(Paru dans le journal, "La Liberté", en 1866 et 1867 et réédité par Jules Garsou, "Alexandre Gendebien. Sa vie, ses mémoires", paru à Bruxelles en 1930, chez René Van Sulper)
(page 306) Je quittai Bruxelles le 29, à 4 heures du matin, pour remplir ma première mission diplomatique à Paris.
M. le comte Duval de Beaulieu avait des relais de chevaux de selle sur la route de Mons et sur celle d'Enghien, jusqu'à son domaine d'Attre ; il avait mis ces relais à ma disposition. J'allai lui dire, dans la journée du 28, que je partais le lendemain pour Paris et lui demander le permis nécessaire pour me faire délivrer un cheval à ses relais sur la route de Mons. Je me proposais d'aller donner, à Mons, le signal de l'insurrection. « Ne faites pas cela, me dit-il, la poire n'est pas mûre, on pourrait vous arrêter. Ce serait un échec qui pourrait compromettre ou au moins retarder votre arrivée à Paris et ajourner votre mission qui est importante et urgente ; prenez la route d'Enghien pour mieux assurer (page 307) votre sécurité. Je ferai préparer les relais sur la route de Mons, avec assez d'indiscrétion pour qu'on vous surveille, qu'on vous guette de ce côté. »
La précaution n'était pas inutile, car j'ai appris plus tard qu'on avait établi un poste Aux Grenadiers, maison de barrière avec cabaret, à la bifurcation de la route de Bruxelles et de la route d'Ath, dans l'intention, m'a-t-on dit, de m'empoigner.
Le 28 au soir, je reçus la confidence d'officiers qui avaient servi en Espagne, au corps du maréchal Suchet, dont Juan Van Haelen était aide de camp ; ils accusèrent celui-ci de désertion, de trahison, d'abus de confiance, ils déclaraient qu'ils ne marcheraient pas sous ses ordres.
Je leur fis remarquer que l'accusation était très grave, que je n'avais pas le temps de la discuter ; je les engageai à s'en expliquer avec le Gouvernement provisoire.
Parti de chez moi, comme je l'ai déjà dit, à quatre heures du matin, j'allai réveiller Van de Weyer qui était logé à l'Hôtel du Duc de Brabant, rue du Marché au Charbon, pour lui communiquer les confidences que j'avais reçues la veille et surtout, et plus particulièrement, pour lui recommander la stricte exécution de la résolution de ne laisser sortir personne en armes avant une organisation complète de nos volontaires, dont l'ardeur individuelle pouvait tout compromettre, à défaut d'ensemble.
La retraite, quoique confirmée par de nombreux rapports, pouvait n'être qu'un piège pour attirer en rase campagne des masses incohérentes qu'une charge de cavalerie pouvait ramener jusqu'à Bruxelles, qui serait ainsi exposé à un nouveau siège, dans des conditions très défavorables.
Van de Weyer était parfaite ment d'accord avec moi sur ce dernier point ; quant aux révélations au sujet de Juan Van Haelen, il répugnait à y croire : « Rogier, me dit-il, est l'ami de Van Haelen, il a écrit sa biographie ; il a reçu, sans doute, ses confidences. Je ne connais pas assez Rogier pour apprécier son caractère et sa prudence, il y aurait plus que de la légèreté à confier nos destinées à un homme qui se serait, une première fois, rendu coupable de trahison ; n'importe pour quel motif, il n'y a pas de trahison excusable ; c'est une tache indélébile. J'ouvrirai l'œil de la Providence, me dit-il en souriant, ou au moins de la prudence sur cette ténébreuse affaire. Vous comprenez comme moi, sans doute, que nous devons procéder avec prudence et n'agir que lorsqu'il y aura preuve certaine. Dans tous les temps, et surtout en révolution, le mot (page 308) trahison a toujours des conséquences si graves et souvent si funestes, qu'on doit le taire et ne le prononcer qu'à la dernière extrémité. »
Nous nous donnâmes une cordiale poignée de mains et je le quittai. Presqu'au bout de la rue d'Anderlecht, je vis arriver Juan Van Haelen ; il devait avoir fait une longue course, car son cheval écumait de sueur, il paraissait très fatigué. « D'où venez-vous si matin, lui dis-je ? » Il me dit en balbutiant : « Je viens de la campagne. »
Cette rencontre à 4 heures et demie du matin et les révélations de la veille me préoccupèrent pendant une bonne partie de la journée. A cinq heures du matin, je montai à cheval, à la Tête de Mouton, faubourg d'Anderlecht, je fis plus de vingt lieues avant d'arriver à Condé. Je m'arrêtai quelque temps à Attre pour changer de cheval, puis à Belœil, pour inviter selon mes instructions, le prince de Ligne à venir prendre part au gouvernement de la Belgique.
Il était absent, m'a-t-on dit au château ; son intendant confirma le dire du château. Il me resta des doutes sur la sincérité des affirmations ; je n'insistai pas, parce qu'en pareille occurrence les hommes ne sont utiles que pour autant qu'ils soient de bonne volonté et bien déterminé à agir énergiquement et sans arrière-pensée.
A peu de distance de Condé, un douanier me demanda si j'avais un acquit à caution pour mon cheval ; sur ma réponse négative il me dit que je devais retourner à la frontière, pour me munir du document indispensable. J'étais si fatigué que je n'aurais pas eu le courage de faire dix pas en arrière. Je dis au douanier que je venais de Bruxelles, qu'il devait comprendre ma fatigue, qu'il m'était impossible de retourner à la frontière. A ce mot de Bruxelles sa figure s'illumina, il me demanda « si les fromages de Hollande avaient été bien roulés ? » Sur ma réponse : « Victoire complète », il me serra la main vigoureusement et s'offrit à me guider ; je le priai de me conduire chez le receveur de la douane. « Les vainqueurs de Bruxelles, dit-il, ne peuvent pas être des fraudeurs : Vive la Belgique ! Vive la Liberté ! » C'était un vieux soldat qui avait fait les guerres de l'Empire.
Arrivant au bureau, il dit : « Monsieur le Receveur, je vous amène un vainqueur de Bruxelles. » Le receveur, en proie à une vive émotion, m'invita à prendre quelque repos chez lui. J'étais tellement fatigué, qu'en descendant de cheval je faillis tomber. La femme et les jeunes enfants du receveur fondirent en larmes. Je fus cordialement, je dois ajouter, admirablement accueilli et choyé. .
Le vieux commandant de place avec lequel je m'étais mis en rapport le 19 septembre, en allant chercher De Potter, à Lille, était un ami de la (page 309) maison ; il avait parlé de moi, de ma mission et de mes espérances. On me demanda l'autorisation de l'inviter à venir me voir, m'assurant qu'il en serait bien heureux. J'y consentis bien volontiers.
Ce vieux brave, cet excellent homme arriva tout essoufflé, me serra dans ses bras avec une émotion qui lui ôta l'usage de la parole. Puis me serrant les deux mains, il me dit : « J'ai pensé bien souvent à vous, depuis le 19 septembre, et à la bataille que vous considériez comme inévitable, mais qui ne devait commencer que beaucoup plus tard. Quand j'ai appris l'attaque des Hollandais, je me suis dit : C'est une surprise ; les patriotes ne sont pas prêts, ils seront battus. Puis j'ai appris que le peuple se battait bravement ; il sera vainqueur, me suis-je dit : il n'est pas facile de réduire une ville déterminée à se défendre. Deux fois vingt-quatre heures de résistance mettront les assiégeants dans la position d'être cernés et assiégés eux-mêmes ; car toute la Belgique doit avoir marché au secours de Bruxelles. »
Je lui dis qu'il avait bien compris la situation ; j'entrai dans de nombreux détails qui furent écoutés avec un vif intérêt et une grande émotion par toute l'assistance.
On voulut me retenir, me faire prendre du repos. Malgré ma fatigue excessive, je partis. Je laissai mon cheval à Condé ; on me procura une voiture qui me transporta à Valenciennes. J'y arrivai après la fermeture des portes. Je ne pus entrer qu'avec l'autorisation du commandant, laquelle se fit attendre assez longtemps. J'avais dû décliner mes qualités. J'avais répondu : Adolphe Gando, membre du Gouvernement provisoire de Belgique, chargé d'une mission à Paris. Le commandant de place chez qui on m'avait conduit, m'accueillit d'abord froidement, et me dit :
« J'ai vu beaucoup de listes de membres du Gouvernement provisoire, je n'ai pas remarqué votre nom. » - « J'ai dû prendre ce nom à cause de l'identité des initiales A. G. afin de traverser la Belgique avec sécurité. Je conserve ce nom pour dérouter la police diplomatique. Mon nom est Gendebien, fils d'un ancien membre du Corps législatif de France, frère d'un de vos anciens frères d'armes, officier au 276 Chasseurs à cheval, etc., etc. »
Mon identité bien établie, le commandant fut bienveillant, gracieux, expansif. Notre conversation se prolongea fort avant dans la nuit. Nous causâmes beaucoup de la Révolution de France et de Belgique, des quatre journées de Bruxelles, des conséquences de notre révolution.
« Toutes les puissances, dit-il, seront nécessairement hostiles à (page 310) votre révolution ; elles vous écraseront, si vous ne vous réunissez pas à la France ; c'est sans doute cette réunion que vous venez demander au Gouvernement Français. » - Non, lui répondis-je, cette réunion serait funeste à la France et à la Belgique parce qu'elle entraînerait une guerre générale. Je viens demander si la France est fermement décidée à faire respecter le principe de non-intervention. Je viens démontrer à votre Gouvernement l'utilité, la nécessité même de le faire respecter. En effet, si la France ne prend pas l'engagement de nous défendre contre toute intervention, nous ferons immédiatement notre paix avec le roi Guillaume qui rentrera, ou son fils le prince d'Orange, en possession des forteresses qui sont de véritables têtes de pont contre la France, dans les mains du mandataire des grandes puissances.
Si la France nous défend contre toute intervention, nous continuerons avec succès la lutte contre la Hollande et nos places fortes deviennent un nouveau boulevard pour la France. »
- « Par affectations sympathiques et par intérêt, dit-il, le Gouvernement fera respecter le principe de non-intervention ; j'en trouve la preuve dans mes instructions et les recommandations qu'on me fait d'éviter tout acte qui pourrait être considéré comme une intervention en faveur de la Belgique, et on m'a dit verbalement que c'était pour éviter de donner aux puissances un prétexte d'intervention contre la Belgique. »
Je l'engageai à protéger, ou au moins à ne pas entraver la marche des volontaires vers la Belgique et à les encourager et protéger par les nombreux intermédiaires qu'il doit avoir à sa disposition.
Après avoir pris quelques heures de repos, je me rendis, dès sept heures du matin, au bureau établi pour le recrutement et l'assistance à donner aux volontaires qui venaient de l'intérieur de la France. Les ressources pécuniaires étant très restreintes, je donnai 350 francs.
J'allai voir mon ami Harpignies pour l'engager à favoriser le recrutement des volontaires, à s'intéresser à ceux qui viendraient de l'intérieur de la France, à surveiller le bureau dont j'ai parlé plus haut et lui donner les fonds dont il pourrait avoir besoin, jusqu'à concurrence de 4 à 5,000 frs.
Je lui devais une visite pour le remercier de l'intérêt tout fraternel qu'il avait pris à mon expédition de Valenciennes le 23 septembre.
Lui et sa femme m'avaient conjuré de renoncer à mon entreprise qu'ils qualifiaient de suicide. Sa noble et généreuse épouse s'était mise à genoux, pour me faire renoncer à ma résolution de marcher à une mort certaine, disait-elle. Puis, se relevant, elle me dit : « Quand on a une (page 311) femme et sept enfants, le suicide est une monstruosité ; oui, vous êtes un monstre, si vous persistez à courir à la mort. »
Présenté par son mari à cette digne et honorable femme, je lui dis : « Je viens vous demander grâce et pardon pour le monstre du 23 septembre qui se porte assez bien, malgré vos sinistres prédictions, et les anathèmes que votre cœur de mère et d'épouse a prononcés, le 23 septembre. »
- « Vous êtes un monstre heureux, mais vous n'avez pas moins commis une monstruosité. » Elle me tendit la main : « Je vous pardonne, à condition que vous n'oubliiez plus que vous êtes époux et père. » De grosses larmes sillonnèrent son noble visage.
J'allai faire une visite au brave général Lahure, demeurant près de Bouchain. Je trouvai le moderne Cincinnatus, le soldat-laboureur, dans sa ferme modèle qu'il cultivait lui-même. Inutile de dire qu'il me fit l'accueille plus paternel. Je dus nécessairement lui dire, dans tous ses détails et ses péripéties, notre expédition du 23 septembre ; son vieux cœur de soldat bondissait de joie. A chaque instant, il disait :
« Bien, très bien ! »
Je le priai de continuer ses patriotiques sollicitudes pour son ancienne patrie. Je lui offris mes services pour tout ce qui pourrait lui être agréable et à sa famille.
Lorsque je le quittai, il me serra la main avec émotion et attendrissement. « Organisez-vous vite et solidement, me dit-il ; si les Prussiens vous attaquent, nous nous souviendrons d'Iéna et de Ligny. »
Ses fils m'accompagnèrent jusqu'à la poste aux chevaux de Bouchain. Je leur avais recommandé de ne pas révéler ma qualité, pour éviter l'excès de zèle des postillons. Mais le maître de la poste étant survenu, on dit mon nom ; je demandai en vain qu'on ne le révélât point aux postillons. Le maître me donna ses deux meilleurs chevaux et je m'aperçus bientôt que le postillon avait reçu des instructions ; il mena si grand train que j'avais de la peine à rester en place dans le cabriolet.
En vain je disais au postillon : «N'allez pas si vite, vous allez crever vos chevaux.» - Il répondait : « Nous savons ce que nous vous devons. » Le fouet retentissait de plus belle et les chevaux prenaient le galop. A chaque poste, le mot était donné et le zèle allait croissant. C'est une chose fort désagréable de changer de voiture à chaque poste ; surtout lorsque, excédé de fatigue depuis longtemps, on a fait, la veille, vingt lieues à cheval ; d'ailleurs je craignais de manquer d'argent, mes (page 312) prévisions avaient été contrariées par les trois cent cinquante francs que j'avais versés au Bureau de recrutement de Valenciennes.
Je résolus de m'arrêter à Saint-Quentin et d'y attendre le courrier de la Malle, voiture excellente en temps ordinaire, c'est-à-dire lorsqu'elle est chargée. Malheureusement elle était vide à l'intérieur, et pas la moindre charge ; en sorte que je souffris plus encore, jusqu'à Paris, où j'arrivai vers cinq heures du matin, complètement éreinté, moulu.
Je ne me couchai pas ; j'allai à six heures prendre un bain et m'acheter une chemise, car je n'avais pas le moindre bagage. A neuf heures, j'étais chez le maréchal Gérard. J'avais préparé une lettre d'introduction auprès de Madame Gérard ; je lui disais mon vrai nom, l'objet de ma mission auprès du maréchal et le désir de lui parler tout de suite. Je fus reçu immédiatement par Mme la Maréchale, qui, les larmes aux yeux, me dit : « Je suis bien heureuse et Gérard sera bien heureux de vous voir. Nous avons eu beaucoup d'inquiétude pour vous. Cette inquiétude a augmenté depuis la retraite des Hollandais par l'absence de nouvelles et à cause de votre silence. »
Le Maréchal arriva aussitôt me tendant les bras, et les larmes aux yeux, m'embrassa. « Bravo, me dit-il, bravo ; vous avez gagné la bataille, vous êtes les dignes fils des vainqueurs de Juillet. Organisez-vous promptement et solidement, avant de risquer une bataille en rase campagne ; conservez l'ascendant de la victoire. »
J'étais ému des paroles sympathiques du Maréchal. Je pleurai de joie et de reconnaissance. Je lui exposai l'objet de ma mission. Il me répondit : « Vous pouvez compter sur mes sympathies comme sur celles de mes collègues et de la France entière.
Nous ferons respecter le principe de non-intervention, n'en doutez pas. Il y a conseil des Ministres, à dix heures. Je parlerai de votre mission ; nous ne pourrons probablement pas en délibérer, parce que l'ordre du jour est très chargé. Revenez à une heure savoir des nouvelles, nous causerons de vos affaires. »
En prenant congé, je reçus de nouvelles marques de sympathie du Maréchal.
A une heure, je retournai chez le maréchal Gérard ; il me dit : « L'Ambassadeur de Hollande sait déjà qu'un M. Gando, membre du gouvernement provisoire de Belgique, est à Paris ; il a exprimé l'espoir qu'on ne le recevrait pas. Cela n'empêchera pas le Conseil de se réunir ce soir et de rédiger la résolution qui n'est pas douteuse.
J'ai dit deux mots de votre mission ; elle n'a soulevé aucune (page 313) objection. Revenez à minuit ; je vous dirai officiellement la résolution prise par le Conseil.
Maintenant causons de vos affaires, il est fâcheux que vous n'ayez pu ajourner de quelques mois l'explosion, car nous ne sommes pas en mesure de vous protéger régulièrement ; nous n'avons pas d'armée. Louis XVIII et, après lui, Charles X, ont fort négligé l'armée en général ; il faudra au moins six mois pour la réorganiser. Nous n'avons pas d'artillerie, le gouvernement déchu a changé complètement de système pour cette arme : au lieu de remplacer successivement l'ancien système par le nouveau, il a commencé l'œuvre par la destruction complète de l'ancien système. Nos arsenaux sont vides, les matières premières manquent. Nous ne ferons pas moins respecter le principe de non-intervention. Si les Prussiens mettent un pied en Belgique, nous lâcherons la bride et la France tout entière débordera en Belgique. Des désordres, de graves inconvénients pourront résulter pour la Belgique, de l'intervention d'auxiliaires sans organisation, sans discipline. C'est à vous à choisir entre les Prussiens et les Français. »
- « Oh ! le choix ne sera pas douteux ; nous n'avons pas perdu le souvenir des Prussiens de 1814 et de 1815. Plutôt 200,000 Français sans organisation, sans discipline, que l'armée prussienne. Plutôt la mort que la restauration que les Prussiens nous imposeraient ! »
Le Maréchal reprit : « Les puissances n'ont pas oublié les levées en masse de 1793 ; elles savent que la France peut, aujourd'hui mieux qu'alors, organiser des armées formidables, parce qu'elle a les cadres qu'elle n'avait pas en 1793. Les populations d'Allemagne, de Prusse, de Hongrie et d'Italie donnent de graves inquiétudes à leurs maîtres. Elles sont très sympathiques à notre révolution ; elles ne tarderont pas à l'être à la vôtre. Il ne faut donc pas trop vous alarmer ; mais il faut agir promptement, énergiquement, comme si vous n'aviez aucun motif de sécurité. »
« Quelles sont vos ressources ? » demanda le Maréchal. - « Nous avons une artillerie considérable, beaucoup de projectiles et de poudre ; la Belgique était l'arsenal de l'Angleterre. Nous pouvons mettre sur pied de guerre 45 à 50,000 hommes d'infanterie régulière et 10 à 12,000 volontaires ; nous avons un même nombre de fusils, mais point de réserve. Nous tâcherons d'y pourvoir. Les chevaux nous manquent, c'est-à-dire les chevaux exercés à la manœuvre ; la Hollande les retiendra tous ; nous aurons les quelques chevaux que nous amèneront les déserteurs. Nous nous procurerons facilement, dans le pays, des chevaux d'artillerie et des charrois.
(page 314) Ce qui nous manquera, ce sont de bons cadres. La partialité et la défiance du gouvernement hollandais écartaient les Belges pour les grades élevés, pour les grades inférieurs et même pour les sous-officiers.
Je me suis occupé, il y a quelques mois, de cette odieuse partialité ; ce fut un des sujets de critique et d'opposition des Belges.
Les officiers généraux belges étaient à peine comme un à dix. Les officiers d'état-major, comme un à six. Les officiers d'infanterie, comme un à six. Les officiers de cavalerie, comme un à quatre. Dans l'artillerie, comme un à onze. Dans le génie, les Belges étaient comme un à quatorze. Dans ces deux armes spéciales et si importantes, il n'y avait pas un Belge au-dessus du grade de capitaine !
Dans l'état-major et dans la cavalerie, la disproportion est moindre que dans les autres armes, parce qu'on a favorisé quelques fils de famille bien en cour.
Je suis persuadé que je me trompe peu sur ces proportions. J'ai souvenance que la disproportion est plus forte pour les grades supérieurs que pour les grades inférieurs.
Si l'on considère que la population belge est double de la population hollandaise, on comprendra qu'il y a lieu de doubler lés odieuses disproportions que j'ai signalées. Aussi les révélations de la presse belge ont indigné la nation, désaffectionné, irrité l'armée et l'ont disposée à se ranger sous notre drapeau.
Pardonnez-moi cette digression qui a sa raison d'être, puisqu'elle vous fera mieux apprécier les ressources sur lesquelles nous pouvons compter.» ,
- « Je comprends, dit le Maréchal, que toute l'armée belge, officiers et soldats, ne peut manquer de se ranger sous le drapeau de son pays, qui a pour lui l'ascendant de la victoire ; ne perdez pas un moment pour organiser votre armée, profitez de l'enthousiasme du succès. »
En quittant le Maréchal, j'allai au Ministère des Affaires Etrangères. Je n'étais pas connu de M. Molé, ministre des Affaires Etrangères ; mais il avait connu mon père qui, en qualité de membre de la Commission de l'Intérieur au Corps législatif, avait eu de fréquents rapports avec M. Molé père, ministre de l'Intérieur sous l'Empire.
Je me fis annoncer sous mon véritable nom, laissant celui d'Ad. Gando aux profondes méditations de la diplomatie fourvoyée. L'huissier ou valet de pied répéta mon nom et ajouta : « tout court ? » - « Tout court, répondis-je, il me semble que l'homme de bien n'a pas besoin d'allonger son nom.» - « Ah ! c'est que j'ai ordre d'annoncer les qualités (page 315) des personnes qui demandent audience. » - « Je ne demande pas audience, je viens faire une simple visite à M. Molé. »
Ce colloque, assez niais en apparence, je le répète, parce qu'il me porta à penser que la diplomatie avait été avertie de la mystification, et qu'elle cherchait toujours, par ses honnêtes moyens de corruption, à connaître le brigand qui se permettait d'usurper le noble rôle de diplomate au profit d'infâmes rebelles. Deux jours plus tard, je fus complètement édifié sur mes conjectures, au moins pour les démarches de la diplomatie étrangère.
M. Molé me reçut comme on reçoit une ancienne connaissance qu'on estime ; il me parla des anciennes et bonnes relations de mon père avec le sien et du plaisir qu'il avait à recevoir le fils de l'ancien ami de son père, et de la satisfaction qu'il éprouvait d'établir des relations entre les fils des deux vieux amis. ¬
Je lui dis l'objet de ma mission ; j'ai eu avec lui, à peu près, la même conversation qu'avec le maréchal Gérard. Il comprenait très bien notre position et la solidarité d'intérêts des deux nations et la nécessité de faire respecter le principe de non-intervention. Il exprima ses vives sympathies pour notre cause si intimement liée à celle de la France. Il resta fidèle à ses convictions et à ses affections pour la Belgique : ce qui amena sa retraite, lorsque Talleyrand fit prévaloir sa politique égoïste et anti-nationale.
Je pris congé ; j'allai chez Tielemans. Nous nous rendîmes chez le général Lafayette qui nous accueillit avec la bonté, la bienveillance et la simplicité d'un vieux républicain. Je lui donnai, sur nos quatre journées, des détails qui l'intéressèrent beaucoup et sur lesquels il revint souvent. Nous causâmes longtemps sur nos affaires, nos craintes et nos espérances. Je lui dis l'objet de ma mission. Il nous dit : « Le gouvernement n'hésitera pas à faire respecter le principe de la non-intervention et à vous protéger et vous défendre si on vous attaque, parce qu'il est de son intérêt de le faire et parce qu'il sait bien que s'il ne le faisait pas, il serait débordé par la nation entière qui vous est très sympathique. »
Tielemans lui dit que la république serait très probablement proclamée en Belgique et lui proposa d'en accepter la présidence.
Lafayette déclina l'offre, disant qu'il était plus utile à la France et à la Belgique en restant à Paris. Il conseilla de ne pas trop se hâter à se prononcer sur la forme de notre gouvernement ; que la proclamation de la république serait prématurée et pourrait amener des complications funestes pour la Belgique.
Je lui proposai le gouvernement de la Belgique, sous le titre de (page 316) grand-duc ou toute autre dénomination, avec ou sans hérédité. « Je ne suis pas autorisé à vous faire cette proposition, mais si vous l'acceptiez, mes concitoyens, j'en ai la certitude, la ratifieraient avec enthousiasme.
Nous aurions la république, des institutions républicaines, moins le nom qui est la seule chose dont s'effrayent les timides et dont les intrigants font semblant de s'effrayer. »
Lafayette répondit que son grand âge ne lui permettait pas une entreprise aussi importante ; qu'il ne pourrait pas accepter l'hérédité qui le mettrait en contradiction avec ses principes ; que, sans hérédité, son titre de grand-duc serait considéré comme une présidence de république : la république elle-même.
« J'ai, ajouta-t-il, dérogé une seule fois à mes principes, en faveur de la branche d'Orléans, parce que cette famille a donné des gages à la république, qu'elle est républicaine ! Nous avions à craindre la guerre civile ; nous avons pensé que le seul moyen de la conjurer, c'était de combler au plus vite le vide qu'avait fait la chute de la branche aînée ; la porte reste ouverte aux institutions républicaines, la France y pourvoira. »
Nous avons parlé de la nécessité d'une alliance offensive et défensive entre la France et la Belgique. Nous avons demandé son avis sur ¬cette question et son appui auprès du gouvernement pour la faire résoudre favorablement et promptement.
.. Il nous répondit que son appui, comme ses sympathies, ne ferait jamais défaut à la Belgique, mais qu'il croyait prématurée la proposition d'une alliance offensive et défensive. « Cette alliance, dit-il, serait en contradiction avec le principe de non-intervention. Le gouvernement s'abstiendra de répondre à cette proposition, ou la rejettera ; il ne pourrait l'agréer sans manquer au principe de non-intervention qu'il a et que vous avez vous-mêmes si grand intérêt à faire respecter.
- Contentez-vous, pour le moment, de la déclaration qu'a faite le gouvernement et qu'il vous donnera, sans doute, officiellement, qu'il fera respecter le principe de non-intervention. Comptez sur la France et ses sympathies, là est la garantie des promesses du gouvernement, et votre planche de salut si vous êtes menacés d'un naufrage. »
Au moment de notre départ, Lafayette m'invita courtoisement à aller souvent le voir ; ce que je ne manquai pas de faire.
Je consacrai le reste de la journée à visiter de bons patriotes, entre autres, l'excellent, le dévoué Thomas (Note de bas de page : Il s'agit de Clément Thomas, la victime des communards, le 18 mars 1871), appartenant à la rédaction du journal Le National, homme d'un jugement sûr, d'une intégrité, d'un dévouement à toute épreuve et qui ne se sont jamais démentis. Ainsi (page 317) que j'y avais été autorisé par le maréchal Gérard, je me rendis chez lui à minuit, pour connaître le résultat du Conseil des ministres qui s'était occupé, dans la soirée, de l'objet de ma mission.
Prévoyant que Tielemans pourrait être chargé, par le Gouvernement provisoire, de quelques missions à Paris, je le priai de m'accompagner ; ce qui fut pour lui une présentation officielle.
Le maréchal ne rentra qu'à une heure moins un quart. Il nous dit, avec une satisfaction visible, que le Conseil avait, sans hésiter et à l'unanimité, proclamé la résolution de faire respecter le principe de non-intervention et de nous protéger contre toutes les éventualités.
Il appuya sur ces derniers mots. « Vous pouvez, dit-il, transmettre officiellement cette décision au Gouvernement provisoire. »
Nous remerciâmes le maréchal et prîmes congé ; nous nous rendîmes à l'appartement de Tielemans où nous récapitulâmes tous les faits de la journée et préparâmes le rapport qu'il ferait au Gouvernement provisoire à son arrivée à Bruxelles.
Voilà une journée bien employée en quinze heures ! J'obtins du gouvernement français une solution nette, complète, officielle de la question de vie ou de mort pour notre indépendance.
(Ici Gendebien réfute les allégations de Louis De Potter et d'Adolphe Bartels, qui ont dénié toute importance et tout succès à sa mission. Il se gausse de la naïve hostilité du second, qui le représente comme tenu à distance par les ministres français, reçu sous un nom supposé « à la nuit tombante ou au lever du jour » !
(Il explique aussi, tout simplement, l'interdiction de toute sortie d'armes de France pour la Belgique, imputée à crime par Bartels au gouvernement de Louis-Philippe :)
Il n'est pas nécessaire - dit Gendebien - de faire un grand effort d'esprit pour comprendre que nous envoyer des armes de guerre, c'était faire acte d'intervention et autoriser les puissances à méconnaître le principe de non intervention.
La France, qui manquait d'armes, en a interdit la sortie ; ce que nous avons fait pour le même motif. Au reste, la contrebande nous a fourni beaucoup de fusils, comme elle en a, sans doute, fourni à la France.
Toutes ces petites misères et tant d'autres m'ont souvent contrarié ; elles ne m'ont jamais déconcerté ni surpris ; elles ne m'ont jamais empêché de marcher dans la voie que je croyais et qui était la bonne pour (page 318) mener à bien une révolution si noble, si désintéressée dans son principe, si honorable, si nécessaire dans son but.
Si, plus tard, elle a dégénéré, si elle a dévié de son principe et de son but, je n'en suis pas coupable, ni responsable. Mon opposition courageuse et persévérante a complètement dégagé ma responsabilité.
Depuis le 27 du mois d'août, j'avais énergiquement résisté à la fatigue ; après le départ de Tielemans, de Paris pour Bruxelles, je cédai à la fatigue. En rentrant à l'hôtel, je dis au domestique de me réveiller, le lendemain à quatre heures après-midi, si je n'avais pas sonné avant cette heure. Je me couchai à onze heures et je dormis jusqu'au moment où l'on vint frapper à ma porte, à l'heure convenue. Je descendis de mon lit et m'affaissai sur le parquet : j'avais perdu l'usage des jambes ; je ne le recouvrai, en partie, qu'après deux jours de traitement et, pendant deux autres jours, je ne pus marcher qu'avec l'assistance d'un bras. Le docteur appelé, informé de mes fatigues, me rassura et promit une prompte guérison.
Pendant sept jours, je ne reçus pas de réponse à mes demandes d'instructions et d'autorisation de quitter Paris. J'étais en correspondances avec Van de Weyer ; il m'écrivit, entre autres choses, que le Congrès allait être convoqué. Je lui répondis : qu'à moins de motif d'urgence, il me paraissait qu'il convenait de retarder cette convocation, afin de nous donner le temps de poser des actes et des principes qui lieront plus ou moins les mains du Congrès, et serviront de bases à la Constitution qu'il est appelé à voter. J'ajoutai : « Faites comprendre à nos collègues qu'il n'est pas urgent de créer à côté de nous un corps qui nous absorbera, et, avec nous, la révolution peut-être ; il nous privera, tout au moins, de l'initiative dont nous aurons encore besoin pendant quelque temps, pour consolider la révolution et consacrer les conséquences que le peuple attend si légitimement.
Quant à mes demandes d'instructions et de rappel, il me dit : « On ne vous envoie pas d'instructions, parce qu'on n'en a pas à donner. On désire que vous restiez encore à Paris, pour satisfaire aux éventualités qui peuvent exiger une solution urgente. Du reste, si vous désirez revenir, partez. Nous serons l'un et l'autre heureux de nous serrer la main. »
Dans ses Souvenirs personnels (vol. 1er, page 153) M. De Potter dit : « Je l'avais conjuré (M. Gendebien) de hâter le plus possible ses négociations, afin de venir par lui-même... » (Note de bas de page : Gendebien n'a pas cité le passage entier. Nous le complétons : « ... dissiper nos doutes sur le parti que nous avions à prendre pour que les deux peuples révolutionnés continuassent à marcher de front dans la voie de la liberté et du progrès. »)
(page 319) M. De Potter désirait, au contraire, retarder autant que possible mon retour ; on en trouve la preuve trois pages plus loin (Voir les pages 156 et sqq.).
Inutile de dire que depuis le premier octobre je revis le maréchal Gérard et M. Molé, qui m'accueillaient toujours avec la plus grande bienveillance pour moi et avec des marques non équivoques de sympathie pour la Belgique.
J'entrai en relations avec les principaux rédacteurs de plusieurs journaux, avec les hommes les plus influents des sociétés populaires. Je revis plusieurs fois le général Lafayette, chez qui je rencontrai Guinard, Cavaignac (Godefroy) et plusieurs autres notabilités du mouvement national. Tous exprimaient chaudement leurs vives sympathies pour la Belgique et affirmaient que, si les Prussiens mettaient le pied en Belgique, deux cent mille volontaires et gardes nationaux iraient les écraser, que le gouvernement serait impuissant à arrêter l'armée.
Je quittai Paris le 8 octobre dans la soirée. Je m'arrêtai à Mons pendant deux heures, chez mon père, je reçus les autorités militaires et quelques amis : J'arrivai à Bruxelles dans la nuit du 9 au 10 octobre.
(page 319) Le 10, je me rendis au Gouvernement provisoire, qui siégeait au milieu de l'ancienne salle du Sénat, en face du Parc. En entrant, je vis un homme debout, près de la table. Malgré la distance, j'éprouvai instantanément un sentiment pénible d'antipathie et de répulsion, en voyant la figure de Lebeau que je ne connaissais pas, que je voyais pour la première fois.
Deux minutes après, la conversation tourna à l'aigreur.
Le Gouvernement provisoire s'occupait des élections pour le Congrès ; le décret, imprimé en affiches, était étendu sur la table. Je demandai si un cens était exigé pour l'électeur et pour l'éligible. Sur la réponse affirmative pour l'électeur, je proposai un essai de suffrage universel, qui me paraissait préférable et plus logique, parce que les masses étant révolutionnaires, antipathiques et très hostiles au gouvernement déchu, le suffrage universel amènerait des choix très patriotiques, très favorables à la Révolution et très hostiles aux Nassau.
Une discussion très vive s'engagea sur ce point entre Lebeau et moi. Personne ne m'appuyant, je n'insistai point.
Je demandai quel cens on exigeait de l'électeur. On me répondit (page 320) par le texte de l'arrêté qui, pour les villes, adoptait le cens du premier degré électoral, et pour les campagnes, le cens électoral existant.
Il y avait, pour les villes, deux degrés d'élection ; il n'y en avait qu'un pour les campagnes ; pour cette raison, le cens des campagnes était beaucoup plus élevé que celui des villes. L'élection devenant directe et à un seul degré pour tous, la justice, l'équité exigeaient un cens égal pour tous, ce que je demandai.
Je fis remarquer que le cens pour les campagnes était à peu près double de celui des villes ; que c'était à la fois une injustice et une faute. Injustice, parce que, si le cens est une présomption légale de capacité, il doit être uniforme pour tous. C'est une pierre de touche qui doit être accessible pour tous, à condition égale ; on ne peut, sans tomber dans l'arbitraire, établir deux poids, deux mesures.
Le double du cens pour les campagnes est une faute grave ; c'est l'acte le plus impolitique que l'on puisse poser aujourd'hui. En effet, dans les campagnes, il n'y a pas, ou, au moins, il y a un infiniment petit nombre d'ennemis de la Révolution, de partisans du gouvernement déchu. Dans les villes, au contraire, il y a des affections, des intérêts froissés et, par conséquent, des ennemis de la Révolution, des partisans de la famille royale et surtout du prince d'Orange. Ils exerceront probablement sur les élections une pernicieuse influence, que les campagnes peuvent conjurer et qu'elles contre-balanceront certainement, si on les admet à un cens égal à celui des villes.
Vaincu sur ce point, on m'objecta que le temps manquait pour remanier les listes électorales ; qu'il était urgent de réunir le Congrès, au plus vite possible.
Je contestai l'urgence et je soutins que la chose essentielle et notre premier devoir était de composer un Congrès homogène patriotique, c'est-à-dire national et hostile au gouvernement déchu.
On insista sur les difficultés de changer les bases du cens et sur les lenteurs périlleuses de cette opération. Je répondis qu'il y avait un moyen bien simple de faire disparaître l'injustice, la faute politique et les lenteurs du remaniement de la base du cens ; c'était de faire l'essai du suffrage universel, qui n'impose que la constatation de l'âge soit (21 ans) opération facile, qui pourrait être faite en 24 heures, dans les communes les plus populeuses.
Mon insistance amena une discussion très vive et très aigre entre Lebeau et moi.
Je proposai d'admettre comme électeurs, sans payer le cens, les capacités. Ma mémoire est peut-être en défaut sur ce point, mais j'ai (page 321) souvenance que deux propositions furent renvoyées à la Commission de Constitution ; que Van de Weyer approuva et appuya fortement l'abaissement du cens des campagnes et l'admission des capacités. C'est sur sa demande que le Gouvernement provisoire, sans rien préjuger, renvoya mes deux propositions à l'examen de la Commission de Constitution, qui, réunie en ce moment, en délibéra immédiatement avec moi. Elle admit une de mes deux propositions : celle de l'admission des capacités ; elle rejeta l'autre concernant les bases du cens différentiel entre les villes et les campagnes.
Van de Weyer seul appuya mes propositions ; mes autres collègues, De Potter compris, ne prirent aucune part à la discussion.
Les nombreuses et très pressantes réclamations des communes rurales me donnèrent gain de cause. Elles forcèrent le Gouvernement provisoire à réparer l'injustice et la faute que j'avais signalées et démontrées à mes collègues et à la Commission de Constitution.
Par arrêté du 16 octobre 1830, le Gouvernement provisoire réduisit de moitié le cens électoral pour les campagnes !!!
Par un singulier retour des choses d'ici-bas, M. Lebeau qui, au 10 octobre 1830, avait proposé et soutenu avec une persistance qui alla jusqu'à l'aigreur, le cens électoral pour les campagnes, à un chiffre double de celui des villes, consentit, le 16 février 1831, à réduire le cens des campagnes à la moitié de celui des villes. C'était une injustice et une faute en sens inverse de celles qu'il avait commises au 10 octobre 1830.
Il combattit même la proposition de M. l'abbé Defoëre (Note de bas de page : L’orthographe véritable est de Foere) « de réduire le cens électoral à 20 florins pour tous les contribuables ». Voir la séance du Congrès du 16 février 1831.
Etablir, au 10 octobre 1830, le cens des campagnes à un cens double de celui des villes, c'était une faute, c'était presque un crime politique. Je l'ai démontré plus haut. Le réduire à la moitié de celui des villes, au 16 février 1831, c'était une faute bien plus funeste pour l'avenir ; on pouvait, dès le 16 février 1831, prévoir que les campagnes, cédant à l'influence du clergé, si habile à exploiter l'ignorance, contrebalanceraient. et subjugueraient souvent l'intelligence des villes.
La proposition de M. Defoëre était logique, juste et politique. Elle fit son chemin lentement ; elle aurait, sans doute, été méconnue longtemps encore, si la Révolution de 1848 n'avait inspiré à nos hommes d'Etat une peur salutaire.
(Gendebien réfute ensuite longuement les assertions de Louis De Potter relatives à l'ajournement des élections au Congrès et à la convocation de - (page 322) cette assemblée. Il repousse aussi l'insinuation de son collègue qui le représentait associé à Félix de Merode, dans l’« action aristocratico-cléricale» de ce dernier. Il affirme que « pendant toute l'existence du Gouvernement provisoire, M. de Merode n'a jamais manifesté de prétentions aristocratico-cléricales ; il était LAMENNISTE... ». Quant à lui, il n'a pas voulu signer l'arrêté du 10 octobre ; il a provoqué « l'arrêté réparateur du 16 octo¬bre», que De Potter s'est contenté de signer) (Note de bas de page : Gendebien ajoute : « J'ai insisté trop longuement peut-être sur cette question : il était utile, nécessaire même, dans l'intérêt de la vérité et de ma dignité d'homme, de démontrer, une fois de plus, ce que valent les assertions et les accusations de M. De Potter »).
(page 322) Le 15 octobre, le Gouvernement provisoire signa un arrêté qui assignait le grade de capitaine aux commandants des Corps francs,. à moins qu'ils n'aient été promus à un grade supérieur.
Il défendait, sous les peines prononcées par le Code pénal, toute immixtion dans les fonctions publiques, civiles ou militaires, l'usurpation de titres, dignités, insignes de grades, de fonctions ou d'uniformes qu'on n'avait pas le droit de s'attribuer. C'était un premier pas dans l'ordre hiérarchique profondément troublé. Les bons, les vrais patriotes applaudirent ; les ambitieux, les parasites, les intrigants seuls maugréèrent.
(Après avoir démontré que De Potter, qui « se vante sans cesse de nous avoir poussés, pressés, harcelés dans l'accomplissement de notre mission de réparer les injustices de l'ancien Gouvernement, de faire disparaître tous les abus... n'était en réalité que l'innocente mouche du coche au Comité central », Gendebien rappelle l'erreur qu'il faillit commettre en matière de main-morte.)
M. De Potter, si chaleureux pourfendeur des abus, faillit en introduire un, inconnu depuis la Révolution de 1789 et plus funeste, à lui seul, que tous les abus que 1830 avait mission de faire disparaître.
Dans la soirée du 14 octobre, De Potter dit : « Nous avons souvent parlé de l'utilité des associations et de la nécessité d'en proclamer et d'en définir le droit. Je vous présenterai demain un projet d'arrêté. »
Cette entreprise me parut hardie, téméraire même, et tout à fait au-dessus des capacités de De Potter. J'en fus convaincu le lendemain.
(page 323) M. De Potter apporta le lendemain un projet qui, sans qu'il s'en doutât, consacrait les couvents et la main-morte, comme au bon vieux temps.
J'eus de la peine à le lui faire comprendre ; je suis persuadé que je n'y suis pas parvenu. Mes collègues m’ayant compris, Je corrigeai, séance tenante, l'arrêté en le généralisant : « dans un but politique, religieux, philosophique, littéraire, industriel ou commercial ».
J'ajoutai un petit correctif qui anéantit la main-morte, objet principal du véritable auteur du projet d'arrêté.
Le 15 au soir, M. l'abbé Defoëre vint au Gouvernement provisoire. Je me suis dit aussitôt, voilà le véritable auteur de l'arrêté. Aux premiers mots qu'il prononça, je compris son désappointement.
J'étais occupé, sur le coin d'une table voisine, à rédiger un projet de code militaire en campagne. Je suspendis mon travail et suivis la discussion. M. Defoëre lève sa soutane, prend des papiers et en laisse tomber un. Me levant aussitôt, je mis le pied dessus et pus le ramasser, sans être aperçu par M. Defoëre très préoccupé de la discussion. Ce papier, c'était la minute du projet d'arrêté proposé par M. De Potter.
Je dois à la vérité de dire, qu'éclairé par la discussion et après mûre réflexion, De Potter comprit la funeste portée de son projet et me remercia de l'avoir amendé, de lui avoir administré un contrepoison salutaire, ce sont les expressions dont il s'est servi.
On a, à cette occasion, accusé De Potter d'avoir recherché les bonnes grâces du clergé, par une concession exorbitante et funeste. Cette accusation aurait pu avoir quelque apparence de réalité, si De Potter avait eu la conscience de ce qu'il faisait, mais il ignorait la portée du projet dont il avait accepté la paternité. Il a sans doute eu l'intention de faire chose agréable au clergé et en particulier à M. Defoëre qui avait les sympathies de tous les unionistes ; aller au delà, l'accuser d'avoir eu l'intention de rétablir les couvents et le privilège de la main-morte, c'est aller trop loin ; c'est, j'en suis convaincu, le calomnier.
(page 323) Le calme, l'ordre, la sécurité étaient à peine rétablis, que les parasites, les caméléons politiques, les ambitieux et les traîtres reprirent les voies souterraines de l'intrigue et de l'hypocrisie.
Dès le lendemain de mon retour à Bruxelles (11 octobre), un de mes meilleurs amis, patriote dévoué et clairvoyant, vint me dévoiler des intrigues orangistes, ourdies sur un large plan. Grâce à son zèle (page 324) et à sa fortune qui lui permettait de faire des largesses, il suivait, pied à pied, les progrès de l'intrigue. Il revint plusieurs fois m'avertir. Enfin, le 14 octobre, il vint, le journal (Courrier des Pays-Bas) à la main, me dire : « Voilà la démonstration de tout ce que je vous ai dit et prédit depuis trois jours. »
Ce journal contenait, sous la rubrique : Bruxelles, 13 octobre, un Mémoire anonyme sur l'état actuel de la Belgique, adressé au général Van Haelen, suivi de la réponse de celui-ci.
Le nom de Van Haelen fut, pour moi comme pour mon ami, une révélation, une démonstration.
Ce mémoire anonyme, adressé à Van Haelen, patronné par lui, contenait une proposition formelle, une provocation directe au rappel du prince d'Orange ou de son fils aîné, comme seule et unique solution possible et honorable de notre révolution.
Ce mémoire anonyme qui a été répandu avec profusion dans tout le pays, est un long, très adroit et très spécieux plaidoyer en faveur de la restauration du trône des Nassau.
Pour s'en convaincre, il suffit de le lire dans son ensemble. Je regrette que son étendue ne me permette pas de le reproduire ; je m'arrête à quelques phrases :
« Je vous ai demandé (c'est à Van Haelen qu'il s'adresse) la permission de vous exprimer ma pensée toute entière ; j'ai pris l'engagement d'être franc ; je le serai. Le prince qu'il vous faut, celui dont l'élection aplanirait toutes les difficultés, c'est à mon avis, ou le prince d'Orange ou l'aîné de ses fils.
« Les Cours étrangères donneront infailliblement leur approbation à un choix de cette nature. Le prince d'Orange s'engagera solennellement à s'interdire même l'apparence de la plus légère réaction, et à maintenir les récompenses qui auront été décernées aux défenseurs de nos libertés...
« De tous les candidats qui peuvent être proposés, le prince d'Orange est celui dont le choix assurera un prompt retour à la tranquillité publique...
« Le commerce est dans la plus désolante stagnation... une effrayante émigration a fait de cette capitale une morne solitude... enfin une sorte de consomption mine la Belgique...
« Parmi les chefs actuels de la Belgique, plusieurs ,je le sais, le plus grand nombre, peut-être, sont sincèrement portés pour le Prince. Qu'ils se déclarent, qu'ils plaident eux-mêmes cette cause... à leurs voix,. unissez votre voix ; à leurs efforts, joignez toute l'influence de votre crédit ; que, par le concours de vos soins, la Belgique soit confiée au père ou au fils. Alors les suffrages de la nation et ceux de la politique européenne cimenteront l'édifice dont vous aurez posé les bases, et vous-mêmes, et tous les membres du Gouvernement provisoire, auront mérité à jamais le titre glorieux de Sauveurs de la Patrie. »
En combinant ces citations avec l'ensemble du mémoire anonyme il est impossible d'en méconnaître le sens, l'intention et le but.
Juan Van Haelen, à qui il est adressé, le patronne et l'appuie ! (page 325) Personne n'a été dupe de cette comédie et tous le monde l'a appréciée à sa juste valeur en lui donnant le nom qu'elle méritait : Trahison ! Conspiration !
On a été profondément affligé de l'hospitalité que le Courrier des Pays-Bas a donné à cette œuvre de trahison, de conspiration. Ce journal, autrefois si patriotique, si révolutionnaire, si profondément ennemi des Nassau, non seulement a donné une déplorable publicité à cette odieuse et audacieuse tentative de restauration : mais il a eu l'inconcevable imprudence de l'appuyer de son approbation ! Il fait précéder cette déplorable publication de quelques lignes dans lesquelles on a été très tenté de reconnaître la complicité de la rédaction du Courrier. Il dit en effet, en parlant de ce document : « Il résume, en termes très clairs, une opinion qui commence à réunir beaucoup de suffrages ! » « La note, dit-il, que le général Van Haelen y a jointe, est un document précieux et qui contient des mesures d'exécution et de précaution sagement calculées. »
Il termine sa note approbative par ces mots : « J'embrasse un bon avis, de quelque part qu'il vienne. »
Le désir, l'intention de séduire et de réunir un grand nombre d'adhérents à la conspiration anonyme, ressortent, à toute évidence, du rapprochement des mots : « commence à réunir beaucoup de suffrages » et de ceux-ci « document précieux : qui contient des mesures d'exécution», c'est-à-dire qu'on est si certain du succès qu'on s'occupe des moyens d'exécution.
Je suis loin de dire que le Courrier a trahi ; mais sa publication du mémoire anonyme, de la note de Van Haelen et le commentaire du journal étaient bien certainement de nature à le faire soupçonner de complicité dans les projets si patents de contre-révolution et de restauration des Nassau.
Des journaux de Liége tournaient aussi à l'orangisme. D'excellents patriotes qui avaient montré le plus d'ardeur au commencement de la Révolution, se laissaient aller au découragement, à l'hésitation en présence des promesses fallacieuses autant que séduisantes que faisaient miroiter les agents du prince d'Orange. Les prisonniers revenus d'Anvers par la fraternelle et bienveillante protection du prince d'Orange, avaient été séduits par ses procédés gracieux et chevaleresques ; d'ennemis à outrance du père, ils étaient devenus les amis, les partisans du Prince, les défenseurs de ses droits qu'ils prétendaient n'avoir, en aucune façon, été compromis par les crimes du père et du frère, incendiaire et assassin de Bruxelles.
(page 326) Ils étaient incapables de conspirer pour le Prince, bien moins encore de trahir la Révolution. Ils étaient de bonne foi, dupes ou victimes du noble et généreux sentiment de la reconnaissance ; mais ils pouvaient, par cela même, faire une propagande d'autant plus dangereuse qu'elle était désintéressée et respectable dans leur for intérieur.
J'appelai l'attention de mes collègues sur le Mémoire anonyme, sur le patronage de Van Haelen et du Courrier.
Rogier n'y vit que l'expression d'une opinion très hardie, un abus de la presse qu'il fallait souffrir pour éviter d'être accusé de ne pas la respecter plus que ne faisait l'ancien gouvernement.
De Potter, qui, autant que moi, se défiait de Van Haelen, y voyait une tentative de conspiration ou au moins de réhabilitation du prince d'Orange. Il n'en voulait pas faire un délit de presse, mais l'objet d'une instruction administrative très sévère.
Van de Weyer y voyait une intrigue plus criminelle dans l'intention que dangereuse dans ses résultats probables. Comme nous, il suspectait Van Haelen de beaucoup d'ambition contrariée, de peu de stabilité dans les idées et d'absence complète de conviction. « Recommandons à la surveillance de M. Plaisant les démarches de Van Haelen » dit-il.
Van de Weyer, De Potter et moi, nous eûmes une entrevue, en l'absence de Rogier, non parce que nous étions en défiance, mais parce que nous voulions nous édifier et nous expliquer franchement et complètement sur le compte de Van Haelen, sans blesser Rogier, qui était son ami et son historiographe.
V. La seconde Mission de Gendebien à Paris.
(page 326) Le résultat de notre conférence, où chacun apporta les éléments de sa conviction, fut qu'un complot s'ourdissait en faveur de la restauration du Roi Guillaume ou de son fils le prince d'Orange.
Nous décidâmes une mission à Paris, ayant pour but de prendre des informations sur la réalité, l'étendue et les ramifications du complot ; sur les dispositions du gouvernement français à encourager ou à combattre l'intrigue ourdie en faveur de la restauration. ¬
La mission avait aussi pour but de sonder le gouvernement français sur ses dispositions à accepter le trône de Belgique pour le duc de Nemours, si le Congrès le lui déférait.
Nous considérions cette démarche comme un stimulant propre à intéresser le gouvernement français, à combattre les intrigues en faveur du prince d'Orange.
(page 327) ¬Enfin, la mission avait pour but de négocier un emprunt. Je fus chargé de cette mission.
Dans la nuit du 16 au 17 octobre je quittai Bruxelles pour accomplir ma seconde mission diplomatique à Paris.
Le 14 octobre, j'avais obtenu de mes collègues, non sans peine, la nomination de M. Ferdinand Meeus, au poste important et très lucratif de gouverneur de la Banque (Société générale pour favoriser l'industrie nationale). Pour lui faire gagner ses éperons, je demandai à mes collègues de l'adjoindre à ma mission, pour me seconder dans les négociations de l'emprunt, ce qui fut agréé.
Nous arrivâmes à Paris, dans la nuit du 17 au 18 octobre. Nous vîmes les principales maisons de banque. Plusieurs étaient très hostiles à la Révolution de Juillet, plus hostiles encore à notre Révolution de septembre. Tous étaient tremblants, exaspérés de la situation de la France et de leurs embarras financiers qui les préoccupaient bien plus que les destinées de la France.
Nous vîmes M. Laffitte, qui nous reçut avec la plus grande bienveillance, il nous assura de ses sympathies pour la Belgique et sa révolution ; puis il nous dit qu'à aucune condition, même les plus onéreuses, nous ne réussirions à faire un emprunt sur la place de Paris.
Dès le 18 octobre, je m'étais adressé au maréchal Gérard, qui me reçut avec la plus cordiale bienveillance et me dit : « Vous venez dans un mauvais moment, l'administration est en complet désarroi, la crise commence, je ne sais ce qui en sortira ; mais quoiqu'il advienne, vous conserverez toujours mes sympathies et les sympathies de la France, qui ne souffrira ni intervention étrangère, ni restauration forcée du Roi Guillaume ou de son fils ou petit-fils. » Il appuya sur le mot forcée, il ajouta : « Je sais que de très puissantes intrigues s'ourdissent en Belgique et même à Paris. On ne les encouragera pas, on les combattra à Paris. Il appartient à la Belgique seule de les combattre chez elle. Nous ne pouvons, sans manquer au principe de non-intervention qui doit vous sauver, intervenir pour écarter le Roi ou le prince d'Orange ; ils sont, je le sais, très antipathiques aux masses ; il vous sera donc facile, avec du calme et de l'énergie, de déjouer les intrigues. N'oubliez pas qu'il appartient à la Belgique seule de maintenir la position qu'elle a acquise ; à l'œuvre donc, à l'œuvre, comptez sur les sympathies de la France. »
Puis il s'informa de l'organisation de l'armée. «Vous avez, me dit-il, les meilleurs éléments : une population brave, électrisée par la victoire, vous avez beaucoup d'anciens officiers, tous officiers et soldats qui (page 238) constitueront des cadres solides. N'hésitez pas à donner des épaulettes aux sous-officiers et même aux soldats qui ont fait la guerre. »
Je ne donne que l'analyse succincte, mais une analyse exacte d'une longue conversation, ou plutôt de ce qu'a dit le maréchal.
Je vis M. Molé, je, revis M. Laffitte ; ils me tinrent à peu près le même langage que le maréchal Gérard. Ils insistèrent l'un et l'autre sur les intrigues très sérieuses, sur une véritable conspiration qui s'ourdissait en Belgique, en faveur d'une contre-révolution. Ils me donnèrent les mêmes assurances de sympathies pour la Belgique.
Je puis résumer en peu de mots le résultat de ma mission : emprunt impossible ; changements ou au moins hésitations dans la marche du gouvernement français et dans sa politique extérieure ; influence néfaste de Talleyrand, non pas précisément sur le gouvernement, mais sur l'esprit faibli du Roi Louis-Philippe, dont il sut habilement exploiter les faiblesses, les hésitations entre le rôle de roi-citoyen qu'il avait accepté, entre la meilleure des républiques et la royauté bourbonienne, telle que l'ont faite Talleyrand, Thiers et Guizot, royauté que ce dernier a laissée tomber au 24 février 1848.
Si nous avions tout à redouter de l'influence de l'homme dont la moralité était stéréotypée dans ce diabolique aphorisme, « la parole a été donnée à l'homme pour dissimuler sa pensée !! », nous avions tout à espérer de la probité, de la loyauté des Gérard, des Laffitte, des Lafayette, et plus encore des sympathies et de l'énergie de la France.
Ma mission n'a pas été stérile ; elle nous a donné un enseignement utile, un avertissement salutaire, et, ce qui valait mieux encore, la certitude de l'appui énergique et persévérant des meilleurs Citoyens de France et de la France tout entière.
(page 328) Nous quittâmes Paris le 20 octobre. Je conservai l'incognito, pour éviter les excès de zèle des postillons. A notre arrivée à Valenciennes, à la poste aux chevaux, on nous apprit les désordres à Mons et au Borinage. On les exagéra naturellement. Ce qui me frappa, c'est qu'on disait que ce mouvement était une contre-révolution au profit du prince d'Orange. M. Macar, gouverneur du Hainaut, réfugié à Valenciennes, logé à l'hôtel de la poste aux chevaux, en savait-il quelque chose ? Nos interlocuteurs étaient-ils les échos de la pensée de l'ex-gouverneur ?
C'est une question que je me suis faite sans chercher à la résoudre ; plus tard j'y trouvai un nouvel élément de conviction.
(page 329) A la poste de Quiévrain on nous dit les mêmes choses ; à Boussu on fut plus explicite, on devait y connaître la réalité des choses, on était à 500 mètres des événements.
On désignait, par noms et prénoms, les fauteurs des désordres et les complices qu'on qualifiait de conspirateurs au profit du prince d'Orange. Parmi les complices on désignait des hommes qui, par jalousie et pour combattre la concurrence que M. Degorge leur faisait, par ses transports économiques au moyen de son chemin de fer (Note de bas de page : Le propriétaire du charbonnage du Grand-Hornu, Degorge-Legrand, avait vu fonctionner, en 1827, la première voie ferrée française près de Saint-Etienne. Il en avait installée une semblable, un peu avant la Révolution, pour raccorder son exploitation au canal de Mons à Condé. Il n'était pas encore question de locomotive à vapeur : sur des rails, posés sur le sol, roulaient des chariots traînés par des chevaux. Les rouliers de la région, furieux de la concurrence, avaient ameuté la population contre l'ingénieux industriel), poussèrent le peuple à le détruire. Plus tard, j'appris que Mme Van Haelen avait, dans ce même temps, été hébergée, choyée chez ces mêmes hommes envieux, intéressés à la destruction du chemin de fer de M. Degorge !
En traversant les lieux du sinistre, nous vîmes une population exaspérée. Plusieurs hommes, dont quelques-uns armés, montaient la garde près du chemin de fer pour empêcher sa complète destruction ; un d'eux nous mit en joue, nous criant d'arrêter. Le Postillon passa outre ; je le fis arrêter, je descendis de voiture et marchai vers le poste qui aurait tiré sur notre voiture si nous ne nous étions arrêtés, car ils étaient en joue quand je suis descendu ; ils auraient pu nous tuer, car le soufflet de notre calèche était en cuir facilement transperçable.
Je fis signe de ne pas tirer. Je m'informai du motif de leur colère ; on me répondit, avec jurement, ce qu'on sait déjà. Je demandai pourquoi ils voulaient tirer sur moi et m'arrêter.
On répondit : « Ce sont des monseux (messieurs) qui ont fait faire tout ce que vous voyez. Nous voulons arrêter tous les monseux pour connaître et faire condamner ces brigands-là. » Je les calmai, les engageai à s'opposer aux brigandages, mais à ne faire usage de leurs armes qu'à la dernière extrémité. Je vais à Bruxelles, je suis très pressé d'arriver. - « Ah, dit-on, puisque vous allez à Bruxelles, passez ; dites au gouvernement qu'il doit faire pendre tous les brigands qui nous ont fait affront, sinon nous les pendrons nous-mêmes. » Ils me laissèrent partir..
Je passai quelques heures à Mons chez mon père. Je reçus les autorités civiles et militaires : le gouverneur, le vénérable M. Depuydt, était navré. Il était, ainsi que son fils, convaincu que les désordres (page 330) étaient fomentés par la contre-révolution au profit du prince d'Orange ; il connaissait et me dit les noms de l'agent principal ; ses complices sont en petit nombre, me dit-il ; ils n'ont ni assez de courage, ni assez d'énergie pour être dangereux. Ils ne trouveront aucun appui dans la province qui les maudira et les maudit et les méprise déjà. Ma sollicitude et mes inquiétudes sont pour ces braves populations, un instant égarées par des intrigants qui ont abusé de leur détresse. Je les recommande à l'indulgence du gouvernement et à vous, Monsieur Gendebien, qui connaissez ces populations.
Je dis, de mon côté, ce que j'avais appris à Valenciennes, à Quiévrain, à Boussu et sur le lieu même du sinistre ; ce qui coïncidait avec les renseignements recueillis par le gouverneur et les renforçait de manière à en faire sortir une conviction complète sur les projets de contre-révolution, sur les auteurs et complices des désordres qui devaient la favoriser.
L'autorité militaire agissait d'accord avec l'autorité civile ; elle avait les mêmes pensées, les mêmes convictions, les mêmes accusations.
Je reçus quelques amis que j'avais invités à venir m'éclairer sur les tristes et scandaleux événements de Mons et du Borinage. Ils pensaient et opinaient comme le gouvernement pour l'indulgence envers les populations égarées, mais ils demandaient un châtiment prompt et sévère pour les vrais coupables qu'on avait eu beaucoup de peine à soustraire à la colère, à la vengeance des patriotes de toutes les classes, exaspérés, furieux.
En résumé, l'autorité civile et militaire, les patriotes, la population tout entière accusaient unanimement Van Haelen et ses aides de camp, de complot en faveur du prince d'Orange et d'avoir fomenté et propagé les désordres, les pillages, pour réduire les populations au désespoir et arracher à leurs exaspérations des vœux pour le retour du prince d'Orange dont l'autorité ramènerait le calme, l'ordre et la prospérité.
Ces désordres, ces pillages habilement, audacieusement préparés, n'étaient-ils pas des actes d'exécution du complot révélé par le mémoire anonyme du 12 octobre, patronné, appuyé par Van Haelen, publié par le Courrier des Pays-Bas du 13, sous la date du 14 octobre ? Au milieu d'un long et très adroit plaidoyer en faveur du rappel du prince d'Orange, on rencontre cette phrase : « Toujours est-il vrai que si la Belgique ne prend pas un parti prompt et sage, si dans le plus bref délai, elle ne cherche pas à sortir d'un état provisoire, l'anarchie y déploiera ses fléaux !! »
Nous disions plus haut : ces désordres, ces pillages n'étaient-ils (page 331) pas des actes d'exécution du complot ourdi par le Mémoire anonyme ? Nous venons de voir, dans ce mémoire, la menace d'anarchie et de ses fléaux, si le prince d'Orange n'est pas rappelé dans le plus bref délai.
Le Courrier des Pays-Bas, dans son numéro du 16 octobre, sous la rubrique « Bruxelles », 15 octobre, dit : « Le général Van Haelen, accompagné de M. Trumper, son aide de camp, est parti, ce matin, pour faire dans le pays une tournée bourgeoise et embrasser quantité d'amis qui l'ont constamment accueilli en Belgique depuis cinq ans qu'il y réside.» Ni Van Haelen, ni le Courrier ne nous ont jamais dit ni les noms des amis que Van Haelen voulait embrasser, ni l'accueil qu'il en avait reçu.
Laissons à la tournée bourgeoise et les embrassades dont il ne fut pas le moins du monde question dans la pérégrination de Van Haelen ; mais suivons-le dans sa tournée bien plus politique que bourgeoise.
Par une coïncidence qui ne tient nullement du hasard, le prince d'Orange adresse de la ville d'Anvers, le 16 octobre 1830, une Proclamation insérée dans le Courrier du 19 octobre, sous la date du 18.
« Belges, dit le Prince, depuis que je me suis adressé à vous par ma proclamation du 5 du présent mois, j'ai étudié avec soin votre position, je la comprends et vous reconnais comme nation indépendante...
« Je me mets ainsi, dans les provinces que je gouverne, à la tête du mouvement qui vous mène vers un état de choses nouveau et stable, dont la nationalité fera la force.
« Voilà le langage de celui qui versa son sang pour l'indépendance de votre sol, et qui veut s'associer à vos efforts pour rétablir votre nationalité politique. »
Ce document, est, sans contredit, le complément du mémoire anonyme.
Son opportunité est incontestable, aussi i accompagna Juan Van Haelen, dans sa tournée bourgeoise.
Il indique suffisamment le caractère et le but de la mission de Van Haelen. Les moins clairvoyants ne s'y sont pas trompés.
Partout où Van Haelen s'est montré dans les Flandres, sa tournée bourgeoise a été accompagnée ou suivie de l'anarchie déployant ses fléaux, selon les prédictions du mémoire anonyme.
L'anarchie et ses fléaux accompagnèrent Van Haelen dans le Hainaut et n'allèrent pas plus loin, parce que Van Haelen fut arrêté et mis en prison.
Le journal le Belge du 24 octobre, sous la rubrique « Mons », 21 octobre, donne les renseignements suivants :
« Enfin, le complot est déjoué ! Nous sommes sauvés : le mal est coupé à sa racine, on a arrêté Don Juan Van Haelen et ses aides de camp, ainsi qu'un des deux hussards de leur suite. Ils sont accusés d'être les meneurs de tous nos désastres, et d'avoir voulu organiser une contre-révolution. Plusieurs témoins ont été entendus ; il paraît qu'un de ces hussards (page 332) a été reconnu à la tête des pillards de Jemappes, qui ont arrêté hier la diligence de Paris. Un de ses aides de camp partait déjà pour Binche et Nivelles, où il devait, dit-on, s'entendre avec un ex-commissaire de district, connu par son servile dévouement. »
Le même journal le Belge du 26 octobre, sous la rubrique « Mons », 23 octobre, contient de nouveaux renseignements en ces termes :
« Les aides de camp, arrêtés avec le général Van Haelen, sont MM. Trumper et Isler et un hussard d'ordonnance qui les accompagnait. La population entière de la ville était très exaspérée contre eux, et leur vie a même couru des dangers. »
Voilà la vérité sur les tristes et déplorables événements dont la diplomatie s'est emparée pour calomnier la Belgique, la désaffectionner auprès du gouvernement français et pour effrayer, déconcerter l'esprit faible de Louis-Philippe, et l'entraîner dans l'orbite des puissances qui voulaient tuer notre révolution (Note de bas de page : C'était aussi une des prévisions du mémoire anonyme, un des buts qu'il se proposait d'atteindre. En effet, après avoir proposé le prince d'Orange, démontré la nécessité de le proclamer d'urgence et de faire, sans délai, cesser le provisoire, le Mémoire ajoure : « L'anarchie déploiera ses fléaux, les puissances voisines prendront de l'ombrage et prétendront mettre ordre à vos affaires. » La calomnie, comme on le voit, était encore un des actes d'exécution de l'infâme Mémoire anonyme. (Note de Gendebien.))
M. le comte de Celles, beau-frère du maréchal Gérard, aidant, je n'eus pas grande peine à éclairer sa justice, à défendre et justifier le peuple belge des calomnies que je réussis à faire retomber sur les fauteurs des crimes et sur la diplomatie instigatrice de ces crimes, au moins auteur ou complice des calomnies dont elle espérait tirer grand profit contre notre révolution.
Je fis remarquer au maréchal Gérard que le complet insuccès des agitateurs, des conspirateurs, était une nouvelle preuve de la volonté des Belges de maintenir leur révolution et de repousser les Nassau.
Ces tristes événements, lui dis-je, loin d'effrayer le Roi, loin de refroidir le zèle et les sympathies de son gouvernement doivent, au contraire, les rassurer et leur donner la mesure de la force et de la stabilité du nouvel ordre de choses établi en Belgique.
Je réussis complètement : le maréchal Gérard me fit savoir que la vérité vraie était parfaitement connue à Paris ; que celle de la diplomatie était démonétisée et sans valeur auprès du gouvernement et auprès du Roi.
Une dépêche ayant annoncé la prochaine arrivée de Rogier à Mons, en qualité de commissaire du Gouvernement provisoire, je l'attendis, je lui fis connaître les intrigues et les menées coupables qui avaient essayé, mais en vain, d'exécuter le programme (page 333) contre-révolutionnaire du mémoire anonyme patronné par Van Haelen, aidé par quelques intrigants que je lui fis connaître.
Je lui annonçai que tout était rentré, sinon dans le calme, au moins dans l'ordre. Je l'engageai à user de grande modération envers une population égarée, entraînée, mais laborieuse, honnête, très patriotique, et qui serait plus sensible à de bons procédés que disposée à fléchir le genou devant la force ou la menace.
Je continuai ma route vers Bruxelles, où j'arrivai à 4 heures du matin. On y avait beaucoup exagéré les désordres de Mons et du Borinage. J'appris, sans surprise, qu'on y avait fait circuler très activement le bruit que la ville de Mons et le Borinage avaient proclamé le prince d'Orange, que la contre-révolution avait été acceptée par toute la population. Ces mensonges étaient en harmonie avec le Mémoire anonyme, avec les désirs des ennemis de la révolution et les défaillances des timides qui avaient trop facilement désespéré de ses destinées.
(page 333) Le 22 octobre, à 8 heures du matin, je me rendis au Gouvernement provisoire ; mon rapport fut court, on connaissait déjà le résultat de ma mission.
Des préoccupations graves absorbaient le gouvernement : il ignorait encore la véritable cause des désordres du Borinage. Sans y croire précisément, il avait été ému du bruit généralement répandu qu'on avait proclamé le prince d'Orange.
Je les rassurai, je leur dis que le peuple était resté complètement étranger à la conspiration. L'audacieuse intrigue qui a égaré le peuple et l'a poussé au désordre, est un acte d'exécution du mémoire anonyme, lequel, comme vous le savez, a pour but de dégoûter de la révolution et d'amener le vœu du retour du prince d'Orange, afin de mettre un terme aux désordres habilement préparés par les auteurs et les complices du mémoire anonyme.
Les fauteurs des désordres se sont bien gardés de prononcer le nom du prince d'Orange. Ils connaissaient le terrain ; ils savaient que le simple soupçon d'une conspiration à son profit, aurait fait lapider leurs agents.
Le Gouvernement provisoire, y compris Ch. Rogier, qui n'avait d'abord vu, dans le Mémoire anonyme, qu'une opinion hardie, un délit de (page 334) presse à dédaigner, le Gouvernement provisoire tout entier sentit la nécessité de prendre des mesures énergiques pour combattre le complot, que ne révélaient que trop les intrigues qui avaient fomenté les désordres dans les deux Flandres, dans le Hainaut, et jusque dans Bruxelles.
Il lança des proclamations rassurantes pour les patriotes et menaçantes pour les traîtres. Il créa des commissaires extraordinaires chargés d'activer les services publics dans les provinces, et spécialement de prévenir et de punir les désordres que la malveillance etc. et de surveiller et déjouer les projets hostiles des partisans de la famille déchue.
(A tout propos, Gendebien est obligé de rencontrer et de repousser des affirmations, inexactes à son sens, de Louis De Potter. C'est ainsi qu'il démontre que l'opposition des membres du Gouvernement provisoire à un prétendu projet de déchéance des Nassau était parfaitement justifiée : la proposition rédigée par De Potter n'étant qu'un leurre, et ouvrant une porte au retour du Prince d'Orange. Gendebien qualifie ce projet d'insensé et de dangereux, reproche ensuite à De Potter, « qui n'est rentré en Belgique qu'après la victoire », d'avoir mis en doute le courage de ses collègues, de les avoir même représentés comme ayant toléré les agissements de Van Haelen.)
(page 334) Tandis que je remplissais ma seconde mission à Paris, M. B. anglais, s'était présenté deux fois chez moi et avait laissé sa carte (Note de bas de page : Ce M. B. doit être sir John Bowring, économiste de valeur, homme politique à tendances radicales, qui vécut de 1792 à 1872. Il avait rédigé l' « Adresse des citoyens de Londres », pour féliciter le peuple français de sa révolution. Il s'était abouché avec Lafayette et les hommes du mouvement. Juste, dans ses « Notes historiques et biographiques » (Bruxelles, 1871), consacre quelques pages à ses relations avec Louis De Potter, que Bowring incitait à consentir à la réunion de la Belgique à la France, sous la forme républicaine. Bowring, du reste, facilita la mission de Van de Weyer à Londres. Ils quittèrent ensemble Bruxelles le 1er novembre, dit Juste. Le rapprochement des dates rend assez vraisemblable notre supposition. Firmin Rogier, qui le vit un peu plus tard à Paris, le signale, dans une dépêche du 23 novembre, comme un ami très sincère de la Belgique. Bowling fut quelque temps député des Communes. Il a laissé d'assez nombreux écrits). Je ne (page 335) lui rendis pas sa visite. Je me fis nier à sa troisième visite. Il s'en plaignit à mes collègues. M. De Potter, qui s'était laissé éblouir par des professions de foi démocratiques républicaines, m'engagea à l'accueillir. Je résistai et donnai les motifs de mes répugnances. A mon insu on ménagea une entrevue. M. B., très insinuant, montra beaucoup d'empressement et une grande cordialité dans l'expression de son désir d'entrer en relations avec moi. Il ne tarda pas à entrer en matière. Je suis républicain, me dit-il, la nation anglaise est démocratique, elle ne tardera pas à être républicaine. Le plus sûr moyen, le seul peut-être de conquérir les sympathies du peuple anglais, c'est de proclamer la république en Belgique ; le seul moyen de conquérir les sympathies et l'assistance des hommes d'Etat, des penseurs de la bourgeoisie d'Angleterre, c'est d'ouvrir vos frontières et de faire de la Belgique un vaste entrepôt pour le monde entier.
Je donne l'analyse d'une assez longue conversation. Je lui répondis : « Faites de la Belgique une île comme l'Angleterre, défendue de toutes parts par l'Océan et par des côtes bien armées : je n'hésiterai pas à proposer la république à mon pays, plus républicain qu'on ne pense et qu'il ne pense lui-même ; dans la position si vulnérable de la Belgique, la république n'aurait pas six semaines d'existence. Notre Indépendance succomberait avec elle ; toutes les puissances, l'Angleterre elle-même, que vous appelez la sagesse des Nations, s'uniraient pour nous écraser. Ce serait le meilleur prétexte que nous puissions lui donner pour ramener les Nassau en Belgique.
Le peuple français applaudirait, je pense, à la proclamation de la république, dans l'espoir de la voir bientôt passer la frontière ; mais pour cette même raison, la bourgeoisie française et bien plus encore le roi des Français, l'écraseraient ou là laisseraient écraser par les puissances, préférant avoir, à la frontière, l'avant-garde des alliés, plus facile à arrêter que la république.
Nous ne pouvons songer à l'établissement de la république que lorsqu'elle sera proclamée en France ou en Allemagne ; la sagesse des Nations pourrait, sans inconvénient pour elle, sans avoir à redouter les puissances étrangères, proclamer la république ; elle ne le fera pas de sitôt. Elle le ferait que ce ne serait, pour nous, ni un encouragement ni une sécurité :
Nous ne pouvons pas davantage accepter vos conseils au point de vue du commerce et surtout de l'industrie de notre pays : ouvrir nos frontières, nos ports au commerce du monde, ce serait ruiner l'industrie belge qui n'est pas assez perfectionnée pour soutenir la concurrence (page 336) des producteurs étrangers et surtout des producteurs anglais. Vos conseils ouvriraient un débouché précieux aux fabricants de l'Angleterre en ruinant nos fabricants, sans compensation, puisqu'en ouvrant nos. ports, nous ne trouverions pas de réciprocité chez vous.
Si vos conseils sont bons pour nous, ils sont, à plus forte raison, excellents pour l'Angleterre qui a peu à craindre de la concurrence et qui trouverait d'amples compensations pour son commerce du monde dont elle est le véritable entrepôt.
Donnez donc à votre pays les conseils que vous nous donnez : lorsqu'il les aura acceptés et mis en pratique ; lorsque l'Angleterre ouvrira ses ports à toutes les productions du monde ; lorsqu'elle aura aboli ses douanes, nous aviserons et nous serons, je l'affirme, très disposés à suivre vos conseils. »
- « L'Angleterre, dit M. B..., ne peut, du jour au lendemain, supprimer ses douanes sans jeter une grande perturbation dans le pays, elle se priverait du plus gros de ses revenus, elle est, bien à regret, obligée de continuer encore pendant quelque temps le régime actuel. »
- « Je vous comprends, j'approuve la prudence de l’Angleterre, permettez-nous, M. B..., d'imiter la sagesse des nations, et de conserver, comme elle, nos douanes et nos revenus. »
Je ne parlerai pas de nos digressions sur le régime intérieur et extérieur de l'Angleterre, sur sa trop puissante aristocratie, sur l'égoïsme du gouvernement. Nous nous séparâmes convaincus, lui, que je n'étais pas un auditeur bénévole, un interlocuteur complaisant, un admirateur quand même de ses théories ; moi, que mes instincts de défiance ne m'avaient pas trompé. Il conserva des relations avec mes collègues, mais il les cessa avec moi, m'accusant de gallomanie.
Plus tard, mes défiances furent justifiées : j'acquis la conviction qu'il était un habile courtier du haut commerce anglais et un agent non moins habile de la diplomatie. Il me fut, à plusieurs reprises, signalé comme un partisan très actif du prince d'Orange, puis du prince Léopold de Saxe-Cobourg. Je n'ai pas pris la peine de m'en procurer la preuve. Je ne m'arrêtais pas aux individualités ; il y en avait d'autres plus dangereuses que celle-là. Je surveillais les sommités ; c'est en les décapitant, bien entendu, sans effusion de sang, que j'ai conjuré l'orage et vaincu la conspiration du mois de mars 1831.
Une preuve, une démonstration de la légitimité de mes défiances, de mes soupçons, démonstration qui suffit et dispense de toute autre preuve : M. B..., démocrate, républicain qui m'accusait de ne pas l'être, parce que je ne voulais pas imposer la république à mon pays, (page 337) au mois d'octobre 1830 ; le zélé, l'exalté républicain du mois d'octobre 1830, M. B..., fut un des premiers et des plus zélés courtisans du roi Léopold !!
Afin, sans doute, que personne n'en ignorât, il s'est montré au balcon royal à côté du Roi. Aucune fonction, aucun titre officiel ne lui assignait cette place ; de quel droit l'occupa-t-il ? Il était royaliste auprès de son compatriote anglais, devenu roi des Belges ; comme il avait été républicain auprès du Gouvernement provisoire, dont il flattait les instincts démocratiques ; toujours dans l'intérêt commercial et diplomatique de son gouvernement.
(page 337) A l'époque de ma conférence avec M. B... et de sa propagande républicaine, je ne me rappelle pas précisément le jour, un excellent patriote vint, à sept heures du matin, me dire que, vers onze heures, les ouvriers du canal, endimanchés et enrubannés, viendraient planter un arbre de la liberté, en face du palais où siège le Gouvernement provisoire, que De Potter proclamerait la république.
Je me rendis, à l'heure ordinaire, au Gouvernement provisoire ; j'y vis arriver M. Plaisant pour les affaires de son département. Il resta après avoir fait son rapport, soit prévention, soit préoccupation. Je crus remarquer des allures, des intelligences, qui me paraissaient d'accord avec l'avertissement qui m'avait été donné. Un bruit se fit entendre dans le lointain qui parut leur donner une inquiète satisfaction.
On annonça l'arrivée de l'arbre de la liberté, accompagné, comme je l'ai dit plus haut. De Potter, d'un air triomphant, dit : « C'est le peuple qui vient faire acte de souveraineté. »
Je lui répondis : « La souveraineté est ici et non dans la rue. »
Sur ce, De Potter se leva, marcha vers la Croisée donnant sur le balcon et posa la main sur la bascule pour l'ouvrir. Je lui saisis la main et lui dis : « Si vous proclamez la république, je vous... jette par-dessus le balcon. » Il me regarda effrayé, je lui serrai la main plus énergiquement, de manière à ne laisser aucun doute sur la menace.
Soit qu'il fût déconcerté, soit, ce qui est moins probable, qu'il n'eût pas le projet qu'on lui attribuait, De Potter salua le peuple, applaudit à la plantation de l'arbre, ce que nous fîmes aussi ; mais il ne dit pas un mot.
A la suite de cet événement, une longue et sérieuse explication eut lieu entre De Potter, Van de Weyer et moi. Elle se termina par ces (page 338) quelques mots : « Vous voulez la République, vous la voulez quand même, sans réfléchir qu'elle est impossible, qu'elle serait le signal d'une invasion qui n'attend que ce prétexte peur nous écraser. Je suis aussi républicain que vous, je suis meilleur républicain que vous ; j'aime la république plus que vous, puisque je ne veux pas l'exposer à un échec, une mort certaine, Je suis meilleur citoyen que vous, puisque je ne veux pas sacrifier l'indépendance, le bonheur de mon pays, à la satisfaction bien courte du triomphe éphémère de mes convictions, de mes idées les plus chères. »
Van de Weyer parla dans le même sens, il démontra que, sans s'en douter, De Potter jouait la partie des ennemis de la révolution.
De Potter nia avoir eu le projet de proclamer la république ; il ne répondit pas à nos observations ; il conserva son idée fixe.
(De nombreuses colonnes de la « Liberté » sont encore consacrées par Gendebien à cet incident. Il montre De Potter travestissant, dans ses « Souvenirs personnels », « la scène par lui préparée de la plantation de l'ARBRE DE LA LIBERTÉ ». Il rappelle diverses tentatives de dictature esquissées par lui, timidement d'ailleurs. Il traite de « mensonges », de « calomnies », les assertions de son ancien collègue représentant les membres du Gouvernement provisoire comme n'éprouvant ni pour les Hollandais, ni pour la famille royale l'aversion populaire, effrayés du moindre rassemblement, se voyant déjà chassés du Palais de la Nation.
Après avoir cité le passage où De Potter déclare : « Pour moi, qu'avais-je à craindre ? Je n'avais pas demandé à y venir ; je ne demandais pas à y rester ; et j'étais fermement résolu à ne pas faire la moindre concession pour y rester », Gendebien riposte que pas plus que lui, les collègues de De Potter n'avaient « demandé à venir au gouvernement ou à y rester. Est-il bien certain - ajoute-t-il - que De Potter y serait resté vingt-quatre heures, si on avait publié ses hésitations à Lille et à Valenciennes, ses refus obstinés de marcher au secours de Bruxelles, ses hésitations à y rentrer, même après la victoire du 26 septembre ? »
(Plusieurs fois - remarque Gendebien - « De Potter a essayé... de se débarrasser de ses collègues, afin de régner et de gouverner SEUL, c'est-à-dire de se faire DICTATEUR !!! »
( « J'aurais dû mettre « sous clef» - avait écrit De Potter – « pour une semaine, MM. de Mérode, Van de Weyer et Rogier ». A ce propos, on lui avait reproché sa faiblesse, à ce qu'il prétend.
(« Quelle plaisanterie ! s'écrie Gendebien, « Je ne crains pas d'affirmer (page 339) que personne ne lui a adressé ce reproche, que personne ne lui a donné ce conseil… »
(Quand à l'aveu que Gendebien surtout le gênait, que lui « AVANT ¬TOUT » aurait dû être mis « sous clef », l'auteur des APERÇUS s'en glorifie. Il s'honore d'avoir dit à De Potter : « Vous ne poussez à la république que parce que vous espérez en être le président. Vous feriez un don funeste à votre pays et vous ne tarderiez pas à succomber sous le poids d'une magistrature qui vous vouerait bientôt à une impopularité écrasante. »
(Gendebien assure que ses collègues, malgré leurs solides convictions républicaines de principe, partageaient son opinion « sur les dangers de proclamation de la république », repoussant, avec lui, « l'idée fixe de De Potter ».
(Il explique sa ferme et constante opposition aux dangereuses illusions de ce théoricien de la république, et, rappelant les nombreux scrutins dont il est sorti vainqueur, oppose sa popularité de bon aloi à l'éphémère engouement que connut son adversaire.
(page 339) Le jour de l'ouverture du Congrès approchait ; dès le 7 et le 8 novembre, le Gouvernement provisoire s'occupa de la rédaction du discours d'installation, autant que l'expédition des affaires le permettait.
Le 8 novembre, il en arrêta les bases ; De Potter, en qualité de doyen d'âge, fut invité à le prononcer et à s'occuper de la rédaction, conjointement avec Tielemans. .
Le 9 novembre, la rédaction fut définitivement adoptée. Alors se renouvela, et très sérieusement cette fois, la question de la déposition de nos pouvoirs sur le bureau du Congrès. Rogier et moi nous insistâmes sur les convenances, la nécessité même de notre démission ; M. de Mérode était de notre avis ; Van de Weyer était à Londres. Nous connaissions son opinion, il l'avait manifestée avant son départ.
Je me rappelai que, le 5 ou le 6 octobre, j'avais écrit de Paris, pour combattre la convocation trop hâtive des électeurs et surtout la réunion prématurée du Congrès. J'écrivis alors à Van de Weyer : « Faites comprendre à nos collègues qu'ils vont créer, à côté de nous, un corps qui nous absorbera, et peut-être avec nous, la Révolution. » - « Nous sommes aujourd'hui, leur dis-je, dans la situation prévue. Il faut, à tout prix, éviter un conflit ; le seul moyen d'en conjurer les funestes effets, c'est de faire confirmer nos pouvoirs par le Congrès.
Si De Potter faisait partie du Congrès, je proposerais de terminer le discours d'ouverture par l'invitation de nommer, dans son sein, un pouvoir exécutif. Le Congrès n'hésiterait pas ; il nous confirmerait tous et par acclamation, dans nos fonctions. Au prestige de notre mandat courageusement accepté au moment du danger, se joindrait la sanction de la représentation nationale ; notre qualité de membre du Congrès donnerait à chacun de nous une force nouvelle. Je regrette que l'insuccès de De Potter nous force à renoncer à ce moyen de tout concilier.»
(page 340) La question de démission ayant été résolue à l'unanimité, moins De Potter seul, convenait-il d'en parler dans le discours d'ouverture ? Rogier et moi nous pensâmes qu'il convenait de résoudre cette question affirmativement et de terminer le discours par la déclaration que le Gouvernement provisoire conservera le pouvoir jusqu'au moment où le Congrès constitué le confirmera ou le confiera à d'autres citoyens.
Nous étions tous convaincus que les membres les plus ambitieux du Congrès étant peu disposés à prendre le pouvoir, dans un moment encore plein d'orages, le Congrès proclamerait à l'unanimité et d'enthousiasme, la confirmation de nos pouvoirs. Nous serons maintenus tous, y compris De Potter, bien qu'il ne fasse pas partie du Congrès.
Ma proposition, fortement appuyée par Rogier, contrariait les projets de De Potter qui, secondé par Tielemans, l'attaqua plutôt dans la forme que dans le fond.
Ils dirent qu'il convenait d'attendre que le Congrès fut constitué, parce que, si nous acceptions le mandat de député, nous cesserions, par le fait, de faire partie du Gouvernement provisoire, les deux mandats étant incompatibles.
La discussion ne fut pas longue sur cette question que nous considérions comme oiseuse, mais dont De Potter tira parti plus tard pour accomplir son dessein de rester seul au Comité Central.
(page 341) Bref, M. de Mérode désirait ajourner la question et Van de Weyer étant à Londres, nous n'insistâmes pas.
Ma motion et la sollicitude du Gouvernement provisoire avaient pour but de maintenir le pouvoir révolutionnaire et d'y conserver De Potter, quoiqu'il eût échoué aux élections nationales.
(Ici Gendebien, après avoir dit de l'installation du Congrès, que ce « fut un jour d'espérance et d'enthousiasme pour tout le monde, et de récompense pour le Gouvernement provisoire», signale les manœuvres auxquelles De Potter, secondé par Tielemans, songeait pour parvenir à son but monomane. Notamment la manifestation de la Réunion centrale, où s'étaient concentrés les rares, mais ardents adeptes de la république ; puis la proposition de Tielemans de soumettre éventuellement à un nouveau Congrès, dans trois ans, la question d'établir la république ; enfin les articles insidieux du « Belge ».)
Tielemans - dit Gendebien - avait donné « d'amples développements à sa proposition, sans la rendre acceptable ni même raisonnable. Le Comité central tout entier, De Potter seul excepté, la repoussa ; les mots « absurde » et « ridicule » furent prononcés. Le lecteur n'hésitera pas sans doute à ratifier le sentiment du Comité central.
Dans la disposition d'esprit de De Potter et de Tielemans, cette proposition avait pour eux un côté sérieux.
Tous deux voulaient la république quand même et à tout prix. Ils ont espéré trouver une majorité pour une république de trois ans. En cela ils se sont trompés ; ils ne connaissaient pas le terrain sur lequel ils manœuvraient. Ils se faisaient illusion sur les conséquences, au point de vue des puissances, de la proclamation d'une république même transitoire.
Ils espéraient exciter les masses, les soulever contre les membres du Comité central qui avaient repoussé une proposition simple, équitable en apparence. Ils se sont trompés : le peuple est resté complètement indifférent.
(Gendebien, en conclusion à cette longue polémique, souligne l'échec piteux de Louis De Potter, avoué par ce dernier dans ses SOUVENIRS. Il avait, par la voie du journal officiel d'alors, L'UNION BELGE du 12 novembre, publié un projet d'adresse du peuple au Congrès national, ainsi qu'une lettre invitant les citoyens à réclamer de leurs députés un gouvernement républicain, à bon marché, avec UN CHEF PRIS DANS LE SEIN DE LA NATION ¬lui-même bien entendu. Bien que répandu à profusion, cet appel - reconnaît De Potter ¬– « n'obtint PAS UNE signature ». Gendebien triomphe :)
(page 342) Cet aveu est précieux, il réhabilite le Gouvernement provisoire, il le venge des accusations, des injures, des calomnies de De Potter. Cet aveu et toutes les vaines intrigues de De Potter et de ses complices prouvent que le Gouvernement provisoire avait bien apprécié la situation des choses et des esprits. Ils démontrent les aberrations de De Potter et son impuissance.
(page 342) Le 12 novembre, le Gouvernement provisoire prévoyant que le Congrès serait constitué dans la journée, que le moment de déposer ses pouvoirs approchait, invita une seconde fois De Potter à renoncer à sa résolution ou du moins à la venir discuter. M. Rogier consentit à faire cette dernière démarche, en qualité de président du jour du Comité central. Sans me rappeler les péripéties de sa mission, je puis affirmer qu'il la remplit avec zèle et même avec déférence pour un collègue que nous voulions détourner de ses projets de suicide.
Dans ses Souvenirs personnels, tome 1er, page 213, De Potter travestit ainsi la mission toute fraternelle de Rogier : « M. Rogier avait essayé de me faire révoquer ma résolution. J'avais reçu une lettre de lui et sa visite, et j'avais écouté avec le même sang-froid ses douceurs et ses menaces. » - De Potter met dans la bouche de Rogier les supplications, les éloges, les flatteries, les flagorneries aussi douces à sa vanité que mensongères en fait. Puis, il continue : « Me voyant inébranlable, il chercha à m'effrayer et prédit que je m'en repentirais ; je fis un signe d'incrédulité : il m'écraserait, dit-il alors (c'est le mot dont il se servit) ; je souris de pitié. »
L'invraisemblance du récit de De Potter, son habitude de dénaturer les faits et d'accuser sans cesse ses collègues, me dispensent d'une réfutation sérieuse ; je me borne à dire que le compte que Rogier nous a rendu de sa mission, est diamétralement en opposition avec les assertions de De Potter.
De Potter, comme toujours, a cherché à se rendre intéressant, à se glorifier, aux dépens de son collègue Rogier. Celui-ci qui remplissait une mission de confraternité, de conciliation, ne peut avoir menacé d'écraser De Potter, à moins qu'il n'y ait été violemment provoqué. Dans ce cas, Rogier n'eût pas manqué de faire mention de la provocation et de sa réponse. Ma mémoire ne me rappelle rien de semblable.
M. De Potter, au surplus, est coutumier du fait ; aussi, il dit à la page 194 de ses Souvenirs : « Il y avait parmi nous, cela est très vrai, (page 343) des ambitieux ou plutôt des vaniteux, qui auraient voulu la république quand même... s'ils avaient pu y compter sur la première place, et qui en étaient les plus acharnés ennemis, parce qu'ils étaient sûrs, au contraire, que cette première place ils ne l'obtiendraient jamais. Ce fut un de ceux-là qui, disait-il, si l'on m'avait nommé, moi, président de la confédération belge, m'aurait BRÛLÉ LA CERVELLE, ne voulant pas, ajoutait-il, être dupe au point d'avoir fait la révolution pour un autre. »
Je souligne toutes ces gracieusetés, toutes ces infâmes calomnies. Je ne relèverai pas l'odieux des accusations de De Potter, il pousse la calomnie jusqu'à l'absurdité ; je me borne à faire ressortir la ridicule menace : BRULER LA CERVELLE, qui rentre dans l'accusation portée contre Rogier, et la fera apprécier à sa juste valeur.
Le 12 novembre au soir, le Gouvernement provisoire ayant reçu du Congrès le message annonçant qu'il était constitué ; Rogier, en qualité de président du jour, alla déposer sur le bureau du Congrès les pouvoirs du Gouvernement provisoire.
Sur la motion de M. de Stassart : « Que l'on remercie les membres du Gouvernement provisoire et qu'on les prie de continuer leurs fonctions » (appuyé, appuyé).
Sur la motion de M. Ch. Le Hon : « Les deux propositions doivent être adoptées par acclamation ; nous devons remercier les hommes qui ont pris le pouvoir dans des circonstances difficiles et qui viennent le déposer, en grands citoyens ; nous devons aussi leur rendre le pouvoir qu'ils ont si noblement exercé. »
L'assemblée décide que le Président et le bureau porteront au Gouvernement le message suivant :
« Le Congrès national appréciant les grands services que le Gouvernement provisoire a rendus au peuple belge, nous a chargés de vous en témoigner sa vive reconnaissance et celle de la nation, dont il est l'organe ; il nous a chargés également de vous manifester son désir, sa volonté même de vous voir conserver le pouvoir exécutif, jusqu'à ce qu'il ait été autrement pourvu par le Congrès.
« Bruxelles, 12 novembre 1830.
« Le Président du Congrès, SURLET DE CHOKIER
« Les Secrétaires, Le Comte VILAIN XIIII, NOTHOMB, LIEDTS, FORGEUR. »
« Après une demi-heure environ, le bureau rentre en séance. »
M. le Président : « Nous avons eu l'honneur de transmettre au Gouvernement les vœux du Congrès ; sa réponse est conçue en ces termes :
« Le gouvernement, soumis à la volonté nationale, continuera d'exercer le pouvoir exécutif provisoire, jusqu'à ce que le Congrès national l'ait remplacé par un pouvoir (page 344) définitif. Il est heureux et fier de se voir confirmer dans ses hautes et difficiles fonctions, par l'assentiment du Congrès national. »
Ainsi a été résolue, le 12 novembre, à six heures du soir une question grave, qui pouvait amener un conflit funeste.
(page 344) La célérité que le Congrès avait mise à résoudre la question renversa les projets de De Potter et déconcerta son plan, qui consistait à prendre possession du pouvoir pendant l'interrègne entre la démission du Gouvernement provisoire et la décision du Congrès. De Potter croyait que le Congrès délibérerait et qu'il s'écoulerait au moins vingt-quatre heures avant qu'il prît une résolution, soit pour confirmer le pouvoir existant, soit pour en créer un autre, ce qui lui paraissait le parti que prendrait le Congrès et qui devait faciliter et assurer l'exécution de son plan.
De Potter fut atterré de la spontanéité de la résolution du Congrès et du maintien de ses collègues au pouvoir. Ses amis, on pourrait dire ses complices, lui remontrèrent que la célérité de la décision du Congrès ne changeait en rien sa position, et laissait intact son droit, son titre, son mandat populaire. Le cœur lui manqua ; c'est ce que dirent ses amis. Le complot s'arrêta là.
Le désappointement de De Potter fut grand ; on en trouve l'expression dans la lettre qu'il écrivit au Congrès le lendemain 13 novembre : « Je prends la liberté de vous témoigner combien m'a surpris votre prompte décision sur la démission donnée, au nom d'un corps, par quelques membres de ce corps dont tous n'avaient pas signé cette même démission, et cela sans avoir provoqué une explication sur les raisons qui avaient déterminé tant la signature des uns que le refus ou l'absence de la signature des autres. »
(Nous n'insisterons pas davantage sur ces passages d'un caractère très personnel).
(page 344) Dans la nuit du 27 au 28 octobre, vers onze heures, on nous apprit qu'Anvers était en flammes, qu'on les voyait de tous les points élevés de la Ville. Nous montâmes vers le dôme du Palais des Etats Généraux (aujourd'hui Palais de la Nation). Je ne décrirai point les horreurs de cet odieux spectacle. Je ne pus en supporter longtemps la vue : (page 345) il avait pour moi quelque chose de plus navrant, de plus poignant que pour mes collègues : mes deux fils, dont l'un âgé de seize ans, étaient au milieu de cette fournaise ardente ! Il y a plus : J'aurais été presque heureux de les savoir au milieu de la fournaise. On le comprendra, lorsqu'on saura qu'ils faisaient tous deux partie de la compagnie dite de Chastelers ; cette compagnie était à l'avant-garde de Mellinet. Or, le bruit était généralement répandu à Bruxelles, que, dans son ardeur, cette compagnie était entrée prématurément à Anvers, que les Hollandais, s'apercevant qu'elle était isolée, s'étaient retournés sur elle, avaient fermé la porte et les avaient massacrés tous !
En proie aux plus mortelles inquiétudes, je descendis et rédigeai deux arrêtés à peu près en ces termes et dont je garantis le sens et la portée.
« LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE :
« Voulant dédommager la ville d'Anvers des calamités qui l'accablent en ce moment, décrète :
« Dans les vingt-quatre heures, deux ingénieurs se rendront dans la province d'Anvers ; ils constateront l'état de conservation du canal de jonction de l'Escaut à la Meuse, commencé sous l'Empire français.
« Ils étudieront et feront un avant-projet de chemin de fer d'Anvers à la Meuse et plus tard jusqu'au Rhin. »
Cet arrêté a été exécuté : Dans les trente-six heures, MM. Teich¬man et Masui, ingénieurs, se sont rendus sur les lieux et ont accompli leur mission qui a été continuée en 1831 par MM. Simons et Deridder.
Le second arrêté qui a été cause de la calomnie de De Potter, était ainsi conçu :
« LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE :
« Voulant protéger la ville d'Anvers et la sauver d'une entière destruction, voulant mettre un terme aux actes de vandalisme qui violent tous les principes du droit des gens.
« Déclare que si une seule bombe, un seul projectile est lancé sur la ville d'Anvers, après la notification du présent arrêté, il prend l'engagement d'honneur, au nom du peuple belge, d'aller à titre de trop légitimes représailles, percer les digues de la Hollande. »
Lorsque je donnai lecture de mes deux projets à mes collègues, en présence de M. Lesbroussart et d'autres patriotes, personne, De Potter compris, ne souleva la moindre observation. Personne, je l'affirme ! et quelle objection aurait-on pu faire ?
Van de Weyer a approuvé et dit, ce qui était aussi dans ma pensée : « Nous ne connaissons pas la position de l'armée et de la ville ; nous pourrions, par une publication immédiate, compromettre les négociations avec Chassé.
« Je propose d'envoyer le second arrêté à Rogier, en lui laissant toute latitude sur le choix de l'heure et de l'opportunité de la notification (page 346) à Chassé et de la publication au bulletin officiel et dans les journaux. »
M. Lesbroussart s'offrit de remplir la mission et il alla porter à Rogier les deux arrêtés.
(Gendebien, continuant à réfuter les SOUVENIRS PERSONNELS de Louis De Potter, entre ici dans de longs développements, marqués d'un caractère trop personnel, pour être reproduits utilement. Parmi les reproches qu'il adresse à son ancien collègue qui avait d'ailleurs, dès 1839, commencé les attaques, relevons l'opposition faite par De Potter aux mesures de représailles proposées pour venger le bombardement d'Anvers ; son invitation au renvoi des prisonniers hollandais ; sa tentative d'isoler ses collègues du Gouvernement provisoire et de s'ériger en pouvoir unique. Gendebien fait ressortir l'inaptitude aux affaires du célèbre polémiste, et qualifie de mensongère son assertion de lui avoir écrit le 3 novembre 1830 pour le mettre en demeure de s'expliquer franchement sur des questions en litige.
(Ce fut alors que le fils de Louis De Potter, Agathon, protesta, dans une lettre datée de Bruxelles, 22 octobre 1867, et que La Liberté inséra le 27, contre 1'« injustice » et la « violence» des attaques tardives de Gende¬bien, qui avait laissé TRENTE ANS debout les « mensonges » et les « calomnies» contre lesquelles il s'élevait enfin. Il attribuait ces « boutades» au dépit de Gendebien d'avoir échoué dans ses projets de réunir la Belgique à la France, comme le démontrait nettement sa lettre du 16 septembre 1830, publiée en partie dans les SOUVENIRS PERSONNELS.
(Il pourrait, ajoutait-il, reproduire intégralement cette épitre, dont son père avait eu la délicatesse de ne pas nommer l'auteur.
(Gendebien ne manqua pas de relever avec sa véhémence accoutumée la riposte d'Agathon De Potter, qui, disait-il, aux « mensonges » et aux « calomnies» de son père, ajoutait la « déloyauté », en abusant « du secret des lettres les plus intimes, les plus confidentielles...». Il insista durement sur les tergiversations et les défaillances de Louis De Potter à Lille et à Valenciennes, sur la désillusion finale qu'il éprouva devant l'impéritie de cet homme, mêlée à ses étranges velléités de domination et à son « aveugle obstination à proclamer la république quand même ».
(page 347) (Poursuivant sa réplique, Gendebien tint à s'expliquer nettement, une fois de plus, sur sa participation au mouvement révolutionnaire et son projet d'appel à la France)
Van de Weyer me communiqua la lettre que De Potter lui avait écrite le 11 septembre ; nous convînmes de la réponse à lui faire ; c'est-à-dire « lui faire comprendre que le moment n'était pas encore venu de son arrivée à Bruxelles, arrivée qui devait être le signal des combats ». Ce signal, nous devions le différer encore, parce que nous n'avions pas réuni suffisamment de moyens de résistance. Je me chargeai de répondre, dans ce sens, à la lettre de De Potter. Ce que je fis dans la nuit du 13 au 14 ou du 14 au 15 septembre. Je lui dis notre situation qui était déplorable et pleine de dangers imminents. J'en rembrunis même les couleurs, pour tempérer les ardeurs belliqueuses, les impatiences patriotiques de De Potter : elles se sont, hélas ! subitement évanouies au premier appel qui fut fait à son bouillant patriotisme !!!
Pour le calmer tout à fait, je cherchai à lui faire croire que nous enrayions le mouvement dans l'espoir de faire notre paix avec Guillaume ; tandis qu'en réalité nous cherchions à gagner le temps indispensable pour réunir et organiser les moyens de défense en armes et en hommes ; ce que Ducpetiaux et moi faisions, avec un courage et une ardeur infatigables. Je passais toutes les nuits à correspondre avec les meilleurs patriotes de Belgique.
De Potter suppose que j'ai promis à l'agent envoyé de France, d'enrayer le mouvement et que j'ai tenu ma promesse pour agir dans l'intérêt de la France ; c'est une calomnie : j'ai dit, au contraire, à l'envoyé français que la révolution se ferait, que personne n'était assez puissant pour l'arrêter, que tout le monde était assez puissant pour la proclamer immédiatement.
La consigne à laquelle je suis resté fidèle jusqu'au 25 du mois d'août, est celle qui a été votée par une réunion au Courrier des Pays-Bas, le 14 ou le 15 du mois d'août, à l'unanimité moins Van de Weyer et moi qui insistions pour qu'on s'organisât immédiatement, convaincus que la révolution éclaterait incessamment.
Il fut décidé dans cette réunion que chacun se rendrait à un poste déterminé pour faire de la propagande et recruter des hommes et des moyens de défense. J'avais reçu mission d'aller à Paris ; j'étais arrêté à Mons lorsque le mouvement du 25 août éclata. C'est ce qui me fit écrire à De Potter le 16 septembre au sujet de l'émeute du 25 du mois (page 348) d'août : « Beaucoup de ceux qui auraient pu diriger le mouvement étant absents, les autres, fidèles à la consigne, ont voulu l'arrêter ; de là incertitude, défaut de direction et par suite mouvement désordonné de la part du peuple qui eût agi merveilleusement s'il eût été bien dirigé.»
Non seulement MM. De Potter père et fils se sont rendus coupables de déloyauté, mais ils en ont fait sortir une audacieuse calomnie : « M. Gendebien, disent-ils, ne voyait que la France et notre réunion à ce royaume »... L'ami en question n'avait pas moins travaillé exclusivement dans le sens de la France ! » ...« Celui que j'avais regardé comme l'âme du mouvement belge, n'avait voulu que faire servir la Belgique à arrondir l'empire français !! »
A tant de fiel, à tant de venin, on serait en droit de ne répondre qu'en écrasant les insectes malfaisants qui les ont produits. Mes contemporains feront justice de ces infamies, et moi je me contente de confondre mes détracteurs en disant la vérité :
J'ai vu dans la révolution de Juillet, l'aurore de notre délivrance : mes regards se sont tournés vers cette France si grande, si généreuse, lorsqu'elle n'est pas détournée de ses instincts toujours si sympathiques aux peuples opprimés. Aussi, dès le 2 ou le 3 août, comme le dit De Potter, j'ai espéré, désiré la réunion de la Belgique à la France, comme le seul moyen de nous débarrasser du joug du roi Guillaume et du joug, des insolents dédains et de la morgue stupide des séides du pouvoir exploiteur. J'ai désiré cette réunion jusqu'au moment de notre victoire du 26 septembre qui nous permit d'espérer nationalité, indépendance et liberté.
De Potter pensait comme moi, car je lui ai écrit plusieurs fois dans ce sens, et jamais, je l'affirme, il n'a exprimé une idée contraire. Il m'écrivit même : « Ne comptez pas sur la réunion à la France ; les Français la désirent, mais le gouvernement n'ose le vouloir. Comptez sur les sympathies et les bras du peuple qui ne demande qu'à voler à votre secours. »
J'exprimai la même idée dans ma lettre du 16 septembre (je pense que sa date est du 14 ou 15 septembre). J'exprimais même mes regrets que la France n'ait pas pris immédiatement la limite du Rhin. « Ma lettre qui était fort longue, dit De Potter, contenait les prévisions les plus sinistres. » Oui, et mes prévisions n'étaient que trop fondées. En effet :
Dès le 2 ou le 3 août, j'avais écrit à Paris, les réponses étaient évasives ; le 15, un agent français chargé de répondre verbalement à mes questions m'avait dit que le gouvernement français ne nous aiderait pas, alors même que les Prussiens entreraient à Bruxelles, ce (page 349) qui arriverait nécessairement, disait-il, si nous faisions la folie de nous insurger.
Le 26 du mois d'août, les bourgeois avaient tiré sur le peuple qui, dit De Potter dans ses Souvenirs, page 118, « ne s'était montré à Bruxelles qu'un moment, et sa vengeance satisfaite sur les instruments les plus actifs du despotisme de Guillaume, semblait s'être retiré de la scène ».
Nous ne pouvions donc plus guère compter sur le peuple qui avait, quelques jours avant, traîné la voiture du roi Guillaume allant visiter l'exposition des produits industriels qui était aussi un repoussoir pour la révolution. Puis, le peuple avait été de mille manières façonné à l'admiration du Roi, et spécialement par les lithographies que Jobar éditait, à la plus grande gloire et popularité de Guillaume.
Le 1er septembre, lors de l'entrée du prince d'Orange à Bruxelles, une démonstration patriotique donna des espérances ; mais dès le lendemain le peuple semblait encore s'être retiré.
Le 7 septembre M. de Gerlache avait entraîné nos représentants à La Haye ; ce qui avait fait évanouir les espérances et profondément découragé les patriotes les plus dévoués.
Les nouvelles sinistres qu'on recevait de la Hollande, l'arrivée des troupes dans le voisinage de Bruxelles, les préparatifs et les menaces de la Prusse ; tout justifiait nos alarmes, nos appréhensions et nos regrets de l'indifférence et de l'inaction du gouvernement français.
De Potter m'impute à crime d'avoir, avant les quatre journées, tourné mes regards vers la France et désiré la réunion ! Il oublie que longtemps après la victoire du 26 septembre, lorsque les dangers de la situation de septembre avaient disparu, les sympathies pour la France et les regrets de ne pouvoir réaliser la réunion, trouvaient de l'écho, non seulement dans le pays, mais au sein même du Congrès, où plusieurs orateurs se sont prononcés ouvertement et sans contradiction ; je n'en citerai qu'un, et de préférence M. Lebeau, parce qu'il n'a jamais été considéré comme réunioniste. Dans la séance du Congrès du 19 janvier 1831, M. Lebeau dit :
« Je crois avoir fait assez violence à la sympathie qui m'entraînait vers Louis-Philippe, la réunion de la Belgique à la France, sous ce roi populaire, fut pour moi LE PLUS BEAU DES REVES. »
M. De Potter a-t-il protesté contre ce discours et tant d'autres prononcés dans le même sens ? A-t-il protesté contre les nombreuses pétitions qui demandaient au Congrès la réunion à la France ? Je ne crains pas d'affirmer que si la France avait été constituée en république, (page 350) il aurait demandé et acclamé, avec enthousiasme, la réunion de la. Belgique à la France.
Ce n'est qu'en 1839, en pleine voie de dénigrement contre tous ses collègues et plus particulièrement contre moi son ancien ami et défenseur, qu'il s'est avisé d'éditer ses accusations calomnieuses.
Lorsque dès le 2 ou le 3 du mois d'août j'ai tourné mes regards vers. la France, ai-je eu tort ? Mes sympathies m'ont-elles trompé ? Ont-elles été funestes à mon pays ? Non ! cent mille fois non ! .C'est grâce à la France que la Prusse et l'Angleterre ne nous ont pas écrasés. C'est grâce à la France et à son représentant (le brave et loyal envoyé de France, le général Belliard) que la conspiration de Ponsonby a échoué au mois de mars 1831. C'est grâce à la France que nous n'avons pas été honteusement replacés, le 12 août 1831, sous le joug du roi de Hollande et de son digne ministre Van Maanen. C'est grâce à la France, qu'Anvers, notre métropole commerciale, a été, en 1832, mise à l'abri des actes de vandalisme de Chassé.
Par un acte de déloyauté, De Potter et après lui son fils Agathon m'imputent à crime les confidences intimes de ma lettre du 16 septembre 1830 ; ils m'accusent de n'avoir travaillé qu'à arrondir la France.
J'ai démontré que c'est une calomnie. Mes contemporains le savent : personne n'a plus loyalement, plus activement travaillé à la délivrance de mon pays.
Je suppose que la réunion à la France ait été consommée le 16 septembre 1830 ; quels avantages et quels malheurs en seraient résultés pour la Belgique ?
Elle eût été immédiatement mise à l'abri des menaces de l'armée hollandaise campée à deux lieues de sa capitale ; elle eût été immédiatement mise à l'abri de l'envahissement de l'armée prussienne qui campait à l'extrême frontière. De Potter, qui était à 72 lieues en parfaite sécurité, ne comprenait pas, ou plutôt fit semblant, en 1839, de ne pas comprendre les dangers de la situation. Il les comprit et les exagéra dans son imagination, alors qu'ils avaient disparu : il n'osait pas marcher sur Bruxelles, on dut l'y entraîner deux jours après la victoire. Voir pages 135, 136, 322 de ses Souvenirs.
Par la réunion, la Belgique eût évité le combat inégal et très périlleux des quatre journées. Elle eût évité l'incendie, le vol, le viol, le meurtre, elle eût évité l'effusion d'un sang généreux pendant les quatre journées et les combats meurtriers qui les ont suivies ; elle eût évité le bombardement, l'incendie et les massacres d'Anvers ; elle eût évité les trahisons du 2 février et du 27 mars 1831 ; elle eût évité la (page 351) défaite du mois d'août 1831, habilement préparée pour tuer la révolution en la faisant passer sous les fourches caudines ; elle eût évité les hontes du lâche abandon de deux demi-provinces et de 400,000 Belges qui avaient versé leur sang pour la délivrance de la patrie ; elle n'eût pas abandonné sa part dans l’actif de la communauté dissoute ; elle n'eût pas eu la honte de consentir à un tribut au profit de la Hollande, sous prétexte de payer sa part d'une dette qui n'était pas la sienne et un autre tribut qu'elle a consenti à payer pour naviguer sur l'Escaut, contrairement au droit naturel et des gens. La France, en 1830, comme la République française en 1796, eût proclamé la liberté de ce fleuve, etc....
Notre nationalité se serait confondue avec la nationalité d'un grand peuple ; le dommage, à mon avis, eût été moins grand pour l'honneur national, que la castration imposée à un peuple qui venait de faire acte de virilité. Voilà pour les intérêts moraux.
Les intérêts matériels eussent été satisfaits et mieux garantis. Cette assertion, pour se faire comprendre, n'a pas besoin de commentaires.
Qu'on ne s'y trompe pas : Je ne fais que me défendre contre les absurdes et méchantes accusations que MM. De Potter ont fait sortir de ma lettre du 16 septembre et des commentaires et des insinuations perfides, dont ils l'ont si cavalièrement, si audacieusement illustrée.
Je voulais éviter à mon pays les catastrophes qu'il a heureusement, miraculeusement surmontées. Après la victoire du 26 septembre 1830, à laquelle De Potter a obstinément refusé de concourir, je ne me suis pas comme lui borné à désirer la conservation de notre nationalité ; j'ai tout fait pour la conserver intacte et honorable.
Au mois de mars 1831, j'aurais pu, AVEC GRAND PROFIT, la laisser vendre et livrer au prince d'Orange ; on me demandait seulement de ne pas la défendre, de m'absenter pendant huit jours.
Au mois d'août 1831, je l'ai défendue au péril de ma vie.
Je n'ai cessé, pendant neuf ans, de la défendre contre toutes les défaillances ; au mois de mars 1839, mes efforts ayant été impuissants à la sauver de l'opprobre et du déshonneur, j'ai protesté énergiquement :
j'ai quitté la carrière parlementaire. Je me suis condamné à l'ilotisme politique, en expiation du plus grand crime qui puisse être imposé aux représentants d'un peuple libre.
(Par une lettre que LA LIBERTÉ publia le 10 novembre 1867, Agathon De Potter, prétextant des violences verbales de son antagoniste, déclara renoncer pour le moment à tout échange de vues, se réservant de produire, (page 352) « en temps opportun, les nombreux et curieux documents » que lui avait laissés son père.
(La rédaction du journal lui offrit néanmoins de lui tenir ses colonnes ouvertes « pour lui permettre de défendre son père à l'endroit même où celui-ci a été attaqué », mais constata que tout ce que Gendebien avait écrit jusque-là était resté debout, qu'il ne faisait après tout « que se défendre contre d'injustes attaques» ; c'était là l’explication de la vivacité de son langage.
(Après cette lettre, Gendebien termina la réfutation des SOUVENIRS PERSONNELS de Louis De Potter en consacrant de nombreuses pages à la discussion de divers événements, tels l'inauguration du Congrès, le protocole du 17 novembre, la signature de l'armistice. Il expliqua son refus d'adhésion à cette dernière mesure qui d'ailleurs « n'aurait exercé aucune influence sérieuse sur les destinées de la Belgique, si les doctrinaires n'avaient abrité leur couardise derrière ce document ».
(page 352) Alexandre Gendebien a toujours montré la plus vive sollicitude pour l'organisation d'une armée forte ; il prouve que l'on aurait pu, tirant parti de la suspension d'armes et de l'armistice, conjurer le désastre du mois d'août 1831.
Nous pouvions, sans grands regrets, payer un peu cher le temps nécessaire pour la réorganisation de l'armée qui présentait plus d'une difficulté que le temps seul pouvait surmonter. ¬
Avant et surtout depuis l'explosion du mois d'août 1830, nous n'avions rien négligé pour désorganiser l'armée des Pays-Bas : nous avions propagé très activement les provocations à l'indiscipline et à la ¬désertion. Il fallait beaucoup de temps pour ramener, par le patriotisme, le soldat dans les rangs et le soumettre à la discipline quoique très peu sévère. ¬
L'infanterie aurait pu s'organiser en très peu de temps, mais les armes et les objets d'équipement manquaient.
Les armes spéciales manquaient de tout : la cavalerie n'avait pas de chevaux, ils étaient restés en Hollande, elle n'avait pas les objets d'équipement, d'armement, les plus indispensables ; tous ses magasins étaient en Hollande.
L'artillerie n'avait qu'un très petit nombre d'officiers ; l'inique partialité du gouvernement déchu avait exclu les Belges des cadres de cette arme. Nous n'avions pas de chevaux, ils étaient tous restés en (page 353) Hollande ; nous avions très peu d'affûts ; ils étaient très vieux et peu propices au service actif, en un mot, nous n'avions pas d'artillerie, excepté les canons, tout manquait, tout était à faire pour cette arme. Je serais ingrat si je laissais passer cette occasion de rappeler les services rendus par mon ancien condisciple et ami, M. De Ghistelle, qui, privé de tous les éléments indispensables, organisa en peu de temps plusieurs batteries. On peut dire créer, car de rien il fit beaucoup et bien ; il paya, de sa vie, son zèle, son activité, son indomptable volonté de bien faire.
Le corps du génie militaire était, de toutes les armes spéciales, celui qui avait été le plus maltraité par l'odieuse partialité hollandaise, les Belges figurant à son état-major dans la proportion de un à dix-sept.
C'était une organisation ou plutôt une création complète à faire.
Il en était de même du corps des pontonniers, il n'en existait pas même le premier élément.
En présence de tous ces faits, on conçoit les difficultés d'une prompte et bonne organisation militaire. ¬
M. de Mérode en souleva une radicale que nous réussîmes à tourner. D'accord avec M. Goblet, que j'avais fait nommer ministre de la Guerre, je voulais, indépendamment des corps de volontaires, une armée régulière de soixante mille hommes. M. de Mérode ne voulait alors que des volontaires ; il n'avait confiance que dans les volontaires, qu'il sacrifia plus tard et laissa calomnier par M. Ch. de Brouckère, lorsque l'autorité supérieure, d'accord avec les hautes puissances, remplit sa mission de tuer la Révolution dans ses éléments les plus vivaces. M. de Merode ne voulait qu'une armée de quarante mille hommes ; M. Rogier était de son avis, et, comme lui, laissa plus tard décimer, calomnier les volontaires.
Pour atteindre le chiffre de 60,000 hommes, je déterminai M. Goblet à proposer, sous ma garantie et ma responsabilité personnelles, une armée de 40,000 hommes, en laissant, au bout de la phrase, un blanc suffisant pour y ajouter, après les signatures données, le mot d'infanterie. En ajoutant les armes spéciales plus ou moins en proportion avec l'infanterie, on put organiser une armée de soixante mille hommes. C'est, je pense, ce qui fut fait.
Ma confiance dans nos braves volontaires était au moins aussi grande que celle de MM. de Mérode et Rogier ; elle a été plus durable que la leur et ma reconnaissance ne leur a pas fait défaut lorsque les courtisans les ont sacrifiés au nouvel ordre de choses. De même que, pendant l'effervescence révolutionnaire, j'étais le défenseur et le protecteur de l'ancienne armée, de même, au moment de la réaction, j'ai (page 354) défendu, toujours et avec énergie les droits des volontaires à la reconnaissance nationale. J'ai plus d'une fois stigmatisé, broyé les courtisans qui ont accepté l'ignoble mais lucrative mission de les calomnier.
Je reviendrai sur ce triste sujet. Je réhabiliterai les calomniés ; je prouverai que les moins dignes d'entre eux étaient plus honorables, plus dignes d'estime et de récompense nationale que leurs détracteurs aussi lâches qu'insolents. .
Le temps ne m'a pas fait oublier l'injuste, l'inique ingratitude des exploiteurs, ni mon devoir de reconnaissance pour ceux qui ont conquis notre nationalité, notre indépendance, nos libertés !
(page 354) J'ai pris fort peu, trop peu de part aux délibérations du Congrès : j'étais absorbé par les fonctions de membre du Gouvernement provisoire, de ministre de la Justice (président du .Comité de Justice). J'ai rempli à Paris, une mission diplomatique qui a duré près d'un mois.
J'étais absorbé par des relations suivies avec les meilleurs patriotes de Belgique. J'étais en communication journalière avec les patriotes de Bruxelles qui faisaient une police toute de dévouement. Je ne parlerai pas des solliciteurs de toutes les catégories ; c'était la plaie de cette époque.
J'ai longtemps reçu tout le monde, sans exception et à toute heure : il est arrivé, quelquefois, que depuis la porte de ma chambre à coucher jusque dans mon cabinet de travail, des visiteurs encombraient l'espace ; tous n'étaient pas des solliciteurs, mais ceux-ci étaient toujours en grand nombre, des clients s'obstinaient aussi à venir me parler de leurs affaires, quoiqu'ils fussent bien convaincus qu'il m'était impossible de m'en occuper sérieusement. Ce sont les premiers dont je me débarrassai.
On comprendra facilement qu'il m'était impossible de suivre, avec assiduité, les délibérations du Congrès ; je pris part néanmoins à ses actes les plus importants.
Je parlai peu dans le principe parce que les veilles et les fatigues des premiers jours de la Révolution m'avaient donné des palpitations de cœur fort inquiétantes...
XVIII. La composition politique du Congrès.
(page 354) Une des questions les plus controversées de notre histoire parlementaire a été la répartition politique des membres du Congrès national. Deux opinions opposées ont été exprimées : de Gerlache attribue au parti catholique (page 355) une majorité considérable ; Frère-Orban, dans une étude publiée par M. Paul Hymans (Paul HYMANS, Frère-Orban, t. I, pp. 133 à 147), conteste cette assertion et croit à la prépondérance marquée du libéralisme.
(Il est intéressant de rappeler à ce propos l'avis de Gendebien. Dégagée des pointes qu'il lance à de Gerlache, qu'il n'aime pas, son argumentation, favorable, comme celle de Frère-Orban, à la supériorité libérale, est basée sur les chiffres de l'élection du premier bureau.) ¬
Au premier tour du scrutin pour la présidence, de Surlet obtint 51 voix, de Gerlache 51, de Stassart 50, majorité au profil du parti libéral de 50 voix sur 102. .
Dix-sept voix ont été données, savoir : 8 à M. Le Hon, 5 à M. De Muelenaere, 3 à M. Barthélemy, l à M. Fallon ; ce qui devait porter la majorité libérale à 65 voix sur 170 votants.
M. de Muelenaere qui, plus tard, s'inféoda au parti catholique, avait alors des allures libérales, parce que le gouvernement était libéral, sauf un seul membre catholique, M. de Mérode, qui était libéral alors et n'a cessé de l'être qu'après la publication de l'Encyclique de 1832.
M. de Muelenaere avait reçu en 1829 la médaille de l'infamie, créée et distribuée par l'Union libérale-catholique ; mais quelques jours après, il adhéra au message du 11 décembre avec éloges et conseil de le compléter par des dispositions anti-libérales contre la Presse.
Ce message était essentiellement hostile à l'Union et plus particulièrement au parti catholique.
Les libéraux et les catholiques peuvent donc répudier les cinq voix données à M. de Muelenaere.
Au second tour du scrutin, il y avait 169 votants, majorité absolue : 85. M. de Surlet obtint 63 voix, de Gerlache 62, de Stassart 43, ce qui donne encore au parti libéral une majorité de 106 voix contre 62 donnée à M. de Gerlache.
Au troisième scrutin, celui de ballottage entre M. de Surlet et M. de Gerlache, le premier obtint 106 voix ct le second 61.
Cette majorité de 106 voix obtenue par M. de Surlet se compose de 63 voix qu'il avait obtenues au second tour de scrutin et des 43 voix qui au même scrutin, avaient été données à M. de Stassart ; preuve évidente que la nomination de M. de Surlet à la présidence est due, tout entière, au parti libéral dont la prépondérance marquée n'est pas seulement incontestable, mais est démontrée logiquement par des chiffres irréfutables.
(page 356) Il y eut un quatrième scrutin pour la nomination des deux vice-¬présidents à la majorité relative. M. de Stassart aurait été nommé premier vice-président, si, par respect pour les principes de l'Union, je n'avais, ainsi que plusieurs de mes collègues, insisté auprès de nos amis pour faire faire acte d'adhésion à ces principes. Ce qui fut fait : un président libéral, un vice-président catholique, un second vice-¬président libéral. Ce qui démontre une fois de plus la force des deux partis au Congrès : deux libéraux, un catholique au bureau ! Il résulte invinciblement de la combinaison des quatre tours de scrutin, que le Congrès était composé de deux tiers libéraux et d'un tiers catholique.
En présence de faits, de résultats aussi positifs, que penser de 1'impartialité, de la bonne foi d'un homme qui pose en historien dont les oracles n'ont pas besoin de démonstration, et doivent être admis, sans contradiction, comme paroles d'évangile !!
Admirez la logique, l'inconséquence de M. de Gerlache, « les libéraux modérés, dit-il, ne se séparaient point des catholiques ».
Eh bien, avec cet appoint, le chef avoué des catholiques n'a obtenu qu'une infiniment petite minorité, dans toutes les phases de sa lutte avec M. de Surlet, qui était un libéral, mais qui n'était pas le chef du parti libéral.
Cependant, ô prodige d'inconséquence ou d'audacieuse témérité, M. de Gerlache affirme que « les catholiques, au Congrès, avaient une prépondérance beaucoup plus marquée qu'ils ne l'ont eue depuis à la Chambre des représentants où ils ont cependant conservé longtemps la majorité ».
Sanchez n'aurait peut-être pas trouvé un aussi subtil expédient ; admirez l'adresse de M. de Gerlache : on sait qu'à la Chambre des représentants, le parti catholique a conservé longtemps la majorité ; (je dirai plus tard pourquoi) ; M. de Gerlache part de ce fait connu et incontestable, pour AFFIRMER que les catholiques ont eu une prépondérance beaucoup plus marquée au Congrès !!...
(Dans une note, Gendebien explique la préférence qu'il donna, dans les deux premiers scrutins, à de Stassart sur de Gerlache. Au troisième tour, bien que vivement sollicité, au nom de l'UNIONISME, à reporter sa voix sur le candidat catholique, il déclara qu'il voterait pour Surlet, qui recueillit 106 voix, contre 61 à de Gerlache).
Je craignais les écarts facétieux de M. Surlet, qui était peu sérieux et avait plus d'esprit que de caractère. On jetait des doutes sur son courage ; on faisait circuler le bruit qu'avant de partir pour La Haye, le 8 septembre, il avait fait son testament.
(page 357) Je craignais les mysticités, l'orthodoxie un peu outrée de M. de Gerlache ; je voyais en lui un chef de parti dangereux.
Je n'avais pas oublié ses tergiversations, à Liége et à Bruxelles, pendant les premiers jours de la révolution ; je ne pouvais lui pardonner d'avoir entraîné ses collègues à La Haye : c'était une véritable trahison. Je pouvais moins encore oublier les paroles décourageantes, désespérantes qu'il avait prononcées à l'Hôtel de Ville de Bruxelles, le 7 septembre : il blâmait, condamnait tout ce qui s'était fait jusque là ; il prédisait et démontrait, avec affectation, une défaite certaine et imminente. Il avait jeté le découragement, le désespoir dans les âmes les plus fortement trempées.
Je craignais quelque peu les légèretés, les imprudences de M. de Stassart, mais il était plus sérieux que M. de Surlet et n'avait pas fait son testament avant d'aller à La Haye, au mois d'août et de septembre ; il avait combattu le projet d'abandonner, de trahir la révolution ; il avait insisté pour qu'on maintint la proclamation de séparation et l'engagement solennel de rester à Bruxelles. Il était plus libéral et, par conséquent, plus impartial que M. de Gerlache.
(Après avoir longuement discuté les arguments apportés par de Gerlache à l'appui de sa thèse, Gendebien conclut à la PRÉPONDÉRANCE MARQUÉE, dans le Congrès national, non des catholiques, mais des libéraux. Il affirme aussi qu'une aberration du pouvoir, lui-même abusé par les conseils de l'Angleterre qui se méprenait sur la force du catholicisme politique et croyait au caractère anti-protestant de notre révolution, a longtemps permis la suprématie du parti clérical.)
(page 357) Par son message du 12 novembre, le Congrès annonça au Gouvernement provisoire qu'il était définitivement constitué.
Immédiatement après cette notification, le Gouvernement provisoire chargea M. Charles Rogier, son président du jour, d'aller déposer ses pouvoirs et une collection de ses arrêtés, sur le bureau du Congrès qui, à l'unanimité, lui conféra le pouvoir exécutif et lui vota des remerciements, au nom de la nation.
J'ai déjà rendu compte de cette solennité qu'on peut lire dans le journal officiel, l'Union, du 17 novembre 1830.
Dans sa séance du 15 novembre, le Congrès passe purement et simplement et sans aucune réclamation, à l'ordre du jour sur la lettre du 13 novembre, par laquelle De Potter donne sa démission de membre (page 358) du Gouvernement provisoire et se plaint de la célérité qu'a mise le Congrès à accepter la démission de ses collègues et à les constituer pouvoir exécutif. .
Cet ordre du jour pur et simple et sans opposition, repousse également son insolente lettre à ses collègues, dont il avait joint la copie à sa missive au Congrès.
Ainsi finit, fort tristement, la carrière politique d'un homme, d'abord trop glorifié, puis trop peu regretté.
XX. Les premiers débats du Congrès.
(page 358) Le Congrès consacra plusieurs jours à la vérification des pouvoirs de ses membres et à l'élaboration de son règlement.
A la séance du 16, Van de Weyer rendit compte de sa mission à Londres. Voir l'Union, journal officiel, n° 31 du 18 novembre.
Quoiqu'improvisé, son rapport mérite encore aujourd'hui d'être lu : il contient des faits intéressants et des aperçus dignes de la situation nouvelle que la révolution avait faite à la Belgique.
Il a rendu compte avec convenance et dignité de la conférence que le prince d'Orange lui avait demandée.
« Une triple salve de bravos accueillit la fin de ce rapport », dit l'auteur du compte-rendu de la séance. (Note de bas de page : Gendebien défend ici Van de Weyer contre une ridicule accusation d'orangisme formulée par De Potter.)
Dans la même séance du 16 novembre, M. de Celles développa sa proposition d'indépendance de la Belgique, avec talent et beaucoup d'énergie.
La séance du 17 novembre a été consacrée à la solution d'une question délicate, au sujet de la province du Luxembourg. Elle a été résolue par la déclaration qu'elle conserverait ses relations avec la confédération germanique.
Beaucoup de bons discours ont été prononcés. Plusieurs méritent encore d'être lus aujourd'hui, bien qu'ils aient perdu tout intérêt. d'actualité.
Qu'il me soit permis de citer le discours, ou plutôt l'allocution de mon père : non parce qu'il fut brillant d'éloquence, mais parce qu'il fut concis, logique, persuasif et, surtout, parce qu'il fut prononcé par le plus âgé, le doyen d'âge du Congrès ; il était alors âgé de soixante-dix-huit ans et près d'accomplir sa soixante-dix neuvième année (Note de bas de page : Les « Aperçus » ne donnent pas cette allocution : on peut la trouver dans Huyttens.)
(page 359) Les députés luxembourgeois comprirent et acceptèrent, sans hésiter, la position qui leur était faite.
Les députés de Maestricht, après avoir exprimé les craintes que leur inspiraient les canons braqués sur la ville, finirent par comprendre que la résignation était le seul parti à prendre.
Les députés anversois avaient subi un bombardement ; leurs appréhensions étaient légitimes sans doute ; mais quelques-uns, très hostiles à la révolution, exploitaient les éventualités d'un nouveau bombardement, pour attaquer la révolution, lui susciter des ennemis et des embarras.
A cette époque, M. Legrelle, député d'Anvers, exclamait à tout propos : « MALHEUREUSE VILLE D'ANVERS » Cette jérémiade n'avançait à rien et avait, sinon pour but, au moins pour résultat d'aviver des terreurs passées et des sentiments hostiles à la Révolution et aux révolutionnaires ; il s'en est expliqué plus d'une fois et notamment dans la séance de la Chambre des représentants du 27 novembre 1832.
A l'occasion de l'adresse en réponse au discours du trône M. Legrelle dit : « Il est inutile de parler de la Révolution ; j'ai toujours été et je serai toujours ennemi des révolutions et des révolutionnaires » (violents murmures, interruption prolongée
). Plusieurs voix : « A l'ordre ! à l'ordre ! »
M. Lebeau répond vivement à M. Legrelle.
M. Gendebien : « Je ne viens pas appuyer l'ordre du jour ; je demande seulement à relever une expression proférée par M. Legrelle. Il a dit qu'il était et qu'il serait toujours l'ennemi des révolutions et des révolutionnaires. Messieurs, j'ai pris part à la Révolution, je me suis montré l'ami de la Révolution et des révolutionnaires ; je ne me suis jamais déclaré l'ennemi de ceux qui ne l'ont pas adoptée, ni de ceux qui s'y sont opposés. Si M. Legrelle a le malheur de se trouver un jour dans la position où j'ai été placé pendant la tourmente, je désire qu'il arrive à la fin de sa carrière sans que sa conscience lui fasse plus de reproche que ne m'en fait la mienne, mais je déteste et je méprise souverainement les hommes qui, toujours à genoux devant tous les pouvoirs, montrent tant d'empressement à saisir toutes les occasions d'accabler des hommes qui ont quitté le pouvoir, sans jamais avoir rien stipulé pour eux. »
M. Legrelle : « Je demande la parole pour un fait personnel ; je dois donner des explications »
M. Gendebien : « Je n'en ai pas besoin. »
M. Legrelle : « Messieurs, j'ai le droit de m'expliquer, je n'ai fait (page 360) allusion à personne, je n'ai voulu blesser personne. J'ai parlé en termes généraux : et nullement de M. Gendebien. Il est d'ailleurs, en tout, des exceptions honorables.»
M. Gendebien : « Vous avez dit une sottise, enfin ! »
On me pardonnera cette digression. Elle peint les embarras de la situation au mois de novembre 1830 ; elle apprendra à la postérité quels étaient les amis et les ennemis de notre Révolution.
M. Gérard Legrelle a été décoré, enrubanné et nommé vicomte !! Combien d'autres, au même titre, ont été, sont et seront décorés, enrubannés, titrés, rentés de bonnes sinécures !!
(page 360) Après avoir rassuré les populations de Luxembourg, de Maestricht et d'Anvers sur les conséquences de la déclaration d'indépendance, on sentit la nécessité de faire comprendre aux nombreux partisans de la réunion à la France, que la déclaration d'indépendance n'excluait pas la possibilité de cette réunion éventuelle. M. Charles Le Hon fut un de ceux qui se chargèrent de cette besogne.
« Ce que j'entends par indépendance de la Belgique, dit-il, c'est d'abord la rupture de tous liens qui l'attachaient à la Hollande. - C'est ensuite le droit absolu de disposer d'elle-même comme il lui conviendra.
« Il importe peu que vous vous placiez sous le protectorat d'une puissance étrangère, car ce que vous feriez alors, vous le feriez à titre de peuple indépendant.....
« Si on veut nous violenter, nous demanderons la protection de nos puissants voisins ; notre décision dépendra de la nécessité où l'on nous placera.
« Je crois répondre ici à quelques honorables membres qui demandaient si notre déclaration était exclusivement de tel ou tel avenir : elle embrasse tout et n'exclut rien. »
« Ce discours est accueilli par des bravos.
Les paroles énergiques de M. Vilain XIIII fils méritent d'être reproduites : « L'immense majorité qui va prononcer notre indépendance nationale, rassurera les puissances qui craignent notre réunion à la France ; cependant que leur sécurité ne soit pas trop complète ; qu'elles sachent que, si elles voulaient intervenir dans nos affaires et se mêler de notre ménage, nous nous jetterions dans les bras de la France, plutôt que de le souffrir.
(page 361) Elles auraient beau s'être concertées avec le ministre français ; à un signal de notre part, l'armée, la garde nationale, tout un peuple de volontaires volerait à notre secours. Que les puissances étrangères se pénètrent bien que ce n',est pas seulement notre sort, mais leur propre avenir qu'elles vont décider. »
Ce discours et beaucoup d'autres très énergiques, ont fait un heureux contraste avec les tergiversations pusillanimes et les arrière-pensées d'éventualité de retour du pouvoir déchu.
La prise de la forteresse de Venloo et le rapport du général Daine, chef de cette expédition hardie, rassurèrent les timides, enthousiasmèrent les vrais patriotes et ne contribuèrent pas peu au vote unanime qui proclama l'indépendance.
C'était plus qu'un éclatant succès, c'était la conquête d'un point stratégique de la plus haute importance pour nos opérations militaires.
CENT QUATRE-VINGT-HUIT MEMBRES votèrent pour la proposition d'indépendance.
Le Président dit d'une voix solennelle :
« L'indépendance du peuple belge est proclamée A L'UNANIMITÉ DES VOIX, par le Congrès national. »
Des bravos unanimes approuvèrent cette importante et patriotique proclamation.
L'unanimité des votes produisit le plus heureux effet.
A l'intérieur, il calma les défiances que les premiers actes du Congrès et la présence de quelques hommes suspects d'orangisme avaient inspirées aux patriotes.
L'insolente proposition de M. Muelenaere (Note de bas de page : Meulenaere devint De Meulenaere, grand homme d'état, décoré, redécoré, enrubanné, stigmatisé du titre de Comte ! Il avait bien mérité de la Royauté : bassesse pour elle ; dédain, insulte pour les hommes courageux qui l'avaient bravée et vaincue. (Note de Gendebien.)) de faire introduire, par un huissier, le Gouvernement provisoire qui venait l'installer, avait exaspéré les meilleurs patriotes au point que plusieurs et des moins exaltés, nous conseillaient de ne pas déposer nos pouvoirs et d'accepter la lutte, si insolemment, si témérairement provoquée par un ex-serviteur du roi Guillaume, signataire du message du 11 décembre 1829, d'odieuse mémoire.
Nous fûmes plus modérés, plus sages, plus hommes d'Etat, que le futur coryphée de celui qui prit la place de son ancien maître.
A l'extérieur, le vote unanime du Congrès produisit une immense surprise et les plus salutaires effets. Il donna un solennel démenti aux diplomaties hollandaise et anglaise qui affirmaient que notre (page 362) révolution était le résultat de la coalition de quelques mauvaises têtes ; qu'elle était désavouée, condamnée par l'immense majorité de la nation.
Ce vote unanime fut vivement applaudi par le peuple français et inspira au roi Louis-Philippe et à son gouvernement, confiance et protection ; protection qui sauva deux fois la Belgique, malgré les dédains, malgré les insultes de nos apprentis doctrinaires, ingrats envers la France notre seule amie, et les très humbles serviteurs du séduisant Ponsonby et de ses audacieuses et incessantes intrigues.
(page 362) Dans sa séance du 19 novembre, le Congrès aborda la discussion de la forme de gouvernement à donner à la Belgique.
Cette question, moins brûlante qu'on ne l'a dit, mais plus intéressante qu'on ne le pense aujourd'hui, a donné sur la royauté à octroyer à la Belgique, des définitions, des aperçus qu'on semble avoir oubliés et qu'il est utile de rappeler dans l'intérêt de l'histoire et surtout pour la sauvegarde des institutions, des libertés que le peuple belge a conquises au prix de son sang et qu'il a constituées dans l'intérêt de tous et non pour le bon plaisir et l'ambition de quelques-uns.
Cette discussion prouve que le Congrès eût voté pour la république, s'il avait pu considérer la question d'une manière absolue. Elle prouve que la royauté n'a été admise qu'à la condition de donner toutes les libertés de la république et de n'en écarter que les inconvénients bien constatés.
Les orateurs qui ont plaidé la cause de la République ont démontré les avantages de cette forme de gouvernement et les inconvénients et les dangers presque inévitables de la royauté.
Ceux qui ont plaidé la cause de la royauté n'ont pas méconnu les avantages de la république ; ils ont signalé peu d'inconvénients intrinsèques à la république ; presque tous n'ont signalé que les inconvénients, les dangers relatifs, c'est-à-dire principalement au point de vue des puissantes royautés qui nous entourent et sont essentiellement ennemies de la république.
Tous, ou au moins l'immense majorité, ont admis la royauté avec toutes les libertés de la république.
(Gendebien signale et reproduit, parfois avec de piquants commentaires, les principaux discours qui furent prononcés au cours de ces intéressants débats.) ¬
XXIII. L'exclusion des Nassau.
(page 363) Le Congrès passa, sans transition, de la question de la forme du gouvernement à la proposition de l'exclusion à perpétuité de la famille des Nassau, de tous pouvoirs en Belgique.
Dans la séance du 23 novembre, M. Constantin Rodenbach développa sa proposition d'exclusion, avec verve, talent, énergie.
La Conférence de Londres a essayé de faire échouer ou au moins de faire ajourner la proposition de l'exclusion des Nassau.
Les députés Anversois au Congrès, hostiles à la révolution, étaient souvent, mieux et plus vite que le Gouvernement provisoire, instruits des projets de la diplomatie. Aussi, ils n'ont rien négligé pour faire ajourner la proposition d'exclusion, espérant que l'intervention prévue de la Conférence ferait reculer bon nombre de membres et peut-être la majorité du Congrès.
La diplomatie avertie et profitant du temps que lui avaient procuré les incidents dilatoires, envoya à Bruxelles deux commissaires, MM. Bresson et Langsdorf, avec mission d'empêcher à tout prix l'exclusion des Nassau.
Le Comité diplomatique reçut leur communication, la discuta avec dignité et demanda l'intervention du Gouvernement provisoire, pour la solution de cette grave et périlleuse question.
Nous fîmes savoir au Comité diplomatique que notre opinion était faite, que nous repoussions à l'unanimité tous les genres d'intervention.
Après avoir expédié quelques affaires, nous nous rendîmes au Congrès ; nous devions, pour y arriver, traverser le salon où siégeait le Comité diplomatique.
M. de Mérode partit le premier, je le suivis de près, craignant une excentricité de cet enfant terrible. A mon arrivée, Messieurs les diplomates appuyaient leur mission d'un avertissement amical, c'est-à-dire de la menace d'une intervention des puissances qui serait probablement suivie d'une occupation et peut-être du partage de la Belgique.
Je leur répondis avec une énergique indignation : « Votre menace est vaine. » M. Langsdorf essaya de m'interrompre ; je continuai : « j'ajoute qu'elle est ridicule, car vous ne pourriez occuper, moins encore partager la Belgique, sans faire la part de la France ; cette part comprendrait nécessairement toutes les places fortes que vous avez construites contre elle ; la Sainte-Alliance reculera devant ce fait et la France tout entière se soulèverait à l'idée de voir l'avant-garde de la Sainte-Alliance à soixante lieues de sa capitale. »
(page 364) MM. Langsdorf et Bresson reprirent : « Nous avons l'honneur de vous dire, en toute vérité, l'objet de notre mission et les conséquences de votre refus d'adhésion. Nous n'avons pas mission de vous menacer, mais de vous avertir. »
- « Avertissement ou menace, c'est toujours une contrainte morale, tout au moins, que vous avez la prétention d'exercer sur les délibérations du Congrès. Eh bien, je vous le dis en toute vérité et je l'affirme : vous n'obtiendrez de votre mission d'autre résultat que de hâter sa discussion et d'ajouter, à l'immense majorité déjà acquise, les votes de quelques membres timides ou irrésolus. Dites aux rois, vos maîtres, qu'il y a en Belgique beaucoup d'hommes de cœur, des blouses et des fusils de chasse. Dites-leur aussi que la France tout entière s'opposera à leurs projets. »
Je me levai et me rendis au Congrès.
Rogier qui était arrivé pendant mon allocution, repoussa de son côté, avec non moins d'énergie, les prétentions et les menaces de la Conférence.
Le Congrès se constitua en comité secret ; le rapport simple, net, calme et digne que fit Van de Weyer, président du Comité diplomatique, électrisa le Congrès, souleva l'indignation de tous les cœurs vraiment belges. L'immense majorité demanda qu'on allât immédiatement aux voix.
La séance étant redevenue publique, les tribunes sont bientôt envahies par une foule compacte. « L'enceinte du Congrès est on ne peut plus agitée », tous les députés se livrent à des conversations très animées ; « plusieurs nous paraissent vivement affectés », dit le compte-rendu de l'Union.
Monsieur le Président se lève et dit :
« L'Assemblée décide qu'elle passe à l'ordre du jour et se déclare en permanence jusqu'à la décision sur l'exclusion. »
Une vive émotion, un frémissement approbatif et très significatif, quelques bravos immédiatement comprimés par le public lui-même, accueillent les paroles du Président.
M. Jottrand parle le premier et, d'une voix émue, mais ferme, dit : « Je demande la clôture immédiate de la discussion ; hier, par les motifs que j'ai développés à la tribune, j'avais cru devoir déclarer que je voterais contre la proposition ; aujourd'hui, après les communication qui nous ont été faites, en Comité secret, je croirais manquer à la dignité nationale et à mon devoir de représentant du peuple belge, si j'hésitais une minute à voter l'exclusion à perpétuité de la famille des Nassau. »
(page 365) Des applaudissements, des bravos, sont la récompense de cette noble et loyale conversion.
M. de Langhe qui avait parlé et voté contre la proposition d'exclusion, imite M. Jottrand et, par les mêmes motifs, votera l'exclusion. Mêmes applaudissements énergiques.
M. Duval de Beaulieu et d'autres membres qui se proposaient de combattre la proposition, déclarent que, en présence de la situation qui est faite à la Belgique, ils votent pour l'exclusion des Nassau. (Bravo ! Bravo !)
La discussion étant arrivée à son terme, le Congrès était impatient d'aller aux voix ; le public était aussi impatient que le Congrès. Mais les timides, les habiles qui avaient usé de tous les moyens de retarder la mise à l'ordre du jour de la proposition d'exclusion, recommencèrent leurs manœuvres. Dans le but évident de gagner du temps ou de faire entendre des réserves prudentes, des protestations, des arrière-pensées agréables aux Revenants ÉVENTUELS.
Vivement indigné de toutes ces manœuvres si compromettantes pour la dignité nationale, je prononçai ces paroles textuelles que j'extrais du compte rendu de la séance du 24 novembre.
M. A. Gendebien, avec chaleur :
« Si j'avais été consulté par l'auteur de la proposition, avant qu'elle fut soumise à l'Assemblée, je lui aurais dit que cette proposition était inutile, qu'il ne fallait pas s'en occuper, que la dynastie des Nassau était enterrée au Parc.
« Nous sommes ici depuis trois semaines et nous marchons à pas de tortue, sans nous souvenir que, au jour du péril, nos braves volontaires accouraient au pas de course à la défense de notre sainte cause. Il est temps d'en finir. - Quant à ceux qui craignent une guerre avec la Hollande, je leur dirai que c'est à tort qu'ils se méfient du peuple belge. Avec six canons et des fusils de chasse, nous avons chassé de Bruxelles une armée de 15,000 hommes, que soutenait une artillerie nombreuse et bien fournie. Ce n'est pas par de la faiblesse et de la pusillanimité que nous délivrerons notre territoire. - Notre révolution est commencée, elle marchera, il faut qu'elle marche, car une révolution qui s'arrête avant d'être arrivée à son terme, se perd ! » (Bravo !)
On réclame vivement la clôture.
M. de Gerlache et M. de Muelenaere parlent vivement contre la clôture ; elle n'est pas prononcée.
MM. Fleussu, Le Hon, Sécus, Dubois, de Mooreghem, Fransman, (page 366) de Celles, Nagelmackers, Duval, Barbanson et François, tous inscrits, déclarent renoncer à la parole.
M. de Gerlache, ayant fait son siège, ne voulut pas renoncer à la parole ; il lut un long discours écrit, habilement pointé, contre la proposition d'exclusion qu'il ne réussit pas plus à battre en brèche, le 24 novembre, qu'il ne réussit à Liége et à Bruxelles au 7 septembre, à battre en brèche la révolution qu'il condamnait dans son principe et qu'il vouait à une catastrophe certaine et prochaine (Note de bas de page : Gendebien, on le sait, n'aimait pas de Gerlache. Il lui reproche ici ses tentatives d'enrayer au début, le mouvement révolutionnaire, rappelle sa proposition de remettre en liberté les prisonniers hollandais, sa manœuvre équivoque du 3 février 1831, consistant à saper l'un par l'autre les deux candidats au trône, Leuchtenberg et Nemours, afin de ne laisser d'autre conclusion possible que le rappel du prince d'Orange).
Après avoir subi les jérémiades plus spéculatives que sérieuses de quelques députés d'Anvers et de Maestricht, le Congrès proclama solennellement la déchéance par 161 voix contre 28.
Le Congrès était presque complet : 189 votants sur 200 membres.
J'ai voté pour l'exclusion de toute la famille des Nassau : j'aurais eu mille votes à émettre, je n'aurais pas hésité à les donner pour l'exclusion.
Je n'hésite pas non plus à avouer que j'ai eu, en votant, un serrement de cœur ; je ne voyais en ce moment que les bonnes qualités du prince d'Orange : son courage, sa bravoure chevaleresque, son affabilité, ses idées égalitaires, qui lui faisaient préférer la bourgeoisie à la noblesse. Sous ce dernier rapport, le roi Guillaume avait à peu près les mêmes idées que son fils.
Le prince d'Orange n'avait pas les idées gouvernementales de son père : Quinze ou dix-huit mois avant la révolution, j'eus l'occasion de lui parler de la responsabilité des ministres, de l'impopularité de Van Maanen ; il me dit : « Les ministres sont les serviteurs de la nation ; quand ils déplaisent, on doit les renvoyer comme on renvoie un mauvais domestique. »
Il me répéta la même chose dans notre longue conférence, pendant la nuit du 1er au 2 septembre 1830 ; il ajouta : « Van Maanen ne se maintient au ministère, que parce qu'il flatte le roi dans ses idées de secte. Je respecte les idées de mon père, mais je ne les partage pas. On s'occupe beaucoup trop de religion en Hollande et, en Belgique comme en Hollande, on en abuse. Je ne suis sous ce rapport, ni Hollandais, ni Belge, ni protestant, ni catholique. C'est, je crois, ce que le gouvernement devrait toujours être ; c'est à dire impartial, indifférent. »
(page 367) Le prince d'Orange, ayant appris le projet d'exclusion de toute sa famille, m'écrivit, par l'intermédiaire d'un frère maçon, mon ami intime. - Celui-ci vint me faire cette communication, la veille de l'arrivée du commissaire de la conférence chargée de s'opposer à cette exclusion. Il plaida chaudement la cause du prince. Je lui dictai ma réponse, à peu près en ces termes :
« Dites au Prince que si nous étions encore dans la nuit du 1er au 2 septembre, je lui donnerais les mêmes conseils. Aujourd'hui, tout est changé : le sac de Bruxelles, le bombardement d'Anvers pèsent sur la famille tout entière. Je veux bien croire que le frère d'Orange y est étranger ; mais toutes les apparences le condamnent. Une protestation énergique aurait peut-être conjuré la solidarité qui l'atteint comme le reste de sa famille. Son silence le condamne ; une protestation serait aujourd'hui sans effet. - Quant au conseil qu'on lui a donné à Anvers, après les combats de septembre, de se présenter franchement, courageusement à Bruxelles, et d'y proclamer l'indépendance de la Belgique, il était non seulement téméraire, mais absurde ; depuis le bombardement d'Anvers, ce conseille conduirait à une mort certaine.
« Dites au Prince que ceux qui encouragent ses illusions, se trompent et le trompent par excès de zèle et peut-être, dans l'espoir de gracieuses récompenses. .
« Le Congrès, quoiqu'on fasse, votera l'exclusion à une immense majorité. »
Plus tard, le Prince me fit souvent savoir ses sentiments d'estime pour ma franchise, ma loyauté et mon désintéressement.
Je ne dirais pas ces choses si elles n'étaient que flatteuses pour moi ; mais elles sont surtout honorables pour le Prince ; elles prouvent qu'il n'a pas mérité l'infortune que quelques membres de sa famille ont fait peser sur lui ; en historien consciencieux je considère comme un devoir de dire la vérité.
Dans sa monomanie de tout censurer, M. De Potter critique vivement l'exclusion prononcée par le Congrès.
Aux pages 182 et 183 de ses Souvenirs, il avait amèrement reproché à ses collègues et leur avait imputé à crime d'avoir repoussé sa proposition de déchéance des Nassau. J'ai démontré qu'il n'a pas fait cette proposition et que son accusation est un odieux mensonge, une calomnie.
A la page 241, il répète ce mensonge. « Avant le Congrès, dit-il, j'avais voulu faire déclarer la déchéance de la dynastie hollandaise ».
Immédiatement après, il ajoute : « Quand cette assemblée monarchique eut voté l'exclusion perpétuelle des Nassau de la candidature au trône, (page 368) je jugeai qu'elle avait posé un acte inutile, illogique et absurde, sur la ridicule perpétuité duquel il lui faudrait incontestablement revenir, à une époque plus ou moins rapprochée, et sur lequel je conservais encore l'espoir de la faire revenir, dès lors même, non pour rappeler les Nassau, mais pour proclamer la république. »
La passion désordonnée de tout censurer, de tout critiquer l'aveugle au point non seulement de mentir, mais de se mettre en contradiction avec lui-même.
Ce n'est pas tout : « Je conservais, dit-il, l'espoir de le faire revenir (le Congrès) sur l'exclusion, non pour rappeler les Nassau, mais pour proclamer la république. »
Qu'avait de commun la révocation de l'exclusion des Nassau avec l'établissement de la république ? L'exclusion de cette famille n'était pas un obstacle à l'établissement de la République ; elle faisait, au contraire, disparaître un des obstacles à sa proclamation. Dès lors, il était illogique, absurde de désirer la révocation du vote d'exclusion, de la considérer comme un moyen d'arriver à la proclamation de la république.
Encore une fois, et comme toujours, De Potter se donne le triste et ridicule plaisir de censurer ce qui est digne d'éloges ; il se met en contradiction avec lui-même et montre peu de respect pour la logique.
(page 368) Dans sa séance du 20 novembre, le Congrès, sur la proposition de M. Werner de Merode, décréta :
« Un message sera envoyé au Gouvernement provisoire, pour l'inviter à ordonner qu'un service funèbre sera célébré dans l'Eglise des SS. Michel et Gudule, à Bruxelles, le samedi 4 décembre prochain, pour tous les braves morts pour la cause nationale. Le Congrès assistera en corps. »
Par arrêté du 22 novembre, le Gouvernement provisoire décréta que ce service aurait lieu le 4 décembre, aux frais de l'Etat. – Il décréta de plus : « qu'après la cérémonie religieuse, il sera solennellement procédé à la pose de la première pierre d'un monument qui sera élevé à la place des Martyrs, pour transmettre à la postérité la reconnaissance de la patrie et les noms des braves morts pour la liberté. »
Il chargea l'administration de la Sûreté Publique de l'exécution de son arrêté.
Le 3 décembre, à 8 heures du soir et le 4, à 8 heures du matin, (page 369) toutes les cloches de toutes les paroisses de Bruxelles sonnèrent àt outes volées ; elles inspirèrent à toute la population un sentiment indescriptible de douleur, d'orgueil et d'espérance.
On se rappelait avec une profonde émotion, le tocsin qui, pendant les quatre journées, n'avait cessé de retentir dans toutes les paroisses, y compris Gobert (Note de bas de page : Nom populaire du quartier de Coudenberg) qui était au milieu du champ de bataille.
On se rappelait avec orgueil, la victoire de Bruxelles et tous les combats qui avaient été autant de victoires, depuis Bruxelles jusqu'à Anvers.
Le patriotisme du peuple et de presque toutes les classes de la société, l'audacieux courage de nos volontaires, l'attitude pleine de confiance et d'ardeur des bataillons de l'armée régulière, donnaient les plus belles espérances, inspiraient une confiance universelle. Les ambitieux, les parasites, les intrigants, les Talleyrand, les Ponsonby, n'avaient pas encore fait sentir leurs funestes influences.
C'est dans cette heureuse situation des esprits, que s'accomplit la solennelle cérémonie à la fois religieuse et patriotique.
Le cortège se forma au Palais de la Nation ; il était composé du Gouvernement provisoire, du Congrès tout entier, de toutes les autorités judiciaires, civiles et militaires. Il était précédé, suivi, escorté de députations de volontaires, de bataillons et d'escadrons d'artilleurs de l'armée régulière et de la Garde civique.
Plusieurs musiques ont, pendant toute cette solennité, fait retentir la Brabançonne et la Marseillaise.
A son entrée à Ste Gudule, le cortège a été reçu par le clergé. M. Sterckx, qui vient de mourir (Note de bas de page : Le cardinal Engelbert Sterckx mourut le 4 décembre 1867), archevêque de Malines, officiait en qualité de grand vicaire.
L'Eglise avait revêtu ses plus beaux ornements de deuil.
Le catafalque portait la blouse et la casquette patriotiques, des insignes militaires, des sabres, des fusils.
Dans le chœur, au-dessus du grand autel, un écusson entouré de drapeaux aux couleurs nationales, rappelait les glorieuses journées de Bruxelles.
Les victoires de Walhem, de Lierre, de Berchem, d'Anvers, de Namur, de Liége, de Mons, de Venloo, etc... étaient consacrées par des écussons attachés aux piliers du chœur.
Pendant le service, MM. Liedts, Vilain XIIII, Nothomb et (page 370) l'abbé de Haerne, les plus jeunes députés du Congrès, firent une collecte pour les blessés et pour les veuves et les orphelins.
Après le service, le cortège s'est rendu à la plate des Martyrs pour rendre hommage aux glorieuses victimes de nos nombreuses victoires.
Le Président du Congrès s'est placé au bord de l'excavation destinée à recevoir la première pierre du monument commémoratif ; d'une voix profondément émue, il lut l'allocution suivante qui fit couler plus d'une larme et tressaillir plus d'un noble cœur :
« Ombres magnanimes des guerriers morts en combattant pour la liberté, recevez les hommages de la patrie reconnaissante, le souvenir de votre dévouement se perpétuera à jamais ; il arrivera, de génération en génération, dans le cœur des Belges, et sera plus durable que le monument que nous élevons aujourd'hui à votre gloire. L'histoire transmettra vos noms et vos actions à la postérité la plus reculée, qui aura peine à croire à l'héroïque résistance que vous avez opposée à l'ennemi, forcé, par votre intrépidité, ଠune honteuse retraite. Et comment pourrait-elle y croire, puisque la génération présente, témoin elle-même de ces hauts faits, doute presque de leur réalité.
« Ombres des braves qui ont donné leur sang pour conquérir et assurer nos libertés,. tournez vos regards vers notre chère patrie ; allumez, dans le cœur de nos jeunes défenseurs, le feu sacré de l'amour de la gloire, et que, marchant sur vos traces, ils consolident, -par leur courage et leurs vertus, ce que vous avez si glorieusement commencé. »
Cette chaleureuse allocution a été couverte par des applaudissements unanimes et enthousiastes.
Le Président du Congrès et M. A. Gendebien, président du jour du Gouvernement provisoire, descendent au fond de la tombe et y déposent la boîte contenant de nombreuses médailles, les arrêtés du Congrès et du Gouvernement provisoire, ordonnant cette solennité, et le procès-verbal de cette cérémonie, signé par le Président du Congrès et par tous les membres du Gouvernement provisoire. Cette boîte est scellée à son tour dans la première pierre du monument.
Le cortège est retourné au Palais de la Nation, suivant le même itinéraire qu'à son arrivée. - Les rues étaient encombrées d'une foule enthousiaste, toutes les croisées étaient garnies de dames qui agitaient leurs mouchoirs avec une vive expression de sympathie et d'admiration.
Une médaille frappée en bronze pour perpétuer le souvenir de cet acte de patriotique reconnaissance, fut distribuée à tous les membres du Congrès.
Cette médaille présente à sa face un monument funéraire avec cette. inscription : Dulce et décorum pro patria mori (il est doux et glorieux de mourir pour la patrie). ¬
Le revers porte une inscription latine, dont voici la traduction :¬« Le despotisme batave repoussé : A. Gendebien, S. Van de Weyer, (page 371) comte Félix de Mérode, Charles Rogier, baron Vanderlinden d'Hoogh¬vorst, Jolly, J. De Coppin, J. Vanderlinden, gouvernant en Belgique.»
E. L. SurIet de Chokier, président du Congrès, a posé la première pierre d'un monument consacré par la reconnaissance publique à l'éternelle mémoire des martyrs de la liberté, le 4 décembre 1830.
« Par les soins d'Isidore Plaisant, administrateur général de la Sûreté Publique. »
Trois de ces médailles ont été enfermées dans la boîte scellée et déposée sous la première pierre du monument.
Cette noble et touchante cérémonie, la marche imposante du cortège composé des représentants de toutes les classes de la société, excitèrent l'enthousiasme de tous et produisirent dans les provinces, le meilleur effet. ¬
Le Congrès en ressenti une vive impression qui se traduisit en poignées de mains cordiales et nombreuses qui signifiaient : « Nous irons jusqu'au bout, courageusement» (Note de bas de page : Gendebien termine le récit de cette journée en opposant la touchante simplicité de la cérémonie aux vaines pompes des solennités officielles).
(page 371) Par son arrêté du 22 novembre et par les cérémonies du 4 décembre, le Gouvernement provisoire démontra qu'il savait apprécier, respecter, honorer les braves morts sur le champ de bataille. La veille, 3 décembre, il prouva qu'il savait aussi encourager, respecter les vivants : il signa une proclamation à l'armée, en ces termes :
« Soldats de l'armée belge, le Gouvernement provisoire a été satisfait du rapport de ses délégués auprès de vous ; il vous le prouvera en s'occupant de vos besoins et en faisant droit à toutes les réclamations fondées sur d'anciens ou de nouveaux services.
» La nation accueille avec fierté son armée régénérée, elle compte sur son dévouement.
« Soldats, vous saurez mériter sa confiance et mériter aussi l'estime de l'Europe. Rappelez-vous seulement que l'armée belge ne doit être désormais qu'une armée libre et citoyenne, toujours prête à repousser la tyrannie de l'étranger et à protéger la liberté et l'indépendance de la patrie.
« Bruxelles, 3 décembre 1830.
« Signé : Ch. ROGIER, Alex. GENDEBIEN, JOLLY. »
Cette proclamation a été rédigée par M. Ch. Rogier, à son retour d'une inspection dont il avait été chargé par ses collègues. Partout il avait tenu ce noble et patriotique langage à notre armée citoyenne.
Le Gouvernement provisoire et, après lui, le Régent, ont maintenu ces sages et généreuses idées de respect pour la dignité d'homme et la liberté du citoyen, chargé de la défense de la patrie et de ses libertés.
(page 372) (Gendebien s'abandonne ensuite à une violente apostrophe contre la royauté, ses « valets et courtisans» qui, selon lui, ont asservi l'armée et lui ont fait jouer, en avril 1834 entre autres, un rôle dégradant. Il reproche à Félix de Mérode et à Charles Rogier leur oubli de la proclamation du 3 décembre 1830.)
(page 372) Dans les séances des 9, 10 et 14 décembre, le Congrès entendit les rapports des chefs des comités de l'Intérieur, de la Justice, de la Guerre et de la Sûreté publique.
Tous ces rapports révèlent les embarras, les difficultés de l'administration, bien moins à cause de la situation troublée que parce que tout était à faire à la fois et que les éléments de l'administration manquaient au point de vue du personnel et du matériel.
Malgré les souffrances inséparables d'une révolution qui avait tout renversé : gouvernement, administrations, industrie, commerce, l'immense majorité de la population se montrait partout calme, résignée, pleine de confiance dans les résultats de sa victoire, que les envieux, les parasites, les intrigants ne lui contestaient pas encore. Les difficultés, les embarras de l'administration ne procédaient pas des administrés ; ils avaient leur source dans l'égoïsme et l'inique partialité du gouvernement déchu, qui avait concentré toutes les administrations en Hollande et les avait peuplées de Hollandais.
La Belgique ne possédait ni archives, ni rétroactes, ni personnel, tout était à créer. On comprendra sans peine les labeurs des divers comités et la difficulté de répondre aux nécessités multiples de la situation.
Ce n'est pas tout. Les patriotes de bonne volonté qui répondaient à l'appel des comités, ne tenaient pas en place et couraient partout où il y avait à combattre.
Lors du bombardement d'Anvers, les bureaux ont été littéralement vidés. Ce n'est que plusieurs jours après cette barbare atrocité que les bureaux purent se peupler d'un personnel à peu près suffisant, mais non habile encore à l'expédition des affaires.
(Gendebien tantôt analyse, tantôt reproduit lN EXTENSO ces divers rapports que l'on peut lire dans l'ouvrage d’Huyttens.
(Après avoir mis en relief la tendance constante du Gouvernement provisoire à simplifier, à économiser, Gendebien signale la réalisation éphémère, proposée par lui, d'une fusion de trois organismes : les corps des(page 373) ¬ponts et chaussées, du génie militaire, du génie des mines.)
J'ai dû pour convaincre la résistance d'un seul récalcitrant haut placé dans la hiérarchie, menacer d'une espèce de coup d'état : j'ai déclaré que si, dans les 24 heures, la fusion n'était pas agréée, le Corps des ponts et chaussées serait dissout, qu'il serait remplacé par un corps de génie militaire et des mines. Cette menace, qu'on savait n'être pas vaine, amena un commun accord ; la fusion fut décrétée par arrêté du Gouvernement provisoire du 17 février 1831.
(Cet arrêté ayant été révoqué - sans le moindre exposé des motifs -par le Régent le 27 avril 1831, Gendebien a tenu à donner les raisons qui l'avaient amené à le proposer et le Gouvernement provisoire à le signer.
Les statistiques publiées par un journal belge, le Courrier des Pays-Bas avaient fait connaître, plusieurs mois avant la révolution, le très petit nombre de Belges appartenant au corps de génie militaire. M. Goblet, ministre de la Guerre, dans son rapport au Congrès, a confirmé les statistiques : sur 25 officiers supérieurs du génie, dit-il, pas un seul Belge, le Corps entier, composé de 14e officiers, ne comptait que 10 Belges, dont plusieurs étaient restés en Hollande.
Cette simple observation ne justifiait-elle pas l'utilité, la nécessité même de la fusion des deux corps. ¬
Le Corps des Ponts-et-Chaussées était composé des éléments les plus parfaits pour constituer le corps du génie militaire. Tous avaient fait de fortes études à l'École polytechnique, et presque tous avaient fait les dernières campagnes du premier Empire ; ne pas tirer parti de ces précieux éléments d'organisation, c'eût été faire une grande faute ; les repousser, révoquer l'arrêté du Gouvernement provisoire qui les avait mis en œuvres, c'est presque une trahison : on a pu s'en convaincre, pendant la triste campagne du mois d'Août 1831, de douloureuse mémoire. .
Pendant la guerre, le Corps des Ponts et Chaussées est à peu près inactif ; il en est de même du génie militaire pendant la paix ; la fusion, sous ce rapport, est facile, logique ; elle présente d'autant moins d'inconvénients que la Belgique neutre ne peut faire qu'une guerre défensive pour ainsi dire sur place.
La fusion ne pourrait avoir des inconvénients qu'en cas de guerre lointaine qui priverait l'administration intérieure de ses ingénieurs civils. Or, cette folie inhumaine nous est heureusement interdite.
Qu'il me soit permis de le dire : au point de vue de la séparation des deux Corps si facilement fusionables, comme au point de vue d'autres éléments de notre organisation militaire, on s'obstine à procéder (page 374) comme si nous étions destinés à faire des guerres lointaines, triste et ridicule imitation de la grenouille, voulant égaler le bœuf, ou du stupide corbeau imitant l'aigle qui enlève et s'annexe le mouton.
La fusion aurait eu l'avantage de donner au personnel des deux Corps un travail régulier, continu et agréable par sa variété. Elle aurait évité les ennuis de l'oisiveté qui atrophie tant de belles intelligences.
La fusion eût, en produisant d'importantes économies au budget, permis de donner au personnel des deux Corps et surtout au personnel du génie militaire, des appointements en rapport avec les labeurs, les frais de leurs études et les services qu'ils seraient appelés à rendre.
Les mêmes hommes d'Etat qui ont montré tant d'empressement à repousser, avec un superbe dédain, les éléments précieux d'une organisation solide de ce qu'on peut appeler la tête et l'âme d'une bonne armée, ne daignèrent pas s'occuper de l'organisation des gardes civiques du premier ban ; ils firent mieux : ils licencièrent, le 26 juin 1831, les miliciens de la classe de 1826 qui, au nombre de huit mille hommes, constituaient la portion la plus solide de l'armée !
Par arrêté du 15 février 1831, le Gouvernement provisoire avait, ainsi que c'était son droit et son devoir, maintenu cette classe de 1826 sous les armes.
Tous les services de l'armée furent organisés avec le même zèle, la même perspicacité. Qu'on s'étonne après cela de la catastrophe du mois d'août 1831.
(Gendebien rappelle ensuite l'œuvre accomplie par le Comité de Justice, dont il était le président et Claes le secrétaire. (Note de bas de page : M. Claes, de Louvain, était un des plus spirituels et des plus hardis rédacteurs du Courrier des Pays-Bas. Il paya son patriotisme de plusieurs mois de prison. Il eût été condamné à l'exil, pour ses hardiesses au sujet du procès de De Potter, si je ne l'avais arraché à une condamnation certaine, par une manœuvre qui intimida les séides de Van Maanen. Il est mort en 1832, d'une attaque de choléra. (Note de Gendebien.)). Ses membres, dit-il, représentaient l'élite du barreau bruxellois. C'étaient le vénérable M. Kockaert, dont le grand âge n'avait atrophié ni l'esprit, ni le cœur et dont la science et l'expérience étaient un guide pour ses collègues et une garantie pour les justiciables » ; Blargnies, Defacqz et Barbanson qui « étaient dans l'âge de la virilité qui conçoit promptement et sûrement, et qui ne recule devant aucun obstacle, aucune difficulté ».
(Après avoir reproduit le rapport du ministre de la Guerre Goblet, Gendebien fait cette remarque : Au milieu d'une situation aussi troublée, au milieu d'obstacles et (page 375) d'embarras sans cesse renaissants ; en présence de tant de difficultés vaincues et d'aussi beaux résultats obtenus dès le 10 décembre 1830, avec d'aussi faibles ressources, la postérité appréciera et réduira à leur plus simple expression les dédains, les jactances des courtisans qui se sont audacieusement attribué tout le mérite de l'organisation de notre armée ; tandis qu'ils n'ont su que désorganiser, bafouer, calomnier les corps de volontaires qui, en 1831, avaient courageusement défendu l'indépendance et les libertés par eux conquises en 1830. SIC VOS NON, VOBIS.
Gendebien décrit alors l'aménagement plus que modeste du Comité de Justice et mentionne que de ce local parût le mot d'ordre de l'Association nationale.
Le Comité de Justice occupait le premier étage du ministère actuel des Affaires Etrangères : le Gouvernement provisoire occupait le rez-de¬-chaussée. Ce bâtiment, pendant les quatre journées, avait été occupé par les Hollandais ; on s'y était battu ; plusieurs militaires y avaient été tués. Peu de meubles étaient restés intacts ; ils ont servi à l'ameublement du Gouvernement provisoire ; il ne restait au premier étage qu'une grande table de bois blanc, veuve de son tapis vert ; on y ajouta huit chaises en paille ; il n'y avait pas même de rideaux aux croisées. C'est là que se faisaient les grandes et petites réceptions officielles et officieuses. Les affaires n'en marchaient pas plus mal.
C'est autour de ma longue table de bois blanc que se réunissaient, chaque jour, les meilleurs patriotes, dont j'étais souvent obligé de calmer l'ardeur et à qui je disais quelques jours avant la conspiration du mois de mars 1831 : « Du calme, de la prudence, le moment n'est pas venu d'agir», et à qui je disais le 23 mars 1831 : « La conspiration est flagrante, le moment est venu d'agir vigoureusement et avec ensemble. »
C'est sur cette même table de bois blanc, qu'on écrivit, sous ma dictée, le projet de l'Association patriotique qui sauva la Belgique d'une honteuse et désastreuse restauration.
C'est sur cette même table de bois blanc que j'écrivis, immédiatement après, ma double démission de ministre de la Justice et de premier président de la Cour supérieure de justice de Bruxelles. Cumul qui n'a rien coûté à mon pays et qui n'était pour moi, qu'une double charge, puisque j'ai refusé le traitement de premier président qui était le seul auquel j'avais droit ; la Constitution permettant le cumul de deux fonctions, n'autorisait l'allocation que du traitement du magistrat et non celui du ministre. J'ai, au surplus, refusé tout traitement et déclaré que je n'en recevrais aucun, pendant la Révolution.
(page 376) Les commentaires, la conclusion de Gendebien sont une apologie du Gouvernement provisoire : Les rapports des cinq Comités d'administration prouvent qu'au milieu des embarras, des graves préoccupations du moment, le Gouvernement s'occupait de l'avenir avec une sollicitude digne de l'époque de rénovation sociale et d'autant plus louable qu'on la rencontre peu dans les gouvernements exempts de soucis pour le présent et largement payés pour s'occuper sans cesse des améliorations que réclame le progrès, qu'exige impérieusement, mais toujours en vain, l'égalité humanitaire qui seule peut sauver la société d'une catastrophe qui compromettra peut-être la civilisation elle-même. »
(page 376) En 1830, comme aujourd'hui, comme toujours et partout, les peuples valaient mieux que leurs gouvernements.
En 1830, les Russes, les Polonais, les Prussiens, les Allemands, les Hongrois, les Italiens, les Espagnols, les Français surtout, les Américains et les Anglais nous ont donné des marques non équivoques de leurs sympathies, malgré l'hostilité patente et menaçante de leurs gouvernements.
La part que le peuple français a prise à notre révolution, à nos victoires, l'attitude qu'il a prise vis-à-vis de son gouvernement et qui l'a contraint à nous défendre contre les intrigues et les menaces de nos ennemis, sont aujourd'hui des faits historiques incontestés. Je ne m'y arrête que pour lui exprimer notre reconnaissance et nos vœux pour la fin prochaine de ses souffrances et aussi nos regrets de ne pouvoir concourir à sa délivrance, à titre de réciprocité et de solidarité (Note de bas de page : Gendebien était naturellement l'adversaire du Second Empire).
Un fait moins connu et qui mérite d'être consacré par notre histoire, c'est la sympathie et le bon vouloir du peuple anglais pour notre révolution ; tandis que son gouvernement conspirait contre notre émancipation.
Le ministère Tory, dissimulant les horreurs du sac de Bruxelles, oubliant les plaintes et les protestations de ses concitoyens habitant Bruxelles, où s'étaient passées, sous leurs yeux, les plus horribles scènes de massacres, d'incendies, de viols, de vols, de pillages, et se plaignant des plus flagrantes violations du droits des gens à l'égard des Belges et envers eux-mêmes.
(page 377) Le ministère Tory, oubliant les horreurs, plus infâmes peut-être, du bombardement d'Anvers, contre le droit de la guerre et des gens.
Oubliant, ce qui était peut-être plus odieux encore, les éloges et les récompenses prodigués aux illustres et glorieux bombardeurs, sans nécessité pour la défense, sans le moindre danger pour eux.
Oubliant que cet acte de barbarie sauvage fut dignement récompensé : Chassé, commandant en chef, est nommé Grand-Croix, trente ¬deux officiers sont nommés Chevaliers de l'Ordre de Guillaume.
Le ministère Tory, oubliant jusqu'à son fétichisme, c’est-à-dire la dignité de son idole, n'hésite pas à mettre dans la bouche de son Roi, parlant à l'univers, du haut de la tribune parlementaire, des éloges pour le roi bombardeur, et des anathèmes pour le peuple opprimé, incendié, massacré ! pour un peuple qui, après quinze ans de patience et d'humbles réclamations, ne se décida à secouer le joug qu'après avoir acquis la cruelle certitude qu'il ne lui restait d'autre moyen de se soustraire à la honteuse et arrogante exploitation de peuple à peuple, que l'insurrection.
Heureux et consolant contraste : tandis que ses grands hommes d'Etat se montraient sans intelligence et sans cœur, le peuple anglais protesta énergiquement et, par des adresses couvertes de plusieurs milliers de signatures, stigmatisa son gouvernement, applaudit à nos efforts et nous encouragea à la conquête de notre indépendance et de la liberté.
A la séance du Congrès du 9 décembre, deux hommes apportent une adresse au peuple de Bruxelles et de Belgique ; elle est large de 40 centimètres et longue de plusieurs mètres (7 à 8) ; elle est couverte de signatures au nombre de 8 à 10,000 ; elle est transmise par M. Dias Santos, secrétaire de la Société l'Union de la Politique de Londres.
Une autre pétition des habitants de Manchester, couverte de plus de 500 signatures, est également adressée au peuple belge pour le féliciter de sa victoire. Toutes deux ont été traduites en français par M. A. Rodenbach, le plus littéralement possible, dit-il, pour ne pas faire tort au génie de la langue anglaise.
Je crois faire chose agréable à mes lecteurs et utile à l'histoire de notre révolution, en reproduisant textuellement la première des deux adresses. Elle remplacera dignement le manifeste voté par le Congrès et qui est resté à l'état de projet, la commission n'ayant pu s'entendre sur sa rédaction.
« Habitants de la Belgique, dignes descendants de ces vaillants hommes qui, par impatience à supporter l'oppression, embellirent les pages de l'histoire de leurs prouesses (page 378) et de leur renom et dont les résistances victorieuses semblent avoir été transmises à leur postérité comme un legs vénéré qu'il faut imiter et accomplir, dès lors que le despotisme et la violence ont comblé la mesure.
« Braves Belges, appelés dernièrement à périr ou à triompher, vous avez noblement soutenu leur nom à la face de l'univers ; votre héroïsme a égalé la lutte immortelle qui naguère frappa l'Europe d'étonnement, et, par des faits sublimes, a sans doute propagé les germes de la régénération. Déjà le tribut de nos éloges et de nos félicitations a été adressé au peuple de Paris. Nous nous réjouissons de ce que, à un si haut degré, le peuple de Bruxelles ait mérité l'un et l'autre ; que désormais tout combat à livrer pour la liberté les montre ainsi égaux dans l'entreprise et le succès, en courage et en vertu, jusqu'à ce que le puissant besoin d'émanciper le genre humain demeure irrésistible dans les cœurs des hommes, et que les droits de tous soient basés sur l'impérissable fondement de la paix et de la bienveillance universelles.
« Habitants de la Belgique, nous qui souffrons péniblement des calamités politiques de la nature la plus désastreuse, nous qui sommes condamnés dans la personne de nos ancêtres, de nous-mêmes et de nos descendants, pour plusieurs générations, à supporter et agrandir une aristocratie rapace et inexorable ; qui sommes exclus du contrôle dans la confection des lois par lesquelles on frappe nos vies, nos libertés et nos biens ; nous qui voyons les factions ou les oligarchies de cette aristocratie s'emparer de tout, à volonté, et se vautrer insolemment dans les excès les plus honteux, tandis que la population productrice est plongée dans l'indigence et dans la pauvreté ; nous qui voyons cet état de choses se continuer et s'affermir par des moyens bassement utiles, par celui même qui pourrait nous servir de protection à raison de son désintéressement, mais qui, à cause de sa vénalité, devient une malédiction, par la presse publique ; nous qui sommes sans cesse entourés de ce spectacle, qui sans cesse devons veiller sur les trames perfides des rois contre les droits populaires, trames qui, comme un courant sous-marin, circulent mystérieusement dans les divers Etats de l'Europe, nous tressaillons de joie, nous nous glorifions de vos exploits ; nous voulons y attacher l'expression de la plus chaude admiration des Anglais ; nous désirons qu'ils soient exposés comme une brillante offrande sur l'autel que le commencement du XIX. siècle élève à la liberté et qui sera achevé, nous l'espérons, à la fin de ce siècle.
« Belges, nous avons observé vos souffrances et votre abaissement ; la Sainte-Alliance vous plaça dans sa balance du pouvoir, accolés à un tas de nullités hollandaises ; vous fûtes pesés par cette exécrable ligue de trafiquants de nations. Il nous suffisait de savoir que vous étiez entre les mains de cette Sainte-Alliance ; votre dégradation et votre misère en étaient les conséquences naturelles : il nous suffisait de savoir que Castlereagh et Canning proposaient vos constitutions ; votre esclavage politique et votre assujettissement à un pillage privilégié, devaient nécessairement s'en suivre ; dès lors que l'Angleterre, d'accord avec d'autres puissances, garantissait vos libertés civiles et religieuses, la violation des unes et l'abrogation des autres devenaient inévitables.
« Habitants de la Belgique, vous le savez, tout cela est arrivé. Avec une population double de celle de la Hollande, vous n'eûtes que le même nombre de représentants ; et pour venir à bout du patriotisme de cette moitié, on employa tous les moyens de corruption.
« A peine aviez-vous quelques dettes en propre ; on vous fit débiteurs de plus de douze millions contractés par d'autres ; vous fûtes privés des fonctions publiques, et des officiers hollandais commandèrent vos soldats. Votre langage était décrié, et à raison de l'inégalité de votre représentation, on osa vous dénier le droit de refuser les impôts ; enfin, les droits et les libertés de la Belgique devinrent une pure chimère, car les ministres du roi furent déclarés irresponsables, les décisions judiciaires rendues révocables à la volonté du monarque, le jugement par jury absolu, la liberté de la presse détruite, les anciennes institutions, la religion, les usages, les coutumes foulées aux pieds et le pouvoir royal élevé au dessus de tout.
(page 379) « Belges, tel fut le fruit de votre réunion à la Hollande, telle était la félicité que vous destinait le legs des rois.
« Les descendants de ceux qui châtièrent l'altier Philippe et le tyrannique Joseph ne pouvaient patiemment endurer un tel état de choses ; l'esprit de liberté vous avait apparu, vous vous réveillâtes terribles ; vous engageâtes un combat à mort avec vos lâches oppresseurs et, après une scène prolongée de carnage, d'incendie, de rapines et de barbaries, vous repoussâtes de votre capitale les méprisables satellites d'un gouvernement parjure. Belges, les grands résultats que vous avez obtenus et les événements qui les ont précédés transmettront, à la postérité la plus reculée, la mémoire de votre loyauté, de votre sagesse et de votre valeur.
« Ne voulant point verser le sang humain, désirant rester fidèles tout en restaurant vos droits, vous demandiez légitimement le redressement des griefs ; mais bien loin de prendre vos demandes en considération et d'encourager vos espérances, avec une incomparable perfidie, on déchaîna contre vous une soldatesque brutale et sanguinaire. Exaltés par le désespoir, vous vous défendîtes vaillamment ; la plus basse et la plus inouïe des trahisons ne fit qu'enflammer davantage vos cœurs de lions. Peuple de braves, vous persistâtes jusqu'au triomphe, jusqu'à ce que vos ennemis, les plus barbares que la terre eût portés, eussent couronné leur défaite par une fuite honteuse. Belges, c'est ainsi que vous avez achevé la conquête de votre liberté ; il vous reste maintenant la tâche de lui constituer des garanties.
« Notre devoir, comme hommes, est de vous congratuler, de nous consoler avec vous, mais non de vous faire connaître nos vœux pour 1er gouvernement que vous aurez à préférer. Choisissez librement et ne craignez point l'intervention étrangère ; le premier despote qui se lèvera contre la liberté sera précipité de son trône et tout s'écroulera autour de lui.
« L'exemple de la France qui est devant vous, vous offre à imiter bien peu de choses, mais beaucoup à éviter ; que la révolution politique qui vient de s'opérer dans l'intérêt du peuple, ne devienne pas chez vous, comme en France, presque nominale et un simple changement dans le personnel des gouvernants. Surtout, écoutez ce qu'on appelle notre glorieuse révolution de 1688, qui fait maintenant notre malheur, après avoir fait celui de l'Europe et que les partis dominants en France semblent vouloir prendre pour modèle. Votre propre histoire des anciens temps vous met devant les yeux les beaux jours de vos ancêtres et cette union fédérative, heureuse forme de gouvernement sous laquelle les Belges ont si glorieusement développé, pour leur prospérité et le bonheur de la société, leurs nombreuses vertus, leur capacité et leurs talents. C'est sur vous, en ce moment, que le genre humain à demi libéré, fixe attentivement ses regards avec anxiété, intérêt et espérance. Puissiez-vous faire un bon choix ! ce n'est pas votre bonheur seul qu'il assurera ; celui de l'Europe en sera ou promis ou retardé.
« (Signé) HUNT, Président, DEAS SANTOS, Secrétaire honoraire. »
La presse anglaise, sauf de très rares exceptions, était comme le peuple, sympathique à notre révolution et combattait énergiquement les mauvais instincts du ministère Tory.
(page 379) Le peuple hollandais, seul, nous était hostile, non pas, comme on l'a dit, parce qu'il y avait incompatibilité d'humeur, de mœurs, de langage, mais parce que le gouvernement, adoptant les principes de (page 380) ¬Machiavel, a semé la division pour mieux exploiter. Il a semé la division non seulement de Hollandais à Belges, mais de Belges à Belges, ce qui a fait longtemps notre faiblesse relative qui a disparu par l'avènement de l'Association libérale-catholique l'Union, qui a opéré les miracles que produiront toujours les efforts combinés des peuples unis dans le but de s'affranchir du joug de maîtres trop exigeants.
La population de la Hollande ne nous était pas complètement hostile. Les habitants d'Amsterdam, Rotterdam, Flessingue, Middel¬bourg, La Haye, c'est à dire la gent mercantile et bureaucrate, nons était hostile jusqu'à la haine, inspirée par un amour désordonné pour le pot-au-feu, bien plus que par des instincts patriotiques
Les habitants de la Gueldre, de la Frise nous étaient sympathiques, car ils étaient comme nous sacrifiés au haut commerce et à la bureaucratie.
Les habitants du Brabant septentrional nous admiraient et brûlaient du désir de nous imiter, désir qui resta toujours à l'état de projet, parce qu'ils se laissèrent intimider par les séides de Guillaume et par les menaces de ses satellites.
J'ai été plusieurs fois en rapport avec les délégués de Comités patriotes et avec des notables habitants du Brabant septentrional, qui demandaient qu'on vînt les délivrer du joug que nous avions repoussé chez nous.
Je leur fis comprendre que nous ne pouvions prendre l'initiative ; qu'il n'y avait pour eux qu'un seul moyen de salut : c'était de choisir, non loin de la frontière, un point de réunion, de centralisation de tous les patriotes et, à un moment convenu, de sonner le tocsin partout et de commencer le combat ; que nos volontaires ne manqueraient pas de voler à leur secours.
Tous me répondirent à peu près la même chose : le peuple n'est pas brave chez nous comme chez vous. Si vos volontaires attaquent, le peuple se joindra à eux, mais il n'osera pas prendre l'initiative.
« Vous êtes dans l'erreur, Messieurs, leur dis-je ; le peuple est toujours brave lorsqu'il comprend la nécessité d'abattre la tyrannie, lorsqu'il veut conquérir l'indépendante et la liberté. C'est à quoi il faut travailler sans relâche ; lorsque vous les croirez suffisamment inspirés de l'amour de la liberté et déterminés à la conquérir, revenez ; la coopération de nos braves volontaires ne se fera pas attendre. »
Je ne donne qu'une très courte analyse de nos conférences dont les incidents sont aujourd'hui sans intérêt. Je n'ajouterai qu'une chose importante si elle était exacte. Quelques-uns affirmaient que la Gueldre (page 381) et la Frise étaient très disposées à faire cause commune avec eux et surtout avec nous. Je n'ai pas vérifié le fait, parce qu'il n'avait d'importance qu'à la condition que le Brabant septentrional prît l'initiative à laquelle il n'a pu se décider. J'ai des raisons de croire à la sincérité de leurs affirmations.
(page 381) Les provinces rhénanes avaient tressailli à la nouvelle des trois journées de Juillet à Paris ; elles avaient applaudi à la chute des Bourbons et de la légitimité de droit divin et de l’ancien régime ; elles croyaient, comme nous, que la France avait reconquis pour elle et pour l'Europe, la liberté et l'égalité, proclamées le 4 août 1789. Elles avaient considéré notre révolution de septembre comme une conséquence de celle de juillet, et comme la consécration de la propagation des principes du 4 aout 1789. Aussi applaudirent-elles a nos succès : elles nous donnèrent des preuves de sympathie et de leurs désirs de contribuer à la consolidation de notre révolution ; elles allèrent plus loin : elles exprimèrent l’espoir de notre coopération, de notre assistance pour leur délivrance.
J'ai eu plusieurs conférences avec les patriotes rhénans, ils se faisaient illusion sur l'état de nos forces, de nos moyens d'action ; ils les mesuraient, les appréciaient d'après nos nombreuses victoires qui nous avaient mis en possession de nos places fortes et de tout notre territoire en un mois de campagne.
Je leur fis comprendre que nous ne pouvions rien sans la France.
Que sa protection était nécessaire, indispensable, au maintien de notre indépendance, que son gouvernement se refuserait à toute espèce d'entreprise. Qu'il n'était fort que pour la défensive, parce que la France entière se lèverait pour repousser une agression. Que si nous avions l'imprudence de prendre une initiative quelconque, le gouvernement français nous retirerait sa protection et nous laisserait probablement écraser, parce qu'il n'a pas d'armée à mettre en campagne. Il l'a trouvée complètement désorganisée, plusieurs mois sont indispensables pour sa réorganisation.
En 1830, l'imagination ne s'effrayait de rien : ainsi des députations rhénanes, des Prussiens, des Polonais, avaient espéré une levée de boucliers formidable et avaient conçu le projet d'une fédération de l'occident qui aurait son siège à Francfort-sur-Mein, où toutes les (page 382) nations seraient représentées dans un Congrès européen, quelle que soit la forme de leur gouvernement.
C'était une fédération à l'instar des Etats-Unis, sauf la forme républicaine qui était momentanément ajournée.
C'était une utopie, digne de méditation et vers laquelle convergeront tous les bons esprits, alors que les peuples fatigués des calamités qui les oppriment et les écrasent, comprendront la nécessité de s'unir pour y mettre un terme.
XXX. La question du Sénat
(page 382) (Nous ne reproduisons pas les pages consacrées par Gendebien aux discussions qui se prolongèrent du 13 au 18 décembre 1830 sur la question du Sénat. Il rappelle les discours prononcés à cette occasion et se borne à quelques remarques hostiles aux « doctrinaires catholiques et libéraux » qui « mus par les mêmes instincts, défendirent pied à pied leur œuvre aristocratique-royaliste, Sénat héréditaire, Sénat à vie, avec ou sans fournée, toujours à la nomination du roi ».
(L'un de ses commentaires présente un réel intérêt : c'est la critique qu'il dirige contre la conception de l’« utilité », de la « nécessité » du Sénat, pouvoir pondérateur, jouant, à l'égard de la Chambre, le rôle de « tuteur », de « curateur ».
La Chambre a prouvé pendant 37 ans qu'elle n'avait pas besoin de tuteur, en est-il de même du Sénat ? .
N'a-t-il pas prouvé, en 1840, qu'un curateur lui était plus nécessaire qu'à la Chambre des représentants ?
A cette époque, les doctrinaires-libéraux étaient au pouvoir ; le Sénat, impatient d'y voir revenir les doctrinaires catholiques, s'insurgea et, dans son effervescence sénile, oubliant son rôle de modérateur et de conservateur, arrêta brusquement le jeu naturel de nos institutions, couvrit d'un superbe dédain la majorité de l'autre chambre, et mit en demeure le roi d'accepter la complicité de son coup d'Etat ! !
Quelques-uns invoquèrent, comme circonstance atténuante, la provocation du chef de la doctrine libérale (Paul Devaux), qui, par deux articles insérés dans la Revue nationale, proclama la supériorité transcendante du parti, (page 383) et la légitimité de sa prise de possession du pouvoir qui désormais devait lui appartenir sans conteste.
La Revue nationale a été imprudente, inhabile, orgueilleuse ; mais si le Sénat eût été composé des sages promis par ses partisans, se serait-il ému de la lecture de la Revue nationale ?
(page 383) Ma troisième mission, commencée d'abord avec mon ami Van de Weyer, avait pour but principal d'obtenir, de l'entente de la France et de l'Angleterre, un chef pour la royauté que le Congrès avait constituée. (Ce chapitre est un extrait des « Révélations » faites en réponse au livre de Théodore Juste sur le Régent. - « M. Juste attribue à MM. Devaux et Lebeau l'initiative de la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg. C'est une erreur : le Gouvernement provisoire la prit longtemps avant M. Devaux. Quant à M. Lebeau, il n'adopta cette candidature qu'après avoir échoué dans sa candidature du prince de Leuchtenberg. Il n'avait, lors de cette candidature, d'exclusion que pour le prince Léopold qui rappelait trop, disait-il, la coalition de Pitt et Cobourg. » (Note de Gendebien.)).
Après la signature de l'armistice, Van de Weyer devait aller immédiatement à Londres et avant à Paris, pour régler et réaliser les promesses séduisantes faites au Comité diplomatique et au Gouvernement provisoire, pour les déterminer à signer l'armistice : on avait promis, affirmé que la signature de l'armistice serait suivie d'un traité d’alliance offensive et défensive entre l'Angleterre, la France et la Belgique, et qu'une alliance de famille entre l'Angleterre et la France donnerait une dynastie à la Belgique, par le mariage d'un prince français avec une princesse à désigner par l'Angleterre, ou par le mariage du prince Léopold de Saxe-Cobourg avec une princesse française. Cette très séduisante combinaison, à laquelle mes collègues et le Comité diplomatique se rendirent, ne m'aveugla pas sur les conséquences de l'armistice. Je refusai ma signature ; non, comme on l'a dit, parce que je voulais la guerre immédiate, mais parce que je voyais dans ce protocole, un engagement envers la Conférence, dont l'intervention, officieuse dans le principe, devenait un arbitrage forcé en absorbant notre libre arbitre. Loin de refuser l'armistice parce que je voulais la guerre immédiate, je l'aurais accepté, sans hésiter, s'il n'avait été qu'une simple suspension d'armes, parce qu'il nous donnait le temps d'organiser l'armée et surtout les armes spéciales : l'artillerie et la cavalerie, pour lesquelles tout était à faire.
Le temps n'a que trop prouvé que j'avais raison.
Je dois le déclarer, dans mon âme et conscience, je suis convaincu (page 384) que si mes collègues et le Comité diplomatique avaient refusé d'accepter l'armistice, la Conférence n'aurait pas moins marché à son but ; par de nouveaux tours et détours, elle aurait contraint la Belgique à se soumettre à ses volontés.
Je ne critique pas, je ne blâme pas la résolution de mes collègues et du Comité diplomatique ; je prends acte seulement de mon opinion personnelle ; sans y ajouter la moindre importance, au point de vue diplomatique. Les opinions étaient, de part et d'autre, très consciencieuses ; l'erreur devait nécessairement être peu préjudiciable, parce que, envisageant les choses avec calme et bonne foi, on doit reconnaître que nos débats diplomatiques ressemblaient fort à la lutte du pot de terre contre le pot de fer, ou plutôt : la lutte du pot de terre contre cinq pots de fer de dimension gigantesque.
M. Van de Weyer, comme je l'ai dit plus haut, devait aller à Paris et à Londres, pour traiter des conséquences de la signature de l'armistice. J'exprimai le désir de renforcer Van de Weyer dans cette négociation.
Le Gouvernement provisoire, appréciant l'importance de cette affaire, m'engagea à aller à Paris et à Londres :
« Comme vous ne croyez pas à la sincérité des promesses, me dit-il, comme vous êtes incrédule, défiant, vous apercevrez mieux que tout autre la déception, si on nous a réellement trompés. »
Van de Weyer et moi partîmes de Bruxelles dans la nuit du 16 au 17 décembre (Note de bas de page : Van de Weyer et Gendebien ne quittèrent en fait Bruxelles que le 18) Nous arrivâmes à Paris pendant le procès des ministres de Charles X. Les esprits étaient très agités, l'irritation du peuple allait jusqu'à la violence. Il demandait la tête des ministres, menaçant de l'abattre, si la Chambre des pairs ne la faisait pas tomber.
Le ministère était inquiet. Sébastiani, sans cesse harcelé par les représentants des puissances, était plus inquiet, plus agité que ses collègues. C'est dans ce moment si troublé qu'il nous donna une première audience. Il était très préoccupé et ne paraissait nullement disposé à aborder l'objet de notre mission.
Il se plaignit amèrement de M. Firmin Rogier, de ses assiduités dans les clubs patriotiques, de ses menées démagogiques, de son langage immodérément républicain.
Nous prîmes la défense de Firmin Rogier, nous rassurâmes le ministre sur ses intentions et ses tendances républicaines, qui paraissaient le plus préoccuper Sébastiani.
Cet incident absorba la première entrevue, à la grande satisfaction du ministre.
(page 385) M. Firmin Rogier n'avait aucune mission diplomatique officielle ou officieuse.
Sur sa demande, le Gouvernement provisoire l'avait envoyé à Paris, pour fraterniser avec les associations patriotiques afin de connaître les avantages que nous pourrions retirer d'une alliance avec elles ; soit pour combattre à Paris le mauvais vouloir et les hésitations de Louis-Philippe, soit pour obtenir le concours de ces sociétés, pour nous défendre contre les attaques du dehors.
Nous avons adjoint à notre mission M. Firmin Rogier, en qualité de secrétaire. Je réussis, peu de jours après, à changer à son égard l'opinion et l'humeur de M. Sébastiani.
A notre seconde entrevue, nous trouvâmes M. Sébastiani plus calme, le procès des ministres était terminé ; on avait sauvé leur tête de la fureur du peuple, grâce à l'intervention, à la popularité de M. de La Fayette.
L'accueil fut assez froid, la conversation languissante. M. Sébastiani était évidemment décidé à éviter toute explication sérieuse.
Van de Weyer aborda courtoisement le sujet de notre mission, qu'il développa d'une manière à la fois candide et convaincue, comme si elle ne pouvait soulever aucune objection sérieuse.
M. Sébastiani l'écouta avec une attention à la fois sérieuse et bienveillante, puis il répondit : « Je ne sais pas bien ce qui a été dit à l'occasion de la signature de l'armistice. Je suis très partisan de l'alliance de la France avec l'Angleterre, je suis loin de repousser la triple alliance avec la Belgique ; mais la chose est prématurée et ne pourra se faire que lorsque le provisoire sera remplacé par un gouvernement sur la stabilité duquel on puisse compter. Je n'aurais pas d'objection à faire, que l'Angleterre ne manquerait pas d'en faire et de très sérieuses.
Aucune communication, aucune mention de ce projet n'ont été faites d'aucun côté ; nous ne pourrons nous occuper de cet objet, qu'après nous être mis parfaitement d'accord avec l'Angleterre. Il faudra du temps, beaucoup de temps avant d'arriver à cette entente.
Quant à l'alliance de famille, entre l'Angleterre et la France, pour donner une dynastie à la Belgique, la question est plus délicate : elle se complique de l'intervention du père de famille et aussi des sympathies et des répugnances d'une mère qui est très peu disposée à sacrifier ses enfants à la politique.
Il faudra du temps, beaucoup de temps pour mûrir et résoudre les très graves questions que soulève votre mission. »
Je lui dis : « En temps ordinaire, on peut attendre et laisser mûrir (page 386) lentement toutes les questions ; mais, en temps de révolution, la fatigue, l'impatience, viennent vite, troublent et irritent les moins impatients.
Lorsque les Belges apprendront l'objet de notre mission, ils se calmeront pendant quelques jours, mais à leur réveil, les impatiences se raviveront ; elles iront jusqu'à la colère, lorsqu'ils sauront qu'ils doivent renoncer aux illusions qu'elle a produites ; nous ne demandons pas une solution immédiate, cela serait déraisonnable ; nous demandons qu'on s'en occupe sérieusement et le plus tôt possible. Nous serions heureux d'en rapporter l'assurance à nos concitoyens. »
M. Sébastiani me répondit : « Vous pouvez, moins que tout autre, Monsieur Gendebien, vous faire illusion sur l'issue de votre mission ; vous n'y croyez pas, puisque vous avez refusé de signer l'armistice, considérant comme vaines les paroles et les promesses de la diplomatie. »
- « Ce n'est pas à ce point de vue, lui dis-je, que j'ai refusé ma signature ; c'est parce que l'armistice m'a paru engager, aliéner notre libre arbitre et nous livrer au mauvais vouloir de la Conférence ; le Comité diplomatique, mes collègues n'ont pas partagé mes appréciations ; je me rallie à leur décision, j'ai accepté le mandat d'en poursuivre et surveiller l'exécution. »
Nous prîmes congé.
A peine en voiture, Van de Weyer me prit la main en souriant et me dit : « Je crois, mon cher ami, qu'on nous a mis dedans. » - « Je suis parfaitement de votre avis, pourvu que vous ne me compreniez pas dans le nous ; car la défiance, le scepticisme que vous me reprochiez, m'ont mis en dehors du nous qui a été mis dedans. »
Nous reconnûmes, sans hésitation, que notre double mission aurait moins de succès à Londres qu'à Paris.
En conséquence, nous décidâmes que Van de Weyer retournerait immédiatement à Bruxelles, pour conférer avec le Comité diplomatique et le Gouvernement provisoire sur l'utilité de se rendre à Londres.
Si le voyage de Van de Weyer à Londres était décidé, une correspondance s'établirait, faisant triangle entre Bruxelles, Londres, Paris et vice-versa. Van de Weyer partit immédiatement pour Bruxelles, d'où il se rendit, peu de jours après, à Londres. Pas plus qu'auparavant, il ne fut reçu officiellement par les ministres anglais qui ne reçurent personne, si ce n'est après l'intronisation du prince Léopold de Saxe¬-Cobourg, leur second candidat au trône de Belgique. Van de Weyer fut alors notre premier ambassadeur agréé par la cour de Londres.
Je restai seul à Paris.
Au point de vue des meilleurs procédés, je n'ai pas eu à me plaindre (page 387) de M. Sébastiani ; il me parlait souvent, en excellents termes, de mon père, ancien membre du Corps législatif de France. Pendant 12 années de législature laborieuse, car il faisait partie de la Commission de l'Intérieur, mon père avait acquis l'estime de beaucoup de monde, et, en quittant la France, il avait laissé de très bons et honorables souvenirs. M. Sébastiani, en dehors de ses préoccupations politiques et diplomatiques, était un excellent homme, ayant un peu trop conservé les allures et les prétentions du premier Empire.
J'avais accès chez lui à toute heure, toujours officieusement, jusqu'au 31 décembre 1830. La veille il me dit : « Venez demain à 11 h. 3/4, heure militaire ; n'y manquez pas. »
Je fus exact ; à mon grand étonnement, je vis deux valets de pied en grande tenue ouvrir à deux battants la porte du salon où étaient Sébastiani et les ambassadeurs de Berlin et de Russie : c'était ma réception officielle.
Après un salut réciproque, les deux ambassadeurs se retirèrent. Sébastiani me dit : « Vous voilà reçu officiellement. » - « Général, vous y avez mis de la coquetterie, j'en suis fier pour la Belgique.» - « J'ai voulu prouver à ces Messieurs que la France ne rougit pas de ses amis. » Il ajouta : « Voulez-vous être présenté aujourd'hui officiellement au Roi ; c'est pour cela que j'ai commencé aujourd'hui. »
- « Permettez, général, que j'ajourne cette présentation jusqu'après le 1er janvier. » - « Et pourquoi cela ?» dit Sébastiani. - « Parce que, à la réception du jour de l'an, je serais, comme dernier venu, à la queue de toutes les diplomaties ; ce qui me semblerait mettre la Belgique à un niveau peu digne de sa glorieuse émancipation. »
- « Voilà de la philosophie à votre façon, elle est au moins candide, si elle n'est pas un peu trop orgueilleuse. Je la respecte cependant et proposerai au Roi de vous recevoir le 2 ou le 3 janvier. »
Depuis quelques jours, il y avait dans Paris une émotion qui allait jusqu'à l'exaltation pour la cause polonaise et ses succès. Sébastiani paraissait sous la même influence ; ce qui me fit comprendre ce que j'appelais la coquetterie de sa réception. Ce qui me fit comprendre aussi l'apparat de ma présentation au Roi.
Sébastiani me conduisit au Palais Royal dans sa voiture de gala.
Le roi Louis-Philippe me parut un excellent homme, plein de convenance et d'urbanité (Note de bas de page : Louis-Philippe avait toutes les qualités qui constituent un excellent homme, un bon père de famille ; mais il n'avait aucune des qualités nécessaires à un Roi de France au XIX siècle. Il était indécis, irrésolu, manquant d'énergie et de la perspicacité qui fait prévoir et sait prévenir les événements. Il ne sut résister à la funeste influence de Talleyrand qui mina son trône, en le dépopularisant. Il subit l'orgueilleuse vanité de Guizot qui, par son impopularité, renversa son trône. Point de concessions, était une orgueilleuse et déplorable réponse au vœu aussi simple que légitime : l'adjonction des capacités, réclamée d'abord humblement et depuis longtemps, par l'immense majorité de la France. Si Louis-Philippe avait eu l'énergie de secouer le joug des rhéteurs de son conseil ; s'il avait su apprécier les hommes d'élite, au lieu de permettre à son premier ministre de les insulter, il n'aurait pas hésité à accorder non seulement l'adjonction des Capacités, mais il eût diminué de moitié le cens d'éligibilité et le cens électoral. Il aurait pu, après cela, présider le banquet de Montrouge dont les acclamations frénétiques lui auraient donné la douce certitude d'un demi-siècle d'existence pour sa dynastie. Un de ses ministres, réfugié à Bruxelles, en 1848, a dit à plusieurs personnes : le Ministère a accusé l'opposition « d'aveuglement criminel ; c'est nous qui étions frappés de cécité ». Point de concession. On avait persuadé au Roi qu'il devait les réserver toutes pour le jour de l'avènement de son petit-fils. Mieux conseillé, il eût compris que le plus sûr, le seul moyen d'atteindre ce terme, c'était de céder au vœu national, en décrétant une seconde fois : Le cours d'éligibilité, le cens électoral sont diminués de moitié. Il fallait être frappé de cécité, pour résister à l'évidente efficacité de la concession ; résister c'était faire à la nation française l'injure de lui dénier l'aptitude au progrès. (Note de Gendebien.))
(page 388) J'exposai le sujet de ma mission. - « Je le connais, me dit-il, j'y ai beaucoup réfléchi et je regrette que le résultat de mes réflexions ne me permette pas d'accueillir, comme vous le désirez, comme je le désire moi-même, les vœux de la Belgique pour mon fils, le duc de Nemours. Je le crois, par son caractère et son éducation, digne de régner constitutionnellement chez un peuple libre, bon et brave.
Les puissances y verraient un échec à l'équilibre européen et une réunion déguisée à la France. Je ne veux pas qu'on m'accuse d'imiter Louis XIV ou Napoléon, je ne veux pas surtout qu'on m'accuse d'avoir allumé la guerre générale, pour placer mon fils sur un trône. »
- « Sire, je ne pense pas que les puissances considéreront comme un acte hostile à l'équilibre européen, l'occupation du trône de Belgique par un prince de votre famille. La moindre réflexion leur fera comprendre que ce serait un moyen de sécurité pour elles de satisfaire indirectement le désir de la France et sa passion pour les limites du Rhin.
La stabilité, le calme et la sécurité que rétablirait en Belgique un gouvernement définitif, seraient aussi, pour les puissances, un motif de sécurité. pour elles-mêmes.
Enfin, Sire, si le Congrès persistait à élire votre fils pour Roi, Votre Majesté refuserait-elle de nous l'accorder ? »
(page 389) Voici textuellement la réponse du Roi, telle que je l'ai écrite en rentrant chez moi :
« M. Gendebien, vous êtes père d'une famille à peu près aussi nombreuse que la mienne, vous êtes donc dans une position à pouvoir, mieux que personne, apprécier les sentiments qui m'agitent en ce moment.
Il doit vous être facile de comprendre combien il serait doux pour mon cœur, et flatteur pour un père, de voir un de mes fils appelé au trône de la Belgique, par le vœu libre et spontané du peuple belge. Je suie même persuadé que son éducation, toute libérale, serait un sûr garant pour le maintien et le développement des institutions que vous créez dans ce moment. Il m'est donc doublement pénible de devoir vous dire que je ne pourrais agréer les vœux du Congrès : une guerre générale en serait la suite inévitable ; aucune considération ne pourrait me décider à me faire accuser d'avoir allumé une conflagration générale par ambition, pour placer mon fils sur un trône. D'ailleurs, la liberté sort rarement victorieuse de la guerre : vous avez, comme nous, intérêt à conserver la paix ; mais si votre indépendance était attaquée, je n'hésiterais pas, je ne considérerais que les devoirs que m'imposeraient l'humanité et la vive sympathie que j'éprouve, ainsi que toute la France, pour votre cause. Je suis persuadé que je serais secondé par la nation tout entière. »
Après avoir discuté quelque temps encore cette question, je dis au Roi que le second objet de ma mission était de demander son agrément pour l'élection du prince Léopold de Saxe-Cobourg et une alliance avec une princesse d'Orléans.
Le Roi me répondit : « Je connais depuis longtemps le prince Léopold de Saxe-Cobourg ; c'est un beau cavalier, un parfait gentilhomme, très instruit, très bien élevé ; la Reine le connaît aussi et apprécie les avantages de sa personne. Mais il y a un mais qui n'a rien de désobligeant pour la personne et les qualités du Prince ; il y a des répugnances de famille, des préjugés peut-être, qui s'opposent à l'union projetée. »
Le Roi, répondant à quelques observations et à mes instances, me dit : « Si je ne veux pas, dans l'intérêt de mon fils, poser un acte compromettant pour la France, j'ai aussi le droit de refuser le sacrifice de ma famille ou d'un de mes enfants, sacrifice d'ailleurs inutile à la politique et aux intérêts de la France et même à la sécurité et au bonheur de la Belgique ; je la protégerai d'autant plus efficacement que je serai sans intérêt personnel à le faire. »
(page 390) - « Votre double refus, Sire, place la Belgique dans une situation déplorable ; le provisoire a fait son temps, il est usé ; il doit, pour éviter une catastrophe, être remplacé par un définitif quelconque. Or, vous nous placez dans l'alternative d'une restauration ou de la République.
Le choix ne sera pas douteux : le peuple belge a joui, pendant des siècles, d'institutions démocratiques, même républicaines ; le Congrès, placé dans cette cruelle alternative, n'hésitera pas plus que le peuple à proclamer la République. »
- « Monsieur Gendebien, dit le Roi, je ne suis pas ennemi des institutions républicaines. J'ai combattu pour la République, ma famille l'a scellée de son sang.
Je serais fier d'être le premier citoyen de la République Française ; la royauté constitutionnelle est un acheminement, une transition vers la République. Je suis persuadé que la Belgique peut, sans grande secousse, sans tiraillements, proclamer la République ; elle peut ne pas rencontrer d'opposition à l'intérieur. Il n'en est pas de même de l'extérieur, vos voisins l'attaqueront, sourdement d'abord ; puis ne tarderont pas à l'écraser. »
« - Sire, c'est une véritable condamnation à mort que vous prononcez contre la Belgique. Elle doit renoncer à la royauté, faute de Roi, elle doit renoncer à la République, pour éviter le suicide !
Que lui reste-t-il ? La nécessité d'accepter la Restauration ! De toutes les solutions, c'est la plus honteuse, la plus funeste pour la Belgique ; c'est aussi la plus funeste pour la France ; car la restauration, c'est la coalition européenne aux portes de la France. »
- « Mon alliance avec l'Angleterre est un contrat d'assurance contre la coalition qui ne peut plus devenir européenne.
« La restauration est impossible ; votre indépendance est reconnue ; je la défendrai et la France tout entière se lèvera, s'il le faut, pour défendre la fille aînée de sa révolution.
« Engagez vos concitoyens au calme, au bon ordre, à la confiance en moi et au peuple français, dites-leur qu'ils ont toutes mes sympathies et celles de la France ; dites-leur que leur nationalité ne périra pas et qu'elle ne peut périr qu'avec la France elle-même. »
En disant ces derniers mots, le Roi se leva et me tendit la main, que je serrai, avec grande émotion, et, j'en conviens, avec attendrissement et reconnaissance.
Hélas ! tout n'était qu'illusion, si les faits qui se sont révélés, quelques jours après, sont exacts : on en jugera bientôt.
Après ma réception au Palais-Royal, je retournai au Ministère (page 391) des Affaires Étrangères, avec Sébastiani. « Eh bien, me dit-il, êtes-vous content du Roi ? » - « Très content, pourvu que son gouvernement et surtout Talleyrand ne changent pas ses dispositions. » - « Encore de la défiance », dit Sébastiani. - « Non, pas précisément en ce qui vous concerne ; mais j'ai le droit, avec l'univers entier, de me défier de Talleyrand qui, avant de partir pour Londres, a, d'une manière déplorable, changé les dispositions d'abord si favorables et si sympathiques pour la Belgique. »
Arrivé au Ministère, Sébastiani me dit : « Le Roi, pour perpétuer le souvenir de votre réception officielle, se propose de vous donner la croix d'officier de la Légion d'Honneur. » ¬
- « Dites au Roi que je suis très reconnaissant de ses bonnes intentions, mais que je ne puis accepter une décoration consacrée aux services éminents rendus à la France. » - « Mais vous lui avez rendu un grand service, en enlevant à la coalition les forteresses élevées contre la France. » - « Cela est vrai, mais ce n'est pas dans l'intention de rendre service. à la France que j'ai contribué à la prise de ces places fortes ; c'est dans l'intérêt de mon pays qui n'oubliera pas, sans doute, ce service et m'en récompensera. »
Le général Sébastiani, croyant que je refusais parce que je désirais un grade plus élevé dans l'Ordre de la Légion d'honneur, me dit : « Je pense que l'intention du Roi est de vous donner la grande… » Je fis un signe de tête négatif.
Il reprit : « la grande naturalisation. »
« Dites au Roi que je suis doublement reconnaissant de sa bienveillante offre qui m'honore infiniment. Je regrette de ne pouvoir accepter, de ses mains, ce que la loi me donne de plein droit, moyennant ma déclaration que je veux être français. Je suis né d'un père français, par conséquent, je puis toujours réclamer, dit le Code civil, la qualité de français. »
- « Il n'y a donc pas moyen de vous séduire, me dit, en riant, Sébastiani. Il serait bien désirable que tous les diplomates fussent dans les mêmes dispositions. »
Je n'oserais et ne veux pas l'affirmer, mais il m'a paru qu'il faisait allusion à Talleyrand. C'est sans doute prévention insolite.
« Dites-moi franchement pourquoi vous refusez la décoration que le Roi m'a chargé de vous offrir ? »
- « Ma réponse sera franche et claire ; mes principes s'y opposent. Le Lycée impérial de Bruxelles m'a fait républicain. J'en suis sorti au mois d'avril 1808. Tout ce que j'ai vu, depuis lors, m'a convaincu que (page 392) ¬la République est le meilleur des gouvernements. J'ai vu l'Empire, son despotisme et sa chute.
J'attends les bienfaits du gouvernement constitutionnel représentatif ; il m'est permis de le considérer, avec le roi des Français, comme un acheminement, une transition vers la république. En attendant son heure, j'admire, je respecte les mœurs républicaines ; elles n'admettent ni privilèges, ni distinctions. Voilà pourquoi je n'accepte pas la décoration que le Roi veut m'octroyer. Je ne le remercie pas moins de ses bonnes intentions et je regrette sincèrement de répondre si mal, à son point de vue, à la gracieuseté de son royal procédé» (Note de bas de page : En 1832, je votai contre le projet de loi instituant un ordre civil. Je le combattis énergiquement, non seulement pour rester fidèle à mes principes, mais parce qu'il violait ouvertement la Constitution qui n'admettait qu'un ordre militaire. A la fin d'un de mes discours, M. Rogier me dit : « Il y a bien des gens qui en font fi aujourd'hui et qui seront charmés de le porter plus tard. »
(Je répondis : « Pour moi, je le déclare : jamais un ruban, quelle que soit sa couleur, ne souillera ma boutonnière. Je suis resté conséquent avec mes principes et ma déclaration.
(C'est par erreur que M. Vandenpeereboom, dans son « Histoire du Gouvernement représentatif en Belgique », attribue à M. Dumortier ma déclaration. M. Dumortier a voté contre l'ordre civil, mais il le porte à sa boutonnière.
‘Il n'est peut-être pas sans intérêt de reproduire les péripéties du vote de cette loi. Au premier vote, l'amendement qui repoussait l'ordre civil fut adopté par 38 voix contre 33 ; ainsi à une majoration de 5 voix.
(Au second vote, le ministère recruta 4 voix nouvelles et il manœuvra de manière à saisir le moment où plusieurs votants pour l'amendement étaient absents. Il réduisit ainsi les votes pour l'amendement à 35 voix et il obtint 36 suffrages contre l'amendement ; c'est-à-dire UNE SEULE voix de majorité pour une institution qui, au premier tour de scrutin, avait été rejetée par une majorité de cinq voix.
(Si on avait déduit, des 36 voix du vote définitif, les sept voix des Ministres, Ministres d'Etat et Secrétaire Général du ministère des Affaires Etrangères, la loi eût été rejetée¬ par une majorité de SIX VOIX. Si on avait fait au premier vote la même réduction des sept voix, la majorité pour le rejet eût été de 12 voix au lieu de 5. (Note de Gendebien.))
- « Je savais, dit Sébastiani, que vous êtes sceptique, mais stoïcien de cette force, non vraiment. Je croirais à la possibilité de la République s'il y avait beaucoup de républicains de votre espèce. Je respecte vos principes ; permettez-moi de vous dire que ce sont des illusions d'un autre âge. Nous en causerons un autre jour. »
Le 5 janvier, j'allai au Ministère des Affaires Étrangères ; je trouvai Sébastiani sombre, triste, de très mauvaise humeur. « Vous êtes souffrant, Général ? » - « Oui, et très soucieux ; la Belgique nous donne de bien grands embarras. » - « Je croyais, au contraire, qu'elle les avait fort allégés, en se substituant à l'avant-garde de la coalition, en lui enlevant les places fortes si menaçantes pour la France. » - « Les places fortes ! Les places fortes ! Vous n'avez pas de forces suffisantes pour (page 393) ¬les garder toutes. Ainsi, Ostende est dépourvue de garnison ; les Hollandais peuvent, d'un coup de main, vous l'enlever. Pourquoi n'en confieriez-vous pas la garde à l'Angleterre, qui vous la rendrait à la paix ? »
« La citadelle d'Anvers est une menace, de toutes les heures, pour la ville déjà si cruellement éprouvée. Vous ne sauriez la prendre, ni même l'attaquer, sans exposer la ville à un nouveau désastre. »
- « Mais, aux termes de l'armistice, la citadelle devrait être évacuée ; pourquoi ne contraignez-vous pas le roi Guillaume à s'exécuter ? l'Angleterre et la France en ont le devoir. »
- « Il est une chose plus simple qu'un siège, pour l'évacuation de la citadelle, c'est de faire comprendre au roi Guillaume, que la remise à la Conférence, entre les mains de l'Angleterre, à titre de gardien, et sans rien préjuger, peut augmenter l'armée hollandaise et éviter des actes de violence contre une ville qu'il espère toujours ressaisir. La remettre entre les mains des Belges ou en traiter avec eux, n'y comptez pas, il n'y consentira jamais. Au lieu d'un ennemi toujours menaçant, vous aurez un ami qui vous protégera. »
- « Mais quelle garantie avens-nous qu'il nous la rendra ? Timea Danaos. Il pourrait bien faire à Anvers ce qu'il a fait à Gibraltar. » ¬
« Avec de perpétuelles défiances, on ne fait rien, on n'avance à rien.
Vous avec le plus grand intérêt à l'évacuation de la citadelle d'Anvers ; vous pouvez l'obtenir sans brûler une amorce ; vous pouvez renforcer votre armée d'une garnison nombreuse ; en cas de guerre, vous pouvez aller à la frontière, sans laisser derrière vous un ennemi dangereux et de très graves soucis pour la ville et ses beaux monuments.
Vous n'occupez pas Maestricht ; c'est un objet litigieux. Pourquoi ne consentiriez-vous pas à la mettre sous séquestre, entre les mains de la Prusse ?
On craint, à Berlin, la réunion de la Belgique à la France ; on feint de craindre une guerre d'envahissement ; on considère Maestricht comme un point stratégique très important, comme une base d'opérations contre la Prusse ; pourquoi ne donneriez-vous pas, jusqu'à la paix, cette satisfaction au roi de Prusse qui peut, à la Conférence de Londres, vous rendre d'immenses services.
Réfléchissez-y ; écrivez à vos collègues à Bruxelles ; faites-leur comprendre toute l'importance de ces communications qui doivent rester secrètes, jusqu'à la conclusion définitive. »
- « Général, tout ce que vous venez de me dire est très grave ; j'en suis effrayé. Avant d'écrire à Bruxelles, je dois y réfléchir. »
- « Eh bien, dit Sébastiani, réfléchissez et vous cesserez de voir de la (page 394) gravité dans la chose la plus simple et la plus avantageuse à la Belgique sous tous les rapports. Revenez demain à l'heure habituelle, nous terminerons cette affaire, cette bonne fortune pour votre pays. »
En sortant du Ministère des Affaires Etrangères, je ne voyais plus où je marchais. En écoutant Sébastiani, un éclair m'avait traversé l'esprit : je me rappelai qu'on nous avait menacé de partage, lors de la discussion, au Congrès, de l'exclusion à perpétuité de la famille de Nassau. Est-ce un partage qu'on médite ? Veut-on nous enlacer, nous garrotter de manière à nous dompter, à nous soumettre à toutes les exigences de la Conférence ?
Après avoir erré dans Paris pendant une heure, je m'arrêtai à l'idée du partage. Je courus chez mon ami..., réfugié espagnol, patriote ardent et dévoué à la régénération du peuple. Je lui dis : « La Conférence de Londres conspire non seulement contre notre révolution, mais aussi contre notre nationalité ; elle a décidé ou elle est bien près de décider le partage de la Belgique.
» Il est de la plus haute importance, pour mon pays, de connaître ce qui se trame à Londres, il est aussi de la plus haute importance que je sois exactement renseigné avant demain à midi. »
Inutile de dire l'indignation, l'exaspération de cet excellent homme.
Il était d'une activité fébrile, il avait des relations très étendues ; il savait à peu près tout ce qui se passait à la Conférence de Londres. Le lendemain, 6 janvier, à onze heures, il vint me dire : « Vos informations sont exactes ; le partage n'est pas décidé, mais on le discute sérieusement. L'Angleterre prendra Ostende, Anvers et la Rive Gauche de l'Escaut ; la Prusse aura la rive droite de la Meuse, Maestricht et Liége ; la Hollande aura pour frontière méridionale le Démer ; cette ligne se prolongera jusqu'à Liége ; la France ? La France prendra le reste ; c'est-à-dire arrivera jusqu'au Démer !! C'est infâme ! Heureusement, il y a une très grave difficulté qui, probablement, fera manquer ce honteux trafic d'hommes et de bétail : ce sont vos forteresses. La Conférence prétend qu'elles appartiennent aux Alliés qui les ont construites et payées ; elle veut en disposer ; elle exige que la France en démolisse plusieurs. Le gouvernement français s'y oppose. Il exige, de son côté, qu'on démolisse Ostende, Anvers, Maestricht et Liége, à titre de réciprocité. Bref, comme les brigands, comme de vrais brigands, ils sont unis pour le butin, mais divisés pour le partage. C'est, je pense, ce qui vous sauvera. »
Si je pouvais dire la source où mon ami puisait ses renseignements, le doute serait impossible sur la véracité des communications (page 395) qu'il m'a faites. Je ne puis et ne veux dévoiler un secret sans importance pour mon ami ; je ne le nomme pas, parce que son nom pourrait donner des indications à l'aide desquelles on pourrait atteindre le généreux patriote diplomate (Note de bas de page : C'est par la même voie que, le 22 mars 1831, j'appris que la Conférence avait « autorisé » la tentative de restauration de la famille d'Orange en Belgique, par l'intermédiaire du prince d'Orange. (Note de Gendebien.))
A l'heure convenue la veille, je me rendis au ministère des Affaires Etrangères ; Sébastiani était plus soucieux que la veille. Je me gardais bien de m'en apercevoir ce qui parut le contrarier. Il fut forcé de prendre l'initiative :
« Eh bien, me dit-il, avez-vous réfléchi à notre conversation d'hier ? en avez-vous écrit à votre gouvernement ? » - « J'ai beaucoup réfléchi, mais je n'ai rien transmis à mes collègues, parce que je n'étais pas suffisamment édifié sur le système nouveau que vous paraissez avoir adopté à l'égard de la Belgique. » -« Vous avez eu tort, car la chose est urgente autant qu'importante. Il convient que vos collègues et le Comité diplomatique s'occupent, sérieusement et sans retard, d'une question qui peut les sauver d'une restauration ou d'une occupation militaire. »)
- « Je prends l'engagement d'instruire mes collègues du système nouveau adopté par la Conférence, aussitôt que sa pensée sera nettement, complètement révélée.
Récapitulons donc et complétons notre conversation d'hier : occupation d'Ostende, d'Anvers, de la rive gauche de l'Escaut par l'Angleterre, avec cession d'une partie de territoire nécessaire pour fortifier et assurer la possession d'Anvers. Abandon à la Prusse de Maestricht, de Liége et de la rive droite de la Meuse. La Hollande reprendra, pour sa part, le Limbourg, la province d'Anvers jusqu'au Démer, et toute la rive gauche de la Meuse jusqu'à une ligne partant du Démer et allant perpendiculairement sur Liége. Le territoire au midi du Démer appartiendra à la France. Voilà, il me semble, le partage complet de la Belgique, dont s'occupe sérieusement la Conférence du consentement de Talleyrand et, sans doute aussi, de l'agrément du roi des Français ? »
A mesure que j'avançais, le trouble de Sébastiani était visible et ses interruptions fréquentes ; je ne les mentionne pas, ce serait allonger inutilement mon récit qui, du reste, n'a pas besoin d'être accentué par mes répliques aux interruptions.
Sébastiani, confus comme un renard qu'une poule aurait pris, fit semblant de se fâcher et me dit : « Comment ! vous m'aviez dit, en (page 396) arrivant à Paris, que vous ne veniez pas faire de la diplomatie, mais traiter franchement, cordialement, des intérêts de votre pays ; et vous voilà en pleine diplomatie spéculative, peu en harmonie avec les vrais intérêts de votre pays... »'
- « Dans une de nos première entrevues, je vous ai dit que je n'entendais rien en diplomatie, que je n'étais pas venu pour en faire. J'ai ajouté, comme vous venez de me le rappeler, je suis venu pour traiter franchement, cordialement des intérêts de mon pays.
Vous m'avez répondu : « De mon côté, je jouerai cartes sur table. »
Qui a manqué à ce compromis ? C'est vous, Général, qui, pour me préparer à l'idée d'un partage, m'avez proposé de confier plusieurs de nos forteresses à la garde des Anglais et des Prussiens. J'ai été aux informations et j'ai appris que Talleyrand lui-même, au nom du roi des Français, ne reculait pas devant cet odieux projet. La Conférence est heureusement impuissante à renouveler, en Occident, l'exécrable scandale du partage de la Pologne.
Les représentants des cinq Cours, à Londres, sont unanimement d'accord pour le vol de la Belgique ; mais le partage les divise ; ils n'y parviendront pas.
Lorsque le Congrès délibérait sur le projet d'exclusion de la famille d'Orange du trône de.Belgique, les représentants de la Conférence à Bruxelles, renforcés de M. Langsdorf, s'opposèrent au décret d'exclusion, ils exigèrent que le Congrès ajournât sa délibération ; ils appuyèrent leurs exigences de la menace d'une occupation militaire et même¬ du partage de la Belgique.
Appelé au Comité diplomatique pour prendre part à la délibération, je répondis à l'insolente menace : « Votre menace est vaine, je pourrais dire quelque chose de plus. Votre menace est vaine, parce que l'occupation militaire ou le partage ne peut se faire sans donner à la France une part qui comprendrait toutes nos places fortes de notre frontière du midi. La Conférence ne lui donnera pas cette part et la France ne souffrira pas le partage de la Belgique, et si son gouvernement le tolère, elle exigera la part du lion...
J'ai été bon prophète, Général, ce que je prévoyais et ce que j'ai affirmé, le 24 novembre, se réalise aujourd'hui à Londres : on n'est pas d'accord sur le partage, on ne parviendra pas à s'entendre. »
Sébastiani m'interrompit souvent, ces interruptions pourraient sauver mon récit de la monotonie, mais l'allongeraient outre mesure sans rien apprendre de plus.
Sébastiani me dit : « Vous savez non pas mieux, mais plus que moi, (page 397) ce qui se dit à la Conférence. Les gens qui écoutent aux portes sont sujets à l'erreur ; je vous engage à ne pas ajouter foi à leurs rapports. »
- « Général, dois-je rendre compte à mes collègues de notre conférence d'hier et d'aujourd'hui ? Je crois cette communication inopportune ; elle ne serait même pas sans danger. »
- « Vous m'annoncez un projet de partage, vous me dites, en même temps, qu'il n'est pas réalisable. Dans cette situation, il me semble qu'il est prudent d'attendre, du temps, les solutions de cet inconnu. »
J'aurais pu faire remarquer que ma communication devait porter, non sur le projet de partage, mais sur celui de garnisons dans nos places fortes, ce qui eût pu être considéré comme un sarcasme. Je m'en abstins, ne voulant pas pousser jusqu'à l'irritation la mauvaise humeur visible du général.
Quelques heures après cette pénible conférence, je reçus du Comité diplomatique une dépêche à communiquer à M. Sébastiani d'urgence. 48 heures de tribulations, d'inquiétudes, de soucis et d'irritations m'avaient comprimé le cerveau ; j'étais malade, je priai M. Firmin Rogier de remettre la communication à M. Sébastiani.
L'ambassadeur d'Angleterre avait plusieurs fois exprimé à M. le comte Vilain XIIII père le désir de me voir. Je répugnais à cette visite, parce que nous n'étions pas reçus à Londres et à cause, surtout, des intrigues de la diplomatie anglaise à Bruxelles au profit du prince d'Orange. « Je crains, disais-je à M. Vilain XIIII, que la conversation tourne bien vite en aigreur. »
Je cédai enfin ; le 7 janvier, nous nous rendîmes chez l'Ambassadeur, il nous reçut gracieusement et me dit :
« Je désirais beaucoup vous voir, et je remercie M. le comte Vilain XIIII de m'avoir procuré votre visite. L'Angleterre a toujours été l'amie de la Belgique, elle a protégé et soutenu le grand Artevelde ; à Waterloo, elle a combattu pour la Nationalité belge. »
- « Cela est vrai, Milord, mais aujourd'hui elle nous dédaigne ; elle refuse de nous entendre ; elle veut nous imposer le prince d'Orange ; elle permet à ses agents à Bruxelles d'intriguer pour ce Prince que le Congrès a exclu à perpétuité du trône de Belgique. » - « Oh ! vous vous trompez, l'Angleterre se conforme au sentiment des autres puissances ; mais elle ne permettra pas l'envahissement de la Belgique ; elle soutiendra toujours sa nationalité. » - « Oui, avec le prince d'Orange ; c'est ce que la Belgique ne veut pas ; Mylord, vous tenez, j'aime à le croire, à la nationalité belge ; eh bien, j'appelle votre attention sur les délibérations de la Conférence qui discute et a peut-être adopté un projet de (page 398) ¬partage de la Belgique ; ce projet, Mylord, donne une bonne part à l'Angleterre. » - « Oh ! je n'ai pas la moindre communication semblable. Si on ne vous a pas trompé, vous en savez plus que moi. Mais croyez-¬moi bien, on vous a fait un faux rapport. »
La conversation s'acheva par des banalités sans intérêt. Nous prîmes congé.
Dans la matinée du 8 janvier, je reçus un message de mes amis politiques, presque tous du Congrès. Effrayés de l'audace des partisans du prince d'Orange, des intrigues de toutes espèces et des tentatives sur l'armée, ils me dirent les dangers de la position et m'invitèrent à revenir sur le champ, pour rendre le courage aux uns, la confiance aux autres.
« Il n'y a pas un moment à perdre, m'écrivait mon frère, ancien militaire, qui avait de nombreux amis dans l'armée et savait ce qui s'y tramait de la part de certains chefs. Venez, me disait-il, sans perdre une heure, sinon tout va tomber en quenouilles. »
J'allai le 8 janvier, vers midi, au ministère des Affaires Etrangères. Sébastiani me parut très préoccupé et de très mauvaise humeur. Il savait, sans doute, que j'avais été, la veille, à l'ambassade d'Angleterre. « Général, lui dis-je, je viens prendre congé. » - « Est-ce que votre gouvernement vous rappelle ? » - « Non, j'étais décidé à partir, parce que nos rapports ont tourné à l'aigreur, je dois précipiter mon départ, mes amis politiques me rappellent avec instance ; ils me disent qu'il n'y a pas un moment à perdre ; les Orangistes sont pleins d'espoir et d'audace ; l'armée est travaillée, les patriotes se découragent ; ils ont perdu toute confiance dans les promesses de la France, ils la soupçonnent même de complicité avec la Conférence, pour favoriser la Restauration ou la quasi-restauration. Que sera-ce s'ils apprennent qu'elle est complice d'un projet de partage ? »
- « Ils seront rassurés lorsque vous leur aurez prouvé, comme vous me l'avez démontré, que le partage est impossible. » - « Soit, mais comment leur rendre la confiance dans le gouvernement français ?
Savez-vous quelle est leur pensée à son égard ? Ils disent qu'il veut amener la Belgique à se jeter, sans conditions, dans ses bras, lorsqu'elle aura subi toutes les douleurs d'une guerre civile, lorsqu'elle aura été ravagée par la Hollande, aidée par son allié le roi de Prusse. Eh bien, cette idée qui a toutes les apparences d'une réalité, amènera l'heure décisive du désespoir.
Alors, malheur à nous, mais aussi malheur à toutes les sympathies de la France qui ne manquera pas de tressaillir aux cris de détresse de sa (page 399) sœur la Belgique. Cette émotion amènera tout au moins une jacquerie, sinon la guerre générale, dans les plus mauvaises conditions. »
. – « Vous voilà dans un état d'exaltation qui ne permet pas la discussion ; calmez-vous, les choses ne sont pas et n'arriveront jamais au cataclysme qui n'est que dans votre imagination. »
- « Soit, raisonnons avec calme. Je ne reviendrai pas sur toutes nos précédentes discussions, mais quelle réponse avez-vous faite aux importantes communications que M. Firmin Rogier vous a faites avant-hier ? Résumons : la réunion à la France est impossible ; je comprends cela. Mais nous devons renoncer au duc de Nemours, au prince Léopold de Saxe-Cobourg, à un roi indigène, à la République ! Le prince Othon de Bavière, un prince de Naples, deux enfants. Deux enfants ! pour réaliser, garantir au dedans et au dehors les conséquences de notre révolution, les promesses de 1830 !!! et vous croyez que les Belges prendront au sérieux ces manœuvres diplomatiques ? leur bon sens imperturbable y verra une arrière-pensée qui les révoltera. » - « J'espère que les Belges seront mieux inspirés ; ils n'hésiteront pas entre les sympathies de la France et les promesses de protection de toute autre puissance. » - « La triple alliance ayant été repoussée, la Belgique se trouve entre deux alliés qui ont promis de la protéger. Si ces deux alliés ne veulent ou ne peuvent pas s'entendre sur les moyens de protection, si l'un des alliés repousse tous moyens de solution, force nous sera de nous adresser au bon vouloir de l'autre.
Les candidatures du duc de Nemours et du prince de Saxe-Cobourg sont seules sérieuses ; vous les repoussez toutes deux d'une manière absolue ; pour sortir de la périlleuse situation où nous place votre double refus, il ne nous reste qu'une voie : aller à Londres proposer la candidature du prince Léopold avec alliance française ; si le roi des Français persiste dans son refus, nous passerons outre : nous prendrons le prince Léopold, sans princesse française. »
Sébastiani se leva très irrité et me dit, avec colère : « Si Saxe-¬Cobourg met un pied en Belgique, nous lui tirerons des coups de canon ! » - « Eh bien, nous prierons l'Angleterre de répondre à vos canons. » - « Ce sera la guerre générale.» - « Soit, nous préférons la guerre, même générale, à une restauration, à une humiliation continue et sans issue. »
Je quittai le général ; en rentrant à l'hôtel vers 2 heures, je commandai les chevaux de poste pour 4 heures. Une heure après, un secrétaire de Sébastiani vint me dire qu'il désirait me parler. Je répondis que je regrettais ne pouvoir me rendre à son invitation, que je faisais mes (page 400) préparatifs de voyage. Vers 4 heures, M. Mignet, secrétaire-général du ministère, vint insister de la part de Sébastiani qui m'invitait à dîner ; je causai avec M. Mignet qui cherchait à me rassurer sur les dispositions du gouvernement envers la Belgique ; il insista sur la nécessité d'une dernière conférence avant mon départ. Je cédai, je me rendis à son invitation.
Sébastiani me dit : « Vous n'avez pas une mauvaise tête, non, il y a du bon dans cette tête-là ; mais vous avez le cœur trop chaud, un peu trop patriotique. Je me suis laissé emporter comme un père irrité de l'opposition opiniâtre de son fils. Je vous ai toujours traité comme mon fils, l'habitude de vous considérer comme tel, dans toutes nos relations, m'a entraîné au-delà de ma pensée.
» Vous êtes décidé à partir ce soir. Eh bien, je désire que vous emportiez de bons souvenirs de nos relations et la certitude que la France ne vous abandonnera jamais ; le Roi aime la Belgique et ne souffrira jamais qu'on lui fasse violence. » - « J'y crois, Général, mais je redoute la faiblesse du Roi et surtout l'influence de Talleyrand qui semble tout régir et dominer en France. Si vous étiez à Londres, je serais en sécurité parfaite. »
Le général fut aimable, bienveillant pendant le dîner ; il me serra affectueusement la main, quand je pris congé.
A 9 heures, je quittai Paris. J'arrivai à Bruxelles dans la nuit du 9 au 10 janvier. C'est ainsi que se termina ma troisième et dernière mission à Paris.
Je n'ai rapporté que les principales péripéties de ma mission, j'y reviendrai peut-être un jour.
XXXII. La situation à son retour.
(page 400) (Note de bas de page : Gendebien en a donné deux fois la relation, dans les Aperçus et les Révélations. Nous reproduisons la seconde version).
Le 8 janvier, à 9 heures du soir, je quittai Paris, très fatigué et vivement agité des luttes des trois derniers jours de ma mission ; l'inquiétude m'oppressait, la crainte de ne point arriver à temps me donnait la fièvre. La nuit fut un long cauchemar tout éveillé, car je ne fermai pas l'œil un seul instant. Il faut l'avoir éprouvé, pour comprendre les angoisses d'une longue nuit très obscure lorsqu'on est seul dans une voiture roulant sur une route déserte.
A mes angoisses venait se joindre un surcroît d'inquiétude pour ma voiture menacée sans cesse d'être brisée par la rapidité de la course.
(page 401) Le postillon qui m'avait pris à Paris avait sans doute appris à l'hôtel qu'il transportait l'envoyé belge, un membre du Gouvernement provisoire pressé d'arriver, car il brûla le pavé.
A chaque relais, le postillon en partant criait : Vive la Belgique ; le personnel de la poste assistant faisait de même. Cette ovation à mon pays m'était, sans doute, très agréable ; mais elle redoublait mes inquiétudes ; elle doublait les alarmes qu'avaient produites, dans mon esprit, les communications de mes amis.
Ce n'est point l'argent qui produisait l'ovation, car je payais les guides ni plus ni moins qu'un voyageur ordinaire. C'était bien le cri spontané des sympathies du peuple français pour notre révolution, pour notre glorieuse émancipation. Aussi, à chaque poste, je faisais d'amères réflexions sur l'égoïsme des gouvernants, si profondément en désaccord avec le sentiment noble et généreux du peuple.
J'arrivai à Mons sans accident ; j'y passai quelques heures. Je consultai les autorités civiles et militaires sur la situation matérielle et morale des populations, sur les menées des ennemis de la Révolution et des partisans de l'ancien gouvernement et surtout du prince d'Orange.
Le résumé des communications représentait la classe ouvrière dans un grand état de souffrance, mais résignée et dévouée à la Révolution, comme toute la population en général. Le commerce et l'industrie dans un état très précaire, surtout l'industrie charbonnière privée de ses débouchés en Hollande. L'excellent, l'honorable M. Depuydt, gouverneur, homme calme et réfléchi, me dit : « Il y a quelques égoïstes ou ambitieux qui regrettent ou feignent de regretter l'ancien gouvernement, mais ils n'oseraient lever la tête ; ils savent qu'ils succomberaient et seraient écrasés par l'immense majorité de la population.
Nous n'avons rien à craindre de ce côté, mais à la condition que le gouvernement fasse des sacrifices pour alléger les souffrances des travailleurs.
Il y a, en Hainaut, un parti puissant qui demande la réunion à la France ; s'il agissait, il trouverait un grand appui dans les sympathies des masses ; mais il n'agira pas, à moins qu'il ne reçoive le mot d'ordre du gouvernement français ; il sait que ce gouvernement ne veut ou ne peut prononcer la réunion de la Belgique à la France ; il n'y a donc rien à craindre de ce côté, quant à présent, mais si les populations étaient menacées d'une restauration, alors rien ne les arrêterait ; elles feraient explosion, elles seraient puissamment aidées par le peuple français et la réunion se ferait quand même. »
Mes amis politiques, avertis que le devais les voir, vinrent (page 402) successivement et leur premier mot fut : « Nous apportez-vous la réunion à la France ? » - « Non. » - « Alors au moins un Prince français ? » ¬« Non. » - « Qui donc ? le prince d'Orange ou la République ? » - « Ni l'un ni l'autre. » - « Alors, qu'allons-nous devenir ? » - « Je n'en sais rien, l'essentie1 c'est de combattre le retour du gouvernement déchu dont personne ne veut, que l'immense majorité repousse énergiquement.
« Il faut surtout surveiller les menées qui se font au profit du prince d'Orange ; préparez-vous à combattre énergiquement son retour ; n'oubliez pas que les puissances veulent le mettre sur le trône de Belgique ; qu'elles ne négligent aucune intrigue pour séduire les timides qui sont toujours en grand nombre et toujours disposés à accepter les plus mauvaises transactions. »
- « Les partisans du prince d'Orange ont-ils quelque chance de succès ? » - « Aucune, il suffira toujours au peuple de parler de la victoire de Bruxelles et au bombardement d'Anvers, pour neutraliser toutes les tentatives de séduction, de trahison ; la haine pour les Hollandais durera longtemps. » - « Puis-je donner ces assurances à mes collègues, à mes amis, aux bons patriotes de Bruxelles ? »
- « Sans aucun doute et nous nous en portons garants. »
Je ne donne ici que l'analyse de notre conversation qui se termina par une bonne et patriotique poignée de mains.
Je remontai en voiture, où je ne trouvai plus les soucis qui m'avaient accompagné depuis Paris. J'étais dans la situation d'esprit d'un homme qui, à son réveil, est heureux de constater que le cauchemar qui l'a tourmenté toute la nuit, est un rêve mensonger. Tout n'était pas mensonge, mais j'avais compris que rien n'était désespéré.
J'arrivai à Bruxelles vers trois heures du matin.
L'atmosphère me parut lourde, l'air moins respirable ; ma femme, qui était d'un grand sens et ne manquait pas d'énergie, était inquiète et très préoccupée de la situation ; Elle était sous l'influence de son père, Barthélemy, membre du Congrès, jurisconsulte distingué qui comprenait mieux Grotius que la Révolution ; il voyait tout en noir, maudissait la révolution et la croyait toujours à la veille d'une catastrophe qu'il croyait inévitable.
Je trouvai de nombreuses lettres, des dénonciations, des menaces, des injures, des calomnies anonymes ; sous ce rapport, je me retrouvais à Bruxelles dans la même situation qu'au 16 décembre, jour de mon départ peur Paris. Mais il résultait de l'ensemble des lettres, des dénonciations et des communications de ma femme, que la position était moins bonne qu'à mon départ, qu'elle n'était pas sans danger.
(page 403) A 8 heures, je me rendis au Comité du Gouvernement provisoire ; j'y trouvai Rogier et de Mérode ; Van de Weyer était à Londres. Je les trouvai très préoccupés, fort découragés. Ils connaissaient les menées de Ponsonby, les intrigues orangistes, les tentatives sur l'armée ; ils étaient dans une atmosphère chargée, troublée de rapports souvent exagérés, de dénonciations incessantes, de reproches et calomnies auxquels ils étaient. trop sensibles, au lieu de les mépriser. Je les rassurai, les encourageai.
Le même jour, j'ai eu la preuve du découragement, de l'hésitation de bien des hommes qui s'étaient montrés les plus dévoués à la conquête de notre indépendance.
(page 403) J'assistai à la séance du Congrès du 10 janvier. Un débat surgit sur la priorité à donner aux réclamations d'officiers hollandais prisonniers, sur les réclamations de volontaires emprisonnés.
Les officiers hollandais faits prisonniers à Mons, lors du soulèvement et de la délivrance de cette ville, étaient enfermés dans la citadelle de Tournai. Par pétition adressée au Congrès, ils réclamaient leur mise en liberté, soutenant qu'ils ne pouvaient être considérés comme prisonniers de guerre. M. de Gerlache, vice-président du Congrès, s'était exceptionnellement chargé du rapport de cette pétition et insistait pour la présenter d'urgence au Congrès, tandis que dés séances du soir étaient consacrées à l'examen des pétitions. Plusieurs membres s'opposaient à l'interruption de l'ordre du jour et demandaient que le rapport fût ajourné à une séance du soir ; d'autres demandaient la priorité pour la pétition des volontaires retenus aussi en prison.
Le Congrès consulté décida qu'il entendrait le rapport sur la pétition des officiers hollandais.
M. de Gerlache fit un rapport très favorable aux officiers.
Plusieurs membres du Congrès appuyèrent le rapport, soutenant que les pétitionnaires ne pouvaient être considérés comme prisonniers de guerre, qu'ils devaient être mis en liberté.
C'était là une concession qui prouvait au moins une grande faiblesse, sinon un découragement funeste qu'il fallait combattre.
Je pris la parole, je démontrai énergiquement que les pétitionnaires devaient nécessairement être traités comme prisonniers de guerre. Que si l'humanité plaidait en faveur de leur liberté, l'humanité plaidait (page 404) aussi en faveur des Belges tombés et qui pouvaient tomber entre les mains des Hollandais.
Je fis un tableau saisissant de la cruauté de nos ennemis envers nos combattants. Ils sont sourds à la voix de l'humanité ; qu'ils sachent que nous conservons en otages des Hollandais qui paieront de leur tête les nouvelles infractions au droit des gens. Mes paroles ranimèrent le sentiment national ; elles furent vivement appuyées, à la grande satisfaction des tribunes et des patriotes qui les lurent et y applaudirent aussi.
Rentré au Comité central, je dis à mes collègues : « Vous voyez que le Congrès est toujours animé de sentiments patriotiques et peu disposé à suivre l'avis et les tendances des timides et des douteux. »
(page 404) Le lendemain 11 janvier, je fis un rapport sommaire de ma mission à Paris ; j'appuyai le Comité diplomatique et les dépêches de Firmin Rogier.
(Gendebien n'en dit pas davantage. Nous reproduisons, d'après Huyttens, la partie essentielle du discours qu'il prononça.
(« ... Etant à Paris, je reçus, par des lettres non officielles, l'invitation de sonder le gouvernement français sur le choix du duc de Leuchtenberg ; je pris des informations non seulement auprès de M. le comte Sébastiani, mais encore auprès de M. le maréchal Gérard, le même dont parle M. Rogier dans sa lettre (je crois pouvoir le nommer sans indiscrétion), et il résulta de ces informations la certitude et la conviction la plus complète pour moi, que la réponse du gouvernement français serait telle que vous venez de l'entendre. Non content d'avoir pris l'avis de M. le ministre des affaires étrangères et de M. le maréchal Gérard, que l'on peut croire avoir souvent la pensée du roi, j'ai consulté plusieurs autres personnes qui toutes me répondirent que le choix du duc de Leuchtenberg serait vu avec la plus grande peine par le gouvernement et par S. M. Louis-Philippe. Voilà, Messieurs, ce que j'avais à dire relativement au duc de Leuchtenberg, et je voudrais pouvoir faire passer dans votre âme la conviction où le sais qu'il faut que le Congrès renonce à ce choix, quelque satisfaisant qu'il pût paraitre sous le rapport de la personne du prince.
(« Je me permettrai maintenant, sans entrer dans de grands détails, de dire quelques mots non seulement sur ma dernière mission, mais encore sur les autres missions que j'ai eu à remplir à Paris. Je crois nécessaire d'en dire quelque chose pour faire cesser les conjectures hasardées à ce sujet. Je serai court.
(« Vous savez, Messieurs, que ce fut le lundi 27 septembre que l'armée hollandaise évacua Bruxelles. Le Gouvernement provisoire à peine rassemblé, il fut reconnu que si la lutte ne se prolongeait qu'entre la France et la Belgique, elle ne pouvait être douteuse pour nous ; mais que si la Prusse accordait des secours à la Hollande, il en serait autrement. Convaincu de la nécessité d'assurer les résultats d'un premier succès, je fus chargé de partir pour Paris. Je m'y rendis et j'acquis bientôt la conviction que la lutte se bornerait entre la Hollande et la Belgique. Revenu à Bruxelles le 10 octobre, je reçus, dès le 16 du même mois, une seconde mission, qui avait pour but de m'assurer (page 405) si la France persisterait à observer le principe de la non-intervention, et si elle ne regarderait pas comme une infraction à ce principe l'arrivée de quelques déserteurs prussiens en Hollande. Cette circonstance, et les préparatifs de guerre de la Prusse dans les provinces rhénanes, faisaient craindre une intervention de la part de cette puissance.
(« J'étais chargé en même temps de savoir (comme le Congrès était sur le point de se réunir) si le choix qu'il pourrait faire du duc de Nemours pour roi de la Belgique serait approuvé par le gouvernement français. Je reçus, dès cette époque, une réponse négative. Il ne fut pas plus question de réunion à la France, cette fois, que dans ma première mission.
(« Ma troisième mission avait pour but la même demande du fils de S. M. Louis¬-Philippe pour roi des Belges ; je vous ai déjà dit la certitude que j'ai acquise.
(« J'étais chargé aussi de demander protection au gouvernement français pour notre commerce, et d'ouvrir des négociations pour obtenir un traité de commerce avantageux. J'ai eu l'assurance des ministres du roi et du roi lui-même, que la France nous accorderait tout ce qui pourrait nous donner la plus grande somme de bonheur possible, et assurer la prospérité du commerce et de l'industrie en Belgique.
« Voilà, Messieurs, quels ont été et le but et le résultat de mes trois missions à Paris. »
(page 405) (Note de bas de page : Nous donnons la version des Révélations, plus complète, de préférence à celle des Aperçus, tout en empruntant à celle-ci le passage final).
Le 12 janvier, je parlai longuement et assez heureusement sur la proposition de la section centrale d'envoyer des commissaires à Londres et à Paris pour prendre des renseignements sur le choix du chef de l'Etat qui serait agréable aux puissances et favorable à la Belgique.
Voici les principaux passages de ce discours qui fit quelque sensation :
... « Il s'agit de savoir si vous enverrez des commissaires à Londres et à Paris. Je suis loin, Messieurs, de m'opposer à une pareille mesure. Il est de mon devoir de ne pas m'y opposer à cause de la mission que j'ai remplie moi-même ; on pourrait croire que mon opposition prend naissance dans un amour-propre mal entendu ; je dois prévenir une semblable accusation.
Cependant, je dois faire remarquer au Congrès que si l'envoi de ses commissaires a pour but de demander soit la réunion pure et simple de la Belgique à la France, soit d'offrir la couronne à S. M. Louis-Philippe, soit d'obtenir son fils pour Roi des Belges, je crois devoir le prévenir que cette démarche est inutile. Je suis convaincu qu'elle n'aura pour résultat qu'un refus. Je laisse au Congrès le soin de décider s'il croit de sa dignité et de la dignité nationale de s'exposer sérieusement à un refus.
(page 406) Je ne me dissimule pas, Messieurs, les embarras de notre position. Je sens tous les inconvénients d'une régence ; mais il faut faire la part de la nécessité et si cette nécessité est telle que le parti que nous désirerions tous, soit impossible, il faut bien s'attacher au seul qui nous reste : une régence. Ce n'est pas que je sois, plus qu'un autre, partisan du provisoire. Un gouvernement provisoire commettra nécessairement des fautes, et jamais il ne présentera les avantages d'un gouvernement définitif ; mais encore ici nous devons faire la part de la nécessité.
Puisque j'ai parlé de Gouvernement provisoire, je dirai qu'il faut être sobre de critiques pour des hommes qui ont été portés au pouvoir, malgré eux, qui l'ont accepté dans les temps les plus difficiles et au moment où il y avait danger à s'en saisir.
Pour ma part, je m'en expliquerai franchement : arrivé à Bruxelles, le 28 du mois d'août, après, les premiers événements, je fus chargé, le même jour, par mes concitoyens, d'une mission délicate à La Haye ; les événements ont prouvé qu'elle était dangereuse, je l'ai remplie. J'en ai rendu compte à ceux qui m'en avaient chargé ; ils m'en ont témoigné leur satisfaction ; je ne demande pas d'autre récompense.
C'est par l'élection libre et spontanée de mes concitoyens que j'ai rempli les diverses missions qui m'ont été confiées, jusqu'au moment où j'ai été appelé au Gouvernement provisoire, et je peux dire qu'aujourd'hui ceux qui, au dehors de cette enceinte accusent le Gouvernement provisoire d'avoir usurpé le pouvoir, sont ceux-là mêmes qui nous y ont poussés, avec le plus d'instance au moment du danger. Ainsi, Messieurs, je crois m'être justifié du reproche d'ambition, reproche injuste, mal fondé, absurde, et dont cependant je crois devoir me justifier au sein du Congrès que je regarde comme une famille.
Nous avons fait des fautes ; mais qui n'en eût pas fait ? Oublie-t-on quelle était notre position ? Ne sait-on pas que nous nous étions imposé la tâche difficile de repousser, par la force, l'armée hollandaise tout entière, alors que nous n'avions pas un seul homme de l'armée ? Nous nous sommes exposés à des chances bien inégales, et grâce au courage d'une peuple héroïque, notre succès a été complet.
Si nous n'avions par réussi, nous aurions été accusés d'ambition, et, sans doute, notre sang eût coulé. Je ne dis pas, Messieurs, qu'on nous doive de la reconnaissance pour les services que nous avons rendus, mais du moins qu'on ne nous refuse pas quelque indulgence pour les fautes que nous avons pu commettre.
Nous avons besoin d'indulgence, de celle surtout du Congrès national, (page 407) sans laquelle il nous serait impossible de nous soutenir au pouvoir.
Mais quelles que soient les intentions de nos accusateurs, quelles que soient leurs vues et la violence de leurs attaques, nous resterons au pouvoir jusqu'à ce que les représentants de la nation nous aient déclaré que nos services ne sont plus nécessaires.
Pour moi, Messieurs, je suis décidé à m'y maintenir, et à en user avec une vigueur nouvelle (Bravo ! applaudissements nombreux et répétés).
Nous avons commis des fautes ? Mais qui n'en eût pas commis à notre place ? Le Gouvernement provisoire s'est installé à l'hôtel de ville, ayant, pour tout mobilier, une table de bois blanc, pris dans un corps de garde, et deux bouteilles vides surmontées chacune d'une chandelle. (On rit : « cela est vrai, c'est ainsi ».) Nos ressources : la caisse communale renfermant 10 florins 36 cents (nouveaux rires) ; c'est avec ces moyen que nous n'avons pas désespéré de la victoire ; que nous avons commencé à organiser, en entier, l'armée, l'ordre judiciaire, l'administration civile, l'administration des finances. Nous avons pu faire des fautes ; des gouvernements qui ont employé 15 ans pour le même travail n'ont pas su s'en préserver. Comment n'en aurions-nous pas fait, nous qui avons tout organisé en six semaines et, pour ainsi dire, au milieu du champ de bataille : l'élection du Congrès, son installation, la tranquillité rétablie, la confiance que les provinces ont témoignée au Congrès national et au Gouvernement provisoire, malgré les basses intrigues, malgré les infâmes calomnies, fruits de quelques amours-propres froissés, de quelques ambitions déçues ; calomnies trop absurdes pour nous atteindre, et auxquelles on ne donnerait quelque consistance qu'en daignant les relever.
Voilà, Messieurs, quelle a été notre tâche ; quoiqu'en disent certains esprits chagrins, je pense que nous avons fait quelque bien et peu de mal.
Je reviens, Messieurs, à l'objet en discussion... »
Ici je rendis compte de ma dernière mission à Paris, de mon entrevue avec le roi Louis-Philippe et de mes conférences avec le Minis¬tre des Affaires Etrangères de France.
Dans mes précédentes lettres, j'ai rapporté les propres paroles du Roi, je m'abstiendrai de les reproduire. .
Je dois mentionner un incident qui n'est pas sans intérêt ; je continue donc mon discours :
« Je crois devoir maintenant relever l'opinion d'un de nos collègues ; (page 408) je le ferai parce qu'on pourrait croire, en Europe, que cette opinion a quelque consistance en Belgique.
L'orateur auquel je fais allusion a dit que la Belgique n'éprouve aucune sympathie pour la France. La faiblesse des arguments invoqués à l'appui de cette opinion, par un collègue à qui il ne manque ni esprit ni logique, prouve qu'elle est trop difficile à justifier.
Pour prouver le défaut de sympathie, on a dit : « la Révolution française a été antireligieuse, tandis que la Révolution belge a été faite dans l'intérêt de la religion. La France s'est soulevée contre un roi jésuite ; la Belgique contre un roi protestant : »
Je crois devoir protester contre ces assertions : ce n'est pas pour les idées religieuses que la Révolution belge a été faite, elle a été faite contre le despotisme, le roi Guillaume aurait été le roi très chrétien, ou le roi très catholique, j'aurais aidé à le renverser ; je l'aurais renversé, eût-il été le Saint-Père lui-même, parce que le despotisme est toujours insupportable ; qu'il vienne de la république, du pouvoir absolu, de la philosophie ou de la théocratie : le despotisme, de quelque part qu'il vienne, est odieux et insupportable.
Ce qui a soulevé le peuple belge, comme le peuple français, c'est la déception, la mauvaise foi ; c'est le despotisme de Guillaume qui, par une oppression de quinze ans, a voulu humilier et dégrader le peuple belge ! C'est l'abus de la force qui, en Belgique comme en France, a fait surgir la liberté....
Je me résume, Messieurs, et je finis comme j'ai commencé ; il est loin de ma pensée de m'opposer aux conclusions de la section centrale ; je les appuie au contraire, mais je réserve mon vote jusqu'à la fin de la discussion. »
Le compte rendu de la séance se termine par ces mots :
« Ce discours, entièrement improvisé, a produit une vive impression sur l'assemblée. »
Mes amis vinrent me féliciter de n'avoir pas désespéré du salut de la révolution et d'avoir, par des paroles énergiques, relevé les courages, dissipé les inquiétudes. Le Congrès a repris confiance dans le pouvoir ; marchez sans hésitation, le Congrès vous appuiera, vous soutiendra.
La proposition d'envoi de commissaires à Londres et à Paris était évidemment condamnée par l'immense majorité du Congrès.
Au moment du vote, M. Devaux proposa un amendement en ces termes : « Le Congrès désignera quatre de ses membres qui se concerteront avec le Comité diplomatique pour s'entendre sur le choix du (page 409) chef de l'Etat, et qui délibéreront en commun avec le Comité diplomatique sur tous les objets relatifs à ce choix. » .
C'était là une proposition nouvelle. M. Devaux le reconnaissait. C'était aussi, sous une autre forme, une nouvelle proposition de défiance et de blâme pour le Comité diplomatique et pour le Gouvernement provisoire.
La discussion fut courte. Le Congrès, fatigué, indigné, se lève tout entier, prononce la clôture et rejette, par 107 voix contre 62, l'envoi de commissaires à Londres et à Paris.
La proposition de M. Devaux est rejetée à une immense majorité. Que de bruit, que de temps perdu pour aboutir à des résultats aussi peu satisfaisants pour les amours-propres et les petites passions qui les avaient provoqués.
C'est au moment où le peuple était sans travail et sans pain, les populations souffrantes et travaillées, surexcitées par les intrigues orangistes, c'est au moment où les meilleurs patriotes étaient à bout de force, de patience et d'énergie, que quelques brouillons, quelques rhéteurs, quelques ambitieux faisaient perdre au Congrès un temps précieux et favorisaient, encourageaient à leur insu sans doute, les entreprises des ennemis de la Révolution qui ne se contentaient plus d'intriguer dans l'ombre, mais levaient audacieusement la tête.
(page 409) C'est dans ces circonstances déplorables, c'est au milieu des inquiétudes et des agitations du comité secret, que M. Van Meenen proposa un projet de décret dont le Congrès né comprit pas l'opportunité et dont les ennemis de la Révolution et ses brouillons dénaturèrent le caractère et le but. Ils en firent méchamment et calomnieusement un arsenal d'arbitraire et de despotisme au profit du Gouvernement provisoire.
C'est un mensonge en fait, une calomnie dans l'intention : des quatre membres du Comité central, Van de Weyer et moi, nous étions absents, les 5 et 7 janvier 1831.
Rogier ne l'avait pas proposé, il ne le comprenait même pas, on en trouve la preuve dans ce qu'il a dit à la séance du 7 janvier 1831.
Dans la séance du 7 janvier, M. Van Meenen proposa le décret qu'il avait annoncé au comité secret du 5 janvier. Il démontra par plusieurs considérants « que le Congrès, mandataire de la nation, ayant confirmé le Gouvernement provisoire, celui-ci avait été nécessairement reconnu et proclamé par la nation ; que, par conséquent, on ne peut, (page 410) sans attentat à la sûreté, ou du moins, sans violation de la paix publique, lui dénier l'obéissance et la soumission légales.
« Que des doutes s'étant élevés sur l'application des lois répressives contre les attentats envers le Gouvernement provisoire, il proposait de décréter que : « Les attentats, complots, provocations, et autres crimes et délits prévus par le titre 1er du livre 3 du Code pénal et par les lois spéciales en vigueur, dirigés contre le gouvernement et ses parties constituées, sont respectivement punissables des peines portées au dit code pénal et aux dites lois sociales. »
Son article 3 accordait amnistie pleine et entière à tous les crimes et délits de l'espèce, commis du 25 août 1830 au 6 janvier 1831.
La Commission chargée de l'examen de cette proposition, la repoussa par l'ordre du jour qui fut adopté et non, comme on l'a dit et hurlé (sic) sur tous les tons, parce que la proposition avait pour but le despotisme et l'arbitraire, mais par les motifs qu'elle exprima en ces termes : « La Commission ayant attentivement examiné le projet de décret présenté par l'honorable M. Van Meenen, et les motifs sur lesquels il s'appuie, a été unanimement d'avis : que rien n'autorise à’douter que les dispositions des lois actuellement existantes sur les crimes et délits contre la sûreté de l'Etat, ne restent en vigueur.
« Aucun fait ayant caractère officiel ou précis, n'a été signalé comme preuve de l'existence d'un pareil doute. »
En résumé, M. Van Meenen, chargé, en qualité de procureur général, de veiller à la Sûreté publique et à la répression des crimes et délits, veut éviter tout doute sur l'application du Code pénal aux crimes et délits contre la sûreté de l'Etat ; doute qui pouvait enhardir et qui a, comme nous allons le voir, réellement enhardi les ennemis de la Révolution, par l'espoir d'impunité.
C'était là une question juridique fort remplie dans ses éléments et d'une sage prévoyance.
Les journaux orangistes la poursuivirent de leurs sarcasmes et de leurs calomnies ; cela devait être ; un journal qui se prétendait patriote par excellence, le Belge, journal de M. De Potter, saisit aussi cette occasion d'exhaler son fiel, ses fureurs contre ses anciens collègues ; cela se conçoit aussi, c'était une monomanie qui tenait de la rage.
En fait, la Commission qui avait repoussé le projet, et les journaux qui l'avaient calomnié avaient tort. M. Van Meenen seul avait raison ; l'expérience l'a démontré.
Ernest Grégoire et Debast conspirent et marchent, en armes, sur (page 411) la ville de Gand, y proclament, le 2 février 1831, le prince d'Orange, roi de Belgique. C'était bien un attentat dont le but était de changer le gouvernement et de tuer la Révolution.
Traduits devant le Tribunal de Mons, jugeant en Cour d'assises, les accusés prétendent que l'art. 87 du Code pénal qu'on veut leur appliquer, avait cessé d'exister avant le 2 février 1831 ; que cet article avait été fait pour une dynastie qui n'existait plus et qu'à la date du 2 février aucun gouvernement n'avait encore été établi pour la Belgique ; qu'il ne pouvait donc y avoir eu ni complot ni attentat dans le but de renverser ou de changer le gouvernement.
Adoptant ces raisons, le tribunal de Mons, tout en reconnaissant l'exactitude du fait imputé aux accusés, les déclara absous de toutes peines !
Si le projet de décret de M. Van Meenen avait été adopté, la Belgique n'eût pas été scandalisée de l'impunité de deux coupables d'un crime qui pouvait la remettre sous le joug d'un gouvernement détesté !
(page 411) Dans ses deux séances du 12 et dans sa séance du 13 janvier 1831, le Congrès termina la discussion de plusieurs questions soulevées au sujet de l'envoi de commissaires à Londres et à Paris ; puis au sujet de l'adjonction de quatre membres du Congrès au Comité diplomatique, enfin sur l'opportunité de la nomination d'un chef de l'Etat et sur quelques candidats qui pourraient être appelés au trône de Belgique.
Ces discussions ont été très confuses, par la multiplicité de leurs objets ; elles ont été très tourmentées par les sentiments divers et par les arrière-pensées qui se sont produites.
Le temps qu'elles ont fait perdre a été peu regrettable, puisqu'elles ont, en définitive, eu pour résultat une chaleureuse explosion de patriotisme qui a eu du retentissement dans le pays et y a heureusement rétabli le calme et la confiance.
Voulant éviter le reproche d'exagération, je produis le compte-rendu de la séance du soir du 12 janvier :
« M. Maclagan lit, d'une voix sourde et basse, un discours qui semble occuper médiocrement l'assemblée ; vers la fin de ce discours, il parle d'une combinaison qui seule peut réunir les esprits.
M. Ch. Vilain XIII et quelques autres membres placés au bas de la tribune, lui demandent à haute voix quelle est cette combinaison.
M. Maclagan : Le prince d'Orange (à ces mots une violente (page 412) explosion de cris : A l'ordre ! A bas ! des huées partent de tous les points de la salle ; le tumulte se prolonge pendant plusieurs minutes, avec une force toujours croissante ; le Congrès n'avait jamais présenté un tel caractère d'irritation).
M. Maclagan : M. de Gerlache a développé, ce matin, la même opinion (Non ! Non ! A bas ! A l'ordre !).
M. le Président : J'ai rappelé M. Maclagan à l'ordre, vous avez décidé que ce rappel à l'ordre serait inséré au procès-verbal : tout est dit.
M. Maclagan remonte à la tribune : Il n'y a, dit-il, entre nous et cette famille, qu'un décret du Congrès, que ce décret soit rapporté. (Non ! Non ! Nouvelle explosion de cris et de huées.) »
Cette scène si chaleureusement patriotique révéla un fait qu'en historien fidèle et indépendant, je dois mettre en lumière.
Lorsque M. Maclagan a dit : « M. de Gerlache a développé ce matin la même opinion », des dénégations se sont fait entendre ; elles signifiaient bien plus le parti pris de ne pas admettre les justifications proposées par M. Maclagan, que la dénégation du fait qu'il avait affirmé. M. Maclagan avait dit la vérité ; c'est ce que je vais démontrer :
Dans la séance de la matinée du 12 janvier, M. de Gerlache avait lu un discours qui était un plaidoyer très adroit et fort transparent en faveur du prince d'Orange. '
Ce discours écrit n'a pas été reproduit dans l'Union Belge, pourquoi ? Parce que M. de Gerlache a compris qu'on y trouverait la preuve de l'affirmation de M. Maclagan.
Quand on se rappelle les éloges du roi Guillaume et l'admiration de toute sa cour, à La Haye, le 11 septembre 1830, pour la conduite de M. de Gerlache à Liége, puis à Bruxelles au 7 septembre 1830 ; quand on se rappelle sa vive et chaleureuse opposition à l'exclusion de la famille d'Orange de tous pouvoirs en Belgique ; quand on se rappelle l'habileté de sa tactique et de ses manœuvres pour faire échouer la candidature de Leuchtenberg, puis pour écarter la candidature du duc de Nemours au trône de Belgique afin, sans doute, de laisser une porte ouverte au retour de la famille d'Orange, on ne peut hésiter à admettre l'affirmation de M. Maclagan.
A défaut du compte rendu par l'Union Belge, on peut consulter le compte rendu des journaux le Courrier et le Belge. La combinaison de ces deux analyses démontre que l'affirmation de M. Maclagan était conforme à la vérité.
M. Maclagan, enhardi par le discours de M. de Gerlache, a eu le courage de ses convictions. M. de Gerlache a été habile et prudent.
(page 413) C'est, à mon sens, la seule différence entre ces deux partisans de la famille d'Orange.
XXXVIII. Eloges non suspects.
(page 413) Avant de terminer l'analyse des séances des 12 et 13 janvier, si laborieuses, si agitées, qu'il me soit permis de dire que plusieurs honorables membres du Congrès m'ont rendu justice.
M. Raikem, homme sérieux et peu disposé à l'exaltation, a dit, en qualité de rapporteur de la section centrale des diverses propositions agitées pendant quatre longues séances : « Nous devons en convenir, lors de l'examen de la section centrale, nous n'avions pas de notions aussi exactes que celles qui nous sont parvenues depuis.
« Depuis, nous avons connu la pensée du Cabinet français ; vous connaissez maintenant les pièces qui sont parvenues au Comité diplomatique. Vous avez entendu notre honorable collègue, M. Gendebien ; il ne peut nous être suspect ; personne ne peut nous inspirer une plus grande confiance. Et ne peut-on pas dire que l'obscurité qui pouvait exister auparavant, est maintenant dissipée ? »
Après les discussions dont je viens de rendre compte, le Congrès s'occupa des budgets. Celui de la Justice eut seul le privilège de n'être pas critiqué du chef d'exagération.
M. de Robaulx, qui se montrait si sévère pour le Gouvernement provisoire et les chefs des comités administratifs dit, à propos de mon budget de la Justice : « c'est le seul département qui soit modéré, et l'homme intègre qui le dirige mérite la plus haute confiance ; cependant, je lui ferai un reproche, c'est qu'il n'ait pas demandé proportionnellement aux besoins qu'exige son service. Il est nécessaire d'augmenter le traitement des juges inférieurs ».
J'ai le droit de considérer cet éloge comme de bon aloi, car à cette époque, je n'avais aucun rapport avec M. de Robaulx. Je le contrariais, je le combattais même assez souvent.
J'exprimai le regret de ne pouvoir immédiatement poser l'acte de justice réclamé ; une loi ayant réglé les traitements, je ne pouvais, sans une loi nouvelle, les majorer, ce que la justice réclamait non seulement pour les juges de première instance, mais aussi pour ceux d'appel.
Quelques jours plus tard, je rédigeai un projet de loi qui augmentait le traitement des juges inférieurs et aussi des magistrats d'appel, en diminuant le nombre de ceux-ci, c'est-à-dire en composant les chambres de cinq juges au lieu de sept.
(page 414) Mes successeurs adoptèrent la réduction du nombre des magistrats d'appel ; mais ils n'augmentèrent pas leurs traitements. C'était injuste ; mais pour la royauté c'était logique. La magistrature d'appel étant inamovible, indépendante, il était de bonne politique de leur laisser quelque chose à désirer, afin d'en obtenir éventuellement quelques services dignes de récompense.
Pendant la discussion des budgets, on proposa de supprimer le département de la Sûreté publique et de l'adjoindre au ministère de la Justice. Je combattis cette suppression et je protestai énergiquement contre le projet d'adjonction et de réunion de deux institutions essentiellement antipathiques, inconciliables. Je déclarai que je déposerais immédiatement mon portefeuille, si cette proposition était adoptée.
« La Justice, Messieurs, est essentiellement répressive, et le ministère de la Sûreté publique doit quelquefois être préventif ; si vous confiez à des magistrats des attributions préventives, vous aurez plus tard à lutter contre la force de l'habitude ou de l'exemple, qui les pousserait à sortir des voies légales dont ils ne doivent jamais s'écarter. »
(page 414) Pendant la discussion des budgets et à la fin de la séance du soir du 15 janvier, M. Le Hon donna lecture du Protocole n° 10 daté du 9 janvier, et aussi de la lettre de MM. Ponsonby et Bresson accompagnant ce protocole.
« La lecture de ces deux pièces causa, dit le compte rendu, la plus vive agitation dans l'assemblée ; tous les membres se précipitent dans l'enceinte. »
Monsieur De Robaulx, dont la voix domine le tumulte, s'écrie : Il est de la dignité du Congrès de renvoyer ce protocole ; c'est une intervention, il n'y a plus de nation, plus d'indépendance ; il ne nous reste plus qu'à rentrer chez nous. (Le tumulte est à son 'omble.)
M. le comte d'Aerschot croit qu'il faut se conformer aux désirs de la Conférence et faire retirer les troupes à une lieue et demie de Maestricht.
M. Ch. Rogier a la maladresse de contester la compétence du Congrès, dans un moment où son appui et son énergique intervention étaient si nécessaire.
« Il ne croit pas, dit-il, que le Congrès doive et puisse se constituer (page 415) juge de ce qu'il faut faire, dans cette occasion ; ce serait empiéter sur les attributions du Comité diplomatique... En aucun cas le Congrès ne peut être appelé à voter pour ou contre ce protocole. »
Il fit plus encore : en présence du protocole du 9 janvier et au milieu de l'effervescence ct des légitimes colères du Congrès, il eut la maladresse de vanter les succès de notre diplomatie !
M. Jottrand prononce un vigoureux discours.
« ... Remarquez une chose, Messieurs, c'est que chaque fois que le roi Guillaume se trouve en mauvaise position, la Conférence intervient pour.se rappeler cet armistice qu'elle avait oublié dans l'intervalle...
« La nation belge a été trop longtemps dupe de la mauvaise foi hollandaise ; il faut en finir... »
Il n'était que trop vrai que nous étions dupes de notre bonne foi : lorsque le Comité diplomatique réclamait l'exécution de l'armistice, l'évacuation de la citadelle d'Anvers, la liberté de l'Escaut ; lorsqu'il se plaignait des insolentes attaques des Hollandais, la Conférence faisait la sourde oreille.
Pour obtenir la liberté de l'Escaut, le Gouvernement provisoire ne pouvant faire le siège de la citadelle d'Anvers, ordonne le siège de Maestricht. - L'investissement de cette place est à peu près complet ; le roi Guillaume s'en effraie, non sans raison ; aussitôt la Conférence de Londres ordonne aux Belges d'exécuter l'armistice que la Hollande n'avait jamais respecté. Ce fut l'objet du protocole du 9 janvier dont la lecture provoqua la trop légitime indignation du Congrès.
M. Jottrand termine son discours en ces teres :
« Au reste, nous avons donné assez de gages de notre bonne foi, que les Hollandais en donnent un à leur tour ; qu'ils ouvrent l'Escaut, alors nous débloquerons Maestricht ; mais jusque-là ce serait folie d'abandonner nos avantages.» (Des applaudissements nombreux partis du sein du Congrès et des tribunes accueillent la fin de ce discours.)
L'agitation de l'assemblée continue avec violence.
M. Charles Rogier commet une seconde fois la maladresse de contester l'intervention du Congrès et provoque un nouveau blâme.
M. Lecocq ayant proposé de s'expliquer en famille, c'est-à-dire en comité secret, M. Rogier répond :
« Nous avons déjà cherché à nous expliquer en famille (allusion au comité secret du 5 janvier) et, après trois jours de discussion, nous ne sommes arrivés à aucun résultat ; vous allez envahir le pouvoir exécutif ; prenez garde d'avoir à vous repentir d'être entré avec trop d'ardeur dans ces discussions. »
(page 416) « Il nous est impossible, dit le compte rendu, de saisir les paroles de l'orateur, au milieu des murmures qui accueillent son discours. »
Le Congrès accueille la proposition de M. Lecocq et décide, pour le lendemain dimanche, à 2 heures, un comité secret ; il lève la séance à une heure du matin....
Le Comité diplomatique présenta un long rapport qui provoqua de nouveaux tumultes plus violents que ceux de la veille.
Ce rapport révéla le caractère d'intervention de la Conférence et ses exigences d'autant plus irritantes qu'elles étaient accompagnées d'une note verbale de MM. Bresson et Ponsonby, au nom des plénipotentiaires de Londres, qui restituait, renvoyait avec dédain, la note verbale du 3 janvier, par laquelle le Comité diplomatique protestait, en bons termes, mais énergiques, contre le protocole du 20 décembre, qui avait la prétention d'imposer à la Belgique une situation onéreuse et humiliante.
Le refus obstiné du Comité diplomatique de communiquer le protocole du 17 novembre et l'acte d'adhésion du Gouvernement provisoire exaspéra le Congrès. Cette obstination était d'autant plus déraisonnable que le protocole du 9 janvier révélait les dispositions les plus compromettantes de ces documents.
Depuis mon retour de Paris, c'est-à-dire depuis le 10 janvier, j'avais insisté plusieurs fois pour que cette communication fût faite, à la première demande que le Congrès renouvellerait avec quelque insistance ; je ne pouvais pas l'exiger, parce que, ayant repoussé ce protocole, ayant refusé de signer l'acte d'adhésion du 16 décembre, j'étais considéré comme étranger à cet acte, et je ne voulais pas qu'on pût croire que je me séparais de mes collègues, pour satisfaire un sentiment de vanité ou d'amour-propre. .
Il n'y avait, à mon sens, aucun motif sérieux de refuser cette communication. Le refus obstiné du Comité diplomatique avait plus d'une fois soulevé des orages. S'il avait cédé aux premières exigences du Congrès, la communication aurait soulevé des discussions, des protestations qui, peut-être, auraient fait réfléchir la Conférence ; mais elle aurait, à coup sûr, tempéré l'irritation produite par la communication simultanée du protocole du 17 novembre et de celui du 9 janvier, lequel était la conséquence logique du premier et le commentaire le plus saisissant et le plus irritant. La cause et l'effet réagissant l'une sur l'autre, devaient nécessairement produire les colères, les récriminations qui se sont produites pendant les deux séances du dimanche 16 janvier, c'est-à-dire (page 417) pendant huit heures ! La dernière s'est prolongée jusqu'à minuit et demi !!!
Le journal le Courrier, rédigé par trois membres du Congrès, a été très discret.
Le journal l'Émancipation inspiré, disait-on, par M. de Robaulx, a donné un compte rendu qui est loin d'être complet ; il est assez exact dans ce qu'il rapporte, sauf en un point qui a été vivement contesté et blâmé au Congrès. Le journal rapporte une proposition faite par M. de Robaulx ; le fait est exact, mais le journaliste dit qu'elle a été agréée et votée par le Congrès ; cette affirmation est une erreur.
Ces deux comités secrets appartiennent à l'histoire, on peut, sans indiscrétion, soulever une partie du voile qui, semblable à la précaution inutile, n'a pas caché grand’chose. Deux jours après, on savait à Bruxelles tout ce qui s'y était dit et fait et même beaucoup plus ! C'est là un des graves inconvénients des comités secrets.
Pendant plus de huit heures, toutes les mauvaises passions d'égoïsme, d'hypocrisie, d'ambitions mal déguisées, se produisirent, se heurtèrent, abritées, encouragées par les réticences du Comité diplomatique.
Les patriotes sincèrement dévoués à la Révolution étaient débordés et faisaient de vains efforts pour ramener la discussion sur les vrais et sérieux intérêts de la nation. Les questions de personnes, les récriminations, les accusations reprenaient sans cesse le dessus ; elles étaient elles-mêmes dominées par la plus grave des questions : Ote-toi de là que je m'y mette !
Le Comité diplomatique, le Gouvernement provisoire étaient, on le conçoit sans peine, le point de mire de toutes les récriminations et aussi de beaucoup de dépits et d'envies, hélas ! bien imprudentes et presque téméraires.
Pendant huit grandes heures, j'acceptai une solidarité que j'aurais pu décliner en quelques mots : « J'ai protesté contre le protocole de 17 novembre, j'ai refusé de signer l'adhésion du 16 décembre. » Je n'ai pas prononcé ce mot, parce que je ne voulais pas me séparer de mes collègues, aggraver leur position, et celle du Comité diplomatique ; ils avaient commis une faute, peut-être, mais ils avaient agi loyalement ; on ne pouvait, en définitive, leur adresser que le reproche d'avoir été dupes de leur bonne foi, de leur confiance dans la loyauté d'hommes haut placés dans la hiérarchie sociale, et qui étaient considérés comme l'élite de la diplomatie.
Etranger aux actes qu'on attaquait avec la plus grande violence, j'avais le droit de me retrancher dans mon for intérieur et de me dire : (page 418) La vérité sera connue, un jour ; elle sera ma justification. Je me bornai à répéter plusieurs fois : « Si vous croyez que les actes posés par le Gouvernement provisoire et par le Comité diplomatique sont compromettants pour les intérêts et la dignité de la Patrie, désavouez-les ; votre pouvoir souverain vous en donne le droit ; vous êtes les élus, les représentants de la nation.
« Mais rien n'est compromis, vous pouvez, sans recourir à cette fâcheuse extrémité, vous placer dans la position où étaient le Gouvernement provisoire et le Comité diplomatique, avant leur adhésion aux protocoles et à l'armistice ; en effet, le roi Guillaume s'étant jusqu'ici refusé à exécuter l'armistice, vous avez le droit de le considérer comme nul et non avenu ; vous pouvez vous déclarer libres de tout engagement, C'est ce que le Gouvernement provisoire peut faire aussi et c'est ce qu'il s'empressera de faire, s'il est encouragé par votre appui.
« C'est, dit-on, une question de paix ou de guerre, c'est aussi ce que faisaient entrevoir les envoyés de la Conférence, pour obtenir l'adhésion du Gouvernement provisoire et du Comité diplomatique.
« La guerre avec la Hollande est possible, l'entêtement du roi Guillaume l'amènera fatalement. Mais je ne crois pas à la guerre générale ; les rois ont intérêt à l'éviter ; ils savent bien qu'elle leur serait plus funeste qu'aux peuples.
« La mauvaise foi, les duplicités du roi Guillaume, les mensonges de ses représentants à Londres, vous donnent le droit d'exiger l'évacuation de la citadelle d'Anvers et des garanties pour la liberté de l'Escaut, avant la levée du siège de Maestricht. Vos droits sont aujourd'hui ce qu'ils étaient avant la signature de l'armistice. »
Si ce n'est le texte, c'est au moins le sens exact des paroles que j'ai fait entendre, à plusieurs reprises, pendant ces deux comités secrets.
M. de Robaulx déposa une proposition énergiquement motivée : « Le Congrès proteste solennellement contre toute intervention des gouvernements étrangers dans les affaires de la Belgique et ses relations avec la Hollande, et, se confiant dans les sympathies des peuples pour les Belges et la cause qu'ils défendent,
« Déclare que la nation se lèvera en masse pour conserver ses droits et son indépendance. »
Cette proposition, quelque peu hardie, effraya les timides, contraria les intrigants et les partisans de la famille déchue ; elle fut l'objet de vives attaques, quoiqu'elle fût rédigée au futur et qu'elle fût une protestation, une menace, plutôt qu'un parti pris d'agir immédiatement.
(page 419) Quelques députés du Luxembourg et du Limbourg menacés d'ostracisme appuyèrent la motion et firent entendre, pendant les néfastes comités secrets, de justes plaintes et de vigoureuses interpellations et protestations.
M. Tieken De Terhove, député du Limbourg, prononça une chaleureuse allocution qu'il termina en ces termes :
« Ce qui m'affecte douloureusement, c'est de voir le cabinet français, appelé à diriger la plus grande, la plus glorieuse des nations, se traîner à la suite de la Sainte Alliance ; il sera, j'en suis certain, désavoué par ce noble peuple qui sympathise avec nous et qui porte à la Belgique une amitié fraternelle ; nous n'en doutons pas, ce peuple généreux volerait tout entier à notre secours, si les rois nous menaçaient de leurs armes. Aujourd'hui on. nous impose l'armistice, demain on nous imposera un prince que je ne dois pas nommer et qui a été frappé d'anathème par la nation tout entière. Prenons une attitude ferme, ne démentons. aucun des principes pour lesquels nous avons combattu ; les peuples nous entendront. »
Le comité secret, terminé à cinq heures, a recommencé à sept heures et s'est prolongé jusqu'à minuit ; il a, comme le précédent, tourné dans un cercle vicieux, et, de guerre lasse, il s'est terminé, sans résoudre aucune des questions soulevées. .
Les députés anversois réclamaient vivement et avec une insistance fort naturelle et très légitime, la liberté de l'Escaut ; M. Legrelle, à la manière de Jérémie, répétait sans cesse ces mots : « Malheureuse ville d'Anvers », qui finirent par devenir un heureux prétexte pour les timides et les intrigants, de concentrer la discussion sur le blocus de l'Escaut.
Les partisans de la dynastie déchue soutenaient que la Belgique n'obtiendrait jamais la libre navigation de l'Escaut ; qu'Amsterdam et Rotterdam souffraient avec dépit la liberté de ce fleuve, pendant la réunion des deux parties du royaume ; que le roi Guillaume ne pourrait consentir à cette liberté en faveur de la Belgique Indépendante, sans s'exposer à perdre la seconde partie de son Royaume.
Ils faisaient clairement entendre que l'Escaut ne serait libre qu'à la condition de rétablir la dynastie et de reconstituer le royaume des Pays-¬Bas.
Cet espèce de défi donna à cette question l'importance d'un triomphe à conquérir ; il fit oublier les autres questions et les irritations qu'elles avaient soulevées.
Enfin, une manœuvre très habile, sans cesser d'être loyale, mit fin (page 420) à de longs et stériles débats : profitant de la lassitude du Congrès et de l'importance qu'avait acquise la question de la liberté de l'Escaut, M. Osy tira de sa poche une lettre du Consul d'Angleterre à Anvers, qui lui transmettait copie d'une lettre adressée au consulat d'Anvers, par ordre du ministre Palmerston. Cette lettre annonçait officiellement, que l'Escaut serait libre le 20 courant (janvier).
Cette communication opéra d'autant plus sûrement son effet, que M. Osy, à la fin du comité secret de la matinée, avait exprimé des doutes sérieux sur l'exécution de la promesse de la levée du blocus de l'Escaut.
Il avait, contre son habitude, traité durement le roi Guillaume et son entêtement proverbial, c'était une tactique habile pour surexciter les désirs d'obtenir cette liberté.
Cette tactique a été d'autant plus habile qu'il avait en poche le précieux document dont il ajourna l'exhibition jusqu'au comité secret du soir parce que l'agitation avait besoin de se calmer et il comptait sur la lassitude pour en doubler l'effet et en assurer le succès.
On a dit le lendemain que M. Osy avait reçu la lettre du Consul Anglais à la fin du comité secret du matin ; lui-même, quelques jours plus tard, me l'a avoué.
Ce document, arrivant à point, produisit un effet magique ; on discuta bien encore au milieu de l'inattention générale, mais chacun sentant le besoin de mettre un terme à des débats stériles, le Congrès, à une forte majorité, décida que le Comité diplomatique serait invité officieusement à protester contre la partie du protocole du 9 janvier qui soumit à l'arbitrage de la Conférence, la reprise éventuelle des hostilités entre la Belgique et la Hollande.
Le Congrès décida que le blocus de Maestricht serait levé le 20 janvier, confiant dans la promesse donnée que l'Escaut serait libre à la même date.
En résumé : le Gouvernement provisoire et le Comité diplomatique reçurent un bill d'indemnité et même une approbation au moins tacite, puisque la très grande majorité- du Congrès ne proposa qu'une invitation officieuse de protestation et ne prit aucune résolution contraire à ce qui avait été fait par le Gouvernement et par le Comité diplomatique.
Ils ne méritaient pas les colères, les sévérités dont ils avaient été menacés ; ils avaient eu le tort de cacher obstinément le protocole du 17 novembre et leur adhésion du 16 décembre. Ils avaient eu, en cela, le tort d'adopter les us et coutumes de l'ancienne diplomatie. L'un des membres du Gouvernement provisoire avait même contesté au Congrès (page 421) le droit de s'immiscer dans les négociations, c'était un double anachronisme et une imprudente maladresse. La diplomatie belge devait procéder et avait intérêt à agir au grand jour, afin que les peuples dont nous avons intérêt à conserver ou à conquérir les sympathies, connussent les insolentes exigences, les turpitudes des rois et de leurs représentants. Second anachronisme, ils avaient oublié que le Congrès était le véritable souverain ; qu'on devait agir à son égard comme agissaient les diplomates envers leurs gouvernements.
Ce qui les a absous et devait les absoudre : ils avaient agi de bonne foi.
La majorité du Congrès mérite un blâme peut-être plus sévère :¬ tant d'agitations, tant de bruits, pour un résultat négatif ! en présence des plus importantes questions et alors que la situation extérieure et intérieure exigeait une attitude ferme et des résolutions énergiques. Les conclusions ressemblèrent à la montagne en travail accouchant d'un¬ souris.
Quand une assemblée, quelque respectable qu'elle soit, s'expose, à cette déplorable comparaison, elle est bien près de faillir à sa mission et de devenir un foyer d'égoïsme, de spéculations et d'intrigues.
Plusieurs membres étaient dès lors plus occupés de la recherche d'une position sociale que des vrais intérêts et de la dignité du pays.
Les uns tournaient leurs regards vers la famille d'Orange dont ils croyaient avoir mérité, ou dont ils espéraient obtenir sourires gracieux et faveurs.
D'autres étaient en quête d'une clientèle royale, ils étaient à la piste de toutes les combinaisons, de toutes les candidatures, regrettant de ne pouvoir les adopter toutes à la fois, mais décidés à se vouer à chacune d'elles successivement, dussent-ils appuyer chaudement et faire triompher le candidat qu'ils avaient d'abord repoussé avec dédain et sarcasmes au profit d'un premier candidat qui paraissait avoir chance de réussir.
Les élections au trône de Belgique, dont nous nous occuperons incessamment, révèleront les petites misères qui font les grands hommes d'Etat.
XL. L'incident Firmin Rogier-Sébastiani.
(page 421) L'atmosphère était décidément à l'orage, le Congrès venait de terminer de violents débats, le dimanche à minuit ; le lendemain lundi, fatigué des violentes émotions de la veille, il subit, non sans impatience, (page 422) ¬de nouvelles tribulations, au sujet d'une question d'amour-propre froissé qui pouvait et devait se produire et se débattre ailleurs qu'au Congrès.
Dans une lettre datée de Paris, 14 janvier 1831, insérée au Moniteur et adressée à M. Firmin Rogier, par M. Sébastiani, ministre des Affaires Etrangères, celui-ci se plaint des fréquentes inexactitudes des dépêches de M. Rogier à son gouvernement et spécialement de sa dépêche concernant la candidature du duc de Leuchtenberg.
Le débat s'étant ouvert au Moniteur, c'est là qu'il devait se discuter et qu'en réalité il s'est terminé par une réponse de M. Firmin Rogier.
C'est d'ailleurs une affaire toute personnelle entre M. Sébastiani et M. Rogier, dans laquelle n'avait pas à intervenir le Gouvernement provisoire et bien moins encore le Congrès.
Un sentiment fraternel, fort honorable sans doute, a fait commettre une double maladresse : M. Ch. Rogier s'adresse au Congrès, dit-il : « Non par le désir d'une justification personnelle, mais celui de justifier le Gouvernement. »
Le Gouvernement, complètement étranger à cet incident, n'avait nul besoin de justification et n'avait donné aucune mission à ce sujet à M. Ch. Rogier.
Il demande l’intervention du Congrès pour une affaire toute personnelle, dont il veut faire une question diplomatique ; tandis que, la veille, il avait contesté au Congrès le droit d'intervenir dans les affaires diplomatiques, et il l'avait fait si cavalièrement qu'il fut interrompu par de violents murmures.
Pour la justification de son frère, il chercha à prouver que sa lettre lue au Congrès est mot pour mot conforme aux documents émanés de M. Bresson, sur le même sujet ; il s'étonne du démenti de M. Sébastiani ; puis il ajoute : « je conçois très bien qu'un ministre étranger soit étonné des bizarreries qui se sont passées dans le Congrès (murmures violents).)
Une voix : Vous insultez le Congrès.
M. Ch. Rogier insiste, maintient l'expression (les murmures augmentent, interruptions prolongées).
M. Ch. Rogier maintient l'expression bizarreries et cette fois en rejette la responsabilité sur le Comité diplomatique.
Le Congrès passe purement et simplement à l'ordre du jour.
(page 422) Immédiatement après ce malencontreux incident, M. Ch. Le Hon soulève un nouvel orage : Il propose de déclarer faux le compte rendu (page 423) du journal l'Émancipation, de la séance tenue en comité secret le 16 janvier.
Le mot faux provoqua une discussion irritante et prolongée ; si M. Le Hon s'était servi du mot propre inexact, ERRONÉ, le débat eût été calme et court.
M. de Robaulx, qui avait inspiré l'Émancipation, ne désavoua pas le fait ; il soutint que le comité secret avait pout but d'éviter l'effervescence des tribunes et non pas de cacher au pays des révélations qu'il avait le plus grand intérêt à connaître.
Il désavoua les inexactitudes qui étaient le fait du journaliste.
L'objet principal, et, pour ainsi dire, unique de la motion de M. Ch. Le Hon, portait sur une proposition de M. de Robaulx que le journaliste avait dit erronément avoir été agréée par le Congrès...
L'atmosphère était décidément à l'orage : le choc des sentiments élevés et des arrière-pensées égoïstes, produisait, à chaque instant, des commotions électriques qui donnaient le spasme aux uns et provoquaient l'exaltation, les colères des autres.
En temps ordinaire, ces deux incidents auraient à peine obtenu du, Congrès l'attention d'un quart d'heure ; ils absorbèrent une séance, dans un moment où tout réclamait des solutions d'urgence !
La séance du 18 fut signalée par un événement, signe des temps : M. De Ryckere, professeur distingué de l'Université de Gand, ému sans doute de l'attitude qu'avait prise, depuis quelques jours, l'immense majorité du Congrès, désespérant peut-être de faire triompher son candidat de prédilection, le prince d'Orange, donna sa démission de membre du Congrès ; les motifs qu'il donna de sa démission sont un chaleureux et très adroit plaidoyer en faveur du prince d'Orange. Il fut accueilli par le sarcasme.
M. De Ryckere connaissait-il les projets du Prince ? Croyait-il pouvoir mieux le servir à Gand, au 2 février, qu'au Congrès, lors de l'élection d'un candidat au trône de Belgique ?.. Il eut au moins la franchise de son opinion, il répudia le rôle de caméléon politique.
XLII. La candidature du duc de Leuchtenberg
(page 423) (Note de bas de page : Version des Aperçus. - Gendebien y consacre aussi plusieurs pages des Révé¬lations)
Dans la même séance du 18, M. Zoude demande que le Congrès se constitue en permanence et donne la couronne au duc de Leuchtenberg.
M. de Stassart, grand partisan de la candidature de ce prince, dont (page 424) il avait, sans mission, pris l'initiative, proposa de fixer au lendemain cette élection. .
Malgré ses pressantes instances, le Congrès renvoya la proposition aux sections. Le but de cet incident n'avait pas moins été atteint : c'était préparer le succès de la tactique de M. Lebeau, comme nous allons le voir.
Mais que de temps perdu pour les vrais intérêts de la patrie !
Si les délibérations avaient été dirigées avec plus de discernement et moins de mollesse, le Congrès aurait épargné bien du temps : ainsi, lorsque M. Zoude a fait sa proposition, il eût suffi au bureau de rappeler que, par une décision antérieure, le Congrès avait saisi les sections de la proposition de M. C. Rodenbach de fixer un jour pour l'élection au trône.
Le lendemain 19 janvier, la section centrale fait rapport sur la proposition de M. Constantin Rodenbach.
Au lieu d'ouvrir immédiatement la discussion sur cet objet, considéré comme si urgent la veille, le bureau permet à M. Lebeau de déposer et de développer longuement la candidature du duc de Leuchtenberg.
M. Lebeau avait consacré plusieurs jours à rédiger son plaidoyer en faveur de son royal client, à compte à demi avec M. de Stassarl, qui a été le cornac officiel de cette candidature.
L'inexécution du règlement n'a pas eu seulement pour résultat la perte d'un temps précieux, mais elle a donné aux entrepreneurs de cette candidature les immenses avantages d'une initiative privilégiée qui était de nature à faire pencher la balance du côté opposé aux vrais intérêts du pays.
La tactique avait été bien ourdie. La veille, 18, M. Zoude demande que le Congrès se constitue en permanence et propose l'élection du duc de Leuchtenberg.
M. de Stassart appuie cette proposition et demande que la délibération commence le lendemain.
Le lendemain, M. Lebeau prononce un très long et très habile plaidoyer.
M. de Stassart propose la discussion au lendemain 20, affirmant « qu'on aura eu tout le temps de méditer les motifs que M. Lebeau vient, avec un talent remarquable, de faire valoir en faveur du prince de Leuchtenberg ».
On s'est, d'ailleurs, arrangé de manière à faire savoir au pays que les tribunes ont énergiquement exprimé le vif désir et une fiévreuse (page 425) impatience de voir proclamer, sans retard et d'urgence, l'élection de Leuchtenberg.
Le Congrès s'occupera-t-il dès le lendemain 20 janvier ou au 14 février, de l'élection d'un roi ? Des débats tumultueux au sein de l'assemblée et des marques d'impatience aux tribunes, mollement réprimées par le bureau, prirent fin, lorsque je proposai, par forme de transaction, de fixer la discussion au 28 janvier, ce qui fut adopté malgré les colères et au grand déplaisir des séides excessivement pressés de jouir de leur triomphe...
Les séances des 20, 21, 22 janvier ont été calmes ; l'élaboration de la Constitution a plus avancé qu'en dix autres séances.
Le tumulte a recommencé dans la séance du 23, à l'occasion d'une dépêche de M. Sébastiani, datée de Paris, 21 janvier, et répondant aux questions qui lui avaient été adressées par le Comité diplomatique, conformément au désir qui lui avait été exprimé par plusieurs membres du Congrès.
M. Sébastiani répond à toutes les questions avec une haute convenance et de nouvelles assurances des sympathies de la France pour la Belgique. Au sujet de l'élection du chef de l'Etat, il réitère l'affirmation que le Roi n'acceptera pas et ne peut pas accepter la couronne pour le duc de Nemours, si le Congrès la lui déférait. Puis il ajoute : « Le gouvernement de Sa Majesté verrait dans le choix de M. le duc de Leuch-tenberg une combinaison de nature à troubler la tranquillité de la France.
« Nous n'avons point le projet de porter la plus légère atteinte à la liberté des Belges dans l'élection de leur souverain, mais nous usons aussi de notre droit, en déclarant, de la manière la plus formelle, que nous ne reconnaîtrons point l’élection de M. le duc de Leuchtenberg. Sans doute de leur côté les puissances seraient peu disposées à cette reconnaissance. »
M. Sébastiani explique et justifie la sérieuse nécessité des résolutions de son Gouvernement.
Tout homme de bonne foi qui lira, avec calme et impartialité, l'ensemble de cette dépêche et même la courte analyse que nous en donnons, se demandera comment elle a pu provoquer les violentes attaques que nous reproduisons dans le compte rendu, parce qu'on pourrait ne pas croire à l'impartialité de notre récit.
M. Lebeau : « Messieurs, je demande l'impression de cette lettre, non par égard pour la nature de la communication qui vient de vous être faite, mais pour qu'il soit bien connu à la face de l'Europe, que la France renie le principe de sa propre existence ; qu'elle veut être indépendante et libre, et qu'elle ne sait pas respecter la liberté et l'indépendance des (page 426) autres nations... Je veux aussi qu'il soit constaté au procès-verbal que le Congrès n'est pour rien dans les instructions données à nos envoyés près du Cabinet français. »
Je me borne, pour le moment, à faire remarquer que si la dépêche de M. Sébastiani, du 21 janvier, n'a pas été provoquée par le Congrès, elle est cependant une réponse, article par article, aux instructions décrétées par le Congrès dans sa séance du 19 janvier et expédiées le même jour à Paris et remises à M. Sébastiani le 22.
Si la dépêche de M. Sébastiani n'a pas été provoquée par les instructions du Congrès, celui-ci les a approuvées et ratifiées par son décret du 19 janvier et par conséquent il est inexact de dire : « que le Congrès n'est pour rien dans les instructions données à nos envoyés près du Cabinet français ».
M. Lebeau, moins passionné, plus impartial, n'aurait pas fait sa réserve insultante pour le Comité diplomatique.
M. Lebeau continue plus loin : « La France repoussera le duc de Leuchtenberg, elle repoussera aussi le duc de Saxe-Cobourg, elle repoussera tous les princes excepté le prince d'Orange… »
Quand on pousse l'exagération jusqu'à supposer que la France veut imposer le prince d'Orange à la Belgique, c'est tomber dans une absurdité qui se réfute d'elle-même. En effet, le prince d'Orange, roi des Belges, redeviendrait le gardien des forteresses construites contre la France et formerait l'avant-garde de la Sainte-Alliance contre la France et sa révolution.
M. Lebeau reçut un solennel démenti, au mois d'août 1831, lorsque le prince d'Orange victorieux marchait sur Bruxelles ; lorsqu'il n'était plus qu'à une journée de marche de la capitale de la Belgique, ce fut le gouvernement français qui l'arrêta et sauva la Belgique d'une restauration certaine !!!
Oui, le gouvernement français, tant dédaigné, insulté, calomnié, s'opposa seul à l'intronisation du prince d'Orange en Belgique.
L'Angleterre, dont le ministère Lebeau-Devaux avait recherché l'alliance et la protection exclusives, tout en insultant la France, ne bougea pas, quoique vivement sollicitée de concourir à repousser le prince d'Orange : elle avait cependant été avertie par son représentant à La Haye, des projets du prince d'Orange, longtemps avant le Cabinet français !!!
De son côté, M. Devaux demande aussi l'impression pour les mêmes motifs que son ami M. Lebeau ; puis il continue : « Malgré les paroles mielleuses dont il entoure son message, M. Sébastiani nous (page 427) prouve que la France ne reconnaît plus le principe de la non-intervention. Quoi ! On ne reconnaîtra pas le roi que la Belgique veut se donner et on ose dire que notre choix est libre ! Quelle est donc cette liberté qu'on nous reconnaît et dont on veut nous empêcher de faire usage ? Quelle est cette politique insultante qui se joue de promesses faites à la face des nations, et qui nous refuse le droit de choisir un roi ? La France a-t-elle oublié si tôt la crise à qui elle doit sa liberté ?... »
Ces deux discours prouvent jusqu'à quel degré d'aveuglement et d'injustice la passion peut conduire. Le ministère français usait d'un droit incontestable en avertissant qu'il ne reconnaîtrait pas Leuchten¬berg, roi de la Belgique.
De quel droit et par quel renversement d'idées et du principe même invoqué par MM. Lebeau et Devaux, prétendaient-ils imposer à la France l'obligation de reconnaître leur candidat à la royauté belge ?
Le cabinet français ne contestait pas à la Belgique, il lui reconnaissait, au contraire, le droit, la liberté d'élire le candidat de MM. Lebeau et Devaux ; ceux-ci méconnaissaient, contestaient brutalement à la France le droit, la liberté de veiller à sa sécurité et de conjurer les dangers qui pouvaient la menacer !
De quel côté étaient le droit, la raison, -e calme, la prudence et l'observation des convenances ? Pour résoudre cette question, il suffit de lire avec calme et de comparer avec impartialité, la dépêche du ministre de la grande nation qui avait droit à notre reconnaissance, et les discours pleins de fiel et d'ingratitude de deux hommes qui parlaient au nom d'un petit pays qui n'avait qu'un souffle de vie et ne pouvait grandir et se consolider, que sous l'aile protectrice de la France et de son gouvernement.
M. Lebeau a payé cher ses dédains, ses rodomontades qui n'ont pas été les dernières : six mois plus tard, il sollicita, chapeau à la main et très humblement, de la France et de son gouvernement, secours et assistance pour réparer les fautes, les déplorables imprévoyances qui ont produit et devaient fatalement produire les désastres du mois d'août 1831.
A l'ouverture de la séance du 25 janvier, M. Barthélemy déposa sur le bureau une proposition d'élire le duc de Nemours, signée, la veille au soir, par cinquante-six membres du Congrès, en tête desquels brillent les noms de MM. Surlet de Chokier, baron de Leuze, de Gerlache, etc., etc....
Il développa, séance tenante, la proposition, sans emphase, sans artifice de langage, en termes simples, logiques et persuasifs, sans (page 428) manquer à la vérité. Cette simplicité captiva la confiance, les sympathies du Congrès, et des adhésions non équivoques.
M. de Gerlache, qui a toujours habilement évité de se brouiller avec le roi Guillaume, signa la proposition en faveur du duc de Nemours, pour conjurer le triomphe très probable du duc de Leuchtenberg, qui jusque-là n'avait pas de concurrent.
Il voulait écarter, l'une par l'autre, les deux candidatures : il en donna une preuve évidente à la séance du Congrès du 3 février.
Aussi, lorsqu'il vit le bon accueil que recevait la proposition qu'il avait signée la veille, et craignant, sans doute, que le succès ne dépassât ses intentions, il déclara qu'il n'avait pas lié définitivement son vote, qu'il le réservait pour un candidat que les événements pourraient faire surgir.
Il suffit de lire sa palinodie et de la rapprocher de son discours du 3 février, pour se convaincre de l'habileté de sa manœuvre.
Deux membres du Congrès firent la même déclaration.
Cette subite et excentrique palinodie eût pu être un échec pour la candidature de Nemours, si, dans son bon sens, le Congrès n'en avait pas compris le mobile et l'arrière-pensée.
Les partisans de Leuchtenberg, quelque peu décontenancés, saisirent, avec une joie triomphale, la palinodie de trois des signataires.
M. Devaux dit : « Je demande une deuxième lecture de la proposition ; il m'a semblé que tous les signataires demandaient le duc de Nemours, il me paraît maintenant qu'ils ne le demandent point (Bruits, interruptions). » .
M. A. Gendebien : « ...tous les jours on fait des propositions et le lendemain on vote contre. Cela vient de ce qu'on s'éclaire dans la discussion... C'est ainsi que nous qui proposons le duc de Nemours, espérons pouvoir ramener à notre opinion ceux-là même qui ont proposé le duc de Leuchtenberg. ».
M. Devaux : « ...Mon observation avait pour but de faire remarquer qu'il était étonnant qu'au moment où on vient de faire une proposition, chacun de ses auteurs s'empresse de dire qu'il y renonce ». Quelques voix : personne n'a dit cela ! (Tumulte.)
J'avais, je crois, mieux réussi à tempérer le mauvais effet de la palinodie de M. de Gerlache que M. Devaux à en tirer avantage pour son client. L'accueil que l'assemblée fit à ses exagérations, à ses audacieuses fictions, l'a suffisamment démontré.
M. Fleussu a très exactement traduit le mécontentement et la pensée du Congrès en ces termes : « Nous voulons le duc de Nemours, (page 429) si ce choix doit assurer le bonheur et la prospérité du pays. Si, après un mûr examen, nous sommes convaincus que ce choix est impossible, nous y renoncerons ; car nous mettons l'intérêt du pays avant tout, et nous ne sommes pas comme ceux qui veulent le duc de Leuchtenberg à tout prix. (Bravo ! Bravo ! A l'ordre ! A l'ordre !)
Après le rapport fait sur la proposition d'élection du duc de Leuchtenberg, ses partisans insistèrent pour une discussion préliminaire de cette candidature dans un comité secret, malgré la résolution prise plusieurs fois d'ajourner toute discussion jusqu'au 28 janvier, et malgré l'inconvenance de commencer une discussion, en l'absence de plusieurs membres qui avaient été avertis du moment où commencerait le débat.
L'absence de plusieurs membres enhardit sans doute les partisans de Leuchtenberg à faire un essai de leurs forces, espérant, dans une discussion prématurée, obtenir un succès et un préjugé favorable par un vote sur la question du comité secret.
Ils aboutirent à un résultat tout contraire. Leur proposition fut rejetée par 84 voix contre 77. Premier échec !
Dans la soirée du 24 janvier, tandis qu'une soixantaine de membres du Congrès, réunis au Waux-hall, délibéraient sur le projet de proposer la candidature du duc de Nemours, une émeute vint vociférer sous les fenêtres : « Vive Leuchtenberg, à bas les traîtres !» Quelques membres sortirent et réussirent bientôt à dissiper l'attroupement composé de quelques meneurs et d'un nombre beaucoup plus grand de curieux. On leur avait fait croire que nous conspirions en faveur du prince d'Orange et de la réunion à la France. Nous n'eûmes pas grand'peine à leur faire comprendre qu'on les avait trompés. Nous trouvâmes de nombreux auxiliaires parmi les curieux.
Quels étaient les auteurs de cette échauffourée ? Je ne veux et ne puis accuser personne, les preuves me manquent. Je n'ai pas voulu rechercher les causes ; j'avais d'ailleurs mieux à faire. L'intrigue avait été déjouée, cela suffisait pour confondre ces intrigants.
Au profit de qui cette tentative a-t-elle été faite ? Est-ce au profit de Leuchtenberg ou de la diplomatie anglaise ? J'ai pensé et je pense encore, que c'était au profit de tous deux. Les partisans de Leuchtenberg n'ont rien négligé pour le triomphe de leur candidat. Ponsonby a tout fait pour écarter Nemours : plutôt le diable, a-t-il dit ! ! Mais il ne voulait ni l'un ni l'autre ; il conspirait ouvertement au profit du prince d'Orange et de la Sainte-Alliance ; il voulait conserver une porte ouverte pour le (page 430) retour de la famille inféodée à la Sainte-Alliance et la gardienne de la. barrière élevée contre la France.
Is est cui prodest. Je crois en avoir dit assez, sinon pour justifier une accusation, au moins pour mettre sur la voie ceux qui croiront utile d'élucider cette question.
(page 430) A l'ouverture de la séance du 28 janvier, M. Van de Weyer, revenu de Londres pour prendre part à l'élection du chef de l'Etat, fit un rapport succinct, lucide, de sa dernière mission auprès de la Conférence. Il saisit l'occasion de justifier le Gouvernement provisoire des reproches d'avoir admis l'omnipotence des puissances dans le règlement des. affaires de la Belgique.
« Le Gouvernement, dit-il, n'a jamais prétendu reconnaître aux Puissances le droit d'intervenir ; et s'il avait cru leur accorder ce droit en faisant l'armistice, il n'y aurait jamais consenti, mais comme nous ne traitions pas directement avec la Hollande, nous avons dû nous engager, à l'égard des cinq puissances qui servaient d'intermédiaire entre elles et nous, à observer l'armistice. Mais de ce que nous avons pris cet engagement, il ne s'ensuit pas que nous ne puissions reprendre les armes, quand bon nous semblera : la Belgique est restée et reste encore maîtresse de tout ce qu'elle jugera nécessaire à son indépendance. »
Plus loin, répondant à une interpellation, il ajouta : « Je crois, d'après la réponse qui nous a été faite, que la Conférence peut, en effet, traiter de nos affaires et faire peur la Belgique, comme en 1814, un nouveau traité de Londres, en sept ou huit articles, dans lesquels on traitera la question de la dette, celle du territoire et les questions accessoires. C'est précisément parce que nous étions dans cette opinion, mon collègue (H. Vilain XIIII) et moi, que nous avons toujours persisté à dire : qu'au Congrès seul appartenait le droit de décider ces questions. »
Van de Weyer, répondant à plusieurs interpellations, renforça, de plusieurs considérations, ce qu'il avait dit sur les conséquences de l'adhésion au protocole du 17 novembre, donnée par le gouvernement.
Il ne commit pas la maladresse de contester au Congrès le droit de s'immiscer dans les négociations diplomatiques ; bien au contraire, il le reconnut seul compétent pour résoudre les questions soulevées par (page 431) les protocoles des 20 décembre et 9 janvier, qui avaient été l'objet des délibérations des 15 et 16 janvier, si malencontreusement envenimées par les imprudences de M. Ch. Rogier, contestant la compétence du Congrès, en termes irritants.
(page 431) M. Ch. Le Hon propose de régler le mode d'élection, avant d'ouvrir les débats sur les divers candidats.
J'appuie cette proposition, et je demande que le Congrès décrète les termes de la proclamation de l'élu, parce que, après l'élection, cette discussion pourrait dégénérer en questions de personnes, et pour cette raison n'être pas complètement libre. Ma proposition fut appuyée et acceptée.
Les partisans de Leuchtenberg, craignant que tout retard neutralisât les avantages de leurs manœuvres et donnât à la candidature de Nemours le temps de se populariser, s'opposèrent à ces propositions. M. Devaux soutint la lutte avec acharnement en faveur de son candidat, le duc de Leuchtenberg.
Après une longue et stérile discussion, le Congrès adopta la proposition de M. Ch. Le Hon et la mienne, et régla ces deux objets ; encore une longue séance perdue !
(page 431) A l'ouverture de la séance du 29, communication est faite du protocole du 20 janvier, réglant arbitrairement et d'une manière unique les limites de la Belgique, et lui imposant une neutralité perpétuelle, c'est-à-dire la castration et d'autres humiliations révoltantes pour un peuple qui vient, au prix de son sang, de conquérir son indépendance et la dignité de peuple libre.
Au milieu de l'extrême agitation que produisit cette lecture, M. de Robaulx propose la nomination d'une commission qui, séance tenante, rédigera une protestation énergique contre le protocole ; les développements chaleureux et indignés qu'il donne à sa proposition sont applaudis par le Congrès et par les tribunes.
Les partisans de Leuchtenberg, ne voulant pas laisser à la candidature de Nemours le temps de se populariser, insistèrent vivement pour faire ajourner la proposition, afin de procéder immédiatement au choix du chef de l'Etat. Périsse plutôt la dignité de la nation que leur (page 432) candidature. Des protestations énergiques se font entendre au Congrès et dans les tribunes. Je protestai en ces termes : « M. Gendebien demande une protestation immédiate, puisque les députés du Luxembourg la demandent pour être rassurés sur leur mandat. L'honorable membre, dans une chaleureuse improvisation proteste contre l'intervention que s'arrogent les puissances et termine par ces mots : Je le déclare, les Russes seraient à la porte de Louvain et les Hollandais à la porte de Schaerbeek, je protesterais encore. » (Extrait du compte rendu de l'Union Belge.)
Le Congrès décide qu'une commission, composée d'un membre de chaque province, rédigera le soir une protestation. Je fus nommé pour la province du Hainaut, M. de Robaulx pour la province de Namur ; il eut la satisfaction de voir adopter, sinon textuellement, au moins dans son énergie, la protestation qu'il avait proposée dans le comité secret du 16 janvier, et qui avait été l'objet d'une violente opposition.
(page 432) Dans la séance du 29 janvier, le Congrès aborda enfin la question de l'élection du chef de l'Etat. Le 31 janvier, M. Ch. Le Hon prononça un discours dont les révélations jetèrent un grand jour sur les manœuvres des partisans de Leuchtenberg et dont la dialectique ne contribua pas peu à faire repousser cette candidature.
« J'ai l'habitude, dit-il, de ne rien cacher à la tribune et je dirai ce que je sais. J'ai eu, avant-hier (29 janvier) entre les mains une lettre écrite au duc de Bassano ; cette lettre est originale, et il y est dit que, le 2 janvier, des envoyés belges sont arrivés à Munich.
« Je ne savais pas que des envoyés fussent partis pour Munich ; ce n'est certainement ni le gouvernement ni le Comité diplomatique qui les a envoyés. Et huit jours après ce jeune prince reçoit une ovation au théâtre de cette ville, et son portrait est colporté dans toutes les rues. Je ne savais pas cependant qu'il eût été question du choix de ce prince au Congrès et j'avoue qu'en voyant cette ovation, les trépignements des tribunes, on a été autorisé à penser que tout cela se faisait par ordre du gouvernement ; et cette circonstance a fait que ce nom a été d'autant mieux accueilli par le peuple. Je vous laisse tirer les conséquences de ces faits ; qu'on ne vienne donc pas nous dire qu'il excite au plus haut point la sympathie de la nation.
(page 433) « Du reste, la lettre dont je viens de parler ne se borne pas à dire que des envoyés belges sont allés à Munich le 12 janvier ; le duc de Leuchtenberg dit encore que toute acceptation de sa part serait subordonnée à l'agrément de Louis-Philippe : l'intérêt même de la Belgique, dit-il, lui commande cette réserve. Qu'on ne vienne donc plus nous parler de l'opposition du gouvernement. C'est le prince lui-même qui refuse et qui, plein d'amour pour la France et par respect pour la mémoire de son père, ne veut pas d'un trône acheté au prix de la répugnance du gouvernement français. »
Connaissant les intentions, la volonté bien arrêtée du duc de Leuchtenberg de n'accepter la couronne de Belgique, qu'avec l'agrément du gouvernement français, on comprend les colères des partisans de ce prince et les injures imprudentes adressées à ce gouvernement et à M. Sébastiani, lorsque celui-ci déclara que le choix de Leuchtenberg serait désagréable à son gouvernement.
C'est sans doute aussi dans la crainte que les intentions et la volonté du duc de Leuchtenberg fussent connues du Congrès que les promoteurs de sa candidature demandaient, dès le 18 janvier, que le Congrès se constituât en permanence et déférât la couronne au duc de Leuchtenberg sans désemparer. C'est pour cette raison qu'ils s'opposaient avec un zèle et une vivacité extrêmes à toute proposition, à toute discussion qui pouvaient retarder son élection.
M. Ch. Le Hon continue : « Avec le duc de Leuchtenberg, a-t-on dit, point de guerre. Il sera reconnu des puissances, de la France elle-même... Qui vous l'a dit ? Un personnage bien instruit sur ce point ; mais si ce personnage est votre oracle (Ponsonby) ; ajoutez que ce même personnage déclare que ce prince ne sera pas reconnu par les puissances, s'il ne l'est pas par la France ; que les traités sont formels ; que la France a le droit d'envahir dès que cette reconnaissance a lieu. Ajoutez encore qu'il a dit que ce prince nommé ne serait qu'un Belge de plus, qui finirait par quitter le pays, quand notre marasme politique serait, au bout de quelques mois, assez avancé. Quand on invoque le langage d'un personnage, il faut l'accepter ou le rejeter tout entier. »
Dans la séance du 2 février, M. Van de Weyer mit les partisans du duc de Leuchtenberg dans la cruelle nécessité de produire une lettre de M. de Bassano qui démontrait les intentions du duc de Leuchtenberg.
Je me permettrai, dit-il, de rappeler au Congrès la détermination prise par le duc de Leuchtenberg. Si j'ai bonne mémoire, le membre du Congrès qui s'est prononcé le partisan le plus zélé et le plus ardent (page 434) pour le duc de Leuchtenberg, est possesseur d'une lettre du duc de Bassano qui confirme cette détermination. Il y a deux lettres, une officielle, une particulière, et toutes les deux contiennent un refus formel d'accepter la couronne.
M. Lebeau désire qu'on sache que ce n'est pas lui qui a reçu la lettre en question.
Mais M. Lebeau connaissait cette lettre ; il en a reçu communication le 27 janvier ; il n'en a pas moins, deux jours plus tard (29 janvier) plaidé longuement, chaudement en faveur de la candidature de Leuch-tenberg.
M. Van de Weyer insiste sur son affirmation et termine en disant : : « Je prie le Congrès d'être bien certain que si une pièce quelconque me fût parvenue, je n'en aurais pas fait mystère, parce que, dans une circonstance aussi importante, je manquerais à mes devoirs, si je n'en donnais pas connaissance immédiate à l'assemblée. »
Dans les tribunes : ( Bravo ! Bravo ! Bravo ! ») (Interruption.)
M. de Stassart : « Je demande la parole pour un fait personnel. Le député que notre honorable collègue M. Van de Weyer désigne comme ayant reçu de M. le duc de Bassano une lettre relative au refus que le duc de Leuchtenberg ferait de la couronne belge, c'est moi. Je me suis empressé d'en donner connaissance à ceux de mes collègues qui croyaient devoir appuyer la candidature du duc de Leuchtenberg : je la leur ai communiquée le 27 à l’hôtel de la Paix. »
On comprend la déconvenue des partisans du duc de Leuchtenberg. Cet incident a été pour eux une double défaite. Leur tactique percée à jour, appréciée par le Congrès et par les tribunes, quel espoir pouvait-il leur rester ? Quelle influence mystérieuse leur a inspiré une persistance aussi déplorable qu'illogique et injustifiable ?
Les révélations qui se sont produites à la séance du 2 février, les aveux de M. De Stassart dont la tardivité a doublé l'importance, ont jeté le désordre dans le camp des partisans de Leuchtenberg ; ils ont essayé, pour se relever, d'un nouvel et bien malencontreux expédient. Ils ont imaginé, dans la dernière séance, celle du 3 février, de mettre sur la sellette M. Van de Weyer, président du Comité diplomatique ;, ils lui ont adressé une série de questions, espérant trouver, dans ses réponses improvisées, des aveux compromettants ou au moins des embarras, des tergiversations qui pourraient atténuer l'échec de la veille.
(page 435) MM. Devaux et Lebeau insistent pour qu'il soit donné suite aux interpellations ; le dernier « demande de plus qu'il soit donné connaissance au Congrès de la lettre que le Comité diplomatique a reçue de Paris ».
M. Van de Weyer ; « Si le Congrès croit convenable que je lui en donne lecture, je suis prêt. »
« L’assemblée décide que la lettre sera lue. »
M. Van de Weyer s'excuse sur ce qu'il y a peut-être de contraire aux convenances dans la communication d'une lettre qui n'a pas un caractère officiel ; il explique ensuite comment cette lettre est arrivée en sa possession : « Lorsque nous avons su par les journaux qu'il existait un nouveau protocole en date du 27 du mois de janvier, comme président du Comité diplomatique, je me rendis auprès de l'envoyé du gouvernement français, pour lui demander s'il avait des nouvelles de Londres, ou s'il avait reçu des ordres de son gouvernement.
« Il y eut d'abord tergiversation de sa part ; mais sur mes pressantes instances, il me communiqua la lettre dont je vais vous donner lecture. (Profond silence.)
« Paris, le 1er février 1831.
« Monsieur,
« Si, comme je l'espère, vous n'avez pas encore communiqué au Gouvernement belge le protocole du 27 du mois de janvier, vous vous opposerez à cette communication, parce que le Gouvernement du Roi n'a point adhéré à ses dispositions. Dans la question des dettes comme dans celle de la fixation de l'étendue et des limites des territoires belge et hollandais, nous avons toujours entendu que le concours et le consentement libre des deux Puissances étaient nécessaires.
« La Conférence de Londres est une médiation, et l'intention du Gouvernement du Roi est qu'elle ne perde jamais ce caractère.
« Agréez, etc.
« (Signé) Horace SÉBASTIANI. »
(Mouvement général de satisfaction.)
Grand désarroi dans le camp des partisans de Leuchtenberg ; l'un d'eux alla jusqu'à dire : « Nous devons remercier le gouvernement français de l'initiative qu'il vient de prendre, et prendre nous-mêmes acte (page 436) ¬de cette communication, sans lui en savoir ni bon ni mauvais gré. » (Violents murmures... l'ordre du jour ! l'impression !)
M. Devaux, entre autres questions, demande si le Comité diplomatique a pris des informations pour connaître les suites probables du choix du duc de Nemours ou du duc de Leuchtenberg.
M. Van de Weyer répond « qu'il n'a reçu aucune communication officielle ; que comme membre du Comité diplomatique, il s'est rendu chez lord Ponsonby, à qui il a adressé la même question ; qu'il n'avait fait aucune communication officielle ; que lui ayant demandé, à propos de certaines réponses, si elles pouvaient être considérées comme officielles, il a répondu non ». (Il s'agissait de communications, de menaces qu'on lui attribuait et dont on avait cherché à tirer parti au profit de Leuchtenberg.)
Au milieu de murmures, de marques d'impatience et de cris : l'ordre du jour ! M. Lebeau poursuit son interrogatoire ; il insiste sur la question posée par son ami Devaux.
M. Van de Weyer répond : « J'aurai l'honneur de dire à l'assemblée que, dans le rapport du 26 décembre, je dis qu'il n'appartenait ni au Gouvernement provisoire, ni au Comité diplomatique, de prendre l'initiative, quant au choix du roi, mais que ce que l'un et l'autre devaient faire, c'était de se mettre à même d'éclairer la détermination du Congrès qui saurait, par son choix, combiner tout à la fois les intérêts de l'Europe avec les intérêts, la dignité et l'indépendance de la Belgique. Quelle fut la conséquence de cette communication ? Vous le savez, Messieurs, elle rencontra une vie opposition dans l'assemblée. On dit que ni le Gouvernement, ni le Comité diplomatique n'avaient le droit de se mêler de cette importance question ; la majorité de l'assemblée parut partager cet avis, en sorte que nos commissaires délégués à Londres reçurent l'ordre positif de ne prendre aucune information à ce sujet. »
Répondant à une nouvelle interpellation de M. Lebeau, M. Van de Weyer dit : « Nous avons à cet égard (l'acceptation du roi Louis-Philippe) l'opinion de notre envoyé à Paris, qui pense que le choix du duc de Nemours serait ratifié par le gouvernement français. »
M. Van Meenen : « Je demande que vous fassiez une réponse catégorique à mes questions. »
M. Van de Weyer :... « Vous demandez :
1° Si S. M. le Roi des Français acceptera ? J'ai déjà répondu que je le croyais ;
2° S'il acceptera comme Roi des Français ? Je ne sais pas en (page 437) quelle qualité il accepterait, s'il n'acceptait pas en cette qualité. (On rit.)
3° S'il acceptera immédiatement ou dans un délai déterminé ? Je vous répondrai que personne de nous n'a le droit de constituer le Roi des Français en demeure. (On rit plus fort.)
4° S'il acceptera avec l'assentiment des Chambres ? Je répondrai que nous voulons qu'on mette en pratique, à notre égard, le principe de non-intervention ; qu'il faut, par conséquent, nous abstenir d'intervenir dans les affaires des autres. Ce serait nous en écarter que d'aller dire au Roi des Français : Sire, accepterez-vous avec l'assentiment des Chambres ? car S. M. pourrait nous répondre : MM. cela ne vous regarde pas. »
L'assemblée met un terme à ce débat, en demandant avec force l'ordre du jour. »
Ces incidents ont été accompagnés de nombreuses marques d'impatience et de chuchotements très significatifs de la grande majorité de l'assemblée ; ils ont eu pour résultat de compléter le désarroi et la confusion des partisans de Leuchtenberg.
(page 437) Plusieurs membres renoncent à la parole à la grande satisfaction de l'assemblée qui était très fatiguée. M. de Gerlache résista vivement à la légitime impatience du Congrès, de mettre un terme à des débats désormais inutiles. Il tira de sa poche un très volumineux manuscrit qui fut le signal de la retraite de bon nombre de ses collègues.
Spontanément et sans y être sollicité, il avait, un des premiers, signé la proposition en faveur de Nemours ; il l'attaqua violemment, non au profit de Leuchtenberg, mais au profit du prince d'Orange ou plutôt du roi Guillaume ; dans cette occasion, comme lors du vote de déchéance, il se rencontra, à peu près dans les mêmes termes, avec M. Maclagan, partisan franchement déclaré du prince d'Orange.
Ce mémoire, médité longuement dans le silence du cabinet, est un chef-d'œuvre de duplicité ; ceux qui le liront avec attention seront sans doute de mon avis.
M. de Gerlache ne s'est pas borné à donner le scandale d'une palinodie illogique et très suspecte ; il a, avec une témérité peu conci¬liable avec ses prétentions à la qualité d'homme d'Etat, attaqué la France et son gouvernement avec acrimonie, avec violence. Puis il affirma que l'élection de Nemours c'était la réunion à la France illibérale, voltairienne, immorale !!!
(page 438) M. Forgeur, dans une chaleureuse improvisation, réfute victo¬rieusement le discours de M. de Gerlache, et en fait ressortir les nombreuses et ridicules contradictions.
J'ai donné une analyse quelque peu étendue des nombreux incidents soulevés, in extremis, par les partisans de Leuchtenberg, parce qu'elle réfute les discours prononcés en sa faveur, et me dispense de les discuter.
Elle sera aussi pour les lecteurs un avertissement de se tenir en garde contre l'intempérance de leur langage.
(page 438) Je dirai quelques mots du discours de M. Lebeau, promoteur le plus zélé, le plus ardent de la candidature de Leuchtenberg.
Je ne parlerai ni de la faconde ni de l'éloquence de l'avocat trop zélé, peut-être, d'une cause dont il sut habilement faire miroiter les décevantes séductions ? en dissimulant ou rejetant dans l'ombre les périls et les conséquences funestes du triomphe qu'il ambitionnait et qu'il recherchait avec plus d'ardeur que de prudence et de sagacité ;
Pour mettre en garde les lecteurs contre les séductions et les artifices de langage de l'orateur, j'en ferai ressortir quelques excentricités et inconséquences.
S'agit-il de la candidature de Nemours, la guerre générale est certaine, la coalition écrasera la Belgique et la fera disparaître de la liste des nations !!!
S'agit-il de la candidature de son client, il affirme que sa reconnaissance par toutes les puissances est certaine, et que la guerre n'est pas probable ; il en trouve la preuve « dans l'intervention qu'on s'est hâté d'établir, alors que nos braves gardes civiques, ayant à peine chassé de Bruxelles les sicaires de Frédéric, les envoyés des cinq puissances, venaient demander, le chapeau à la main, qu'on leur fît grâce de les écouter ! ».
La première partie est une flatterie à l'adresse de la garde civique qu'on voulait séduire et entraîner dans le tourbillon à l'aide duquel on voulait faire triompher la candidature de Leuchtenberg. Ce ne sont pas les braves gardes civiques de Bruxelles qui ont triomphé pendant les quatre journées, ce sont, au contraire, les braves prolétaires qui les ont désarmés, parce qu'ils ne voulaient pas combattre ; ce sont les braves prolétaires qui ont fait un héroïque usage de ces armes.
La seconde partie est quelque peu imagée, poétique même, si l'on (page 439) veut ; elle est, à coup sûr d'une excentricité qui se concilie peu avec les prétentions de l'orateur aux qualités d'homme d'Etat. Dire des cinq grandes puissances et de leurs orgueilleux plénipotentiaires réunis contre nous en conférence à Londres, qu'ils se sont présentés avec humilité à un gouvernement révolutionnaire, et qu'ils ont demandé, le chapeau à la main, qu'on leur fît grâce de les écouter ! c'est pousser l'excentricité jusqu'à ses plus extrêmes limites. Ce serait, dans tous les temps, manquer grossièrement aux plus simples convenances ; et, dans notre situation anormale, c'était nous couvrir au moins de ridicule, sinon nous exposer aux ressentiments d'un aréopage hostile, et, par nature, disposé à abuser de sa force
Après avoir écarté le casus belli, voici comment M. Lebeau démontre que les Puissances reconnaîtront immédiatement le duc de Leuchten¬berg. (Admirez !)
« Le duc de Nemours, c'est la guerre, parce que son élection seule est l'abolition des traités de 1814 et 1815. C'est pour maintenir ces traités que les Puissances travaillent sourdement en faveur du prince d'Orange.
« Avec le duc de Leuchtenberg, nous maintenons les traités de 1814 et 1815. Nous déclarons que nous ne voulons pas être les vassaux de la France, tout est maintenu dans le même ordre, un homme seul est changé. L'ANGLETERRE LE COMPREND DÉJA. Les reconnaissances arriveront de toutes parts. Un roi élu par la volonté nationale sera plus apte à maintenir les traités de 1814 et de 1815 que le prince d'Orange. »
Ceci n'est pas seulement excentrique ; on pourrait y voir une trahison. Quoi ! l'Angleterre comprend déjà que Leuchtenberg, roi des Belges, c'est la restauration des traités de 1814 et de 1815, c'est la contre-révolution en Belgique !! C'est évidemment de connivence avec l'Angleterre ou du moins avec Ponsonby que, pour faire triompher son royal client, M Lebeau a accepté la condition de restaurer les traités de 1814 et 1815 !! Quoi ! nous avons fait une révolution pour nous affranchir des traités de 1814 et de 1815 ; nous les avons courageusement déchirés, et pour faire triompher le candidat de M. Lebeau, nous consentirions à les réédifier de nos propres mains ! Nous nous soumettrions au joug des Puissances absolutistes, ennemies de toutes libertés ! Nous accepterions la mission de gardien des places fortes hostiles à la France ! Nous consentirions à devenir l'avant-garde dé nos plus implacables ennemis contre la France qui nous a puissamment aidés à conquérir notre indépendance, notre liberté ! Contre la France, notre seule amie, notre seule protectrice et sans laquelle nous n'aurions pas eu vingt¬-quatre heures d'existence !
(page 440) Elle l'a bien prouvé, au mois d'août 1831. Que serait-il arrivé si les impudents et aveugles partisans de Leuchtenberg avaient triomphé le 3 février 1831 ! Nous serions rentrés sous le joug du roi Guillaume, de Van Maanen et de la Sainte-Alliance, ou plutôt la France ne pouvant et ne voulant souffrir l'avant-garde de la Sainte-Alliance à soixante lieues de sa capitale, aurait fait la guerre, nous aurait annexés et aurait exigé le partage de la Belgique.
Voilà où nous auraient menés ces combinaisons aussi savantes que désintéressées de nos grands hommes d'Etat. Ils n'ont pas été seulement excentriques, absurdes, ils ont été insolents, téméraires, ingrats envers la France, leur bienfaitrice. A l'objection qu'on leur fit que la France nous ferait la guerre, si nous reconstituions les traités de 1814 et 1815, si nous acceptions la mission de geôliers pour le compte de la Sainte-Alliance, ils répondaient : « La France n'est pas en mesure de faire la guerre. » Mais quelle guerre indigne ! et de quel opprobre ne se couvrirait pas la dynastie d'Orléans ? De quelle réprobation éclatante et dans les journaux et à la tribune ne serait pas flétrie une si odieuse combinaison ?
« J'espère que l'égoïsme cynique du gouvernement français sera flétri par le Parlement anglais, il sera aussi par la France entière. »
« Nous nommerons le duc de Leuchtenberg, et le ministère Sébas¬tiani tombera aux huées de la France entière. » Quelle sagesse, quelle modération, quelle aménité de langage du haut, de la tribune d'un infiniment petit peuple qui doit son existence au gouvernement à qui, à la face du monde entier, s'adressent ces aménités, ces insolentes et téméraires invectives !!
Pour couronner leur œuvre de sagesse, nos hommes d'Etat ajoutent : « Si le Cabinet français voulait nous faire la guerre, le peuple français s'y opposerait. »
Le peuple français s'opposerait, sans doute, à la guerre que son gouvernement ou l'étranger voudrait nous faire pour tuer notre révolution, pour nous imposer les traités de 1814 à 1815 ! Mais jusqu'où la passion peut aveugler les hommes d'Etat ! Ce sont ceux qui, du haut de la tribune du Congrès, à la face de la France qui nous écoutait attentivement, ce sont eux qui venaient de proclamer : « avec le duc de Leuch¬tenberg, NOUS MAINTENONS LES TRAITÉS DE 1814 ET DE 1815 ! Nous déclarons que nous ne voulons pas être les vassaux de la France ! »
La France heureusement ne s'est pas émue de cette politique insensée : plus logique que nos hommes d'Etat, elle a continué à (page 441) considérer la Belgique comme sa fille aînée, comme sa sœur, précisément parce qu'elle avait, comme elle-même, déchiré les traités de 1814 à 1815.
La France n'eût pas hésité à forcer, au besoin, son gouvernement à faire la guerre à un prince quelconque, Leuchtenberg ou le prince d'Orange, arrivant en Belgique, pour réaliser la politique de nos hommes d'Etat.
Le gouvernement français n'eût pas hésité à la combattre, pour sa propre sécurité, c'est ce qu'il a fait en 1831 et 1832, et la Belgique fut sauvée.
Si nous avions eu l'inepte lâcheté de reconstituer les traités de 1814 et de 1815 ; si nous avions accepté le funeste présent de la Sainte¬-Alliance ; non seulement la France ne se fût plus opposée à la guerre, que son gouvernement eût faite pour compléter l'œuvre des immortelles journées de juillet et de septembre. Les deux peuples auraient, avec ensemble et d'un élan irrésistible, renversé l'œuvre de la couardise ou de la trahison ; ils auraient démontré, une fois de plus, combien les grands hommes d'Etat sont petits, en présence du bon sens et de l'énergie des peuples !
L. Divers discours en faveur de Nemours.
(page 441) Plusieurs bons discours ont soutenu la candidature du duc de Nemours et l'ont défendue énergiquement contre les injustes attaques des partisans souvent très passionnés de la candidature de Leuchtenberg. Je citerai, entre autres, les discours de MM. Blargnies, Ch. de Brouckère, Ch. Le Hon, Nothomb, de Robaulx, Lardinois, Claus, Van de Weyer, Seron, H. Vilain XIIII et les chaleureuses improvisations de M. For¬geur.
(Gendebien rappelle ici le discours qu'il a lui-même prononcé.
Je donne une courte analyse du discours de M. H. Vilain XIIII, parce que sa mission diplomatique à Londres, pendant un mois, l'a mis en situation de constater la duplicité de ses hommes d'Etat et leur impuissance à nous faire tout le mal dont leur représentant Ponsonby nous menaçait.
« Député de la Belgique, dit-il, je choisirai pour elle un chef français, car c'est dans la France et non dans l'Angleterre, et non dans la Sainte-Alliance, que la Belgique doit désormais placer son appui, doit mettre son espoir, pour obtenir la complète victoire de cette (page 442) glorieuse révolution qui, après six siècles de servitude, l'a replacée au rang des nations.
« Je n'irai point chercher mes inspirations chez un ambassadeur anglais ou chez un banquier juif, spéculateur des rois, à la hausse ou à la baisse. Mes oracles seront plus sûrs et surtout plus patriotiques : ce seront les besoins du pays qui me guideront, ce seront les lois de la nécessité et du sens commun....
« L'Angleterre nous fait la guerre ! mais on n'y pense pas : accablée de vingt milliards de dettes et de cinq millions de prolétaires, à la veille d'une guerre civile ; subjuguée d'une part sous la prétention du clergé et de l'aristocratie qui dévorent sa plus pure substance, tiraillée de l'autre, par les justes exigences du tiers-état qui veut à tout prix la réforme des abus, l'abolition des dîmes, l'égale représentation, l'Angleterre ne nous fera pas ta guerre et ne saurait la faire.
« Comme commissaire délégué à Londres, j'ai. vu ce pays de près, j'ai vu qu'au premier cri de guerre et d'intervention que prononcerait son cabinet, ce cabinet et peut-être le roi lui-même tomberaient sous les malédictions populaires . ¬
« Singulière inconséquence d'un gouvernement qui là-bas veut le prince d'Orange et ici le duc de Leuchtenberg, mais toujours le prince d'Orange, car l'Angleterre ne pouvant nous combattre, veut nous tromper, et, dans sa politique, le prince de Bavière n'est qu'un chef éphémère et de transition, roi d'un jour, sans appui au dehors et sans consistance au dedans. »
Ces courts extraits du discours de M. H. Vilain XIIII suffisent à démontrer deux choses : la nécessité de se défier de la politique anglaise et de combattre ses intrigues ; ils prouvent aussi la coupable confiance de nos hommes d'Etat dans la politique anglaise et dans les conseils de son représentant Ponsonby ; ils démontrent aussi combien étaient vaines, sinon hypocrites, leurs menaces de guerre pour faire échouer la candidature de Nemours au profit de leur client, le duc de Leuchtenberg.
Je ne puis passer sous silence le discours de mon honorable ami M. Seron, parce qu'il confirme ce qu'a dit M. H. Vilain XIIII, et parce qu'il mérite, sous tous les rapports, d'être dégagé de l'épais linceul qui le tient enseveli dans le compte rendu d'un journal devenu très rare.
Voici comment le compte rendu de l'Union Belge commence son office :
« M. Seron (mouvement d'attention).
« L'honorable orateur prononce avec chaleur le discours suivant qui est entendu par l'assemblée dans le plus religieux silence.
« L'un des motifs pour lesquels j'ai déjà donné et donnerai la préférence au duc de Nemours sur le duc de Leuchtenberg, sans les connaître ni l'un ni l'autre, c'est précisément celui que les partisans de ce dernier font valoir en sa faveur. Ils prétendent que la Russie, l'Autriche, la Prusse et l'Angleterre le reconnaîtront. Je prétends, moi, que si la Sainte-Alliance et l'Angleterre le reconnaissent, la France ne le reconnaîtra pas. - Je dis la France sans la séparer de son monar¬que...
« Croyez-vous que cette France qui, tout-à-l'heure, aura sous les armes 600,000 hommes de troupes de ligne prêtes à entrer en campagne, ne sente pas sa situation et sa force ?..
« Croyez-vous qu'elle consentira à ce que sa frontière, au Nord, soit échancrée par une ligne de forteresses qu'occuperaient ses ennemis, ou, ce qui serait la même chose, croyez-vous qu'elle souffrira, sur le trône de la Belgique, un roi qui soit leur allié ?
« Et si la France ne reconnaît pas le duc de Leuchtenberg, vous qui l'aurez imprudemment appelé ici, ferez-vous pour l'y maintenir une guerre impie à une nation amie, votre alliée naturelle, votre unique soutien ?.. Oubliez-vous que c'est à cette nation au-dessus de laquelle un orateur vous a si gratuitement placés sous le rapport des connaissances en liberté religieuse, politique et civile, oubliez-vous que, sans le principe de la non-intervention solennellement proclamée par le gouvernement français et signifié aux autres puissances, il y a trois mois que le Rhin eût été franchi, notre pays envahi et notre sainte insurrection punie ? Et ceux qui calomniaient ce même gouvernement, ignorent-ils que, sans sa protection, ils seraient aujourd'hui pendus ou fugitifs ?
« Dans le dessein de faire détester la France que naguère on bénissait, n'a-t-on pas dit qu'elle consentirait à ce qu'on vous imposât le prince d'Orange ! Mais la conduite du gouvernement de Louis-Philippe dément cette infâme accusation ; le prince d'Orange ne conviendrait pas mieux à la France que le duc de Leuchtenberg ; voulez-vous savoir par qui il serait agréé avec plaisir ? Par l'Angleterre, dont il deviendrait le vassal et le fermier, comme l'était son père ; alors, ce gouvernement égoïste, perfide, ennemi mortel de la liberté et de la prospérité des autres peuples, ainsi qu'il l'a prouvé par sa conduite envers les Sept Iles, envers la malheureuse Grèce, envers les Indiens, les Français, les Gênois, les Napolitains, les Portugais, les Espagnols, les Danois, envers (page 444) vous-mêmes, ce gouvernement égoïste, dis-je, aurait un pied-à-terre sur le continent, une barrière formidable contre la population nombreuse, compacte et guerrière de la France, de la France, sa rivale depuis sept cents ans, et que, malgré les prédictions de nos grands penseurs, elle regardera toujours comme son ennemie, à cause de la position géographique des deux pays. .
« Maîtresse du port d'Anvers et de vos autres places fortes, elle continuerait de la menacer de vos armées Oui, Messieurs, le roi qui serait agréable à l'Angleterre, c'est le prince d'Orange... Voilà ce qu'ont appris vos diplomates et quant à moi, je n'avais pas besoin d'aller à Londres pour en être persuadé.
« Est-ce de bonne foi qu'on voudrait nous placer sous la protection et le patronage d'une nation qui, sauf ses marchandises, ne peut nous offrir que la misère et l'esclavage ?
« Est-ce sérieusement qu'on nous dit que, sans l'alliance de la France, la Belgique peut subsister en corps de nation ?
« Est-ce sérieusement qu'à cette tribune, on a voulu prouver que sans la France, notre commerce peut prospérer... ; les industriels, les manufacturiers, les économistes ne sont-ils pas au contraire persuadés que, sans l'alliance de la France, notre commerce est frappé de mort ?
« Pour vous éloigner d'elle, on vous la peint comme faible, divisée en partis... Il est certain, au contraire, que les principes d'une sage liberté y sont répandus dans toutes les classes de la société, que les partis y sont bien moins dangereux qu'ils ne l'étaient au fort de la Révolution ; qu'en un mot, la France d'aujourd'hui a plus de force pour les comprimer et pour vaincre ses ennemis au-dehors, si on osait attaquer sa liberté et son indépendance, qu'elle n'en avait en 1793 et 1794, quand elle résista à toute l'Europe conjurée contre elle.
« Avec nous, elle est bien plus forte encore, et réunis à elle, quels ennemis craindrions-nous ?
« On parle de la guerre ! Je suis loin de la croire imminente. Ni l'Angleterre, ni la Sainte Alliance n'y sont préparées ; j'ose dire qu'elles doivent la craindre plus que nous. Mais, guerre pour guerre, il vaut mieux mille fois la faire avec la France que contre la France. Avec elle, nous sommes libres, si nous sommes vainqueurs ; sans elle, nous sommes. esclaves avant de combattre.
« On parle de notes contradictoires et menaçantes de la diplomatie. J'avoue que j'en fais peu de cas ; je n'y vois que les ruses de gens qui cherchent à se tromper les uns les autres. Le thermomètre que je consulte, c'est la situation des esprits en Europe, c'est l'amour des (page 445) peuples pour la liberté. Comment pourraient-ils voir d'un œil jaloux l'alliance intime de deux nations qui n'ont nulle envie d'attenter à leur indépendance, qui, comme eux, veulent la liberté ? »
M. Seron termine son discours par une philippique indignée contre les courtisans et les intrigants qui sèment l'or et les pamphlets, provoquent des rassemblements et des désordres, pour faire croire que la nation désire Leuchtenberg ; puis viennent affirmer que la nation veut leur candidat. Il est des hommes, dit-il, qui rougiraient peut-être si on signalait les honteuses manœuvres qu'ils ont employées. Il proteste contre les menaces affichées sur les murs ou vociférées par les rues, et contre les calomnies inventées pour intimider un grand nombre de représentants et les forcer à faire un choix qui répugne à leur conscience et qu'ils croient funeste à la nation. Puis, il continue en ces termes :
« Ceux-là trompent le peuple qui lui persuadent qu'il aura en abondance du pain et du travail, quand nous aurons nommé un roi. Ceux-là se trompent eux-mêmes qui croient qu'avec un roi postiche, sans un seul vaisseau, sans le concours de la France, nous allons tout-à-¬l'heure entrer en possession et de la citadelle d'Anvers et du cours de l'Escaut... et nous décharger du fardeau de la dette. »
M. Seron avait bien raison. La liberté de l'Escaut, discutée, contestée, anéantie pendant des siècles, a été conquise par la France et proclamée par les représentants de la République française, Ramez et Lefebvre de Nantes, le 30 thermidor, an III, jour de la célébration de l'immortelle journée du 10 août 1792.
On trouve dans le recueil des proclamations et arrêtés des représentants du peuple (vol. 4 imprimé par Huyttens) l'arrêté et le procès¬-verbal des cérémonies et des discours qui ont accompagné cet immense et inappréciable bienfait pour la Belgique. Je me bornerai à reproduire les deux considérants.
« Considérant qu'il est temps que les contrées sur lesquelles la République a porté ses armes, jouissent du fruit de ses victoires et des efforts généreux des défenseurs de la liberté ;
« Considérant que la France attache toujours à ses triomphes l'affranchissement de l'agriculture, la prospérité du commerce et les avantages que le peuple doit en tirer.
« Art. 2. - La liberté de la navigation de l'Escaut est proclamée, elle est placée sous la sauvegarde de la République. »
La municipalité d'Anvers a adressé, à cette occasion, aux représentants de la République, un discours dont je recommande la lecture.
(page 446) Les sentiments de reconnaissance noblement exprimés, au nom de la Belgique et du commerce anversois, font un frappant contraste avec les justes doléances que fait entendre, depuis six ans, la population d'Anvers.
Ainsi que l'a affirmé mon ami Seron, Leuchtenberg était impuissant à faire cette conquête. Nemours, au contraire, protégé, puissamment aidé par la France, aurait pu faire et aurait fait, sans doute, ce que la République française a fait le 30 thermidor an III.
(Nous ne reproduisons pas la « digression », comme il la qualifie lui¬-même, de Gendebien relativement à la liberté de l'Escaut. C'est une déclamation violente et, à notre avis, injuste, contre le roi Léopold 1er et les signataires du traité de 1839.)
(page 446) J'ai donné quelque étendue à l'analyse des débats qui ont précédé l'élection du chef de l'Etat, parce que cette élection constituait une des plus importantes questions que le Congrès ait eu à résoudre.
La nomination du duc de Nemours, à une immense majorité, changeait radicalement la situation : Louis-Philippe aurait accepté la couronne pour son fils, il y aurait été irrésistiblement contraint par la nation et, une fois engagé dans cette voie, il aurait été forcé d'en subir toutes les conséquences, ; au lieu de chercher à remonter la pente des révolutions, il aurait écarté de ses conseils les hommes à courtes vues qui le lui proposaient. Tous les peuples de l'Europe, mécontents de leurs gouvernements, irrités de leur duplicité, de leur ingratitude non oubliée en 1830, auraient été entraînés sous l'influence d'une propagande sincèrement libérale constitutionnelle, et les trônes chancelants auraient eux-mêmes, sous peine d'être renversés, accepté les faits accomplis.
Ceux qui ont connu la disposition des esprits en 1830, n'hésiteront pas à reconnaître que de grandes et inappréciables transformations étaient possibles à cette époque.
Que les partisans de Leuchtenberg n'aient pas aperçu cette possibilité, je le conçois ; mais qu'ils aient méconnu et violemment contesté les avantages d'une alliance intime avec la France en 1831, c'est ce qui n'a jamais été expliqué et restera inexplicable. Les événements se sont chargés de démontrer que leur obstination était, sinon coupable, au moins blâmable et inexcusable.
« L'élection de Nemours, c'est la réunion à la France », « c'est la guerre générale », tel était le principal et, pour ainsi dire, le seul argu¬ment autour duquel pivotaient tous les discours en faveur de Leuch-tenberg. Les partisans de Nemours démontraient que l'élection de ce prince était le seul moyen d'éviter la réunion à la France et de garantir la Belgique contre les attaques et les intrigues de la Sainte-Alliance. On ne répondait pas à cette démonstration logique, rationnelle et chacun venait, à son tour, seriner le même refrain :
« Guerre générale, réunion à la France ! »
(page 447) M. Jottrand alla plus loin. Pour prouver que l'élection de Nemours, c'était la réunion à la France, il affirma que le Gouvernement provisoire, son envoyé à Paris et le Comité diplomatique avaient négocié avec le gouvernement français cette réunion.
Cette dénonciation était grave, elle était compromettante pour l'élection de Nemours, parce qu'elle s'attaquait à des hommes qui avaient proposé et qui soutenaient, avec une certaine autorité, cette candidature. .
Neutraliser l'influence de ces hommes, c'était battre en brèche leur candidat et assurer le succès de Leuchtenberg. C'était un coup de maître et peut-être un coup de Jarnac.
Si l'accusation de M. Jottrand était habile, elle était téméraire et dénuée de fondement. C'est ce que je vais démontrer pour la justification de tous les accusés et de moi-même qu'il parut désigner spécialement, en se tournant de mon côté pour prononcer cette philippique.
Dans la séance du 30 janvier, M. Jottrand avait insinué que la diplomatie belge et son envoyé à Paris avaient proposé au ministère français la réunion de la Belgique à la France. Vivement interpellé d'apporter des preuves de son accusation, il donna, dans la séance du lendemain, un extrait du discours de M. Sébastiani à la Chambre française, ainsi conçu :
« Les Belges se sont de nouveau présentés ; ils ont insinué le désir d'une union avec la France. Dans cette occasion, il faut le dire, ils parlaient de bonne foi, ils étaient les interprètes d'un grand nombre de leurs concitoyens. »
(page 448) - On n’insinue pas de loin, dit M. Jottrand, donc c’est notre délégation à Paris qui a proposé la réunion. »
Si M. Jottrand avait été plus calme, il n’eût pas manqué d’être logique ; il eût remarqué qu’insinuer de près ou de loin, ce n’est pas proposer la réunion de la Belgique à la France.
S’il avait été plus calme, il se serait aperçu que M. Sébastiani faisait allusion à une communication que lui avait faite M. Firmin Rogier, le 6 janvier, et dont celui-ci avait rendu compte au Comité diplomatique par une lettre du 6 janvier, laquelle a été communiquée au Congrès, dans la séance du 8 janvier.
Cette lettre, après avoir rendu compte de divers objets de la dépêche du Comité diplomatique, du 4 janvier, ajoute
: « J’étais en train de faire des questions, j’ai parlé du parti qui demande la réunion de la Belgique à la France et j’ai demandé, dans le cas où ce parti viendrait à l’emporter, si le gouvernement français persisterait à nous repousser.»
M. Sébastiani y a vu une insinuation, M. Jottrand en a fait une proposition formelle de la diplomatie belge !
Le texte de la lettre prouvait que ce n’était ni une proposition, ni une insinuation, et que la diplomatie belge y était étrangère « J’étais en train, dit M. Firmin Rogier, de faire des questions », c’était donc de son chef et non comme chargé d’une mission du Comité diplomatique, qu’il faisait non pas une proposition, mais une simple question.
En voilà plus qu’il n’en faut pour démonter l’inanité, la témérité de l’accusation de M. Jottrand.
Dans son « Histoire du Royaume des Pays-Bas », volume 2, page 409, etc., M. de Gerlache va plus loin. Dans sa vertueuse impartialité, il me fait le complice d’un crime imaginaire ! Pour y réussir, il n’hésite pas, en historien consciencieux, à tronquer et à falsifier la lettre de M. Firmin Rogier.
Il en supprime la première phrase « M. Gendebien, souffrant d’un mal de tête très violent, me charge de vous écrire moi-même. Hier, dès l’arrivée de votre courrier, j’eus l’honneur de communiquer à M. le comte Sébastiani… »
Cette phrase ruinant le projet de me constituer le complice de M. Firmin Rogier, M. de Gerlache la supprime dévotement.
Après cette innocente escobarderie, M. de Gerlache substitue hardiment à la première personne du singulier, « j’eus l’honneur de communiquer à M. le comte Sébastiani » la première personne du pluriel : « Nous avons parlé au ministre.., nous avons demandé.., nous avons objecté. »
Ce n’est pas tout. A la phrase simple que j’ai transcrite ci-dessus et qui commence par ces mots « j’étais en train de faire des questions, M. de Gerlache substitue une phrase de fantaisie qu’il a la prétention d’authentiquer au moyen de guillemets menteurs !
Voici cette loyale phrase « Nous avons parlé au ministre (à M. Sébastiani) des mouvements qui se manifestent de toute part en Belgique, en faveur de la France, des pétitions qui sont adressées au Congrès, dans le sens d’une réunion à la France, et nous avons demandé ce que le ministre ferait si la Belgique venait d’elle-même s’offrir à la France ou lui demander un prince » (Note de bas de page : Nous croyons ne pas devoir reproduire quelques épithètes un peu trop vives décochées au baron de Gerlache).
Pourquoi ces allégations menteuses ? Pour faire croire que la diplomatie belge négociait une réunion à la France, en exagérant le nombre de partisans de cette réunion et leur empressement à la réaliser.
Dans la séance du 30 janvier, je protestai vivement contre les insinuations de M. Jottrand et ses récriminations contre la diplomatie belge. Je le sommai énergiquement, à plusieurs reprises, de déclarer s’il avait entendu parler de moi. M. Lebeau, craignant que cet incident ne fît tort à son royal client, vint en aide à un de ses plus chauds partisans, il m’interrompit plusieurs fois ; puis il poussa le zèle jusqu’à me contester le droit de me défendre !
« Vous ne devez pas parler sur un fait personnel ! » Le président m’ayant maintenu la parole, M. Lebeau persista « Je pense, dit-il, qu’un membre du Gouvernement provisoire ne peut pas être entendu sur un fait personnel. S’il en était ainsi, on ne pourrait pas dire un mot du gouvernement, dans cette assemblée, sans que ses membres fussent admis à répondre, sous prétexte de parler sur un fait personnel. Cela est impossible, d’autant plus que les membres du gouvernement, en cette qualité, n’ont pas accès dans cette assemblée, s’ils ne sont pas en même temps députés au Congrès.»
Voilà jusqu’à quel degré d’aberration peut conduire l’excès de zèle pour un royal client. La passion du succès avait étouffé en M. Lebeau les plus simples notions de justice, de tolérance et de libéralisme.
Je lui répondis « Je n’ai pas parlé comme membre du gouvernement ; ce n’est pas non plus en cette qualité que j’ai remplis mes (page 449) missions à Paris. J'avais donc le droit de parler et de répondre à des insinuations qui auraient pu faire planer des soupçons sur mon compte. J'espère que le Congrès appréciera la délicatesse qui m'a fait m'empresser de répondre. » (Oui ! oui !)
Après cet incident qui avait indigné nos amis, l'un d'eux vint me dire : « La poule, l'animal le plus placide, le plus craintif, devient furieuse, enragée, lorsqu'on la dérange dans sa couvée ; pourquoi déranger Lebeau dans la sienne ? »
LIII. Le vote. - Le rôle de Ponsonby
(page 450) On connaît le résultat de cette longue et laborieuse lutte qui avait fini par être irritante.
Au premier scrutin, Nemours obtint 89 voix, Leuchtenberg 67, l'archiduc Charles 35.
Au second tour de scrutin, Nemours obtint 97 voix, Leuchtenberg 74, l'Archiduc, 21.
Le duc de Nemours avait obtenu la majorité ; elle était faible ; ce n'était pas assez. Louis-Philippe et son gouvernement avaient subordonné l'acceptation du duc de Nemours à la condition expresse et sine qua non, qu'il obtiendrait une immense majorité. Les partisans de Leuchtenberg le savaient ; ils savaient aussi, depuis le 27 janvier, que Leuchtenberg n'accepterait pas. S'ils avaient été des hommes d'Etat, ils n'auraient pas prolongé une lutte inutile ; ils auraient au moins, après le premier scrutin, donné leur voix au duc de Nemours, parce que c'était une solution qui, même en cas de refus, nous garantissait les sympathies de la France et de son gouvernement ; tandis qu'un résultat relativement négatif pouvait nous les faire perdre.
Quel a été le mobile de leur persistance obstinée ? J'aime à croire, qu'ils n'ont pas cédé aux suggestions, aux influences de Ponsonby, bien qu'ils aient eu de fréquents rapports avec lui et qu'ils aient, pendant la discussion, fait souvent allusion à ses conseils et à ses menaces.
Ponsonby ! C'était pour les hommes les moins clairvoyants, la restauration du roi Guillaume, le maintien des traités de 1814 et de 1815. Il était l'ennemi de la France, de sa révolution et de la nôtre. Bien imprudent, bien aveugle qui s'y fiait ! On n'a pas tardé à en avoir une preuve irrécusable : contre-révolution, le 2 février, à Gand ; (page 451) contre-révolution, le 27 mars, à Bruxeles, Anvers, Gand, Liége ! Telle était l'œuvre de Ponsonby qui a été bien près de réussir !!
Les partisans de Leuchtenberg ont-ils cédé à un amour-propre désordonné, à une vanité puérile ?
J'aime mieux attribuer leur aveugle obstination aux petites misères de l'espèce humaine, qu'aux influences très compromettantes de Pon¬sonby. Leur amour-propre d'homme d'Etat pourra en souffrir, mais leur probité politique restera intacte.
LIV. Le refus de la France. Son adhésion au protocole du 27 janvier.
(page 451) Les funestes conséquences de la victoire de Ponsonby et de la Sainte-Alliance, ne se firent pas longtemps attendre : aussitôt que le gouvernement français connut la faible majorité donnée au duc de Nemours, il notifia à la Conférence que le roi refusait la couronne déférée à son fils. Peu de temps après, il envoya son adhésion au protocole du 27 janvier.
Ce protocole réglait arbitrairement et avec une inique partialité les limites de la Belgique et lui imposait une part exorbitante de la dette hollandaise .
Dans l'espoir d'un appel à peu près unanime du duc de Nemours au trône de Belgique, le gouvernement français avait, dans l'intérêt de la jeune royauté, protesté contre les limites de son futur territoire et contre les bases de la répartition de la dette.
Si le duc de Nemours avait obtenu une majorité imposante, nous eussions, grâce à la puissante protection du gouvernement français, et aux sympathies plus puissantes encore de la France, obtenu d'importantes modifications au protocole du 27 janvier. Mais les intrigues de Ponsonby, trop facilement accueillies et secondées par d'imprudentes cécités, les prédilections insensées pour les traités de 1814 et de 1815 et pour les puissances qui voulaient les restaurer en Belgique, les dédains, les sarcasmes, les injures à l'adresse du gouvernement français et de la France elle-même, ont tout changé, tout compromis : le gouvernement français, indigné de tant d'aveuglement et d'ingratitude, n'hésita pas à adhérer au protocole du 27 janvier.
Pour établir avec la Belgique une alliance intime, utile et forte par l'unanimité des volontés et des dévouements, le gouvernement français consentait à courir la chance d'une brouille avec les puissances ; brouille peu probable à cette époque et d'ailleurs peu dangereuse, (page 452) parce que l'alliance intime avec la Belgique aurait constitué une résistance formidable, dont les éléments généreux, enthousiastes garantissaient le succès et permettaient d'espérer le concours de tous les hommes de cœur désireux et impatients de nous imiter.
Ce que le gouvernement français était disposé et avait intérêt à faire pour une alliance intime, loyale et forte, il ne pouvait plus l'accepter pour une alliance plus que douteuse, en présence des nombreux dissidents qui paraissaient dévoués aux auteurs des traités de 1814 et de 1815, et disposés à accepter le rôle de geôlier de la France. Ce n'était pas l'intention de tous les partisans de Leuchtenberg ; mais les imprudentes paroles des ardents promoteurs de cette candidature légitimaient les soupçons du gouvernement français et sa résolution de rentrer dans les errements de la Conférence de Londres. C'est ce qu'il fit en adhérant au protocole du 27 janvier.
J'apprécie avec calme aujourd'hui cette époque néfaste. Trente-sept ans nous en séparent ; eh bien ! je ne conçois pas comment on a pu, sérieusement et de bonne foi, méconnaître que la France était notre seule amie, et la seule puissance intéressée à nous venir en aide.
Je suis encore effrayé des funestes conséquences que pouvait produire l'aveuglement obstiné de quelques hommes qui posaient et n'ont pas cessé de se considérer comme des hommes d'Etat, même après la catastrophe du mois d'août 1831 !
C'est sans doute une grâce d'Etat, puisque le grand maître de la doctrine, M. Guizot, après avoir tué ou au moins laissé ignoblement tomber une dynastie, se considère, encore aujourd'hui, comme un homme d'Etat d'élite, et n'a pas cessé d'avoir foi dans son infaillibilité !!
La France a heureusement conservé ses sympathies pour la Belgique : dédaignant l'ingratitude et l'injure et prenant en pitié les petites misères qui se sont produites à l'occasion de l'élection de Nemours ; elle a continué sa puissante protection à sa sœur, à la fille aînée de sa révolution : elle l'a sauvée au mois de mars et au mois d'août 1831 d'une restauration audacieusement tentée, stupidement et lâchement préparée par de présomptueuses incapacités et par la trahison.
(page 452) La naïve confiance de certains hommes dans la diplomatie anglaise, leur déférence plus naïve encore pour l'apparente sollicitude et les perfides conseils de Ponsonby, enhardirent sans doute celui-ci à conseiller au prince d'Orange de faire une diversion pour combattre (page 453) l'élection de Nemours ou pour en neutraliser les effets, par une contre-¬révolution.
Ernest Grégoire, enfant gâté de la révolution, se chargea de la mission de déchirer le sein de sa mère.
Ernest Grégoire, l'ami de MM. Félix de Merode et Ch. Rogier, avait su captiver leur confiance, au point qu'au 27 septembre, ce dernier avait insisté vivement au Gouvernement provisoire pour qu'on lui confiât la mission d'aller à Paris représenter la Belgique auprès de Louis¬-Philippe et de son gouvernement. - Quelques jours plus tard, M. de Mérode l'associa à sa mission dans les Flandres.
Deux ou trois jours avant sa trahison, Ernest Grégoire était venu à Bruxelles, pour prendre, sans doute, les dernières instructions de Ponsonby, et régler la partie financière de l'opération. Il vint le soir au Gouvernement provisoire, il dit qu'il était venu à Bruxelles pour demander l'exécution de la promesse qui lui avait été faite du grade de colonel ; on paraissait très disposé à la lui accorder, lorsque je lui fis observer qu'il n'avait qu'un bataillon, que son grade de lieutenant-colonel était déjà supérieur au nombre d'hommes qu'il commandait ; « quand vous aurez complètement recruté un deuxième bataillon, lui dis-je, nous pourrons vous élever au grade de colonel ; cet avancement sera, il me semble, assez rapide ; il dépendra de vous d'en hâter l'accomplissement ».
Il fut contrarié, ou plutôt il feignit d'être contrarié de mon observation et finit par dire : si vous ne m'accordez pas le grade de colonel, je le prendrai ; il se retira brusquement, manquant aux plus simples convenances ; tandis qu'habituellement, il savait mêler à une apparente franchise beaucoup d'aménité et de savoir-faire. Son attitude, sa tenue, son langage attestaient un parti pris de révolte, de rupture avec nous et la conscience de sa future supériorité sur nous ; son équipée à Gand ne tarda pas à expliquer chacun de ces incidents excentriques qui nous avaient étonnés.
Ernest Grégoire partit clandestinement de Bruges dans la nuit du 1er au 2 février avec environ 300 hommes ; il recruta, chemin faisant, une compagnie du 6e de ligne au moyen d'un faux ordre du général Lemahieu. Il arriva, traînant à sa suite 5 à 600 hommes, à peu de distance de la porte de Bruges, à Gand, vers onze heures du matin, escorté de nombreux Orangistes qui étaient allés à sa rencontre pour le féliciter et l'encourager ; des éclaireurs qu'il avait envoyés en avant vinrent lui dire que le poste de garde civique de la porte de Bruges s'était retiré sur l'ordre ou le conseil d'un officier supérieur et y avait (page 454) laissé ses armes. Grégoire dit alors à ses officiers qui le répétèrent à ses soldats que le prince d'Orange avait été, la veille, proclamé Roi des Belges à Bruxelles et qu’ils allaient assister à sa proclamation à Gand et au besoin la soutenir par leurs armes
Vers midi, la troupe entra à Gand et pénétra jusqu'à l'hôtel du gouvernement, sans rencontrer de résistance et au milieu d'une foule silencieuse, malgré l'argent et l'or distribués à pleines mains ; les enfants seuls les ramassaient, en répétant les cris : Vive le Roi ! Vive Orange ! très peu d'hommes du peuple répétaient les cris, il fut même constaté que, sauf les enfants et quelques femmes, le peuple, indigné, ne s'abaissait pas à ramasser l'argent qu'on lui jetait à profusion.
L'hôtel du gouvernement, investi, occupé par la troupe de Grégoire, celui-ci monta à l'appartement du Gouverneur ; il rencontra sur l'escalier un des braves frères Bayet, de Liége, qui remplissait les fonctions de secrétaire du gouvernement.
« Le prince d'Orange, lui dit-il, sera proclamé aujourd'hui roi des Belges, à Bruxelles ; nous venons le proclamer à Gand ; vous êtes des nôtres ? Il n'y a pas à hésiter ; il y va de votre avenir, de votre vie. »
- « Vous êtes fou », dit Bayet avec énergie. Puis il alla avertir les autorités civiles et militaires et organiser et activer les moyens de répression prompte de tant d'audace.
Grégoire dit au Gouverneur ce qu'il avait dit à M. Bayer.
« Cela est impossible, dit le Gouverneur. C'est le duc de Nemours qui sera proclamé, aujourd'hui ou demain, par le Congrès. Il n'est pas question du prince d'Orange, le peuple n'en veut pas. »
Grégoire le menaçant d'un pistolet, lui dit : « Proclamez-vous, oui ou non, le prince d'Orange ? »
Le Gouverneur répondit par un NON très énergique qui déconcerta le traître. - « Eh bien, dit-il, je vais le proclamer moi-même. Avant un quart d'heure, le peuple viendra vous punir de votre aveugle obstination. »
- « Je l'attendrai ici à mon poste, dit le Gouverneur. » Ceci est textuellement historique.
Un quart d'heure plus tard, les jeunes soldats de Grégoire, qui avaient envahi le gouvernement, vinrent se jeter aux pieds du Gouverneur, implorant leur pardon, affirmant qu'ils n'étaient pas les complices de Grégoire, qu'on les avait trompés. Le Gouverneur qui devait être leur victime, fut leur sauveur.
Le peuple, comme toujours, fut magnanine et intelligent. Il traqua et arrêta les simples soldats qu'il livra à l'autorité ; il n'en fut (page 455) pas de même pour les officiers ; il voulait, disait-il, les punir lui-même, craignant qu'on ne leur fît grâce. Debast, capitaine, trouvé blessé dans un soupirail de cave, fut soustrait à la fureur du peuple par l'énergique résistance du colonel des pompiers et de l'avocat Desoeter, excellent patriote qui, des premiers, s'était armé et avait combattu la troupe commandée par ce même Debast.
Je tiens ces détails et bien d'autres du brave Bayet et du brave Gouverneur qui me firent des révélations compromettantes pour certaines autorités civiles et militaires et pour les meneurs du parti orangiste.
Honneur à M. LAMBERTS DE CORTENBACH, gouverneur de la Flandre Orientale ! Son nom mérite de passer à la postérité. Le courage, l'énergique présence d'esprit de ce vieillard sauvèrent la Belgique d'une restauration ou, tout au moins, d'une guerre civile qui n'aurait pas tardé à être étouffée. Mais à quel prix !
Gand était divisé en deux camps : d'un côté le peuple, soutenu, dirigé par des patriotes pleins de courage et d'énergie. L'autre camp était composé de la majorité des négociants, d'industriels plus ou moins subsidiés par Guillaume, de fonctionnaires civils et judiciaires et de la classe plus nombreuse qui aspire à arriver et y travaille sans cesse ; de nobles ou qui se croient l'être, ou aspirent à le devenir ; de rentiers qui craignent toujours que la terre leur manque ; à la tête de ce camp était l'administration communale. Tel était le parti orangiste à Gand. On conçoit qu'il pouvait devenir très dangereux, si le Gouverneur avait fléchi, car il aurait été indubitablement remplacé par l'administration communale toute dévouée à la dynastie proscrite.
Honneur donc, encore une fois, honneur à la mémoire de M. Lam¬berts de Cortenbach, honneurs aux officiers et soldats du brave corps des pompiers de Gand, honneur à MM. Desoeter, Spilthoorn, avocats, qui ont, des premiers, pris les armés et ont puissamment contribué à sauver la Belgique des plus grandes calamités.
Honneur à MM. Bernard Missiaen, employé des accises, Charles Van Ker, François Vermeersch, Ellebaut, J. Decoster, Bayens, batelier, Motte de Tournay, Taquet, Vromme, Van Clemputte, Zaman et tant d'autres que mon ingrate mémoire condamne à un oubli involontaire.
M. Bayet, après avoir dit à Ernest Grégoire : « Vous êtes fou », le lui fit bientôt voir : il alla chez le commandant de place Vandezande qui s'est admirablement bien conduit, il lui dit les dangers qui menaçaient le gouvernement et la ville ; il fit avertir le commandant des pompiers et acheva sa mission.
(page 456) ¬Vandepoel, avant même d'en recevoir l'ordre, avait rassemblé tous ses pompiers et fît charger à mitraille deux pièces de canon ; il courut, sans hésiter, à la délivrance du Gouverneur ; il mit bravement son monde en bataille, à une portée de pistolet de la troupe de Grégoire et envoya demander les ordres du Gouverneur. Le sous-lieutenant Rolliers remplit sa mission avec un courage et un admirable sang-froid ;. il traversa la foule des soldats de Grégoire qui encombrait l'hôtel du Gouvernement, au moment ou un officier, le pistolet au poing, lui disait : « Etes-vous, oui ou non, décidé à proclamer le prince d'Orange » ? Le « non» énergiquement prononcé par le Gouverneur et le signe que fit celui-ci à Rollièrs, suffirent à lui indiquer ce qu'il avait à faire. Il dégaina, et le sabre à la main, il traversa la foule étonnée et rejoignit son commandant. Tandis qu'il lui rendait compte de sa mission, une décharge des soldats de Grégoire tua et blessa plusieurs pompiers à leurs côtés. Ceux-ci firent feu à leur tour, puis Vandepoel démasqua ses deux canons ; deux coups de mitrailles mirent le désordre dans la troupe de Grégoire. Sa dispersion et sa fuite furent d'autant plus prompte qu'ils avaient été trompés sur le but de leur expédition. La victoire a été complète.
Honneur au brave corps des pompiers et à quelques braves patriotes, tels que l'avocat Desoeter et quelques-uns de ses amis, qui ont eu la chance d'apprendre, des premiers, le conflit ; une heure plus tard, deux mille patriotes auraient enveloppé Grégoire et sa troupe.
La trahison, ourdie en silence, a été un secret pour tout le monde, excepté pour les meneurs du parti orangiste et pour quelques traîtres.
On conçoit, sans peine, que Grégoire eût pu entrer à Gand et pénétrer jusqu'à l'hôtel du Gouvernement, sans rencontrer la moindre résistance ; on peut aussi expliquer, jusqu'à un certain point, l'invasion de la garnison, mais il est un fait plus difficile à justifier : on m'a affirmé que la garnison était consignée dans ses casernes. Mon fils, sous¬-lieutenant au 2e régiment de chasseurs à cheval, m'a confirmé le fait et il m'a dit qu'au bruit de la mousqueterie et du canon, ils avaient forcé la consigne, avaient couru où les bourgeois disaient qu'on se battait, mais que tout était fini ; ils s'étaient mis à la poursuite des soldats de Grégoire et avaient aidé à les arrêter. Tous les prisonniers, me dit-il, affirmaient qu'on les avaient trompés et criaient : vivent les Belges, vive la liberté !
Le général Duvivier, commandant en chef la division militaire, a été peu ou plutôt si mal secondé, qu'il dut aller se mettre à la tête du bataillon de chasseurs, dit de Borremans, dont il prit le commandement.
(page 457) Il n'apprit la trahison de Grégoire que par les propositions qu'un des principaux industriels de Gand vint lui faire. « Le prince d'Orange, lui dit-il, est ou sera proclamé à Bruxelles, aujourd'hui ; il convient, il est nécessaire qu'il soit aussi proclamé à Gand aujourd'hui et de suite pour éviter des désordres et peut-être une guerre civile. »
- « Qu'est-ce que vous me dites là, dit le général. »
, - L'industriel reprit : « Si vous en doutez, venez avec moi à l'hôtel de ville, on vous instruira de tout ; vous recevrez vos instructions et en même temps, une preuve de la générosité du Prince qui veut à tout prix éviter la guerre civile, ce que vous désirez sans doute aussi. Tous les honnêtes gens sont d'accord à Gand et plusieurs officiers supérieurs les appuieront. »
- « Je comprends, dit le général, Vous voulez me séduire avec de l'argent. » - « Pas du tout, dit l'industriel, nous voulons vous récompenser d'une bonne action. MM. tel et tel ont compris la chose et n'ont pas hésité à accepter, l'un 45,000 florins, l'autre 40,000. Si vous n'aimez pas à agir activement, vous recevrez 80,000 florins pour rester neutre et laisser faire. » Le général indigné, lui dit : « Je devrais vous constituer mon prisonnier et peut-être vous faire fusiller à l'instant. Sortez, rentrez chez vous et restez-y. Je ne veux pas vous compromettre, mais si vous faites encore la moindre démarche, si je vous rencontre dans la rue, je vous ferai sabrer. »
Tandis que le général était à la tête du bataillon de Borremans, un autre industriel vient lui faire les mêmes propositions, disant aussi, pour déterminer le général à accepter .les 80,000 florins, que MM. tel et tel avaient reçu l'un 45,000, l'autre 40,000 florins et faisant aussi d'autres révélations. « Je suis donc le seul honnête aujourd'hui », dit le général. Il brandit son sabre et fut, me dit-il, fort heureux, deux minutes après, de n'en avoir pas fait usage, les vivats annonçant que Grégoire était en fuite et sa troupe dispersée et prisonnière presque tout entière.
Je tiens tous ces détails de la bouche même du général qui avait eu une carrière trop brillante pour sentir le besoin de se vanter ; il avait assisté à toutes les grandes batailles du Consulat et de l'Empire et y avait reçu de graves blessures ; il était loyal, franc, modeste, ennemi du mensonge. Je suis d'autant plus convaincu qu'il m'a dit la vérité, qu'il parlait à son beau-frère et qu'il avait pour moi trop d'estime pour manquer à la vérité. Le général Duvivier avait épousé ma sœur (Note de bas de page : M. Louis Leconte, qui a publié les Mémoires du général de Wautier et consacré plusieurs articles à l'Affaire Grégoire dans la revue LA GAULE (n° des 20 juillet, 3 et 17 août 1930), n'apprécie pas favorablement l'attitude du général Duvivier. Aussi qualifie-t-il d’« insigne maladresse le plaidoyer de Gendebien ». Cette remarque ne l'empêche pas de rendre à ce dernier, par ailleurs, un très bel hommage, « Gendebien - dit-il – fut un vrai patriote sans arrière-pensée égoïste. »)
(page 458) Les renseignements, les révélations, les. dénonciations qui sont parvenus au Gouvernement provisoire, au Comité de Justice et à moi personnellement, m'ont démontré que la corruption, la séduction avaient été pratiquées sur une large échelle. Si des poursuites rigoureuses avaient été faites, que de corrupteurs et de corrompus auraient été traînés sur les bancs de la cour d'assises et de la haute cour militaire, que de gens qui ont continué à tenir tête haute, auraient été voués au mépris public ! .
Je ne parlerai que de deux officiers supérieurs, parce qu'ils sont sortis volontairement de l'incognito, par une dénonciation réciproque ; je veux, je dois, pour des raisons que je dirai plus tard, suivre ces dénonciations qui ont d'ailleurs le mérite de confirmer ce que m'a dit le général Duvivier.
Le 5 ou le 6 février, M. Goblet, alors ministre de la guerre, vint communiquer au Gouvernement provisoire deux lettres de deux officiers supérieurs qui s'accusaient mutuellement d'avoir favorisé l'expédition d'Ernest Grégoire. Je ne me souviens pas si elles faisaient mention des sommes respectivement reçues ; mais elles émanaient des deux officiers que les partisans du prince d'Orange signalaient au général Duvivier pour le déterminer à accepter de son côté les 80,000 florins ; ce sont les officiers que m'avait nommés le général Duvivier.
Je dis au ministre de la Guerre : « Mon cher Goblet, vous devez comprendre que nous ne pouvons conserver dans l'armée, ni traîtres ni calomniateurs ; or, ces messieurs sont l'un ou l'autre. Traduisez-les devant la haute cour militaire. »
Je dirai pourquoi les poursuites ont été suspendues et plus tard abandonnées. Ils furent même récompensés comme tant d'autres ennemis de la révolution et des révolutionnaires. Je dirai aussi pourquoi !
La trahison de Grégoire avait des ramifications à Bruxelles ; c'est là qu'était la direction de cette ténébreuse entreprise. Elle fit venir Borremans qui avait eu, dans les premiers jours de la révolution, une grande popularité qu'il devait, comme M. d'Hooghvorst, à sa taille et a ses familiarités avec certaines classes du peuple qu'il savait flatter par des démonstrations d'apparente égalité ; il n'eût pas la sagacité de comprendre le patriotisme du peuple, son dévouement à la Révolution et ses haines pour le roi Guillaume et le régime hollandais. Borremans échoua en février, comme il échoua, ainsi que M. d'Hooghvorst, en mars 1831.
. Beaucoup d'argent avait été dépensé à Bruxelles comme à Gand ; il ne donna guère de courage et de dévouement aux partisans du prince d'Orange, mais il donna au peuple l'occasion de se réjouir aux dépens (page 459) des corrupteurs : il but l'argent du prince d'Orange, en chantant la Brabançonne et en criant : vivent les Belges, vive la liberté, à bas les orangistes, à bas les traîtres !!
Les hommes d'Etat de Hollande, les conseillers et les partisans du Prince, ne comprirent pas la Révolution, ils n'aperçurent point que c'était une guerre de peuple à peuple ; un peu de sagacité et de sens commun leur eût fait comprendre que la Révolution était dans les masses ; qu'on les pouvait. vaincre par la lassitude et la misère, et non en prodiguant l'or et les promesses aux courtisans, aux parasites toujours sans intelligence et sans cœur, sauf de très rares exceptions.
Le Gouvernement provisoire félicita et récompensa le brave corps des pompiers : Van de Poel fut nommé colonel et Rolliers, capitaine, avec rang dans l'armée ; Vanhove reçut aussi de l'avancement ; des sabres d'honneur leur furent donnés, des armes d'honneur furent distribuées aux pompiers qui s'étaient le plus distingués ; des souscriptions furent ouvertes pour glorifier ces braves patriotes, pour pensionner les veuves et venir en aide aux blessés et aux orphelins.
L'administration communale de Gand, dévouée au roi Guillaume, hostile à la Révolution, s'était gravement compromise dès son installation et surtout à l'occasion de la tentative de Grégoire ; elle était publiquement accusée de trahison et menacée par le peuple d'un prompt et sévère châtiment ; elle s'était réduite à l'impuissance et devait disparaître pour éviter une catastrophe.
Le gouvernement la suspendit. C'est le seul acte de réaction ou plutôt de châtiment bien modéré qu'il posa. Il la remplaça par une commission administrative composée d'excellents et honorables patriotes dont les noms méritent de trouver place dans mes Aperçus, car ils ont eu de rudes labeurs et des tribulations de tous les genres dont les pouvoirs qui nous ont succédé n'ont tenu aucun compte.
Voici les noms des membres de cette commission :
« MM. Joseph Van den Hecke, president ; Piers de Raverschoot, Rollen, avocat ; Charles Pycke, d'Hane, De Potter, Martens, Mersman, Desoeter, avocat ; François Vergauven, Van de Poel, notaire ; J.-B. Spilthoorn, avocat ; J.-B. Van de Cappelle, membres. »
« MM. l'avocat Le Jeune et Hyp. Scholtheur, secrétaires. »
Les premières investigations de la justice révélèrent des complicités si nombreuses et atteignant un si grand nombre de familles honorables (!) que, pour éviter des appréciations défavorables à la Révolution, le gouvernement arrêta l'instruction de la justice ordinaire, circonscrivit les poursuites à l'élément militaire et envoya à Gand l'auditeur général (page 460) de la haute cour militaire, avec instruction d'écarter des poursuites l'élément civil.
C'est dans l'ordre de ces idées, que les poursuites contre les deux officiers supérieurs dont j'ai parlé plus haut, ont été suspendues : la poursuite des corrompus entraînait la poursuite des corrupteurs qui avaient donné les 45,000 et les 40,000 florins, c'était ouvrir la porte que nous avions fermée. Cette porte se fût nécessairement élargie et aurait fatalement produit les funestes et impolitiques résultats que nous avions résolu d'éviter.
(Gendebien s'indigne « des procédés machiavéliques des doctrinaires catholiques et libéraux », qui ont systématiquement méconnu les patriotes les plus sincères et les plus désintéressés, alors qu'ils favorisaient les « ennemis de la Révolution », les « traîtres », les « caméléons », ralliés à la nouvelle dynastie.)
(page 460) (Après avoir rappelé la modération des révolutionnaires, de l'ASSOCIA¬TION NATIONALE qui « se contenta de vaincre », Gendebien s'abandonne à une longue digression sur les pillages d'avril 1834 ; qu'il qualifie de manœuvre gouvernementale légitimée par la raison d'Etat. Il interrompt ensuite brusquement le cours de ses souvenirs. « Je m'arrête - écrit-il- parce que je crois en avoir dit assez pour démontrer que les révolutionnaires belges, tant calomniés, ont toujours été de beaucoup supérieurs au pouvoir fort et à ses séides, au point de vue du sens moral et politique et surtout au point de vue de la modération et de la justice. »
(Bien que le feuilleton de LA LIBERTÉ de 26 juillet 1868 portât encore la mention : à suivre, la publication était désormais bien close. Lorsque Gendebien fit paraître son dernier travail : « Catastrophe du mois d'Août 1831 », la rédaction du journal en reproduisit, le 14 mars 1869, un extrait qu'accompagnait une note. C'était un essai d'explication de l'interruption inattendue. Selon nous, la longueur des « Mémoire »s fut, pour l'organe hebdomadaire, le motif déterminant de la rupture, car nous ne voyons pas très bien les principes qui pouvaient séparer le vieux démocrate de ses jeunes disciples. Quoi qu’il en soit, cette note se terminait ainsi : « Ce dissentiment n'a fait, s'il est possible, qu'augmenter notre estime pour le caractère de M. Gendebien en nous prouvant une fois de plus la rigueur inébranlable de ses convictions intimes ; celles de la rédaction du journal étant non moins absolues sur certaines questions, un dissentiment était inévitable ; mais il était de la dignité des deux parties de ne pas reculer devant cette rupture tout en la regrettant personnellement. »)