majorité dans le royaume de Belgique, mais ils n’obtiennent rien des gouvernements libéraux. Comment Malou, Flamand lui-même et Westflamand, ne comprendrait-il pas les aspirations des Flamands ? Pourrait-il ne pas les prendre en considération ? il prescrit - combien timidement - de tenir compte de la connaissance de la seconde langue dans la nomination de fonctionnaires en pays flamand. Il fait voter la loi du 27 août 1873, établissant des garanties pour les accusés flamands en matière pénale, et celle du 22 mai 1878, introduisant le principe de l’emploi du néerlandais en matière administrative (Vicomte C. Terlinden, « Histoire politique interne», t. II, p. 135, dans Histoire contemporaine de la Belgique).

Les catholiques perdent la majorité aux élections de 1878. Pendant la campagne électorale, à Saint-Nicolas, Malou a cru devoir justifier sa gestion plutôt négative. « On peut nous dire : vous n’avez pas fait tout ce que vous deviez ; mais dans des circonstances difficiles, nous avons fait de notre mieux et atteint un but important : je veux dire que nous avons empêché pendant bien longtemps tout le mal que d’autres désiraient faire. On demandait à Sieyes : « Qu’avez-vous fait au pouvoir ? ». Il répondit : « Nous avons vécu ». Et nous aussi, nous avons vécu. Sans parler de programme et sans en faire un, je puis vous dire que lors de la constitution du ministère catholique après 1870, le secret de son programme était pour moi le secret de sa durée. Aujourd’hui, la question est résolue » (Journal de Bruxelles, 10 mai 1878). Ces aveux sincères déplurent à certains catholiques. Ils s’imaginèrent faire preuve de grand esprit, en baptisant le ministère sortant : « Nous avons vécu ». Ils se crurent mieux inspirés encore, en jetant le discrédit non seulement sur ce ministère, mais sur la Constitution. Ces voltigeurs faillirent mener le pays à la catastrophe.

6. Conclusion

Entre 1863 et 1879, le parti catholique se constitue. Son noyau le plus actif, la Fédération des Cercles lui insuffle le sens (page 160) du travail en commun et de la discipline. Les milieux parlementaires et gouvernementaux sont plus timides, comme paralysés par le fantôme de l’émeute ; le groupe d’extrême-droite, rebelle à toute directive politique, est excessif, et donc imprudent. N’importe. Dans le pays, les catholiques s’affirment. Ils jettent l’inquiétude dans le camp de leurs adversaires, ce qui est tout de même quelque chose en politique. Ils développent l’esprit offensif, dont ils auront besoin durant la lutte scolaire. Ils vont encore subir une défaite, et une défaite cuisante, mais qui ne brisera plus leur élan. On peut souscrire à la conclusion du Journal de Bruxelles, le lendemain de la défaite électorale du 12 juin 1878 : « Nous avions besoin peut-être de nous retremper. Partout, nous avions commencé des organisations électorales actives et puissantes. Il importe de les compléter et de ne pas cesser d’agir » (Journal de Bruxelles, 13 juin 1878). Ce mot d’ordre sera réalisé de 1879 à 1884.