(Paru dans le journal, "La Liberté", en 1866 et 1867 et réédité par Jules Garsou, "Alexandre Gendebien. Sa vie, ses mémoires", paru à Bruxelles en 1930, chez René Van Sulper)
(page 264) Le 17 septembre, on m'offrit de nouveau la dictature, je la refusai, promettant une organisation prochaine d'un pouvoir sérieux qui vaudrait mieux que la dictature d'un seul.
C'est ce même jour que Ducpetiaux et moi formâmes une association patriotique qui devait aboutir au pouvoir promis.
Depuis dix jours, j'étais en correspondance avec De Potter pour régler un rendez-vous, à l'effet d'arrêter un plan pour mener à bonne fin notre insurrection. Ce rendez-vous fut fixé au 20 septembre, à Lille. Pendant cette correspondance, les événements avaient marché ; la révolution était complète, le moment de l'action décisive approchait.
D'après ma correspondance avec mon beau-père Barthélemy et avec M. Ch. De Brouckère, nous devions être attaqués par le prince Frédéric, le 1er ou le 2 octobre, si nous n'avions pas mis bas les armes, ce que tous deux nous conseillaient de faire.
(page 264) Le moment était venu de faire arriver De Potter dont nous avions fait notre drapeau. Avant mon départ, fixé au 18 au soir, Van de Weyer et moi convoquâmes à l'Hôtel de Ville une réunion des meilleurs patriotes pour aviser sur le parti à prendre et, en réalité, pour décider qu'on repousserait la force par la force si, contrairement aux conventions du 3 septembre, le prince Frédéric exécutait les menaces qui nous arrivaient de Hollande par notre correspondance, par tous les journaux hollandais et par les représentants du Nord aux Etats-Généraux
(page 265) Van de Weyer engagea très adroitement la discussion qui allait aboutir, lorsque Vleminckx et Nicolaï de retour de leur mission à La Haye, entrèrent ; ils nous dirent qu'ils n'avaient pu voir que deux ou trois députés qui étaient d'avis qu'il fallait mettre bas les armes, que notre résistance n'était plus qu'une question d'amour-propre qui entraînerait les plus grands désastres ; que si dans quinze jours nous ne nous étions pas résignés à attendre la décision des Etats-Généraux, nous y serions forcés par l'armée du prince Frédéric. C'est ce que m'avaient déjà fait savoir Barthélemy et De Brouckère ; Vleminckx et Nicolaï dirent que des troupes nombreuses entraient en Belgique pour nous écraser. Ce récit, qui exaspéra bien plus qu'il n'effraya l'assemblée, m'inspira des paroles énergiques, je fis un tableau saisissant des malheurs qui allaient fondre et pour longtemps sur la Belgique, si elle avait la lâcheté de se laisser vaincre avec ou sans résistance. « Vous serez et pour longtemps traités en pays de généralités, allez demander au Brabant septentrional les aménités qu'ils ont subies pendant de longues années. » Je fus appuyé par Van de Weyer et d'autres patriotes.
Pendant la discussion, je rédigeai le procès-verbal qui exprimait la résolution et l'engagement sur l'honneur de ne pas attaquer, mais de repousser la force par la force et de faire un appel à toute la Belgique qui ne manquerait pas de venir en masse défendre à Bruxelles, son honneur, ses libertés, son indépendance. « Non, nous ne serons pas écrasés ; l'histoire ne dira pas que 4,000,000 de Belges ont eu la lâcheté de subir le joug de 2,000,000 de Hollandais. »
Le procès-verbal fut adopté à l'unanimité et par acclamations enthousiastes. Vleminckx et Nicolaï prouvèrent, par leurs acclamations, qu'ils n'avaient été que les fidèles rapporteurs de la mission qui leur avait été confiée, mais qu'ils n'étaient nullement effrayés de ce qu'ils avaient vu et entendu pendant leur mission.
Ce procès-verbal doit être les mains de Van de Weyer qui le publiera sans doute. C'est un document précieux, plus précieux peut-être que celui du serment des Gueux ; puisqu'il a été voté et signé publiquement, en face de l'ennemi en armes et à la veille d'un combat inégal, contre une armée nombreuse, bien organisée, bien armée et soutenue par une artillerie formidable.
Après la séance, Van de Weyer et moi conduisîmes M. Félix de Mérode dans l'embrasure d'une des croisées du salon du dit Conseil où s'était tenue l'assemblée. Nous constituâmes un gouvernement (page 266) provisoire, à nous trois. Dans la prévision d'événements qui pouvaient nous séparer, il fut convenu que deux réunis signeraient pour trois, c'est-à-dire seraient autorisés à faire intervenir la signature de l'absent.
(page 266) Ils m'accompagnèrent à la Messagerie de Van Gend ; Van de Weyer alla prévenir le conducteur que je monterais en diligence à l'angle de la rue des Eperonniers et du Marché-aux- Herbes. Cette précaution était nécessaire pour conserver le secret de ma mission. La discrétion, le dévouement du conducteur étaient assurés.
Je saisis cette occasion de rendre hommage aux conducteurs des diligences dont le patriotisme et le dévouement n'ont jamais reculé devant les services les plus compromettants. Ils étaient presque tous d'anciens militaires aguerris à tous les genres de dangers.
En entrant j'entendis une voix de femme qui dit : « Nous avons retenu la caisse tout entière. » Je fis semblant de ne pas l'entendre. Arrivé à la porte d'Anderlecht, nous fîmes une halte assez longue, l'intérieur de la caisse étant bien éclairé, M. D... me reconnut : « C'est toi, Gendebien ? » La dame T... me dit : « Je suis charmée que vous ayez forcé la consigne. »
Le voyage se passa gaiement : la conversation s'arrêta pendant quelques minutes seulement sur les événements politiques ; le reste de la nuit s'écoula comme une longue veillée d'intimes et gais voisins.
Arrivé aux premières fortifications de Mons, je dis : « Ne me nommez pas, je cesse d'être Gendebien ici. » La bonne, l'excellente dame T... me dit plus tard : « J'ai commencé à trembler pour vous et pour nous, jusqu'à Quiévrain, et j'ai continué à trembler pour vous jusqu'à Paris et longtemps après. Le calme et la gaîté de votre conversation faisaient un si grand contraste avec ce que vous nous avez dit avant d'entrer à Mons : « Ne me nommez pas, je ne suis plus Gendebien ici. » Ce qui voulait dire : « Je suis un conspirateur, ne me trahissez pas ! » Il me semblait qu'on allait nous arrêter comme complices et nous mettre tous en prison. Puis je m'étais figuré que les conspirateurs devaient être toujours craintifs, silencieux et je me disais souvent : Ce bon M. Gendebien me paraît trop confiant ; sa confiance, sa témérité le perdront.
Ce n'est que le 29 ou 30 septembre que nous avons appris, à Paris, la victoire de Bruxelles et que vous aviez réussi à n'être pas pendu.
(page 267) « Comment, me dit Mme T..., pouviez-vous être si calme, si indifférent, alors que vous pouviez être arrêté et fusillé à Mons ? »
« D'abord, Madame, la révolution était trop avancée et déjà trop puissante pour qu'on osât commettre un crime inutile et qu'on savait ne pouvoir produire d'autre résultat que de précipiter une explosion formidable et probablement décisive ; ce qui, je crois, serait arrivé à Mons, si on m'avait arrêté. Puis, quand on entreprend une œuvre périlleuse, on calcule, on détermine les chances plus ou moins probables de succès et de défaite. L'équation, une fois bien posée, on n'y pense plus ; on marche droit au but, ne songeant qu'aux moyen de l'atteindre le plus vite et le plus sûrement ».
Une chose qui est digne de remarque, c'est qu'après le succès, comme après la défaite, la réflexion grossit les dangers, et on se dit souvent : « Comment me suis-je laissé entraîner à une aussi périlleuse entreprise ? »
J'ai le droit de faire, aujourd'hui, une autre réflexion : Ce n'est ni par ambition, ni par le besoin ou le désir de changer de position, que j'ai bravé mille dangers ; je n'ai jamais rien demandé, rien désiré. Mais j'ai le droit de me plaindre de l'ingratitude de ceux qui exploitent le terrain que j'ai déblayé. ¬
Parti de Bruxelles le 18 septembre, à 10 heures du soir, j'arrivai à Mons, le dimanche 19, vers 5 heures du matin ; la diligence était entourée d'agents de police ; je sortis à reculons, disant à haute voix : « A demain à Paris. » Je continuai à marcher, en tournant le dos au public. J'entrai à l'Hôtel de la Couronne, puis, profitant du mouvement pour le chargement et le déchargement des marchandises, je m'esquivai et allai droit chez mon ami Defuisseaux, excellent patriote avec lequel j'étais en correspondance suivie. Je lui dis que j'allais chercher De Potter à Lille, que j'espérais le déterminer à rentrer en Belgique, que j'avais conçu le projet de nous présenter à Mons, le mercredi 22, et de sommer la place de se rendre, que la chose ne pourrait se faire que pour autant que la population de Mons et celle du Borinage secondassent l'entreprise par un violent coup de collier que je croyais pouvoir compter sur 300 hommes bien armés et sur un nombre au moins triple de volontaires plus ou moins mal armés.
Il me dit que le coup était hardi, mais qu'il croyait pouvoir compter sur la population de Mons, qui était très animée, exaltée même.
Je lui dis que j'allais chez le général Duval que je croyais très disposé à tout entreprendre, je l'engageai à se mettre immédiatement (page 268) en rapport avec lui. Il me promit de m'écrire le soir ou le lendemain matin à Lille, si le projet avait chance de réussite ; il ajouta qu'en cas d'affirmative il irait au Borinage pour s'entendre avec les chefs des hommes de bonne volonté.
J'allai chez le général Duval que, je trouvai admirablement disposé et décidé à tout entreprendre pour conquérir notre indépendance et pour éviter, disait-il, la honte et les conséquences d'une défaite. Il approuva mon projet, le considéra comme très réalisable, quoique hardi, parce que la garnison était composée en majorité de Belges.
J'allai causer avec le capitaine Buzen, aide de camp du général Duvivier, mon beau-frère. J'avais eu des rapports avec lui dans un cénacle littéraire et politique.
La littérature n'était qu'un prétexte. Je lui fis part de mon projet qu'il approuva et qu'il promit de seconder. Nous arrêtâmes les moyens d'entraîner, ou au moins de neutraliser, le général Duvivier.
Je lui donnai un mot pour mon ancien camarade d'études, De Ladrier, officier de gendarmerie, qui avait à se plaindre du régime hollandais et qui avait conservé un bon souvenir de nos anciennes relations. C'est lui qui donna le signal de l'insurrection en arborant le drapeau tricolore. à l'hôtel de ville de Mons. .
J'entamai alors le général Duvivier. Il détestait les Hollandais, mais il était à cheval sur le point d'honneur militaire. Je démontrai que nous avions le droit de nous séparer de la Hollande, en maintenant la dynastie, si elle consentait à la séparation et en nous affranchissant, si elle s'y opposait. Les Hollandais s'opposent à la séparation ; ils nous font la guerre pour nous maintenir sous leur joug qui est intolérable depuis trop longtemps. C'est donc une guerre de peuple à peuple. Dès lors l'honneur militaire impose à tous les Belges le devoir de combattre avec leurs compatriotes. Ne rougiriez-vous pas de voir 4,000,000 de Belges vaincus, subjugués par 2,000,000 de Hollandais qui nous méprisent, nous insultent, nous exploitent, et qui seront mille fois plus insolents après leur triomphe ?
Le général me dit : « Je ne puis discuter avec vous, je ne suis pas de force à soutenir ma thèse. Je comprends que vous pouvez avoir raison mais si vous étiez militaire, feriez-vous ce que vous dites ? » ¬
- « Je n'hésiterais pas, parce que tout citoyen se doit, avant tout, à son pays, quelle que soit sa position sociale. Il doit surtout repousser le déshonneur, la honte qu'un autre peuple veut lui imprimer au front. »
Le général parut fort ébranlé, mais il ne répondit pas. Je continuai : « Quand les soldats belges tireront sur les Hollandais ou s'en (page 269) sépareront, resterez-vous avec les Hollandais ? » - « Non, je donnerai ma démission. » - « Soit, mais ce n'est pas assez ; il faut, pour éviter l'effusion de sang, donner votre démission avant le conflit ; donnez-la dès aujourd'hui et motivez-la sur votre répugnance à verser le sang de vos concitoyens. Cette chevaleresque résolution sera imitée, adoptée, par tous les officiers belges qui ont du sang belge dans les veines. » - « Eh bien, je donnerai ma démission aujourd'hui, mais je ne puis quitter mon poste sans avoir reçu ma démission ; je serais considéré comme déserteur si j'agissais autrement. » - « La démission motivée fera toujours un effet salutaire ; pour vous éviter tout désagrément et mettre votre responsabilité à couvert, il y a un expédient bien simple : Quand les Belges, patriotes et soldats, auront fait cause commune, ils vous empoigneront, vous mettront en lieu de sûreté, vous serez censé leur prisonnier. »
Le général vaincu ne répondit pas, mais il me serra la main, les yeux pleins de larmes. « Maintenant, lui dis-je, voici une confidence sur laquelle je vous demande le plus profond secret : le mercredi 22, je me présenterai, avec ou sans De Potter, avec de nombreux volontaires, le plus grand nombre bien armés. Les portes seront ouvertes probablement, parce qu'un mouvement populaire s'en sera emparé ; si elles sont fermées, je ferai une sommation au commandant de la place. C'est alors qu'on vous mettra en sûreté. Votre responsabilité sera ainsi mise à couvert, si la chose n'est déjà faite. »
J'allai chez mon ancien camarade et ami du Lycée de Bruxelles, De G..., officier d'artillerie très distingué, il faisait partie du cénacle dont j'ai parlé plus haut. Immédiatement après la retraite des Hollandais, il fut chargé de l'organisation de l'artillerie, dont il s'acquitta avec un zèle qui contribua beaucoup à sa mort prématurée.
Je me rendis chez mon ancien camarade et ami à l'Université de Bruxelles, M. Hennekinne-Briard, banquier. C'était un patriote plein de zèle et de dévouement, je lui communiquai mon projet qu'il adopta et seconda très efficacement.
A huit heures du matin., j'avais fait les trois quarts de ma besogne ; j'allai déjeuner chez mon père. Après le déjeuner, nous allâmes nous promener dans son jardin.
« Mon fils, me dit-il, nous allons à une révolution ; je désire vivement que vous n'y preniez aucune part ; vous avez sept enfants, votre premier devoir est de leur assurer une existence honorable ; vous n'avez pas le droit de la compromettre. N'oubliez pas que les révolutions ne sont profitables qu'aux intrigants, elles sont toujours la ruine des honnêtes gens. Si vous étiez seul au monde, vous pourriez en faire (page 270) l'expérience et disposer de votre existence, mais vous n'avez pas le droit de compromettre l'avenir de vos enfants.» Je gardai le silence. Il reprit, me conseilla de quitter la Belgique pendant quelques semaines. Comme je restais silencieux, il ajouta : « Mon fils, ne vous engagez pas dans cette lutte qui sera pour vous une cause de ruine et d'amères regrets ; puis n'oubliez pas qu'un premier pas fait en révolution, il n'y a plus moyen de reculer sans se déshonorer.» - « Eh bien ! mon père, le premier pas est fait.» - Je vis deux grosses larmes sillonner ses joues ; il leva les deux mains, les posa sur ma tête, et dit : « Je vous bénis mon fils, et vous pardonne. Du courage, beaucoup de courage, et le reste à la garde de Dieu.» Il m'embrassa et me dit : « Si vous succombez, je serai un second père pour vos enfants. »
Une demi-heure après cette émouvante scène qui me brisa le cœur, on vint m'annoncer que le général Duvivier m'attendait, au bout du jardin de M. Waroqué, lequel aboutissait au jardin de mon père. Je m'y rendis. Le général me dit qu'il était remplacé dans le commandement de la province par le général Howen (Hollandais), que son premier ordre concerté avec M. de Macar était de m'arrêter, que le Gouverneur, M. de Macar, avait donné le même ordre. Il me conseilla de quitter la ville immédiatement, si je voulais éviter la prison et le conseil de guerre qui ne manquerait pas de faire un exemple pour intimider les patriotes.
Je ne perdis pas l'occasion de stimuler l'amour-propre blessé du général Duvivier. Loin de paraître contrarié, effrayé de l'arrivée du général hollandais, je m'en félicitai et dis : « Il vient nous rendre un immense service. Il vous met fort à l'aise, il fait disparaître vos scrupules, ses vexations détermineront et avanceront l'explosion. Il ne reste qu'une chose à faire : c'est de calmer l'effervescence et de retarder le mouvement jusqu'au moment où je viendrai sommer la place. »
Je quittai la maison de mon père par une porte du jardin communiquant avec un quartier habité par les classes infimes ; j'allai chez un loueur de voitures, patriote, demander une voiture légère à deux roues, attelée de ses deux meilleurs chevaux et conduite par un cocher courageux.
Cette voiture alla m'attendre chez M. Hennekinne, à la porte des bureaux. J'allai chez M. Hennekinne ; débouchant de la rue Verte dans la rue de Nimy, je rencontrai M. le notaire D... qui se rendait au conseil communal convoqué d'urgence.
« Ah ! me dit-il, je ne suis pas étonné qu'il y a des troubles à Mons, puisque vous y êtes, c'est toujours la même chose quand vous venez. » - « J'allais précisément vous dire que vous étiez toujours en ébullition, (page 271) puisque toutes les fois que je venais je rencontrais des velléités d'émeutes. » - « Comment, me dit-il, vous qui appartenez à une famille si honorable, ne rougissez-vous pas du rôle que vous jouez, des malheurs que vous attirez sur votre pays ?» Je lui répondis : « Comment, vous qui vous glorifiiez, il y a trente-six ans, d'appartenir aux patriotes qu'on appelait des sans-culottes, pouvez-vous condamner à rougir des patriotes qui, aujourd'hui, au risque de leur vie, marchent à la conquête de l'indépendance et des libertés pour leur pays sans arrière-pensée de lucre pour eux. La révolution de 1794 vous a enrichi, Monsieur, celle de 1830 ne m'enrichira pas ; je demande seulement qu'elle ne me ruine pas. Les patriotes de 1794 ont contraint toute ma famille à l'émigration ; les patriotes de 1830 ne proscriront personne ; vous n'avez pas à craindre la peine du talion. »
J'arrivai chez Hennekinne, je le priai de faire atteler sa voiture, d'exécuter son projet de recrutement à Maubeuge et de partir, en même temps que moi, afin d'attirer la surveillance de la police et de la détourner de ma personne. Je lui dis que le général Howen avait remplacé le général Duvivier, que ses vexations ne manqueraient pas de hâter l'expulsion ; qu'il était nécessaire de l'ajourner jusqu'au moment de mon arrivée aux portes de la ville.
Après avoir réglé divers points et instructions, nous partîmes chacun de notre côté, par des portes différentes ; il y en avait trois pour sa maison.
La précaution n'était pas inutile : la voiture de M. Hennekinne fut arrêtée, visitée, jusque dans ses coffres.
. De mon côté, je traversai la ville par des rues très peu fréquentées : j'arrivai à cent pas de la porte de Jemmapes, je vis sortir du corps de garde une centaine d'hommes avec leurs armes. Bon, dis-je, me voilà pris. Mon conducteur, ancien sous-officier d'artillerie légère française, me dit : «M. Gendebien, si vous voulez, nous enfoncerons ces gaillards-là en criant « Vivent les Belges ! » ; si quelques Hollandais veulent résister, nous avons assez avec votre sabre (couteau de chasse, lame courte et bonne) et vos deux pistolets, pour les mettre en déroute. » - « Non, lui dis-je, la partie n'est pas égale. D'ailleurs, en les enfonçant, nous pouvons écraser plus de Belges que de Hollandais, puisqu'ils sont en majorité. Continuons notre chemin tranquillement. » Nous sortîmes de la ville sans encombre. Nous n'avons pas suivi la grand'route, nous avons marché sur les digues du canal de Mons à Condé aussi longtemps que cela fut possible et toujours grand train. Nous dépassâmes enfin la frontière et arrivâmes à Blanc-Misseron. Je rencontrai M. Harpignies (page 272) et une autre personne dont j'ai oublié le nom. « Enfin, me dirent-ils, la révolution est finie, puisque vous voilà ici. »
- « Au contraire, elle va commencer sérieusement, et c'est pour cela que je vais à Condé et à Lille. »
Ma seconde station fut Condé, où je vis le Commandant, vieux et brave militaire, qui prenait un vif intérêt au succès de notre révolution qu'il appelait la sœur cadette de juillet. Il me promit d'envoyer des volontaires. « Je serai, me dit-il, obligé, un de ces jours, de fermer les portes de la ville pour empêcher la garnison de vous donner un coup de main ; si j'avais vingt ans de moins, ajouta-t-il, je crois que je serais obligé de faire fermer les portes pour m'empêcher de faire de même.»
(page 272) J'arrivai à Lille, le 20 septembre à six heures du matin. De Potter, qui devait y arriver le 19 au soir, ou le 20, au matin, n'y arriva que le 20 au soir.
Le capitaine G.., qui résidait alors à Menin, où il avait fait preuve de capacité et de probité, en réparant les fautes et les déprédations d'officiers hollandais, s'était mis en rapport avec moi, par l'intermédiaire d'un de ses conducteurs de travaux, le sieur A... Rendez-vous avait été convenu à la frontière de France, route de Menin à Lille. Je m'y rendis à l'heure convenue. La rencontre n'eut pas lieu, parce que, si ma mémoire est bonne, il y eut oubli de l'heure convenue. M. G... était un des officiers belges qui eurent le plus à se plaindre de la partialité hollandaise : capitaine d'artillerie en 1812, il était encore capitaine en 1830.
Malgré les preuves d'intelligence et de bravoure qu'il avait données en défendant Saint-Sébastien, en Espagne, malgré les preuves de capacité et de probité dont il avait fait preuve dans la reconstruction de la forteresse de Menin, il était resté dans un dédaigneux et mortifiant oubli.
Je vis De Potter, à son arrivée, vers 8 h. du soir. Je lui exposai la situation. Je lui dis que notre rendez-vous n'avait plus pour but d'arrêter un plan, mais que je venais le chercher pour exécuter une résolution prise le 18, à l'unanimité et avec enthousiasme, de combattre à Bruxelles et de repousser la force par la force.
« Nous avons d'immenses ressources, lui dis-je, on nous attaquera dans dix jours. Nous avons juste le temps d'organiser la victoire ; mais (page 273) il n'y a pas un instant à perdre. Votre présence doublera la confiance et l'enthousiasme. Partons dès ce soir, nous traverserons la frontière pendant la nuit et sans danger ; demain on saura votre présence à Lille, on vous surveillera ; le passage de la frontière sera difficile et peut-être périlleux.
En partant à dix heures nous pouvons arriver demain à huit heures à Saint-Ghislain, quatre heures suffiront pour réunir les volontaires du Borinage et, à midi, nous pourrons partir pour aller sommer Mons, où tout est préparé pour un soulèvement à notre approche. Si le coup de main sur Mons doit être ajourné, nous partirons avec les volontaires du Borinage ; nous marcherons sur Péruwelz et Leuze où de nombreux volontaires sont organisés et n'attendent que le signal du départ. »
Il objecta les fatigues de son voyage, la nécessité de régler quelques affaires avec sa mère qui s'était réfugiée à Lille et qu'il devait, disait-il, accompagner jusqu'à Paris. Puis, il voulait avant tout, discuter et arrêter le plan pour lequel il avait accepté le rendez-vous à Lille.
J'affirmai avec insistance, mais en vain, que la révolution avait fait un pas de géant pendant notre correspondance qui avait réglé notre réunion à Lille. Qu'il ne s'agissait plus de discuter et arrêter un plan ; que la résolution de se défendre énergiquement avait été prise, qu'il fallait se préparer au combat, faire appel à tous les courages, à toutes les énergies et donner l'exemple du dévouement et de la confiance dans le succès.
Trois heures de discussion, de supplication ne purent changer ses résolutions ou plutôt son parti pris. Il persista à exiger un plan pour lequel il était, dit-il, arrivé à Lille ; il me donna rendez-vous au lendemain, pour le discuter et l'arrêter définitivement, se chargeant, dit-il, d'aller immédiatement à Paris pour y organiser des souscriptions et le recrutement de volontaires.
Les hésitations de De Potter ou plutôt son parti pris de ne pas se jeter dans la mêlée, fut pour moi un coup de poignard : l'homme dont nous avions fait un drapeau allait nous manquer !
J'eus cependant le courage de me soumettre à ses exigences.
Je passai le reste de la nuit à la rédaction du plan, qu'il m'avait demandé et même d'un projet d'organisation, après la victoire. Je les lui remis le lendemain matin. Il discuta peu les plans, ils les approuva ; il exigea la mention expresse de sa mission à Paris pour y organiser des secours en hommes et en argent, ce que je refusai.
Pendant nos discussions, qui étaient devenues très vives, (page 274) M. Alexandre Rodenbach, l'aveugle, fut introduit ; M. De Potter me recommanda le silence et la discrétion, en posant l'index sur ses lèvres.
Ma surprise fut grande parce que, sans connaître la famille Roden¬bach, j'avais plusieurs fois entendu vanter son patriotisme. Je me conformai à la recommandation de De Potter ; la conversation ne sortit pas des généralités et des on-dit du moment. .
Après la sortie de M. A. Rodenbach, De Potter me proposa une promenade qui fut bientôt la continuation des discussions qui avaient été trop longues pour ne pas tourner à l'aigreur. Je fus en effet très dur.
En rentrant à l'hôtel, je fis mes adieux à De Potter, et lui dis avec véhémence : « Puisque vous voulez retourner à Paris, je retournerai seul, ce soir, en Belgique. »
L'hôtelier, reconnaissant nos voix, vint à nous et nous annonça que les patriotes montois avaient commencé un mouvement insurrectionnel qui avait été vivement réprimé, que tout était rentré dans l'ordre.
J'avais, dans la journée, reçu de mon ami Defuisseaux une lettre ainsi conçue : « Deux heures après votre départ (de Mons) les exaltés, les trop pressés, irrités de l'arrivée du général hollandais, et voulant, probablement, ne pas lui donner le temps de se reconnaître, ont commencé une attaque qui a été et devait être malheureuse ; le découragement s'en suivra dans le Borinage, comme à Mons. Renoncez à votre projet, ou, au moins ajournez-le ».
Je m'étais bien gardé de dire à De Potter cette fatale nouvelle, qui l'aurait décidé à persister dans son projet de retourner à Paris.
L'hôtelier nous dit, en même temps, qu'un mouvement avait eu lieu à Bruxelles ; qu'on y avait proclamé un gouvernement provisoire ; que nous en étions tous les deux, avec un comte, un comte d'Oultre-mont.
Nous montâmes à l'appartement de De Potter. « Toute hésitation, lui dis-je, doit disparaître devant le devoir qui nous est imposé. Nous ne pouvons, sans nous déshonorer, repousser le mandat qui doit être chose sacrée pour nous et pour vous surtout, qui avez préparé d longue main et encouragé le mouvement que nous sommes appelés à diriger. Il n'y a pas à hésiter ; partons ce soir, nous arriverons à Leuze, demain, vers sept heures du matin ; nous y trouverons 280 volontaires bien armés et commandés par de braves officiers qui ont fait la guerre sous l'Empire, d'autres volontaires se joindront à nous, chemin faisant ; ceux de Péruwelz nous rejoindront ; ils n'attendent, comme ceux de Leuze et d'Ath, que le signal, pour marcher sur Bruxelles, où nous arriverons demain soir, avec un millier de volontaires au moins. »
(page 275) - « Ces projets, dit De Potter, sont fort beaux dans votre imagination, mais je crains fort qu'ils aboutiront, comme ceux de Mons, à une nouvelle déception. Que vous tentiez ces chances hasardeuses, je le comprends ; pour moi, c'est tout autre chose : proctrit, exilé, je ne puis entrer en Belgique qu'en rupture de ban ; si je suis pris, je serai fusillé sans forme de procès.
- « Vous êtes dans l'erreur ; si nous sommes pris, nous serons traités sur le même pied. On n'oserait fusiller en Belgique, la Révolution est, par son unanimité, tellement imposante qu'on se gardera bien d'une condamnation et surtout d'une exécution sommaire. Vous ne voyez les choses que du mauvais côté ; si, comme moi, vous les aviez suivies, organisées, patiemment préparées, vous auriez ma confiance dans les résultats. »
Nous en étions là, lorsque A. Rodenbach arriva ; il nous informa des événements de Bruxelles, nous dit que deux listes avaient circulé, portant les noms du gouvernement provisoire ; la première portant les trois noms qui nous avaient été révélés par l'hôtelier ; la seconde portant sept noms : MM. Raikem, Félix de Mérode, Gendebien, Van de Weyer, De Potter, d'Oultremont, de Stassart.
« Comment, dit De Potter, sept chefs ! impossible de marcher avec un gouvernement aussi multiple. »
Je lui répondis : « Pour peu que vous tardiez à partir, il y aura 12 ou 20 chefs et nous trouverons l'anarchie plus multiple encore. »
Les tergiversations de De Potter, ses refus obstinés d'entrer en Belgique, m'avaient fait comprendre les recommandations de ne rien dire en présence de Rodenbach. Je compris qu'il voulait éviter un témoin de sa pusillanimité, je parlai donc clairement, énergiquement.
M. Rodenbach me seconda chaleureusement ; dans son enthousiasme, il demanda à partir avec nous.
Je lui fis comprendre qu'il ne pourrait être qu'un embarras pour nous, sans utilité pour la cause.
M. De Potter, poussé dans ses derniers retranchements, nous dit : « Vous voulez donc que j'abandonne ma vieille mère, et que je la laisse aller seule à Paris. Je dois avant tout la consulter. »
L'appartement de M. De Potter était séparé du nôtre par une cloison en planches et une grande porte disloquée qui permettait de tout entendre. Nous n'avons pas compris ce que De Potter dit à voix basse à sa mère, mais celle-ci lui répondit distinctement et à plusieurs reprises :
(page 276) « Certainement, Louis, il faut partir, on compte sur vous, on vous appelle, il faut y aller. »
De Potter revint près de nous, évidemment contrarié.
« Eh bien, lui dis-je, votre mère consent ? » - « Ma mère est une vraie Romaine, elle n'a pas hésité un seul instant. »
J'insistai pour un départ immédiat, afin de franchir la frontière pendant la nuit et exécuter notre itinéraire, par Leuze, ainsi que je l'avais proposé. Il s'y refusa, prétextant des affaires à régler avec sa mère ; il consentit à partir le lendemain à 6 heures du matin, non pour marcher directement sur Bruxelles par Leuze, mais pour nous rendre à Valenciennes, où nous aviserions, dit-il, sur le parti définitif à prendre.
Parti de Lille, le 22 septembre à 6 heures du matin, je m'arrêtai à Anzin. De Potter arriva à Valenciennes deux heures avant moi et prit logement à l’« Hôtel du Grand Canard ».
Je connaissais à Anzin M. De Lachapelle, un des directeurs de ce célèbre charbonnage. Il m'était tout dévoué ; il rendit à notre révolution de très grands services dont je le prie de recevoir ici l'expression de ma gratitude.
Les charbonnages avaient, à cette époque, le droit de posséder des poudres autant qu'ils le désiraient, à la seule condition d'avoir des magasins construits d'après les prescriptions de l'administration des mines.
Je lui demandai de nous faire parvenir des poudres à Bruxelles, dont je garantis personnellement le paiement. Je le priai aussi de recruter des volontaires avec armes et munitions autant que possible.
J'arrivai à l’« Hôtel du Grand Canard » deux heures après M. De Potter. Je le trouvai décidé à ne pas aller plus loin et à retourner à Lille. Cédant à sa manie de toujours écrire, de trop écrire, il avait commencé la « Relation du voyage de M. De Potter de Paris à Lille et à Valenciennes». J'ai vu plus tard cet article à Paris. J'en arrêtai la distribution ou plutôt la mise en page ; il traitait fort mal ses compatriotes. Si je disais les souvenirs qui me sont restés dans la mémoire, on ne les croirait pas.
Pour donner un petit échantillon de l'impartialité, de la véracité de M. De Potter historien, je vais transcrire quelques phrases de ses Souvenirs, tome 1er, page 132 et 133, chapitre XVII, intitulé... FUITE DE TOUS LES MENEURS BELGES...
« Tous les chefs de l'insurrection avaient désespéré de leur cause. Je ne citerai que MM. Gendebien, Vleminck et Pierre Rodenbach, qui m'étaient les plus connus. »
Il est difficile d'exprimer plus audacieusement un odieux (page 277) men¬songe ; lorsque M. De Potter écrivait ses Souvenirs, il savait parfaitement que j'avais quitté Bruxelles le 18 septembre à 10 heures du soir ; dans un moment où non seulement rien n'était désespéré, mais au contraire, après une délibération solennelle et enthousiaste, que j'avais provoquée précisément pour le déterminer, lui, De Potter, à venir prendre part à l'exécution de la résolution de combattre et de repousser la force par la force.
De Potter savait parfaitement que j'avais quitté Bruxelles le 18 au soir, pour accomplir le rendez-vous à Lille convenu avec lui.
De Potter savait parfaitement ce que j'avais fait à Mons, dans la matinée du 19 septembre ; ma conduite devait être, pour tout homme de bonne foi, une preuve, non de défaillance, mais d'une héroïque résolution et d'une grande confiance dans le triomphe de la révolution.
De Potter savait bien que, depuis mon arrivée à Lille, je n'étais pas resté inactif, il savait que depuis son arrivée, le 20 au soir, je n'avais cessé de le solliciter, de le harceler, d'employer même la contrainte, pour le déterminer à entrer en Belgique et à marcher sur Bruxelles ! Comment se fait-il qu'il ait l'impudeur de m'accuser d'avoir désespéré de notre cause, de m'être réfugié à Lille avec MM. Vleminckx et Pierre Rodenbach, qui n'y sont arrivés que le 23 septembre. Comment se fait-il qu'il ait l'audace de dire, même page : « M. Gendebien se rendit bientôt à Valenciennes (le 20 septembre). Je l'y suivis précisément assez à temps pour voir arriver Van de Weyer (le 22). »
Pourquoi cet impudent mensonge ? Pour faire croire que je l'ai entraîné à Valenciennes ; tandis que c'est lui qui, pour éviter de franchir la frontière, voulut aller à Valenciennes. M. A. Rodenbach ayant été témoin de mes vives instances pour déterminer De Potter à marcher sur Bruxelles, celui-ci, comprenant qu'il ne pouvait rester à Lille, parut céder à mes vives instances ; il proposa de partir avec moi, le 22 au matin, pour Valenciennes, bien déterminé, sans doute, à n'aller pas plus loin et à y exprimer sa volonté dernière, sans témoin.
Même page il dit : « ...qui (Van de Weyer) nous annonça que tout était perdu définitivement. Les autres révolutionnaires que je vis à Valenciennes, entre autres MM. Vanderburght et Moyard, me blâmèrent amèrement de ce que je n'avais pas changé de nom et, autant que faire se pouvait, de figurer, comme si ma présence avouée les eût compromis, même sur la terre étrangère. Du reste, tout et tous, sans exception, étaient au découragement, à l'abandon, à la débandade.»
Il résulte de ce texte qui n'est qu'un grossier mensonge que M. De Potter, seul, avait conservé la raison, le calme et un imperturbable courage. On va en juger.
(page 278) Le 22 au soir, arrivèrent à Valenciennes MM. (je puis les nommer car tous, M. De Potter, seul excepté, ont montré le plus grand courage et une abnégation complète, MM. Van de Weyer, Otton, Vandersmissen, Fleury-Duray, Niellon, Chazal, Vandermeren, Canone, Brabander et autres dont j'ai oublié les noms. Ils étaient à peu près tous logés à l'hôtel de « La Poste aux chevaux ». MM. Vanderburght et Moyard allèrent les rejoindre ainsi que De Potter et moi. Malgré leurs fatigues excessives nous restâmes en délibération jusque vers une heure du matin.
La nécessité de l'opportunité d'entrer immédiatement en Belgique, furent discutées chaudement et adoptées à l'unanimité moins M. De Potter. On se divisa sur l'itinéraire à suivre. Les uns, j'étais de ce nombre, voulaient marcher sur Bruxelles pour la voie la plus courte : c'est-à-dire par Mons ou par Péruwelz, Leuze, Ath, Enghien, etc. où nous recruterions de nombreux volontaires. D'autres disaient : vous ne trouverez plus les volontaires : au premier signal, ils seront partis pour Bruxelles. Ils proposaient de marcher sur Fontaine-l'Evêque ou sur Nivelles, d'aller droit sur Bruxelles, si on s'y défend, ou de nous jeter à droite, vers les Ardennes et le Luxembourg, si Bruxelles a succombé. La fatigue força d'ajourner, au lendemain, la solution de cette grave question. Avant de se séparer, on proclama de nouveau et à l'unanimité qu'on rentrerait en Belgique.
De retour à l'Hôtel du « Grand Canard », De Potter essaya de me convaincre qu'il ne pouvait pas rentrer en Belgique. Je réfutai toutes ses objections. J'insistai vivement sur la nécessité pour lui de se mettre à la tête du mouvement, qu'il ne pouvait, sans se déshonorer, déserter la cause au moment décisif : après deux heures de discussions souvent aigres et animées, il conclut en ces termes : « Vous avez beau dire, votre projet est une absurde folie ; c'est un suicide volontaire et prémédité. Je ne veux pas compromettre mon nom dans une pareille extravagance. »
Je lui répondis : « La postérité n'en jugera pas ainsi : vainqueurs ou vaincus, nous serons honorés du titre de bons citoyens et vous... Je ne veux pas vous dire ma pensée, vous la connaissez déjà. »
Le 23 à midi, De Potter, qui, plus tard, a osé insulter, calomnier les hommes qui ont eu le courage d'affronter la mort pour l'indépendance de la Patrie, est retourné à Lille, avec son ami Levae, qui refusa de se joindre aux patriotes qui affrontaient le suicide, c'était aussi son mot de justification (Note de bas de page : Ici Gendebien, continuant à réfuter les allégations de De Potter, lui reproche violemment d’« insulter, bafouer, calomnier» des hommes qui avaient eu un moment de défaillance, fort excusable, en présence de l'effroyable anarchie qui a précédé les combats de Bruxelles» et qui « ont héroïquement réparé ce moment d'hésitation... »)
(page 279) La réunion du 22, à l’« Hôtel de la Poste », n'ayant pu aboutir à une conclusion sur le choix de la marche en Belgique, une seconde réunion eut lieu le jeudi 23 septembre. Les nouvelles étaient alarmantes, très contradictoires. Dès la veille, Moyard était, à ma demande, monté à cheval, avec un officier du régiment de cavalerie en garnison à Valenciennes, pour prendre des informations à la .frontière ; le 23, au matin, il était retourné à la frontière ; il résultait de ses rapports et de ceux qui nous arrivaient de plusieurs côtés, que le bruit de l'entrée des Hollandais à Bruxelles, circulait, qu'il était accrédité par les employés du Gouvernement. On y annonçait même une fête à l'occasion du rétablissement de l'ordre et de la paix.
Au retour de Moyard, nous décidâmes que nous marcherions sur Nivelles. Vers 5 heures, des bruits vagues annonçaient que des Hollandais étaient entrés à Bruxelles, mais que le peuple se battait avec acharnement. Nous suspendîmes notre marche sur Nivelles. A cinq heures, et quelques minutes, un jeune homme de Bruxelles, le frère du capitaine Nie (Note de bas de page : Le véritable nom est Nique), vint, à franc étrier nous confirmer l'entrée des Hollandais à Bruxelles et la vigoureuse résistance du peuple.
Dans la matinée, le général Lahure, commandant à Valenciennes, Belge de naissance et de cœur, m'avait prié de passer chez lui ; il se plaignit des démarches faites auprès de plusieurs officiers de la garnison pour les entraîner en Belgique.
« S'ils cédaient à votre appel, dit-il, ce serait pour vous un grand malheur, parce que leur équipée serait considérée comme une intervention qui autoriserait les puissances à intervenir de leur côté ; elles seraient heureuses de saisir le moindre prétexte pour s'affranchir de la déclaration du Gouvernement français : qu'il ne permettrait aucune intervention des puissances en Belgique. »
Je rassurai le Général (Note de bas de page : Nous n'avions pas fait de démarches auprès des officiers de la garnison ; mais plusieurs d'entreeux et beaucoup de sous-officiers s'étant offerts spontanément de marcher sur Bruxelles, infanterie, cavalerie, artillerie, nous avons même délibéré si nous organiserions une petite armée. Nous y renonçâmes parce que cette organisation aurait retardé notre arrivée à Bruxelles et parce que nous ne voulions pas compromettre la position et l'avenir de tant de braves. Après mon entrevue avec le général Lahure nous y renonçâmes définitivement. (Note de Gendebien.))
Dans une conversation intime sur notre situation et nos projets dont l'exécution était suspendue par l'incertitude où nous étions sur les événements de Bruxelles, le général approuva nos projets et me donna des marques non équivoques de ses sympathies pour la Belgique.
(page 280) A l'arrivée du jeune Nie, nous fîmes un appel à tous les patriotes belges qui se trouvaient à Valenciennes ; nous discutâmes l'itinéraire à suivre ; ceux qui avaient proposé la marche sur Nivelles ou Fontaine-¬l'Evêque prétendaient que les nouvelles n'avaient en rien modifié leur projet ; que tout en marchant sur Bruxelles, par la ligne la plus droite possible, nous devions nous ménager un moyen de retraite sur les Ar¬dennes et le Luxembourg ; c'est Niellon, aujourd'hui général en retraite, qui avait pris l'initiative et la défense de ce projet. On discuta la marche sur Mons, sur Leuze et Péruwelz. Nous allions conclure lorsque je remarquai une figure étrangère. Je l'interpellai, on l'accabla de questions ; c'était un espion hollandais.
Avant de l'expulser, je dis à l'assemblée : « Tout est à recommencer. J'ai un autre projet à vous soumettre. »
L'assemblée, décida qu'elle se réunirait à Anzin, à huit heures du soir, chez Monsieur De Lachapelle, un des directeurs de ce charbonnage, pour arrêter définitivement l'itinéraire de chacun.
Pendant la délibération au « Grand Canard», j'avais reçu du général Lahure, deux invitations à me rendre immédiatement chez-lui. « J'ai reçu, me dit-il, la nouvelle positive que Bruxelles a été attaquée ce matin, et qu'elle se défend courageusement. C'est donc là que vous devez arriver, à marche forcée, mais très prudente, car la frontière est surveillée avec la plus grande rigueur. N'oubliez pas que vous allez marcher entre trois places fortes : Tournai, Ath et Mons. Cinquante hussards, sortant de Tournai, peuvent vous écraser. »
- « Général, lui dis-je, nous traverserons la frontière pendant la nuit, et nous espérons arriver à Leuze sans combat. Là, le plus grand danger sera passé, parce que nous espérons y trouver 280 volontaires bien armés, commandés par d'anciens officiers de la Grande Armée. Nous nous recruterons, en chemin, nous trouverons des volontaires à Ath, que nous pourrons probablement enlever par un coup de main. »
-«N'essayez pas de prendre Ath, dit le général, car si le commandant est intelligent et déterminé, il comprendra l'importance de votre capture ; il vous laissera entrer, et vous y resterez comme dans une souricière. »
Puis son vieux sang belge se réchauffant : « Que n'ai-je dix ans de, moins et une jambe de plus, dit-il, en me serrant la main, je me mettrais à votre tête et je marcherais droit sur Bruxelles ; c'est là que le sort de (page 281) votre révolution se décidera ; c'est là que votre présence est indispensable.» Puis se levant, il m'embrassa, les larmes aux yeux. - « Après tout, votre cause est juste, dit-il : on peut, on doit savoir mourir pour l'indépendance de son pays. Surtout, ajouta-t-il, droit à Bruxelles, et ne vous laissez pas prendre dans la souricière. ).
Lorsque je le quittai, il me recommanda de sortir de la ville sans bruit, isolément et sans armes ostensibles, afin d'éviter de le compromettre et surtout de compromettre la France et le système de non-intervention qu'elle est décidée à faire respecter et qui doit sauver votre révolution et la nôtre.
A huit heures du soir, la réunion à Anzin étant complète, elle proclama le gouvernement provisoire tel qu'il avait été composé, à l'Hôtel de Ville de Bruxelles, le 18 septembre, par MM. Gendebien, Van de Weyer et de Mérode.
Les instructions, le mot d'ordre et l'itinéraire de chacun furent définitivement arrêtés. M. Pieters et un autre patriote dont j'ai oublié le nom, furent chargés d'aller à Trelon, inviter M. Félix de Mérode à se rendre à Bruxelles et de recruter des volontaires, des armes, des munitions et des vivres.
M. Botson qui avait une grande influence dans le Borinage, où il avait arboré le premier drapeau tricolore, reçut la mission, avec deux autres patriotes et tous ceux qu'il pourrait recruter, de soulever le Borinage, de marcher sur Ath ou Soignies et Braine-le-Comte, selon les éventualités.
Le troisième groupe, le plus nombreux, composé à son départ de 14 à 15 patriotes, se dirigea sur Péruwelz, Leuze, Ath, Enghien, Hal et Bruxelles.
Avant le départ d'Anzin, je fus nommé chef de ce troisième groupe ; je fis une courte et chaleureuse allocution, se terminant à peu près en ces termes : « Vous jurez de m'obéir en tout et de me suivre partout ? » ¬« Oui, nous le jurons ! » fut la réponse unanime et très énergique.
- « Moi, repris-je, je jure d'arriver et de 'vus conduire à BruxeIles, ou de mourir en route. »-« Nous le jurons aussi», répliqua-t-on avec enthousiasme, - puis on s'embrassa, on se serra la main avec une effusion qui était à la fois la confirmation du serment qu'on venait de faire, et l'expression du profond sentiment des dangers qu'on allait affronter, et des chances qui pouvaient nous décimer, nous anéantir tous.
Personne ne se dissimulait ce qu'avait de périlleux notre entreprise (page 282) qui était considérée, à Valenciennes, comme un suicide. « Vous courez à une mort certaine », nous disait-on.
Une proclamation avait été imprimée à Valenciennes, à plusieurs milliers d'exemplaires et remise à chacun des trois groupes, avec mission de les faire distribuer dans toutes les localités où il pourrait les faire parvenir. Elle était conçue en ces termes :
« APPEL AU PEUPLE !
« Aux armes, braves Belges, les Hollandais ont osé attaquer Bruxelles ; le peuple les a écrasés. De nouvelles troupes peuvent tenter une seconde attaque ; nous vous conjurons, au nom de la patrie, de l'honneur et de la liberté, de voler au secours des braves Bruxellois. - Le 24 septembre 1830.
« Comte Félix de Mérode, Sylvain Van de Weyer, Alexandre Gendebien. »
La signature de M. Félix de Mérode, quoique absent, figure au bas de cet appel au peuple ; parce que, ainsi que je l'ai dit dans une autre lettre, après s'être constitué en Gouvernement provisoire le 18 septembre, ils avaient décidé que toutes les fois que deux des trois seraient réunis, ils signeraient au nom du troisième absent.
(page 281) Partis de Valenciennes, sous une pluie torrentielle, nous fûmes mouillés, trempés des pieds à la tête, avant même d'arriver à Anzin. M. De Lachapelle, qui connaissait parfaitement toutes les localités, nous guida de manière à éviter les postes de douaniers ; je marchais à ses côtés, pistolet au poing, ainsi que M. De Lachapelle, décidé à faire feu sur quiconque s'opposerait à notre passage, ce qui me fit souvent faire de cruelles réflexions : je pourrais, comme De Potter, dans ce moment, me trouver dans un bon lit, tandis que je patauge dans la boue, m'exposant à chaque instant à commettre un meurtre ou à me faire tuer.
Nous marchâmes courageusement à travers les bois et les champs sous une pluie battante qui nous abîma, mais qui nous sauva peut-être ; car les gendarmes et les douaniers devaient être peu disposés à croire à la possibilité d'une expédition quelconque, par un temps aussi affreux ; ils devaient être moins disposés que nous à affronter de telles intempéries.
Aux approches de Péruwelz, nous arrêtâmes, pour notre sécurité et aussi pour grossir notre nombre, toutes les personnes que nous rencontrâmes. Une seule fit résistance ; on l'avertit fort énergiquement qu'on lui brûlerait la cervelle si elle quittait les rangs.
Arrivés à Péruwelz, au milieu de la nuit, je rangeai dans une pénombre de la place, tout mon monde, hommes et chevaux, sur un seul rang. Nous nous proposions de commencer immédiatement le mouvement insurrectionnel : faire sonner le tocsin, réunir les volontaires, désarmer les douaniers et les gendarmes.
J'allai sonner chez M. Messine qui, depuis, a été conseiller à la Cour d'Appel de Bruxelles (Note de bas de page : Gendebien doit avoir fait une confusion. D'après une note communiquée par M. Dugardin, le secrétaire communal de Péruwelz, il s'agit du juge de paix, Jacques Messinne, et non du futur conseiller à la Cour d'appel). Il ouvrit la fenêtre et demanda qui venait si tard troubler son sommeil. - « Gendebien », lui dis-je. - « Les gens de bien ne rôdent pas si tard sur la voie publique. » - « Le moment est mal choisi pour faire un mauvais calembour ; je suis Gendebien, votre ancien camarade, qui veut et doit à tout prix vous parler. »
En deux mots il comprit qu'il y avait quelque chose à faire.
Van de Weyer et moi, nous allâmes avec lui chez son frère, échevin de Péruwelz (Note de bas de page : Il s'agit ici non du frère, mais du beau-frère du juge de paix. Il se nommait Carpriau-Messinne). Nous leur dîmes nos projets et la nécessité de les exécuter immédiatement. Après une assez longue discussion, nous nous rendîmes aux représentations qui nous furent faites par ces deux excellents patriotes.
« La nuit, disaient-ils, pouvait amener de graves désordres, un conflit périlleux, un combat inégal ; car il y a à Péruwelz et dans un rayon de moins d'une lieue beaucoup de gendarmes et de douaniers, presque tous Hollandais. Le tocsin fera croire à un incendie, on arrivera en désordre et sans armes ; vous serez écrasés avant que le combat ait pu s'organiser. » . .
Ils nous promirent d'employer le reste de la nuit à avertir les patriotes de Péruwelz et des environs, et de faire sonner le tocsin dès qu'un certain nombre de patriotes seraient réunis. Ils nous donnèrent l'assurance que les volontaires arriveraient à Bruxelles la nuit suivante.
Toutes ces promesses se réalisèrent dans la nuit du 24 au 25, et dans la journée du 25, cent quarante à cent cinquante volontaires vinrent prendre part aux glorieux combats de Bruxelles.
Arrivés à Péruwelz sans difficultés, nous reconnûmes bientôt qu'il n'était pas aussi facile d'en sortir.
La halte d'une heure que nous y avions faite avait donné l'éveil ; or, pour arriver à Leuze, nous devions nécessairement traverser le canal de Pommerœul à Antoing. Une discussion s'engagea pour savoir (page 282) où et comment nous franchirions le canal ; il y avait un pont, mais il était gardé par un poste de douaniers nombreux qui avait été à peu près doublé depuis quelques jours ; ce poste ne manquerait probablement pas de nous barrer le passage. Plusieurs d'entre nous étaient d'avis de surprendre le poste et de le désarmer ; mais c'était provoquer un conflit, un combat, reconnu dangereux ; c'était compromettre l'exécution du plan qui venait d'être arrêté avec MM. Messine.
Nous imaginâmes de simuler une partie de chasse, plusieurs. d'entre nous ayant fusil de chasse, carnassière et chien de chasse, costume qui avait été adopté par les explorations dans les champs. Cet expédient fut adopté et nous réussit. Nous déterminâmes M. Messine, échevin de Péruwelz, bien connu des douaniers, à nous accompagner jusqu'au delà du poste de la douane.
Le bruit que nous fîmes en traversant le pont donna l'éveil aux douaniers ; le poste tout entier sortit de son corps de garde, la carabine au poing ; une décharge, presque à bout portant, aurait mis par terre la moitié des nôtres ; nous nous y attendions. L'échevin qui nous accompagnait, leur cria : c'est une partie de chasse.
Les douaniers nous laissèrent passer ; après avoir, pendant quelque temps, observé notre marche, ils rentrèrent dans leur corps de garde, non sans nous avoir laissé pendant quelque temps la crainte de recevoir des coups de carabine et d'être obligés à accepter un combat, que nous ne pouvions soutenir qu'avec beaucoup de désavantage, car, non seulement nous étions très fatigués, mais nos armes, exposées pendant plusieurs heures à une pluie battante, avaient été mises hors d'état de fonctionner.
Nous suivîmes la grande route de Péruwelz à Leuze, précédés de deux cavaliers qui éclairaient notre marche et suivis de deux autres qui nous servaient d'arrière-garde, toujours accompagnés, bien entendu, d'une pluie battante qui ne refroidissait pas nos âmes, mais inspirait de tristes et mornes réflexions.
Les cavaliers qui nous servaient d'avant-garde se replièrent à toute vitesse sur nous et nous avertirent que le bruit d'un grand nombre de chevaux marchant à notre rencontre, se faisait entendre sur divers points.
Les cavaliers d'arrière-garde furent avertis et nous rejoignirent aussitôt. Nous allions nous retrancher dans un petit bois que nous apercevions sur notre droite, lorsqu'un de nos cavaliers s'étant reporté en avant, reconnut que le bruit des chevaux était réel ; que c'étaient des chevaux qui, chassés de leurs pâturages par la pluie et le vent, (page 285) regagnaient leurs écuries. Grande hilarité et propos grivois ; mais l'émotion n'en avait pas moins été légitime ; car des chevaux venaient à nous par la grand'route, d'autres se faisaient entendre par les chemins de traverse et dans les champs, de sorte que nous pouvions légitimement croire que des hussards, sortis de Tournai, manœuvraient pour nous cerner.
La nuit était tellement sombre qu'on ne voyait pas à dix pas de soi.
Cette fausse alerte nous mit tous en joie ; nous continuâmes presque gaiement, et sans nouvel accident, notre route jusqu'à Leuze. C'était pour nous le port de salut, car nous avions franchi le pas le plus difficile et le plus dangereux ; nous ne marchions plus dans les ténèbres d'une profonde et horrible nuit, nous comptions sur l'enthousiasme et le concours des populations qui ne firent point défaut. Nous comptions sur 280 volontaires bien organisés, bien commandés par de braves officiers, sous-officiers et soldats qui avaient servi sous l'Empire. La veille, j'avais envoyé de Valenciennes un émissaire pour les prévenir de notre arrivée et les inviter à se tenir prêts à partir au moment de notre arrivée vers 5 heures du matin. Cet avis n'arriva pas, les braves volontaires de Leuze étaient partis vers 4 ou 5 heures du matin, à la première nouvelle qu'ils avaient reçue de l'attaque de Bruxelles par les Hollandais. Ce fut pour nous une immense contrariété, presque du découragement. Harassés de fatigue, un temps de repos nous était nécessaire pour prendre quelques aliments, sécher nos vêtements, nous procurer des chaussures, car plusieurs avaient détruit ou perdu leurs souliers dans la boue.
J'étais aussi très fatigué, car j'avais fait cette longue route à pied, peu habitué à de pareilles marches et affaibli d'ailleurs par les fatigues de corps et l'absence presque totale de sommeil, depuis le commencement de la révolution. Je m'étais procuré un cheval à Valenciennes, mais je l'avais cédé à Van de Weyer parce qu'il était hors d'état de marcher, par suite d'une opération qu'on lui avait faite au pied.
Quoique fatigués, exténués, Van de Weyer et moi ne prîmes pas un instant de repos ; nous expédiâmes tout d'abord un courrier aux volontaires de Leuze, les invitant à nous attendre pour tenter un coup de main sur Ath, tentative qui, d'après nos renseignements, devait être couronnée d'un plein succès. Mais ces braves volontaires marchaient avec une telle rapidité qu'ils avaient déjà dépassé de beaucoup la ville d'Ath. .
Nous envoyâmes un courrier, au marquis de Chasteleer, qui était à son château de Moulbais ; il se rendit sans hésiter à notre invitation (page 286) et marcha avec nous jusqu'à Bruxelles, distribuant partout l'Appel au peuple.
Il formait l'avant-garde avec M. Moyard, et alla requérir à Enghien des chariots pour mener plus rapidement nos volontaires à Bruxelles.
Le même courrier qui avait été chargé d'arrêter les volontaires de Leuze, avait aussi pour mission de faire, au nom du Gouvernement provisoire, un appel aux patriotes d'Ath, et d'y distribuer des Appels au peuple.
Nous expédiâmes au commandant de Tournai des Appels au peuple et l'ordre,- au nom du Gouvernement provisoire, de rendre la citadelle aux patriotes de Tournai, et défense de tirer sur la ville sous peine d'être passé par les armes.
Nous expédiâmes grand nombre de sommations et de réquisitions, soit pour contraindre les récalcitrants à l'inaction, soit pour rassurer les timides qui étaient disposés à tout faire, pourvu qu'ils parussent agir, comme contraints, afin d'éviter, en cas d'échec, d'être traités comme nos complices. A cet effet, nous leur adressions des lettres toutes patriotiques, et en même temps une lettre de sommation comminatoire pour mettre leur responsabilité à couvert.
Pendant toute la route jusqu'à Bruxelles, nous donnâmes plus de cinquante de ces signatures dont une seule suffisait pour nous faire pendre. Aussi, à chaque signature nous disions « encore un bout à la corde qui doit nous pendre à la tour de St-Michel ». -« C'est là, disait chacun en plaisantant, que nous serons tous pendus si nous ne réussissons pas. »
J'allai voir le bourgmestre de Leuze, M. Simon, un de mes amis, patriote dévoué, pour le remercier du zèle et de la générosité qu'il avait mis à organiser les volontaires et pour l'engager à nous donner un dernier coup d'épaule. Je lui remis plusieurs « Appel au peuple ». Il se remit de nouveau en campagne pour exciter l'enthousiasme et nous envoyer des volontaires et des munitions.
Partis de Leuze, entre 7 et 8 heures du matin, notre voyage ne fut bientôt plus qu'un triomphe ! Les populations, averties par nos émissaires, vivement impressionnées par notre « Appel au peuple », accouraient de toutes parts pour nous saluer à notre passage, et nous encourager par leurs acclamations. Beaucoup de volontaires se joignaient à nous ou nous promettaient de s'armer, et d'arriver avec leurs amis à Bruxelles.
L'enthousiasme était tel que nous vîmes des paysans, hommes et femmes, baiser comme des reliques, les petits carrés de papier sur lesquels était imprimé notre « Appel au peuple ».
Arrivés près d'Ath, des jeunes gens avertis par nos émissaires vinrent nous proposer d'y entrer. Ils nous affirmaient que nous y serions reçus en triomphe ; que notre présence suffirait pour déterminer le branle-bas général. « Deux heures, disaient-ils, suffiront pour désarmer la garnison, ou plutôt les Hollandais qui sont en minorité et ne feront pas grande résistance. »
Si les volontaires de Leuze avaient été avec nous, le coup de main eût été tenté, et j'ai la conviction qu'il eût complètement réussi. Mais ils avaient tourné la place, ils étaient bien loin sur la route d'Enghien, il fallait au moins trois ou quatre heures pour les faire revenir aux portes d'Ath ; il fallait plus de temps encore pour enlever la place, rétablir l'ordre, organiser le départ des soldats belges, des volontaires et des armes et munitions ; le combat d'ailleurs pouvait durer au-delà de nos prévisions. Notre arrivée à Bruxelles pouvait être retardée de vingt-quatre heures, et notre seule crainte était d'y arriver trop tard.
Tout en discutant, nous marchions, et sans nous en apercevoir, nous étions arrivés dans les ouvrages avancés de la place.
Au détour du chemin couvert, nous nous trouvâmes en face d'une compagnie d'infanterie, rangée en bataille, à quinze ou vingt pas de distance. Nous nous arrêtâmes, convaincus que nous allions recevoir une décharge qui, à cette faible distance, nous eût renversés presque tous. Etonnés, mais non effrayés, nous fîmes bonne contenance.
Tirant un mouchoir de ma poche, et faisant deux pas en avant, je leur dis d'une voix ferme :
- « Etes-vous Belges ? » - Ils répondirent presque tous : « Oui. » - « Eh .bien ! Vivent les Belges ! », leur dis-je en agitant mon mouchoir. Tous à la fois, nous répétâmes avec enthousiasme : « Vivent les Belges !» ; la troupe cria « Vivent les Belges ! », elle ajouta : « Vive le Gouvernement provisoire ! »
Dans ce moment, l'officier qui commandait et quelques soldats, hollandais sans doute, quittèrent les rangs et rentrèrent au corps de garde. Un vieux sergent sortit des rangs en présentant l'arme, et me demanda, ainsi qu'à Van de Weyer, qui était à mes côtés : « Qu'est-ce qu'il y a de vos ordres, mon gouvernement ? »Van de Weyer lui répondit : « Vous êtes tous de braves Belges et nous comptons sur vous. »
Le sergent nous engagea à entrer, il nous assura que toute la garnison mettrait la crosse en l'air et nous recevrait en criant : « Vivent les Belges ! A bas les Hollandais ! »
(page 288) Cela était bien tentant, et je suis encore à me demander comment nous avons pu résister à la gloriole de prendre Ath. Ce n'était plus qu'une gloriole, car nous avions la conviction d'un succès complet et presque sans coup férir. - Mais la question de temps l'emporta. Quelqu'un fit remarquer qu'au point où en étaient arrivées les choses à Ath, le mouvement pouvait s'y faire sans nous, que, par conséquent, il était inutile de retarder notre arrivée à Bruxelles où devait se porter le coup décisif. « Soit, leur dis-je, à Bruxelles ! » Ce cri fut répété par tous.
Le vieux sergent nous proposa de marcher avec nous : « pas un de mes hommes, dit-il, ne restera en arrière». Ils pouvaient être 40 à 50.
Nous lui dîmes de rester, qu'il serait plus utile à Ath pour appuyer le mouvement qui allait s'y faire. Nous engageâmes les jeunes Athois à rentrer en ville et à faire le plus tôt possible leur mouvement et à envoyer immédiatement à Bruxelles tout ce qu'ils pourraient, en hommes, en fusils, en artillerie et en munitions.
Nous reprîmes notre marche vers Bruxelles, criant de nouveau « Vivent les Belges ! » ce qui fut répété avec enthousiasme par le vieux sergent et tous ses soldats.
Depuis notre départ de Leuze, le temps s'était successivement amélioré, il était devenu magnifique ; aussi, depuis Ath jusqu'à Enghien, l'enthousiasme des populations et le recrutement des volontaires allèrent croissant.
Nous rejoignîmes les braves volontaires de Leuze, à peu de distance d'Enghien. Immédiatement après, nous rencontrâmes des personnes venant de Bruxelles ; elles étaient très effrayées, plus alarmistes encore. Je descendis de mon char-à-bancs ; à ma vue, elles s'exclamèrent avec effroi, me conjurèrent de monter dans leur voiture, de les suivre à Lille. Sur mes refus réitérés, elles me dirent : «Vous allez à la boucherie ; vous n'arriverez pas jusqu'à Bruxelles. Nous avons quitté Saint-Pierre-Leeuw (Note de bas de page : il s’agit sans doute de Leeuw-Saint-Pierre) ce matin pour ne pas nous trouver au milieu d'une soldatesque furieuse qui doit arriver dans la journée de Mons, de Tournai, d'Ath. La garnison de Mons arrivera à Hal avant vous ; vous serez pris entre deux feux. D'ailleurs les Hollandais sont victorieux à Bruxelles, ils complèteront leur victoire ce matin. »
Je leur répondis : « Je vous remercie de vos conseils, mais je ne puis les suivre sans me déshonorer ; on vous a trompés. Les dangers ne sont pas aussi grands que vous le pensez ; la garnison d'Ath ne marchera pas sur Bruxelles, elle est bloquée par les patriotes qui ne tarderont pas (page 289) à lui faire mettre bas les armes. La garnison de Tournai est à peu près dans la même situation, elle ne peut d'ailleurs arriver à Bruxelles que demain au plus tôt. La garnison de Mons est dans la même situation que les deux autres ; elle est composée, en très grande majorité, de Belges. Le commandant hollandais s'estimera fort heureux de se maintenir sur la défensive. »
On insista pour m'entraîner vers Lille ; on combattit ce qu'on appelait mes illusions. On répéta les mots : suicide, boucherie. Je les quittai, en leur disant : « Toute la question est de savoir qui seront les bouchers. »
Nous arrivâmes bientôt à Enghien ; nous fûmes reçus avec un enthousiasme qui alla jusqu'au délire. Le peuple, qui voulait nous suivre, réclama des armes, il voulait envahir l'Hôtel de Ville ; il aurait fait un mauvais parti au bourgmestre si nous n'étions pas intervenus.
Nous promîmes de faire délivrer toutes les armes qui se trouvaient à l'Hôtel de Ville. Nous le visitâmes, accompagnés de deux délégués du peuple. Les armes ayant été remises au peuple, Van de Weyer le harangua chaleureusement : il leur parla moitié en flamand, moitié en français ; il leur recommanda le calme et le bon ordre ; il leur fit comprendre que le désordre compromettrait la révolution. Il fut vivement applaudi.
En traversant la foule, nous fûmes assourdis par les acclamations, assaillis par des poignées de mains et par des accolades fraternelles qui étaient quelquefois par trop énergiques.
Rentrés à l'hôtel pour y expédier quelques ordres et correspondances, on nous apporta une dépêche expédiée de Mons par l'autorité militaire, au prince Frédéric à Schaerbeek. Le courrier qui la portait avait été arrêté par les émissaires que nous envoyions sans cesse dans toutes les directions, pour distribuer notre Appel au peuple et pour recruter des volontaires, exciter le zèle de tous. Notre embarras fut grand à la vue de cette dépêche : l'ouvrirons-nous ? Violerons-nous le secret des lettres ? Il n'y a pas à hésiter, dit-on de toutes parts : En révolution comme en guerre, le salut de tous est la suprême loi.
Van de Weyer tira son sabre.- « Tranchons le nœud gordien », dit-il. Le paquet était très volumineux. Il ne contenait que des rapports dont l'insignifiance et la niaiserie nous stupéfièrent. « Voilà donc à quoi ils passent leur temps, ces grands hommes de guerre et dans quel moment ! » Cette réflexion amena une comparaison quelque peu orgueilleuse, peut-être, mais juste, cependant : « Si nous avions procédé (page 290) comme cela, dit quelqu'un, il y a longtemps que nous serions pendus à la tour de Saint- Michel. »
L'insignifiance presque ridicule de la dépêche fit soupçonner quelque message caché : le courrier fut soigneusement fouillé des pieds à la tête ; rien ne fut découvert. La dépêche lui fut remise avec autori-sation de la porter au prince Frédéric, mais six heures seulement après notre départ d'Enghien, et à condition qu'il dirait au Prince tout ce qu'il avait vu et entendu à Enghien et sur toute sa route. Il fut gardé à vue pendant six heures par deux volontaires qui étaient autant ses protecteurs que ses gardiens ; car le peuple voulait le traiter comme un espion.
Les voitures et autres moyens de transport, qui avaient été requis pour transporter les volontaires de Leuze, et ceux que nous avions recrutés en route, et à Enghien, étant prêts, nous partîmes, non sans difficultés, car la foule était grande. Beaucoup d'hommes sans armes voulaient nous suivre, mais nos voitures étaient encombrées. Chacun voulait nous voir, nous serrer la main, nous adresser quelques paroles patriotiques. Van de Weyer et moi, du haut de notre char-à-bancs, haranguâmes le peuple, pour le féliciter de ses sentiments patriotiques et pour lui faire comprendre que nous n'avions pas de temps à perdre, que le moindre retard à notre arrivée à Bruxelles, pouvait tout compromettre.
D'Enghien à Hal, même empressement, mêmes vœux, mêmes encouragements, même enthousiasme. Malheureusement, la pluie recommença bientôt. A notre arrivée à Hal, elle était torrentielle ; nous fûmes forcés de nous y arrêter quelque temps. Les chariots qui avaient été requis par ceux des nôtres qui nous devançaient, n'étaient, en général, pas couverts. Heureusement un grand nombre de diligences stationnaient à Hal, le service des messageries s'y arrêtait. Nous fîmes une réquisition de diligences et chevaux, nécessaires pour suppléer à l'insuffisance des chariots. Toujours notre invitation patriotique était accompagnée d'une lettre comminatoire qui mettait la bonne volonté des propriétaires à l'abri des accusations éventuelles de complicité.
A Hal, nous eûmes des nouvelles positives des combats dans. Bruxelles, et des dispositions de l'armée hollandaise. Nous ne pouvions nous persuader que la route fût libre de Hal jusqu'à Bruxelles ; nous.étions convaincus que nous ne pourrions y arriver sans livrer bataille ; nous avions étudié notre itinéraire pour marcher éventuellement entre la grand'route et la Senne, afin d'éviter les charges de cavalerie et le feu de l'artillerie.
(page 291) Nous avions peu de soucis de l'infanterie parce que nous avions beaucoup d'anciens officiers, sous-officiers et soldats expérimentés et plusieurs chasseurs très adroits.
Rassurés par les nombreux renseignements qui à chaque instant arrivaient de Bruxelles à Hal nous prîmes le parti de suivre la grand'¬route.
Les diligences étaient tellement encombrées qu'il nous eût été impossible de nous défendre si vingt-cinq cavaliers nous avaient attaqués à l'improviste. Des diligences contenaient jusqu'à quarante volontaires, tant à l'intérieur que sous les bâches. On peut, d'après cela, juger du désordre ou plutôt de l'impossibilité d'une défense, en cas d'attaque un peu sérieuse.
La sécurité, la confiance ou plutôt l'enthousiasme était tel que personne ne paraissait se douter des dangers de notre situation. Eh bien ! le croirait-on ! Le danger même fut un sujet de plaisanterie pendant toute la route.
Depuis Leuze jusqu'à Hal, nous avions acheté toutes les poudres et cartouches que nous avions trouvées. Nous avions dans notre char¬-à-bancs, trois ou quatre barils fermés, mais deux autres étaient ouverts par le haut ; on y mettait les poudres achetées en détail, et mises dans des sacs de toile ou de papier ; nous écrasions des grains de poudre, en marchant dans notre char-à-bancs. A chaque instant, un interlocuteur, à pied ou à cheval, fumant la pipe ou le cigare, poussait la tête dans notre char-à-bancs. Pendant le jour, nous n'y faisions pas grande attention, mais le soir, le feu des pipes et des cigares devenant plus apparent, chacun s'inquiéta sans le dire.
Arrivés à peu près à une lieue de distance de Bruxelles, tous, d'un mouvement spontané, sortirent de notre char-à-bancs, et quoique abîmés de fatigue et de froid, ils préférèrent achever la route à pied, dans la boue jusqu'à mi-jambe, et recevant sur les épaules une pluie froide et parfois très abondante. .
Un seul resta dans le char-à-bancs, c'était le comte Vandermeeren.
- « Je suis tellement fatigué, dit-il, que j'aime autant mourir ici que sur la route.» Voilà dans quel état nous étions tous en arrivant à Bruxelles à sept heures du soir. On le comprendra aisément, lorsqu'on se rappellera que nous sommes partis de Valenciennes le 23 vers sept heures du soir, par une pluie battante, qui s'est renouvelée souvent, et qu'après 24 heures de marche et d'émotions de toutes espèces, nous sommes arrivés à notre destination le 24 à sept heures du soir.
Voilà 24 heures bien remplies, oh oui ! bien remplies ! Nous n'avons (page 292) pas affronté mille dangers, soutenu des fatigues presque surhumaines, pour venir simplement faire acte de présence à l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Nous avons compris autrement notre mission : Nous avons insurgé une grande partie du pays ; nous avons enthousiasmé les populations ; nous avons entraîné sur le champ de bataille, plus de deux mille braves volontaires ; nous avons apporté des munitions ; nous avons fait tout ce qui pouvait être fait pour diriger sur Bruxelles d'autres munitions, des armes et des vivres !
Oh ! oui, ma conscience me le dit, ma raison l'affirme, cette journée a été bien remplie, et, j'ose le dire, elle n'a pas été sans gloire pour tous ceux qui ont fait cette campagne de 24 heures.
(Après une véhémente apostrophe à l'adresse de White, l'auteur de l'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION BELGE DE 1830 « rédigée par un étranger à l'usage du peuple belge » ; après une très regrettable insinuation contre Rogier, qui est, selon lui, l'inspirateur de ce livre, Gendebien continue son récit.)
(page 292) Arrivés à sept heures du soir, à la porte d'Anderlecht, je m'y arrêtai quelque temps pour payer les deux chars-à-bancs qui nous avaient transportés de Hal à Bruxelles, et pour donner des pourboires aux conducteurs des chariots et des diligences qui nous avaient transportés de Hal à Bruxelles.
Je priai Niellon de faire transporter à l'Hôtel de Ville les poudres que nous avions recueillies pendant notre voyage.
J'entrai seul à Bruxelles. Je fus reconnu par un homme qui était de garde à la porte, il allait m'acclamer ; je lui mis la main sur les lèvres et l'entraînai avec moi.
C'était un brave et intelligent ouvrier qui m'aida à passer à travers les barricades. J'étais fatigué au point de savoir à peine marcher. Il me mit parfaitement au courant de la situation. Il m'accompagna à l'Hôtel de Ville où je fus fort mal accueilli.
M. Nicolaï me dit assez aigrement : « Encore un homme du lendemain. » Je lui répondis : « Je suis l'homme de l'avant-veille et de la veille, je serai l'homme de demain et après-demain, je serai ce qu'il me conviendra d'être dans l'intérêt de mon pays. »
Soit regrets, soit pour tout autre motif, M. Nicolaï ne reparut pas le lendemain à l'Hôtel de Ville.
(page 293) Décidé à ne faire qu'acte de présence à l'Hôtel de Ville, j'avais prié l'ouvrier qui m'avait accompagné depuis la porte d'Anderlecht de m'attendre pour m'accompagner dans l'inspection que je me proposais de faire.
Voulant vérifier moi-même les positions de l'ennemi et les nôtres, j'allai à la place Royale où, à mon grand étonnement, je vis deux canons gardés par deux hommes, dont un couché sur l'affût, et l'autre debout et vigilant malgré les fatigues de la journée.
Sur les indications de mon compagnon, j'allai à la rue de Namur : la rue des Aveugles était calme et déserte ; il en était de même de la rue Verte (aujourd'hui rue de Bréderode) et de la rue des Petits Carmes. Nous fîmes quelques pas encore : un coup de fusil fut tiré par une sentinelle qui était cachée derrière la pompe. La balle ne nous atteignit pas.
Nous traversâmes la place Royale et passâmes au-dessus de la barricade, en face de l'hôtel de Belle-Vue et du café de l'Amitié (aujour¬d'hui librairie Muquardt), nous fîmes deux cents pas dans la rue Royale, longeant le mur ; deux coups de fusil partirent, l'un d'une sentinelle cachée derrière l'aubette du Parc, l'autre partant, je pense, de la grille, en face de l'escalier de la bibliothèque. Nous retournâmes vers la place Royale, non pas qu'il y eût grand danger à continuer, car les armes de cette époque étaient peu perfectionnées, et je sais par expérience combien il est difficile de viser pendant la nuit. Nous nous retirâmes parce que j'avais vérifié un point important : s'il était vrai qu'après le combat on se reposait de part et d'autre, sans se surveiller, j'avais constaté que de notre côté on ne se gardait pas, tandis que l'ennemi veillait et se gardait.
Retournant chez moi (Place des Martyrs), je passai devant la porte de ma belle-mère ; désirant la rassurer, je sonnai ; en me voyant, elle fondit en larmes ; elle dit quelques mots très sensés ; puis je m'aperçus qu'elle était folle ! !
Elle croyait que son mari serait égorgé à La Haye, que son gendre et ses petits-fils étaient ou seraient tués dans la bataille ; son grand âge céda à tant de commotions et d'inquiétudes ; elle était folle ! Je fis prévenir ma femme qui lui prodigua des soins.
Pour moi, j'étais si fatigué, qu'une fois assis, je ne pus me lever, ni boire, ni manger, Sans cesse me revenaient à l'esprit les paroles que mon père avait prononcées à Mons, le 19 septembre : « Les révolutions ne sont profitables qu'aux intrigants ; elles sont toujours funestes aux honnêtes gens, »
(page 294) Je passai la nuit sur le canapé sur lequel je m'étais assis en entrant ; je ne dormis pas deux heures.
A sept heures du matin, je fis chercher chez moi un de mes fusils de chasse, une carnassière et des cartouches.
A huit heures, j'allais sortir avec mon fils et avec mon domestique pour m'aider à marcher jusqu'au champ de bataille, lorsqu'arriva Vandersmissen, qui me demanda protection contre les accusations de trahison qui menaçaient sa vie.
J'avais été témoin à Valenciennes, et pendant notre campagne de. vingt-quatre heures, de sa détermination, de son courage et de son sang-froid ; je lui dis : « Le meilleur moyen de confondre la calomnie, c'est de combattre vigoureusement ; faites chercher un fusil et des munitions, nous monterons ensemble au Parc, mon fils connait le champ de bataille, il nous guidera. »
Qu'il me soit permis de jeter une fleur sur la tombe de ce vaillant fils qui n'avait pas dix-huit ans, lorsqu'il assista à tous les combats de la révolution, avant, pendant et après les quatre journées. Il avait 18 ans à la campagne du mois d'août 1831 ; il était sous-lieutenant d'artillerie à l'armée de Daine ; il montra un courage, un sang-froid admirable lors de la retraite précipitée, disons le mot, lors de la déroute de ce corps d'armée. Abandonné par son lieutenant qui avait versé son canon dans un fossé, il fit, en présence de l'ennemi, les plus grands efforts pour l'en retirer. Pressé de très près, il se retira avec sa pièce qu'il mit en batterie à la première position qu'il jugea favorable et arrêta l'ennemi. Il croisa le sabre avec un officier de cuirassiers, qui oubliait sa mission de le soutenir.
C'est le plus jeune officier de l'armée, ou au moins de son arme, qui donna ce sublime exemple de courage et de sang-froid. Il fut nommé lieutenant et décoré de l'Ordre militaire de Léopold.
Plus tard, directeur d'un charbonnage à Charleroi, il descendit le premier dans une bure, immédiatement après une terrible explosion de grisou. Il fut décoré de la Médaille d'or de première classe.
Il mérita la Croix de Fer et en fut décoré, ainsi que son frère qui, à l'âge de seize ans, assista à tous les combats de la Révolution et se distingua tout particulièrement au pont de Waelhem. Malgré le déboîtement de son épaule gauche, il voulut faire la campagne de 1831 ; je fus obligé d'aller l'enlever de force et de le ramener chez moi ; il était sous-lieutenant de cavalerie.
On me pardonnera ces courtes nécrologies de deux fils, descendus prématurément au tombeau !!
(page 295) Tandis que je me disposais à me rendre sur le champ de bataille avec- Vandersmissen et mon fils, Messieurs de l'Hôtel de Ville m'invitèrent .à venir prendre part au Gouvernement. Je refusai, leur faisant dire que, quoique bien fatigué, je serais plus utile au Parc qu'à l'Hôtel de Ville.
On revint à la charge, on insista vivement ; on dit même que si je ne me rendais pas à l'Hôtel de Ville, on s'installerait chez moi.
Le peuple, ayant appris ma présence à Bruxelles, s'était attroupé devant la maison de ma belle-mère, et criait : « Vive Gendebien ! » J'ouvris la fenêtre du premier étage ; je les engageai à ne pas faire de bruit parce que ma belle-mère était très malade. Me voyant équipé et armé pour le combat, ils crièrent « A l'Hôtel de Ville ! A l'Hôtel de Ville ! » Le second message m'arrivant de l'Hôtel de Ville, je promis de m'y rendre ; ce que je dis au rassemblement, l'invitant à se retirer sans bruit.
Vandersmissen me donna le bras, ce qui était pour moi un appui nécessaire et pour lui une réhabilitation. (Note de bas de page : Cruelle et fatale destinée : soupçonné, accusé de trahison au mois de septembre 1830, Vandersmissen trahit au mois de mars 1831 ! La trahison est inexcusable. Cependant, par sa lettre du... avril 1832 au duc de Wellington, Vandersmissen invoque des circonstances atténuantes qui, sans l'excuser, démontrent que lord Ponsonby et les sommités CIVILES et militaires de cette époque l'ont entraîné. J'ai combattu, j'ai vaincu cette conspiration, j'en connais tous les instruments. J'affirme que les plus coupables sont restés impunis ; ils ont même été, plus tard, glorifiés par d'autres sommités. (Note de Gendebien.))
Van de Weyer, qui avait, sans doute, reçu la même invitation, se rendit aussi à l'Hôtel de Ville. Des poignées de mains cordiales furent échangées ; le Gouvernement provisoire fut constitué de fait, c'est-à-dire la Commission administrative se fusionna avec le Gouvernement provisoire constitué à l'Hôtel de Ville, le 18 septembre, par MM. Van de Weyer, de Mérode et moi.
On se rappellera que nous avions décidé que deux des trois signeraient pour le troisième absent ; c'est pour cela que Van de Weyer et moi demandâmes que Mérode fît partie du Gouvernement provisoire, quoiqu'absent, ce qui fut agréé sans contestation. Le lendemain 26 septembre, la liste complète du Gouvernement provisoire fut publiée.
Ce que fit le Gouvernement provisoire pendant les deux dernières journées, est fort difficile à dire ; sauf deux questions importantes, dont je parlerai, il était absorbé par des incidents, par des détails multiples qui réclamaient son intelligence, toutes ses facultés, au point qu'il n'entendait ni le bruit de la mousqueterie, ni même celui du canon.
Les Hollandais seraient arrivés jusqu'à la Grand'Place, que nous ne nous en serions pas aperçus.
(page 296) C'étaient des volontaires qui venaient à chaque instant nous demander le poste où ils devaient se rendre. Comme il n'y avait pas, quoi qu'on en ait dit, de plan de bataille réglé, nous ne pouvions que les envoyer à la Place Royale, où était le véritable champ de bataille, sous le commandement intelligent du brave général Mellinet, qui fut le vainqueur, le véritable héros des quatre journées.
A chaque instant, on venait nous demander des cartouches, des gargousses ; le commandant en chef, qui n'était que nominal, n'avait pourvu à aucun service, n'avait rien prévu, rien préparé, rien ordonné. Son commandement n'était qu'une pure abstraction.
L'ardeur, le zèle patriotique, suppléèrent heureusement à toutes les insuffisances, à toutes les imprévoyances, à toutes les prétentieuses nullités. .
Un excellent patriote, M. Van den Brande, fondeur, consacra son atelier à faire des boulets et de la mitraille. On apportait à l'Hôtel de Ville les projectiles encore chauds. Ils étaient mis en gargousses et portés directement à la place Royale où Mellinet leur laissait à peine le temps de refroidir, pour les envoyer aux Hollandais.
On faisait des cartouches et même de la poudre chez Schavye . (Note de bas de page : M. Louis Leconte, Conservateur en chef du Musée de l'Armée, a raconté, sous le titre : « Les tribulations d'un patriote de 1830 », les exploits de Schavye pendant la Révolution (LA PATRIE BELGE, 1830-1930, pp. 57 à 66)), dont l'atelier de reliure était transformé en poudrière et en fabrique de cartouches. On faisait des cartouches dans beaucoup de maisons ; chez moi, la cuisinière faisait jour et nuit du bouillon pour les hôpitaux et fondait des balles ; ma femme faisait des cartouches, les plus jeunes enfants faisaient de la charpie ; mes fils et mon domestique faisaient le coup de fusil au Parc. Les cartouches n'auraient manqué nulle part, s'il y avait eu un service réglé pour leur distribution. Heureusement, comme je l'ai déjà dit, le zèle suppléa à l'imprévoyance et à l'absence d'ordre et de direction.
Pendant les quatre journées, tout s'est fait par l'initiative des volontaires appartenant à toutes les classes de la population, sans distinction.
Le 23 septembre, les Hollandais envahissant le Parc, prirent possession de plusieurs hôtels de la rue Royale. Dès le 24, les volontaires reprirent possession des hôtels. Le 25, ils délogèrent les Hollandais des maisons près de l'escalier de la Bibliothèque ; l'expulsion de toutes ces positions occupées par les. Hollandais est due à l'initiative des patriotes aussi intelligents que braves.
Une manœuvre, due encore à l'intelligente, à l'héroïque initiative (page 297) des volontaires, mérite aussi une mention toute particulière ; ils établirent des communications entre les hôtels de la rue Royale ; ils pouvaient ainsi observer et suivre les mouvements des Hollandais dans le Parc.
Après les avoir repoussés d'un côté, ils suivaient leur mouvement et marchaient parallèlement avec eux, dans l'intérieur des maisons. Lorsqu'ils les voyaient à portée, ils faisaient des décharges qui tuaient beaucoup de monde à l'ennemi, et qui avaient de plus l'immense avantage de lui faire croire que toutes les maisons étaient occupées par des forces considérables.
L'intelligente initiative des patriotes produisit partout les mêmes résultats : la conviction que nos forces étaient décuples de ce qu'elles étaient réellement, puis l'inquiétude, les surprises, le découragement, la démoralisation de l'ennemi et sa défaite.
Combien d'heureuses et hardies initiatives sont restées inconnues ou tombées dans l'oubli. J'en citerai une dernière : des braves volontaires sont allés attaquer l'ennemi sur les points où ils se croyaient en pleine sécurité et pour ainsi dire sur leur derrière. Il était en réserve en haut de la rue de Namur dans une impasse ; les volontaires passent à travers les jardins, arrivent à la maison de M. Duvigneaux qui était en face de l'impasse ; ils invitent les habitants à se retirer par le même chemin par où ils étaient venus ; puis ils font des décharges qui tuent beaucoup de monde à l'ennemi et se retirent sur un autre point.
De pareilles expéditions, non seulement faisaient beaucoup de mal à l'ennemi, mais lui inspiraient de continuelles et très graves inquiétudes qui le fatiguaient, le démoralisaient. Elles avaient aussi l'immense avantage de faire croire à notre supériorité en nombre et en audace intelligente. .
Revenons à l'Hôtel de Ville. Au milieu d'une espèce de tour de Babel, le Gouvernement provisoire eut deux délibérations sérieuses ; la proposition, déjà précédemment produite par M. Ch. Rogier, de prendre le Parc de vive force, par une attaque générale dès la troisième journée.
Je combattis énergiquement cette proposition comme prématurée et très dangereuse. « L'attente, disais-je, est pour l'ennemi, un sujet de découragement, de démoralisation. Le temps est pour nous une garantie de la victoire ; parce qu'il amène, à chaque heure un renfort et double l'enthousiasme et la confiance dans le succès. Nos ennemis, harcelés, toute la journée, bivaquent dans de très mauvaises conditions. Nos volontaires sont très bien nourris, très bien couchés ; ils peuvent faire, longtemps cette guerre dans de pareilles conditions. Aussi longtemps (page 298) que nos volontaires resteront dans leurs retranchements, ils seront invincibles ; faites-les en sortir, ils ne pourront former des colonnes d'attaque régulières, lesquelles seraient d'ailleurs balayées par l'artillerie hollandaise, puis cernées par l'infanterie et sabrées par la cavalerie. » La proposition fut abandonnée.
Pendant la quatrième journée, on vint nous dire qu'il était impossible de faire une attaque sérieuse sur le Parc, aussi longtemps que la troupe qui occupait le Palais du Roi ne serait pas délogée ; qu'on avait inutilement essayé de la chasser de cette position : qu'il n'y avait qu'un moyen d'y réussir ; c'était de brûler le Palais ; en conséquence on nous demandait l'autorisation de l'incendier.
Je crois que personne n'était disposé à y consentir ; pour moi, je m'y opposai énergiquement. « La position du Palais Royal n'a aucune importance, dis-je, si ce n'est pour l'attaque et la prise du Parc ; or cette attaque a été jugée inopportune et dangereuse. »
Deux heures plus tard on revint à la charge ; on nous dit : « Les Hollandais nous brûlent pour nous chasser de nos positions ; ils nous brûlent, même sans aucune nécessité stratégique ; nous avons le droit, et c'est pour nous une nécessité, d'user de représailles. »
Je m'opposai avec la même énergie et pour les mêmes motifs qu'à la première proposition. J'ajoutai : « S'il m'était démontré que les destinées de la Belgique dépendissent de cet acte barbare, je n'hésiterais pas. Mais je le crois inutile pour le succès de la bataille. Je ne veux pas qu'on m'accuse, vainqueur ou vaincu, d'avoir consenti à un acte de barbarie inutile.» Je me levai, j'allai prendre mes pistolets que je plaçai devant moi, sur la table, puis, m'adressant au messager, je lui dis : « Je brûlerai la cervelle à celui qui viendra renouveler pareil message ; faites le savoir à celui qui vous a envoyé. » Tout le monde approuva.
Tous les rapports qui nous arrivaient démontraient le découragement, la profonde démoralisation de nos ennemis, exposés à toutes les intempéries de la saison pendant trois jours et trois nuits ; chose incroyable ! manquant de vivres dès la troisième journée ; sans cesse tenus à l'état de rassemblement, pour éviter les désertions qui se multipliaient et suivaient les progrès du découragement. - Je crus que le moment était venu de frapper un coup décisif ou au moins d'en faire la menace. Je me concertai avec Niellon qui partageait mon opinion. « Ils seront bientôt si démoralisés, me dit Niellon, qu'il n'y aura plus qu'à souffler dessus, pour les faire disparaître. »
Nous convînmes qu'il ferait dans la nuit suivante (du 26 au 27) une sortie par la porte de Hal, et se dirigerait sur Ixelles, menaçant (page 299) de tourner l'ennemi. Il réunit bon nombre de patriotes de bonne volonté et réussit à jeter l'épouvante et la démoralisation dans les rangs ennemis.
Mon fils aîné et un autre, que je crois être Chazal, marchaient en éclaireurs ; la nuit étant très obscure, ils arrivèrent, sans s'en apercevoir, à portée d'un groupe d'ennemis qui fit feu, sans les atteindre. Les nôtres ripostèrent et coururent sus ; la déroute fut complète. Dans le même moment, des volontaires des environs de Charleroi, de Gilly, je pense, arrivant par la chaussée d'Ixelles, complétèrent le désordre, la déroute de l'ennemi.
Cette expédition eut un résultat d'autant plus complet qu'elle paraissait un commencement d'exécution d'une résolution prise à l'Hôtel de Ville, vers huit heures de la même soirée.
Or, voici ce qui s'était passé à l'Hôtel de Ville, dans la soirée du 26 septembre. Il y avait une réunion nombreuse d'hommes aguerris par quatre jours de combats, pleins de confiance et d'enthousiasme, disposés à tout entreprendre et décidés à donner ce qu'ils appelaient le dernier coup de collier, le coup de grâce.
Après de chaudes motions et dissertations, je dis : « Nous sommes maintenant assez nombreux pour cerner l'ennemi dans le Parc et pour intercepter ses communications avec ceux qui pourraient venir à leurs secours. Je propose que le combat commence demain, à l'heure ordinaire ; à dix heures on formera quatre colonnes d'attaque qui seront commandées chacune par un membre du Gouvernement provisoire. »
On approuva avec enthousiasme. « Qu'on prépare ses armes, qu'on se munisse de cartouches, qu'on s'avertisse, qu'on ne manque pas au rendez-vous, qu'on se prépare à combattre à outrance, si l'ennemi nous attend ; mais je pense qu'il ne nous attendra pas. Il est d'ailleurs fatigué, démoralisé, il y a deux jours qu'il est sans pain ; il cèdera au premier choc vigoureux. »
Il n'y avait ni bravoure, ni témérité dans mon projet : j'étais persuadé que le prince Frédéric serait averti de nos desseins par ses espions, et qu'il ne s'exposerait pas à courir les chances d'une plus longue résistance. Il ne pouvait plus compter sur le soldat belge qui désertait ; les officiers belges, après avoir murmuré, avaient, en grand nombre, déclaré qu'ils ne tireraient plus le sabre contre leurs compatriotes.
Vers deux heures du matin, mon fils, revenu de l'expédition de nuit commandée par Niellon, me dit qu'après leur décharge, qui ne nous tua personne, les Hollandais s'enfuirent en désordre et donnèrent le signal d'une déroute générale. .
Tout persuadé que j'étais que le prince Frédéric n'attendrait pas (page 300) notre attaque du lendemain, je passai la nuit à méditer les moyens d'organiser les colonnes d'attaque.
J'étais si convaincu de la retraite des Hollandais, qu'après avoir reçu le rapport de l'expédition de nuit, j'allai jusque près de la porte de Schaerbeek, pour constater cette retraite. - De la place Saint-Michel, aujourd'hui place des Martyrs, où était ma demeure, jusque près de la porte de Schaerbeek, je ne rencontrai personne. La ville était dans le plus grand calme, dans le silence des tombeaux. J'en étais effrayé, j'y voyais un présage sinistre. Le contraste entre mon agitation et le calme profond de la nuit, me donna le frisson ; j'avais la fièvre en rentrant chez moi.
Avant six heures du matin, je sortis pour me rendre à l'Hôtel de Ville ; arrivé à la rue Fossé-aux-Loups, un nommé Simon, ancien sous-officier des grenadiers de la Vieille Garde, m'arrêta, me serra dans ses bras, m'embrassa, puis cria : « Victoire ! Victoire ! les Hollandais sont enfoncés, ils sont en pleine retraite ; plus un homme au Parc ! Voilà ma part du butin, me dit-il, montrant un bonnet de grenadier dont il était coiffé. Nous ne l'avons pas volée, cette victoire-là ! Quatre jours de combats ; un contre dix, en commençant. On n'aurait pas mieux fait sous le petit caporal ! » Pour lui, il avait fait son devoir aussi bien et peut-être mieux que sous le petit caporal. Il avait combattu comme un lion.
Je rentrai chez moi ; j'annonçai la bonne nouvelle. Ma femme, mes enfants, mes domestiques, moi-même, tous nous versâmes d'abondantes et bien douces larmes.
Ma femme, s'adressant à ses enfants et à ses domestiques, leur dit : « Nous n'avons pas encore le droit de nous reposer ; faisons du bouillon et de la charpie. » .
Dans ce moment arriva mon ancien camarade au lycée de Bruxelles, M. Vautier, un de mes meilleurs amis ; il croyait arriver le premier pour nous annoncer la bonne nouvelle. - « Victoire ! Victoire ! » dit-il.
Il avait été séquestré pendant quatre jours, sans aucune communication quelconque. - Il était logé rue de la Pépinière ; de la fenêtre de son grenier, il voyait flotter, sur la tour de l'Eglise de Gobert, le drapeau tricolore ; c'était tout ce qu'il savait des événements. Tandis qu'il regardait, sans défiance, ce symbole de l'espérance, un des soldats qui bivaquaient dans la rue, lui adressa une balle qui alla s'enfoncer dans les poutres du grenier. Il dut se résigner à ne consulter que pendant la nuit le drapeau libérateur. Qu'on juge de ses anxiétés pendant toute la journée, et de son bonheur quand, le soir, il revoyait le drapeau toujours flottant.
(page 301) Enfin, le 27, vers six heures du matin, n'entendant plus de bruit dans la rue, il se hasarda à mettre la tête à la fenêtre ; il vit les voisins faire de même. Quelqu'un passa criant : « Victoire ! Victoire ! les Hollandais sont partis. »
D'un bond il arriva chez moi ; trouvant toute la famille réunie, personne de tué ni blessé, il devint fou de joie. Il nous conta ses mésa¬ventures, ses tribulations, pendant ces quatre journées qui lui parurent un siècle. D'autres amis et bons patriotes vinrent exprimer leur joie, leurs chaleureuses félicitations, nous paraissions tous revenir de l'autre monde.
(page 301) A huit heures (27 septembre), je me rendis à l'Hôtel de Ville ; la bonne nouvelle s'était répandue avec la rapidité de l'éclair ; les rues étaient encombrées. On sautait, on dansait, on chantait, on criait, on s'embrassait. On m'embrassa beaucoup, on voulait me porter en triomphe. J'aurais eu dix mains, elles n'auraient pas suffi à répondre aux poignées de mains qui m'étaient offertes. C'était un délire général et bien légitime.
(Après avoir véhémentement apostrophé les « adorateurs du soleil levant », qu'il a vus arriver dès le 27 septembre au Gouvernement provisoire et qui, « la veille, auraient applaudi à notre supplice et qui nous auraient fait pendre avec joie, s'ils en avaient eu le pouvoir », Gendebien poursuit son récit.)
Vers dix heures, le gouvernement put enfin entrer en délibération. Je proposai de faire fermer les portes de la ville, de ne laisser sortir personne en armes ; d'éviter tout combat, avant l'organisation de nos volontaires dont la bravoure serait insuffisante en rase campagne. Ce qui fut adopté.
Je proposai de nommer immédiatement un commissaire des finances, afin de mettre à couvert notre responsabilité pour la partie la plus délicate de notre mission ; ce qui fut adopté.
Je proposai, pour cette importante fonction, M. Coghen, négociant, dont la probité était incontestable et incontestée ; il fut agréé.
Je lui expédiai M. Delfosse, avocat, qui nous apporta un refus ; persuadé que la crainte de se compromettre l'avait décidé à un refus, je réexpédiai M. Delfosse avec une lettre comminatoire, motivée sur l'urgente nécessité d'éviter le désordre dans les finances, ce que tout bon citoyen devait désirer, quels que fussent ses sentiments personnels (page 302) sur les changements survenus dans le gouvernement. Je terminai ma lettre par la menace de faire intervenir la gendarmerie pour vaincre ses scrupules. M. Delfosse s'était chargé de lui faire comprendre que cette lettre le mettait à l'abri de toute accusation de complicité, puisqu'il ne faisait que se soumettre à la contrainte et céder à la force. Ainsi garanti contre les éventualités d'un retour, M. Coghen accepta.
J'attirai l'attention de mes collègues sur la nécessité de constater officiellement si le gouvernement français était décidé à maintenir et à faire respecter le principe de non-intervention qu'il avait proclamé.
Si nous n'avons à combattre que le gouvernement hollandais, nous vaincrons. Si l'Angleterre, la Prusse, ou l'une des deux puissances intervient en faveur de la Hollande, nous serons écrasés. Il est donc essentiel que nous soyons complètement édifiés sur les résolutions de la France ; car si elle permet l'intervention, il ne nous reste qu'à profiter de notre victoire, pour traiter de la paix avec le prince d'Orange et le roi Guillaume. Van de Weyer partagea mon avis et le soutint, il fut agréé par mes collègues. Rogier proposa d'envoyer à Paris son ami Grégoire. C'était, sans contredit l'homme qui convenait le moins pour une mission aussi délicate, auprès d'une cour timide et de ministres nécessairement peu disposés à donner leur confiance à un homme sans antécédents recommandables et peu propre à inspirer des sympathies.
Dans cette circonstance, comme dans beaucoup d'autres, Ch. Rogier n'a pas eu la main heureuse.
Le 27 septembre, il propose, pour une mission importante, son ami Grégoire ; il insiste pour le faire agréer. Quatre mois plus tard, son protégé, son ami, trahit la cause qui lui donnait du pain et des dignités ; le 2 février, il proclame à Gand le prince d'Orange.
Dans la soirée du 24 septembre, Ch. Rogier fait donner à son ami Juan Van Haelen le commandement de nos braves volontaires ; il lui confie les destinées de la Révolution ! Huit jours plus tard, son ami, son protégé perd la confiance du Gouvernement provisoire, qui, justement effrayé des révélations de plusieurs officiers qui avaient servi avec lui en Espagne, le mit en non-activité et lui accorda une pension de dix mille francs ! !
Juan Van Hae1en se chargea, peu de jours après, de justifier la prudente, l'énergique mesure du Gouvernement provisoire.
Plus tard, je justifierai mon assertion : je reviens à la délibération sur la nécessité d'une explication officielle du gouvernement français sur le principe de non-intervention et sur la nomination d'un envoyé à Paris.
(page 303) Van de Weyer proposa de me charger de cette mission importante. - Nous étions d'un avis conforme sur la nécessité de repousser la proposition de Rogier ; il avait pensé que le meilleur moyen de triompher de l'obstination de Rogier, c'était de me charger de cette mission. Je lui avais dit les nombreux motifs qui devaient faire agréer ma proposition. Mon père avait été membre du Corps législatif de France pendant treize ans et, pendant un grand nombre d'années, membre de la Commission de l'Intérieur. Il avait, en cette qualité, fait de nombreux et utiles travaux et avait eu de fréquents rapports avec M. Molé, père du Ministre des Affaires Etrangères de 1830. Il avait laissé à Paris de très honorables souvenirs. De mon côté, mes relations d'amitiés avec la famille de M. le comte de Celles et M. le maréchal Gérard, lesquels étaient en relations intimes avec la famille royale, me mettaient en bonne position pour être bien reçu, écouté et accueilli favorablement.
Van de Weyer développa ces considérations et en ajouta d'autres que lui inspira son amitié, et je puis ajouter son estime pour moi.
C'est après une délibération sérieuse que je fus chargé, pour la première fois, d'aller représenter la Belgique à Paris et d'y plaider sa noble et juste cause.
(Gendebien proteste ensuite contre une allégation de De Potter qui, dans ses « Souvenirs », représente dédaigneusement cette mission comme personnelle plutôt que gouvernementale. Il souligne la contradiction qui apparaît entre deux passages du livre de son adversaire.)
Laissons là les rancunes et toutes les petites misères du dépit et de l'amour-propre froissé, revenons aux délibérations du Gouvernement provisoire des 27 et 28 septembre où, quoi que dise M. De Potter, page 147 : « Il n'y avait encore aucun ensemble dans nos opérations », les délibérations étaient sérieuses, plus substantielles et plus logiques qu'après son arrivée.
J'appelai l'attention de mes collègues sur l'utilité et l'urgence de faire manœuvrer les écluses de chasse d'Ostende, construites par le gouvernement français, pour faire de cette ville un port de commerce. Cette manœuvre était d'autant plus importante et urgente que nous avions à craindre la fermeture momentanée de l'Escaut.
J'avais été à Ostende, quelques années avant la révolution ; j'avais admiré ces écluses ; je m'étais informé des motifs qui les laissaient inactives ; on me dit que, sous prétexte qu'elles crouleraient à la première manœuvre, on laissait depuis longtemps envaser le port, mais qu'en réalité c'était pour satisfaire la jalousie, l'égoïsme des Hollandais.
Un membre objecta qu'il y avait des choses et des dépenses plus (page 304) urgentes ; qu'il ne convenait pas d'engager la responsabilité du gouvernement dans une opération chanceuse, dont l'insuccès ferait accuser la révolution d'imprudence, de vandalisme peut-être. Van de Weyer m'appuya énergiquement.
Ma proposition fut agréée. Des ordres furent donnés, avec injonction de rendre compte au gouvernement des résultats de chaque jour. Ils furent merveilleux ; le port d'Ostende fut rendu à sa destination, à la grande joie et aux applaudissements du commerce.
On sait que le roi Guillaume avait doté le syndicat d'amortissement (mieux nommé d'engloutissement) des domaines de la Belgique. J'appelai l'attention de mes collègues sur les mesures à prendre pour sauver, de ce grand désastre, quelques épaves. Je proposai de faire un appel à tous les porteurs de bons du syndicat, d'exiger, dans un bref délai, la remise, à titre de dépôt, dans la caisse de l'Etat, de tous les bons en circulation en Belgique, pour recevoir l'estampille indispensable pour conserver leur valeur et leur circulation. Je proposai de déclarer en même temps, que toute émission à une date postérieure au 26 septembre 1830 serait nulle et non avenue.
Je ne donnais que des indications et je recommandais de prendre l'avis de la chambre de commerce et des banquiers et négociants les mieux famés.
Le gouvernement s'occupa d'un grand nombre de mesures d'intérêt matériel et politique. Entre autres, sur la demande des banquiers et négociants les plus recommandables de Bruxelles, il prorogea de 25 jours l'échéance de tous les effets de commerce sur la ville de Bruxelles.
Il lança, le 26, une proclamation aux soldats belges, les déliant de tout serment ; elle se terminait par ces mots : « Braves soldats, continuez de vous ranger sous nos drapeaux, le nom de Belge ne sera plus un motif d'injustice, il deviendra un titre de gloire. »
Cette proclamation, très énergique, fut répandue partout et fut lue, avec avidité et grande émotion, par beaucoup d'officiers et soldats belges.
Le gouvernement s'occupa des hôpitaux, des ambulances, pour la partie matérielle ; car, pour le traitement des blessés, les soins et la sollicitude, le zèle patriotique ne laissait rien à désirer.
Je manquerais au plus sacré des devoirs, celui de la reconnaissance, si je ne citais parmi les médecins, M. Feigneaux, qui, blessé deux fois, pendant le combat, montra un zèle assidu et une sollicitude toute (page 305) fraternelle et infatigable. Je dois citer aussi les médecins Max (Note de bas de page : D'après une communication que nous a faite l'honorable bourgmestre de Bruxelles, M. Adolphe Max :, il s'agit de son arrière-grand-oncle, le chirurgien Jean-Cyriaque Max, né à Budingen en 1772, mort à Bruxelles en 1850. Il fut décoré de la Croix de Fer avec cette honorable mention : « Il fut le premier officier de santé qui, le 23 septembre au matin, se porta sur le lieu du combat, à la porte de Schaerbeek, pour donner des soins aux blessés ») et Limoges qui, au péril de la vie, allaient chercher les blessés sous le feu de l'ennemi, et leur donnaient les premiers soins, qu'ils continuaient après le combat, sans prendre un instant de repos.
Les femmes, comme toujours, furent admirables de dévouement, de sublime courage, de complète abnégation. Je citerai, en premier ordre, Mme la Comtesse Duval de Beaulieu qui, ainsi que son digne époux, fit le coup de fusil et donna les premiers soins aux blessés, sur le champ de bataille même ; puis, dans les ambulances et les hôpitaux.
Je citerai la famille De Gammond, dont un des membres, fidèle aux traditions de famille, se consacra à l'éducation, au perfectionnement de la femme ; je citerai encore une demoiselle Palmaert et Mlle Levae ; si ma mémoire ne faisait défaut, je pourrais en citer beaucoup d'autres, qui se montrèrent infatigables dans les ambulances et les hôpitaux, pendant et après le combat.
Il y avait, sans doute, de grandes souffrances dans les ambulances, mais elles étaient adoucies par les soins, les consolations, les encouragements des héroïnes de la charité et par les joies du triomphe.
(page 305) C'est au milieu des joies, du délire de la victoire, que De Potter arriva à Bruxelles, le 28 vers six heures du soir.
Un biographe de De Potter dit que les membres du Gouvernement provisoire se jetèrent dans ses bras. Je crois qu'il y avait peu de membres du Gouvernement provisoire à l'Hôtel de Ville, lors de l'arrivée de De Potter ; je ne sais s'ils se sont jetés dans ses bras. Van de Weyer et moi n'y étions pas ; après notre dîner, nous nous rendîmes à l'Hôtel de Ville ; nous ne nous jetâmes point dans les bras de De Potter ; c'est lui qui se jeta dans les nôtres. La raison en est simple ; il avait à se faire pardonner ses hésitations à Lille et à Valenciennes, son refus de marcher au secours de Bruxelles ! Nous, nous ne les avions pas oubliés. Nous n'avions pas oublié non plus les services qu'il avait rendus, (page 306) avant le combat, à la cause de notre indépendance ; nous savions les services qu'il pouvait lui rendre par sa popularité ; aussi, dès le lendemain de la victoire (le 27 septembre), nous proposâmes au gouvernement provisoire le rappel de M. De Potter et des autres bannis.
M. De Potter, qui ne laisse jamais passer une occasion de lancer à ses anciens collègues un trait empoisonné, dit, page 142 de ses Souvenirs personnels : « Lorsque le Gouvernement provisoire avait appris que j'étais en route, il s'était hâté de me rappeler par un arrêté ad hoc que je reçus avant d'entrer à Bruxelles. »
C'est un mensonge en fait, une calomnie dans l'intention ! Non, M. De Potter, nous ne savions pas, dans la matinée du 27 que vous étiez en route ; puisque vous n'avez quitté Lille que le 27, au soir (voir page 134). Ce n'est pas parce que nous savions que vous étiez en route ; c'était au contraire pour vous déterminer à partir ; c'était pour vous ôter tout prétexte d'hésitations nouvelles, que nous avions pris, le 27 septembre au matin, l'arrêté qui vous rappelait, ainsi que tous les bannis.
Nous avions fait de De Potter un drapeau ; nous savions, par expérience, qu'il n'avait que la valeur d'un drapeau ; mais ce drapeau, tenu et dirigé d'une main ferme, pouvait rendre de grands services à la cause que nous avions embrassée avec ardeur, soutenue avec persévérance et que nous étions décidés à faire triompher, par tous les moyens, sans en négliger aucun ; c'est pourquoi nous l'avons mis en demeure de revenir.