(paru à Bruxelles en 1946, chez Larcier)
Le parti catholique belge peut s’enorgueillir d’un passé des plus glorieux. Ses cadres ne datent certes que du XIXème siècle, il ne pourrait en être autrement. Mais l’esprit qui l’anime, est l’esprit profondément religieux, libéral au sens propre, et loyaliste des Belges de toujours. Sa tâche consiste à défendre, en régime parlementaire, les conceptions chrétiennes qui ont façonné l’âme de notre pays. Telle est aussi sa raison d’être. Et c’est finalement la cause de sa grandeur... « Il représente la Belgique verticalement et horizontalement, c’est-à-dire toutes les catégories sociales et toutes les parties du pays. Il résume la patrie. Il a charge d’âmes, si bien que sans lui la Belgique ne serait plus elle-même. Il s’est toujours appliqué à sauvegarder la foi et les moeurs, à assurer la tradition monarchique, à maintenir la paix publique. Il s’est honoré d’un travail social auquel on a souvent rendu hommage. Il est le parti de base » (P. Crockaert, Conférence inédite à l’ Association catholique de Bruxelles, 27 juin 1937).
La doctrine du parti catholique belge se centre sur la liberté. Woeste, Jules Van den Heuvel et Maurice Damoiseaux le proclament à l’envi. Liberté de l’Eglise avec ses corollaires immédiats d’enseignement et d’association, self-government plongeant dans la souveraineté nationale et couronné par la royauté, autonomie communale et provinciale maintenue contre les entreprises du pouvoir central, union de toutes les forces religieuses, politiques et sociales pour sauvegarder les bases chrétiennes et traditionnelles de la société, progrès de la législation en faveur de la classe ouvrière : tels sont ses principaux articles de foi (C. Woeste, A travers dix années, 1885-1894, t. I, p. 61. Bruxelles, 1895, 2 vol. J.. Van den Heuvel, Préface à Vingt-cinq années de gouvernement catholique, p. XX. Bruxelles, 1909. M. Damoiseaux, La Belgique contemporaine, p. 63). Ils reflètent fidèlement l’esprit de la Constitution du 7 février. Les catholiques de 1830 n’ont jamais pensé restaurer le césaro-papisme d’ancien régime, ni les privilèges ecclésiastiques. Ils n’ont désiré, pour la religion, que le bénéfice du droit commun et la liberté, la liberté dont ils étaient enthousiastes. Leurs héritiers se sont entretenus dans cet esprit.
Le parti catholique belge n’est pas confessionnel. Le parti confessionnel est celui dont tous les membres professent la même foi religieuse et dépendent étroitement de l’autorité ecclésiastique. Les catholiques belges n’en ont pas voulu, de peur d’aliéner leur liberté d’action. Leur éducation unioniste, leur respect de la Constitution, leur attitude de défense, tout en eux s’y opposait. Théodor commet une erreur, quand il affirme le contraire (A travers dix années, t. I, p. 63). Woeste, - qui réfute Théodor, - Van den Heuvel et Damoiseaux sont d’accord pour souligner que leur parti fait appel à tous les hommes de bonne volonté, qu’il n’est pas confessionnel, mais le vrai parti de toutes les libertés constitutionnelles (Préface à Vingt-cinq années de gouvernement catholique, p. XX. La Belgique contemporaine, p. 315). Son nom le plus authentique l’exprime d’ailleurs clairement. C’est le parti « conservateur », à l’origine. Ce sont ses adversaires qui l’ont baptisé de « catholique » ou, pire encore, de « clérical ».
Telle quelle, cette doctrine suffit-elle à vivifier le parti ? On peut estimer qu’elle est trop engagée dans le siècle qui l’a vu naître. Elle est trop « catholique-libérale », trop menaisienne, partant, trop optimiste. Centrée sur la liberté, suivant les conceptions de l’heure, elle confine les catholiques dans une attitude trop exclusivement négative. Elle les habitue à faire la part du feu, à céder du terrain, à composer. Ce qui leur manque peut-être le plus, aux catholiques belges du XIXème siècle, ce sont des solutions constructives. Ils ne s’élèvent que trop rarement au-dessus des préoccupations immédiates du moment. Ils vivent au jour le jour, et arrivent parfois trop tard.
Les catholiques ont le sens national, le sens de la patrie, le sens d’une communauté qui, depuis des siècles, habite le même territoire, vit la même histoire, partage les mêmes traditions, pratique la religion romaine. Pour eux, cette religion est le facteur primordial de la formation du pays et, donc, la base même du patriotisme. « La nationalité est moins un fait matériel qu’une idée morale, qu’une croyance. L’idée de patrie est essentiellement religieuse », écrit P. de Decker en 1852 (L’esprit de parti et l’esprit national, p. 69). Beaucoup pensent, avec de Decker, que l’esprit de parti est « une coterie se haussant à la taille d’une nation, la passion usurpant le rôle de la raison, l’expédient détrônant le principe... la division introduite dans le pays » (L’esprit de parti et l’esprit national, p. 11). Les querelles partisanes engendrent bien des maux : les crises de notre histoire ne le montrent hélas ! que trop clairement. L’union de tous est un facteur de force, un gage de paix. Pourquoi se diviser pour des vétilles, pensent les catholiques, alors que tous les Belges sont d’accord sur les principes de leur Constitution ?
Ce ne sont pas les catholiques des premières années de l’indépendance qui eussent songé à se constituer en parti, si les adversaires ne les y avaient poussés par leurs attaques. La chose accomplie, leur doctrine politique se révèle comme le meilleur soutien de la nation et de la patrie, parce qu’elle met en relief les idées constitutionnelles et traditionnellement belges : la liberté ordonnée, la décentralisation, la monarchie, l’initiative privée, la famille. Les catholiques du XIXème siècle ont-ils suffisamment exploité ces notions anciennes qui se prêtent peu à la surenchère d’une propagande tapageuse et demandent à être présentées d’une manière vivante, attrayante et persuasive ? Ils ne se sont peut-être pas assez rendu compte des courants contraires, destructeurs des croyances ancestrales. Leur libéralisme juvénile les a un peu abusés de ses mirages. Ils se sont fiés à l’esprit religieux, au bon sens et à la modération des Belges comme à des positions inexpugnables. Ayant pour eux la force numérique et des principes répondant aux aspirations de toutes les classes sociales, ils ont mésestimé les moyens d’attirer et de retenir le pays légal. Un parti ne peut négliger l’élément représentatif, voire même spectaculaire.
De 1846 à 1863, les catholiques semblent paralysés ; de 1863 à 1879, ils s’éveillent à la vie publique ; de 1879 à 1884, ils agissent avec ensemble et enthousiasme. On ne peut certes leur reprocher l’audace, mais plutôt d’être timorés. Ils ont peur de tout : de se compromettre, à l’époque du qu’en dira-t-on ; de rompre un unionisme qu’ils sont encore seuls à pratiquer ; d’exciter des adversaires, qui n’ont vraiment pas besoin de cela. C’est ainsi qu’ils découragent les indifférents, les velléitaires, les indisciplinés, ainsi qu’ils affaiblissent leurs cohortes. En 1850, Malou cherche en vain des éligibles pour plusieurs arrondissements. Il écrit : « Le même phénomène de l’abstention ou du refus de bons candidats se présente dans plusieurs localités » ( H. de Trannoy, Jules Malou, p. 199). En 1860, il constate que « la vie et l’âme du gouvernement représentatif demeurent compromises tant que la lutte sera sur le terrain où elle est avec l’obéissance passive chez les adversaires, l’indépendance absolue et l’inertie chez nous ». Et Jules Renkin (1862-1935), citant ces paroles, ajoute : « Malou fait allusion à la désorganisation et à l’indiscipline de ses amis, non pas à l’indépendance du caractère, essentielle au contraire à la pratique des libertés » (« Luttes et crises du parti catholique », dans Un siècle d’histoire de Belgique, t. II, p. 455. Bruxelles, 1930, 2 vol.). Barthélemy Dumortier, dont on connaît la manière, écrit que le parti catholique belge est un parti de poules mouillées (H.de Trannoy, op. cit., p. 245).
Les critiques abondent dans le même sens. « Soumis dans l’ordre purement religieux à des enseignements publics et semblables pour tous, les catholiques font de la politique suivant leurs propres inspirations et leurs propres maximes. Ils manquent de véritable unité dans la doctrine et le programme » (« Quelques mots sur le parti catholique ». Extrait du Catholique, 8 février 1868). « Loin de gouverner pour un parti, ils craignent trop toute mesure qui aurait l’air d’appliquer résolument leurs convictions. Une fois au pouvoir, ils sont moins soucieux de faire passer dans les lois leurs principes que de ne pas soulever l’opposition. Prétendant être toujours modérés, ils ne font pas assez sentir que le char de l’Etat est conduit ; ils manquent d’énergie et de vigueur ; la main sur les chevaux, laissant flotter les rênes, ils ne sont jamais bien maîtres de l’équipage. Dans les questions de personnes, ils cherchent plutôt à ne pas mécontenter leurs adversaires qu’à satisfaire leurs partisans. Se croyant habiles, ils sont souvent dupes » (D. de Garcia de la Véga, Les catholiques belges, le libéralisme et la révolution, p. 53. Bruxelles-Namur, 1863). Tandis que les libéraux développent chez eux l’esprit de parti, proposent à leurs troupes l’objectif précis de la laïcisation de l’Etat, confient à leurs candidats des mandats quasi impératifs, les catholiques se montrent respectueux, jusqu’à l’exagération, de la liberté de leurs mandataires, aussi bien que de l’idéal d’union patriotique, et ne se concentrent que très lentement autour d’un programme de défense religieuse.
C’est pour se défendre qu’ils se constituent en parti. Une fois le parti constitué, c’est encore une tactique purement défensive que la leur. Ils devraient choisir délibérément le terrain religieux : ils y seraient imbattables et pour cause ! On dirait presque qu’ils s’y laissent acculer. Adolphe Dechamps écrit dans la Revue de Bruxelles, en 1837 : « Si nous avions la garantie du respect absolu des libertés religieuses, nous abandonnerions la lutte électorale à qui voudrait s’y jeter ». C’est du défaitisme. En 1866, Dechamps fils parle dans le même sens : écarter la religion des débats politiques (Al. Dechamps, Les partis et le nouveau règne, p. 63. Bruxelles, 1866), ce qui serait peut-être un idéal à condition que tout le monde le veuille sincèrement. Sinon, c’est marché de dupes : « Chez nous, l’action politique n’a jamais été considérée tout entière par rapport à l’intérêt religieux, comme elle l’est chez les libéraux par rapport aux entreprises hostiles à la foi, Les catholiques ont toujours séparé, trop séparé même parfois l’ordre politique de l’ordre religieux » (Quelques mots sur le parti catholique). Garcia de la Véga indique la meilleure ligne de conduite : « Au lieu d’adopter les idées des catholiques libéraux et de marcher dans le sens du libéralisme, que l’appel à la nation se fasse franchement sur la question religieuse qui est la seule véritable cause du dissentiment. Il faut mettre en évidence la tendance et le but des opinions opposées et le résultat final de la lutte » (La liberté, la constitution, le gouvernement et les partis, p. 55).
Une tactique n’est efficiente que par les moyens mis en oeuvre. Ceci pose le problème de l’organisation. Tout parti suppose un programme, expression concrète de la doctrine, des chefs pour donner l’impulsion, un organe permanent de direction, des associations électorales, une presse et des institutions diverses répondant aux nécessités du moment. Nous avons déjà dit combien tout cela manquait aux catholiques belges au moins jusqu’en 1863. Ils ont eu cependant des chefs de valeur. Mais de Theux, Dechamps, Dumortier, Félix de Mérode, de Decker, ces artisans de l’indépendance nationale, sont unionistes jusqu’aux moelles, sauf Dumortier ; ils ne pèchent pas par excès de combativité. C’est Malou qui domine la génération suivante. Il est énergique et clairvoyant. On lui doit bien des choses : une presse digne de ce nom, le premier manifeste du parti (1852), le manifeste pour les élections de 1857, l’Association constitutionnelle conservatrice (1858). Mais on ne peut s’empêcher de remarquer qu’il est venu bien tard à la politique. Et ce n’est pas un paradoxe de prétendre que les plus belles initiatives catholiques en ce temps-là émanent de personnalités non parlementaires : un Edouard Ducpétiaux, par exemple, l’organisateur des Congrès de Malines et le précurseur de tant de réformes sociales. C’est peut-être à l’égard de cet outsider que le parti catholique ; pour les années que nous venons de raconter, a contracté la dette la plus lourde.
Les Congrès de Malines ont exercé une influence décisive sur l’évolution du parti. Ils ont appris aux catholiques à se connaître, à s’entendre pour une action commune, à rechercher l’union. Ils ont précisé leur doctrine dans le sens de la liberté chrétienne et de la hiérarchie nécessaire des fonctions sociales. Ils leur ont montré l’urgence de défendre l’Eglise dans la vie publique aussi bien que dans les autres domaines. Ils ont ainsi dissipé toute équivoque. Ils ont dirigé les regards vers d’autres horizons : la question sociale et l’Internationale catholique. Bien des réalisations pratiques sont sorties du creuset de leurs discussions : une presse plus consciente de ses devoirs et plus forte, l’association Sainte-Barbe, les écoles d’art Saint-Luc, les Ecoles Spéciales d’Ingénieurs annexées à l’Université de Louvain, la Fédération des sociétés ouvrières chrétiennes, la Fédération des Cercles catholiques et des Associations conservatrices. Ducpétiaux voulait des assemblées annuelles, analogues à celles des catholiques allemands, où des personnalités de premier plan, venues de tous les pays, auraient échangé des idées. Après sa mort, il ne se trouva malheureusement personne pour reprendre son dessein.
La Fédération des Cercles, qui constitue son centre permanent, le parti catholique belge la doit à Neut et à Ducpétiaux. Elle organise des forces jusqu’alors dispersées ; elle en recrute de nouvelles. Par ses réunions, ses conférences et ses congrès, elle éclaire la conscience des électeurs, leur trace leur devoir. Son bureau permanent prépare les élections : pointe les listes, recherche les candidats possibles, organise la propagande, etc. Les catholiques lui doivent plus d’une victoire : celle de 1870 notamment, qui les ramène au pouvoir après une retraite de treize ans. Est-ce à dire que tout y soit parfait ? Non, car dans le temps de la lutte scolaire et, on peut le dire, jusqu’à l’accession de Beernaert à la présidence en 1884, elle a manqué d’un grand chef parlementaire. Neut était malade à ce moment, Cannart d’Hamale était trop vieux C’est ce qui explique la naissance de l’Union pour le redressement des griefs. Mais cet organisme de combat s’efface après la victoire, tandis que la Fédération reprend sa marche en avant.
Les catholiques ont longtemps négligé la presse. Peut-être pour en avoir sous-estimé l’influence, spécialement à cette époque moins trépidante, où les gens jouissaient de plus de loisirs. A partir de 1853, date de la fondation du Bien public à Gand, la situation s’améliore en province. Elle reste déplorable dans la capitale où, malgré les efforts de Malou, le vénérable Journal de Bruxelles est presque seul sur la brèche. Elle est meilleure pour les périodiques. Le Journal historique et littéraire, de Kersten, s’aperçoit, un des premiers, de la nécessité de la lutte. La Revue générale lui succède en 1865, à l’initiative des Congrès de Malines. Pendant la période 1879-1884, les catholiques rattrapent enfin les libéraux, à moins qu’ils ne les dépassent. Ils disposent de 156 organes, contre 129, mais ont dix quotidiens de moins. Les journalistes, armée vaillante et cohérente, contribuent pour leur part, très large, au succès de 1884.
Le parti catholique belge n’a jamais péché par excès d’organisation. Ses membres n’aliènent en rien leur liberté : on ne leur demande même pas de profession de foi. Ses chefs ne reçoivent pas de mandat impératif ; ils ne voudraient d’ailleurs pas l’accepter. Il n’a ni caucus (Le caucus est une organisation fondée Birmingham par le parti libéral-radical anglais, dont les associations locales et nationale, « manipulent la matière électorale » à l’entremise d’agents spéciaux et contrôlent sévèrement la conduite de ses membres. (M. Ostrogorski, La démocratie et l’organisation des partis politiques, t. I, p. 305. Paris, 1903, 2 vol.)), ni wire-pullers (wire-pullers ou « tireurs de ficelles » transforment les hommes en rouages, leur ôtant le sentiment de la responsabilité et donnant la primauté à des éléments de seconde zone intellectuelle et même morale et sociale. (M. Ostrogorski, op. cit., p. 415)). Sa discipline lui vient avant tout de sa doctrine de la conscience que les catholiques belges ont de la nécessité de défendre leur religion par des moyens politiques, dans un pays où tous les autres partis, sans exception, sont anticléricaux. Pour qu’il perde sa raison d’être, il faudrait d’abord que l’on proclame sincèrement la paix religieuse ou que l’on supprime le parlement.
\3. Sens de la Royauté, sens de la Constitution
Le parti catholique est royaliste depuis toujours, et partisan de l’union nationale - de l’unionisme, comme on disait en ce temps-là. En 1840, la majorité des sénateurs s’adresse à Léopold I : « Le maintien de l’union nationale peut seul permettre le développement des nombreux éléments de prospérité que possède le royaume et garantir son existence politique ». En 1846, de Muelenaere défend la prérogative royale « Dans toutes les hypothèses, l’usage de cette faculté doit être un acte libre de la sagesse du monarque. Le roi ne peut être lié par aucun engagement préexistant, de quelque nature qu’il soit » (Annales parlementaires, 26 avril 1846). Vers 1848, une partie de l’opinion s’éprend d’enthousiasme pour la république ; dans un banquet, à Tournai, le fougueux Dumortier se dresse à sa place et boit à la santé du Roi (L. de Lichtervelde, Léopo1d Ier, p. 236). « Les ministres, quels qu’ils soient, déclare Félix de Mérode à la Chambre en 1854, sont ceux du roi qui les nomme et les révoque. Ce serait déplacer la source du pouvoir et absorber dans la Chambre la puissance royale que de la transférer, par la voie indirecte d’une investiture ; au parlement qui doit seulement juger leurs actes » (L. de Lichtervelde, op. cit., p. 268).
Léopold Ier apprécie la fidélité des catholiques (Au début du règne, il réprouve un petit groupe d’entre eux dirigé par quelques prêtres, qui veut limiter l’autorité royale et gouvernementale pour empêcher les empiètements du pouvoir civil en matière religieuse. Ce démocratisme chrétien lui inspire une vive horreur. - E. de Moreau, « Belgique », col. 737, dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, t. VII, col. 522-751) ; il ne leur ménage pas son estime. Dans ses lettres à Metternich, il constate que la Belgique est un pays monarchique, attaché à l’Eglise (A. De Ridder, « Léopold I et les catholiques belges », dans Revue des idées et des faits, n° 28 et 29, 1927). A sa fille Charlotte, il écrit que le parti catholique « reste fidèle à celui auquel il s’est donné une fois, ce qui n’est pas le cas chez les Voltairiens ». Et l’on ne peut qu’admirer l’esprit compréhensif de ce protestant, qui laisse ainsi percer son admiration « L’obéissance règne encore dans cette Eglise et c’est ce qui fait sa force » ( E. C. Corti, Maximilien et Charlotte du Mexique, 1860-1865, p. 201. Paris, 1927). Il s’oppose dans la mesure de ses moyens constitutionnels à l’anticléricalisme des libéraux : il blâme la jurisprudence du ministre de la Justice, de Haussy, en matière de donations et de legs, la laïcisation de la bienfaisance, la loi sur les bourses d’études, etc. En 1857, s’il demande à de Decker, dans une lettre ouverte, le retrait de « la loi des couvents », il défend jusqu’au bout le ministère « de son coeur ».
Les catholiques ne témoignent pas moins d’attachement à Léopold II. Mais le Roi se méfie de l’antimilitarisme de certains : de Woeste, de Jacobs, du Meeting anversois. A deux reprises, en 1871 et 1884, il semble les sacrifier aux adversaires. Il soulève ainsi leurs protestations, il ne saurait s’aliéner leur amour, ni changer leurs convictions monarchiques. « Dieu, Roi et Patrie, voilà notre devise », écrit le Journal de Bruxelles, le 21 février 1872. C’est la devise qui brille au fronton de la scène dans bien des salles catholiques. C’est celle que les enfants des écoles libres écrivent en tête de leurs devoirs.
Les catholiques sont aussi les défenseurs de la Constitution. C’est ainsi qu’ils gouvernent, quand ils gouvernent : le regard fixé sur le bien commun. Le 26 novembre 1856, à la Chambre, Dechamps défie « les libéraux en général, Frère-Orban en particulier, de citer une seule parole vraiment autorisée des catholiques, un seul acte responsable posé par eux et dont le but a été d’une manière indirecte ou éloignée, de porter atteinte à nos libertés constitutionnelles ». Les 12 et 13 novembre 1861, il rappelle ce discours et constate que la Gauche n’y a pas répondu. Il poursuit alors en disant que les catholiques n’ont jamais recouru à la dissolution, à l’agitation ou à l’émeute pour former un ministère, tandis que ce sont les moyens ordinaires employés par les libéraux (E. de Moreau, Adolphe Dechamps, pp. 283-285).
La Droite parlementaire a de bons orateurs. Sans doute, ne parle-t-on plus comme eux de nos jours : nous avons le droit de sourire de cette éloquence en redingote, nous aurions tort de la mépriser. Le Romantisme règne. La période est solennelle, imagée ; les discours parfois n’en finissent pas. Mais les exposés sont solidement documentés, soigneusement préparés, nourris de réminiscences classiques, débités sur le ton le plus convenable. On prend le temps qu’il faut : les grands débats occupent plusieurs séances. Durant la période unioniste, Dechamps est le plus brillant des orateurs de Droite. Il se prépare soigneusement, mais ne rédige pas. Au moment même, il s’exprime d’une manière correcte, élégante, ample et variée (H. de Trannoy, Jules Malou, p. 280. E. de Moreau, op. cit., p. 60). Malou sait manier l’ironie. Dumortier se jette avec fougue au coeur de la mêlée. Le comte de Theux en impose par sa sagesse et sa modération. Dans l’équipe suivante, il y a surtout Woeste, Jacobs et Beernaert.
Sous le régime censitaire, la question du recrutement parlementaire se pose autrement qu’en temps de suffrage universel. Elle se pose cependant, Garcia de la Véga n’y insiste pas sans raison : « Un objet qui importe à l’avenir du parti catholique, c’est le recrutement parlementaire. En général, si le parti se fortifie à chaque élection, s’il gagne des votants, sauf quelques exceptions brillantes, il n’acquiert pas d’intelligences. Il y a sans doute, à la Chambre, de beaux talents et de nobles caractères, mais les uns ne sont pas aptes à diriger ; d’autres n’exercent pas une action suffisante ; d’autres, enfin, dominés par une trop grande défiance de leur valeur, n’ont pas su prendre la place à laquelle ils avaient droit n’occupant pas cette place, ils se sont dispensés des charges et des devoirs qui y sont attachés, mais en même temps, ils n’en ont pas conquis l’honneur » (Les catholiques beiges, le libéralisme et la révolution, p. 50). Quand ils sont à court de candidats, les catholiques sont comme tout le monde trop accueillants. Ils sont soucieux de modération, ce qui est parfait. Mais pourquoi ont-ils tellement peur des opinions tranchées, des gestes hardis, des phrases qui frappent, des personnalités conquérantes ? Ils souffrent trop longtemps d’un complexe d’infériorité.
Il faut avoir la franchise de l’avouer, les catholiques belges abordent les questions sociales sous l’angle du libéralisme économique. Ils professent le « Laissez faire, laissez passer » des libéraux, et n’y ajoutent que le correctif de la charité privée, ou plus exactement de l’aumône. Ils ont horreur de l’intervention de l’Etat, même en ce domaine. Des subsides, quelques mesures douanières, voilà tout ce qu’ils osent préconiser, de temps en temps, pour remédier à la misère des classes laborieuses. Périn pense que cela suffit. C’est en vain que le grand Ducpétiaux et, à côté de lui, Auguste Visschers (1804-1874), fonctionnaire des mines, demandent autre chose, par exemple la réglementation et la limitation du travail, surtout en faveur des femmes et des enfants... A partir de 1867, il faut signaler l’action sociale de la Fédération ouvrière. Action louable, certes. Mais cette Fédération « ouvrière » est aux mains des patrons ; elle attire peu les ouvriers (M. Defourny, « Histoire sociale », p. 284, dans Histoire de la Belgique contemporaine, t. II, pp. 243-369). Sous le ministère Malou de 1871, Beernaert, ministre des Travaux publics, défend en vain une proposition, combien timide encore, de fixer une limite d’âge pour le travail des enfants. Jacobs, Woeste, de Moreau le combattent au nom de la liberté ! Ce n’est qu’après 1886 que les catholiques essaieront de regagner le temps perdu.
La Flandre est le rempart du catholicisme. Ce sont les provinces flamandes qui fournissent au parti catholique la plupart de ses électeurs et de ses dirigeants. C’est chez elles, à Gand et à Malines, que la Fédération des Cercles prend naissance. Ce sont elles qui remportent la victoire électorale de 1870, elles qui combattent le plus vaillamment pendant la lutte scolaire. Le parti catholique belge leur doit beaucoup. Le leur a-t-il rendu ? Ecoutons cet appel de de Decker. Il date de 1858 : « Il ne faut pas froisser des populations qui ont le droit d’être administrées dans leur langue, droit naturel qu’on ne peut leur contester ni leur ravir. D’autre part, le gouvernement doit soigneusement éviter que cette question ne devienne un brandon de discorde entre les diverses provinces du pays... » (L. Hymans, Histoire parlementaire, t. III, p. 426). De Decker constate ainsi que la question flamande est posée. Tout comme la question sociale. Le parti catholique, où l’aristocratie et la bourgeoisie francisées dominent encore, ne la résout pas... Du moins jusqu’en 1884, ne compromet-elle pas l’unité du parti.
Le parti catholique belge ne se distingue certes pas par son esprit militariste. C’est le contraire qui est vrai. On peut lui reprocher d’avoir rejeté les crédits pour « la petite enceinte » d’Anvers (1858), d’avoir fait cause commune avec le Meeting anversois, de s’être opposé à l’introduction du service personnel, à l’augmentation du contingent, bref, d’avoir pratiqué une politique antimilitariste de mauvais aloi. Pourquoi le nier ? Mais il y a des correctifs et aussi des circonstances atténuantes. Antimilitariste ? Presque tout le monde l’était à cette époque, à l’exception du Roi. On faisait confiance aux traités, à la parole des garants. Pourtant, dès 1847, Malou se déclare partisan d’une neutralité « armée ». Pourtant, en 1858, Dechamps, qui ne fait pas partie de la Chambre, blâme ses amis d’avoir refusé les crédits pour la « petite enceinte » (H. de Trannoy, op. cit., p. 395. E. de Moreau, op. cit., p. 270). En 1859, le même Dechamps appuie le projet du gouvernement - le plan Brialmont - relatif à la « grande enceinte ». En 1872, Dechamps toujours, avec Alphonse Nothomb, Thonissen, Beernaert et d’autres se montrent partisans du service personnel. Ils proposent le service obligatoire ou le système du volontariat pour remédier à l’injustice sociale du remplacement. Si la majorité des catholiques continue à s’opposer à une réforme du recrutement des troupes, c’est moins, semble-t-il, par désir de réaliser des économies et de faire valoir ce motif auprès des électeurs, que par souci de préserver les jeunes gens de la bourgeoisie des dangers moraux de la caserne. C’est ce que Woeste notamment invoque toujours.
« Dieu, Roi, Patrie ». Le parti catholique belge a réalisé sa devise malgré ses défaillances. Il a contribué à maintenir la religion dans le pays en défendant la liberté d’enseignement et celle d’association. Dans un sens réaliste, il s’est adapté à la mentalité du siècle et n’a pas cherché à ressusciter des privilèges périmés pour l’Eglise. Il a entretenu les rapports les meilleurs avec la hiérarchie ecclésiastique sans tomber dans les excès du cléricalisme. En promulguant une législation sincèrement libérale, il a permis à l’Eglise d’exercer une action multiple et profonde dans tous les domaines de la vie privée. Par la sauvegarde du principe d’autorité, il s’est montré respectueux des prérogatives royales et le plus ferme appui du trône. Son souci constant d’observer la Constitution et les règles du jeu parlementaire, de s’élever au-dessus des querelles partisanes et des intérêts limités en font le parti national. L’idéal qu’il propose à ses membres a suscité des dévouements innombrables dans toutes les classes de la société et a déclenché un courant de vie catholique intense. Il a défendu la primauté des valeurs spirituelles.
Les cinquante premières années d’histoire du parti « enseignent que les citoyens catholiques doivent s’intéresser à la chose publique » (Un siècle de l’Eglise catholique en Belgique, t. II, p. 457). Cette leçon, c’est Jules Renkin qui la dégage. Et S. E. le Cardinal van Roey la donne en termes équivalents « Le parti catholique, dont l’organisation fut rendue nécessaire par l’évolution historique de la politique en nos provinces, a rendu d’incalculables services à la cause de la religion ; il a empêché ou redressé bien des atteintes à la liberté des consciences et aux droits essentiels de l’Eglise : ce fut sa raison d’être dans le passé, et c’est encore sa raison d’être à présent. Il serait insensé, comme les catholiques l’ont fait trop souvent en d’autres pays où ils paient cher cette négligence, de laisser les adversaires de la foi chrétienne disposer arbitrairement des moyens que confère le pouvoir pour brimer nos droits et vinculer nos libertés religieuses. Tous ceux qui ont à coeur la sauvegarde des valeurs spirituelles, doivent continuer par conséquent à former sur le terrain politique, un parti compact, bien organisé et fortement discipliné, capable de servir au besoin de rempart inexpugnable. Nous croyons devoir le dire en toute franchise, spécialement à l’adresse de certains milieux de jeunes catholiques, qui ne tiennent pas toujours compte des contingences et prennent leurs rêves pour la réalité » (Cardinal J. E. van Roey, Au service de l’Eglise, t. II, pp. 51-52. Turnhout, 1939, 2 vol.).
Certains auteurs français critiquent l’utilité d’une défense catholique organisée sur le plan de la vie politique. Ils s’appuient sur l’argument du dommage que l’étiquette de parti « catholique » peut causer au spirituel (J. Maritain, Du régime temporel et de la liberté, p. 174. Paris, 1933. P. H. Simon, Les catholiques, la politique et l’argent, p. 181, Paris, 1936. A. Richard, L’unité d’action des catholiques, pp. 151 et suiv. Paris, 1939. A. Roullet, « Les partis politiques , par 855. dans la Chronique sociale de France, t. XLII, 1933, pp. 837-860). Le Cardinal van Roey prend encore soin de réfuter l’objection : « Cependant le parti catholique belge, écrit-il, ne peut être identifié avec l’Eglise ; il n’en est même pas une émanation. Dans son activité politique, il ne dépend d’elle d’aucune façon ; il constitue librement son programme économique, financier, militaire ; aucune profession de foi n’est requise pour en faire partie. L’Eglise, elle, s’occupe d’intérêts tout autres, elle s’adresse aux âmes ; elle s’efforce de leur montrer et de leur frayer le chemin du salut » (Cardinal J. E. Van Roey, op. cit., pp. 51-52). Distinction des domaines ne signifie pas confusion d’une part, ni séparation absolue de l’autre, mais différenciation selon les fins poursuivies par chaque société et la hiérarchie des valeurs. Ce sont d’ailleurs les adversaires de l’Eglise, nous l’avons vu, qui ont obligé les catholiques à prendre position en tant que tels sur le terrain politique, non seulement en Belgique, mais de même à l’étranger.
Tant que le régime parlementaire subsiste, les partis répondent à une nécessité de fait. Le Cardinal van Roey écrit encore : « Un régime de liberté suppose le droit pour les citoyens de se grouper en partis politiques : un Etat sans partis ne peut être qu’un Etat autoritaire. Dès lors, étant donné que la politique belge ne s’occupe pas seulement de questions d’ordre exclusivement matériel et économique, mais se trouve mêlée aux intérêts moraux et religieux, il est de toute nécessité, pour la sauvegarde de ces intérêts supérieurs, qu’il existe un groupement politique puissant, ouvert à tous les citoyens, respectueux des droits de la conscience, qui porte à son programme le maintien et la défense des droits sacrés de la conscience et de l’Eglise. Si, un jour, ces droits ne sont plus mis en cause, mais sont respectés par tous les partis, il est manifeste que les groupements politiques pourront s’organiser sur d’autres bases, comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons. Mais nous n’en sommes pas là en Belgique » (Cardinal J. E. Van Roey, op. cit., p. 182).
L’action politique des catholiques belges doit être étayée de conceptions doctrinales solides. Qui n’aperçoit le rôle qui revient en ce domaine à l’Université de Louvain, et spécialement à sa Faculté de droit ? Pendant la période que nous avons étudiée, des professeurs de droit de Louvain s’intéressent vivement à la politique de leur parti. Ainsi Thonissen, Delcour (1811-1899) et Périn. Beernaert est docteur de la même Faculté... Mais on ne peut s’empêcher de noter que Ducpétiaux, Woeste, Jacobs et de Moreau, pour ne citer que ceux-là, ne sont pas issus de l’Université catholique...
L’action, basée sur la doctrine, doit aller de pair avec l’union. « En régime parlementaire, écrit Renkin, il faut grouper une majorité, sinon c’est l’impuissance. Or un parti ne peut s’imposer à l’opinion que s’il apparaît comme un bloc d’intérêt général et non pas comme une coagulation, un total d’intérêts particuliers. Ainsi firent nos aînés. C’est pourquoi ils triomphèrent. La plus grande leçon qu’ils nous laissent est que dans la vie publique l’abnégation est la loi, qu’elle seule exalte et fortifie à la fois la cause que nous servons et le parti que nous aimons » (Luttes et crises du parti catholique, p. 459). Au Congrès de Malines de 1864, le vicomte de Kerckhove rêvait de bien autre chose encore : « Si nous ne voulons pas être renversés légalement ou abattus révolutionnairement, il faut arriver à l’union la plus étroite possible des catholiques en Europe, dans le monde entier, de manière à former une seule et même nationalité ». .. Hélas !
L’union se réalise par le dévouement à la même cause, au même idéal, à l’idéal le plus élevé qui soit. La prépondérance du point de vue matériel a été l’un des agents les plus efficaces de la déchristianisation des masses au XIXème siècle. « Les catholiques ont résisté à cette contagion, écrit Woeste, peut-être ne l’ont-ils pas fait avec suffisamment de vigueur et d’ensemble ; peut-être aussi leur bonne volonté s’est-elle trop éparpillée sur des soucis de toute nature, mais la voie est tracée et rien ne doit être désormais négligé pour que l’action religieuse reprenne son empire sur la société » (Lettre à Vingt-cinq années de gouvernement catholique, p. XVIII). Cette action sera telle à condition que « les catholiques se montrent catholiques ; les hommes craintifs, versicolores qui cherchent à ménager toutes les opinions sont la perte de leur parti » (Assemblée générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, pp. 8-21).
Les cinquante premières années de son histoire, le parti catholique belge a bien mérité de l’Eglise et de la patrie. Il a bien mérité de l’Eglise, dont il a défendu les droits que la Constitution du 7 février 1831 reconnaissait, en se servant des moyens légaux que le régime parlementaire mettait à sa disposition. Il a bien mérité de la Belgique, eu tant que défenseur de la monarchie, de la Constitution, de l’ordre, de la légalité. Il a bien mérité du peuple, - nous voulons dire de toutes les classes de la nation, - pour avoir pris soin de ses intérêts, surtout moraux, pour avoir gardé ses traditions, pour l’avoir maintenu dans l’état d’équilibre et de santé. Il n’a pas excité ses appétits, il s’est proposé des buts plus nobles que d’assouvir ses passions. Dans l’opposition ou comme parti gouvernemental, malgré les fautes et erreurs inévitables, on doit lui rendre hommage. Il a constamment recherché le bien commun.