(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
Un entretien de Rogier et du ministre de France
(page 115) Une des rares dépêches à Drouyn de Lhuys du comte de Comminges-Guitaud, ministre de France à Bruxelles, que reproduit le tome XI des « Origines diplomatiques de la guerre de 1870-1871 », nous apprend, le 14 juillet 1866, que le bruit avait couru à Bruxelles « que la France avait invité la Belgique à prendre les mesures nécessaires pour faire respecter ses frontières. » Le ministre rapportait que Rogier, l'entretenant de cette éventualité, lui avait assuré « que, le cas échéant, le gouvernement était tout disposé à mettre son armée sur le pied de guerre, à la première invitation qui lui serait adressée dans ce sens par l'Empereur. » Rogier ajoutait que dans ce cas, la France pourrait compter sur la neutralité la plus bienveillante de la part de la Belgique, qui disposerait pour la défendre d'au moins 80,000 hommes et d'une fort belle artillerie
Le ministre relatait aussi avec complaisance les propos que beaucoup de personnes lui tenaient au sujet des sympathies de la population pour la France et de l'intérêt qu'aurait la Belgique » à se prononcer pour nous et à nous offrir son concours.3 Ces mêmes personnes assuraient que le gouvernement belge ne nourrissait plus d'illusion sur la défense, par l'Angleterre, de sa neutralité.
Les tentations de Bismarck et la sagesse première de Benedetti
Nous avons établi, par des sources diverses, au cours de ces pages, que Bismarck, à maintes reprises, suggéra au gouvernement français des projets d'entente secrète (page 116) et d'annexions réciproques. La Belgique avait chaque fois été destinée, dans son esprit, à servir de monnaie d'échange. Selon Benedetti, avant Sadowa, « le gouvernement de l'Empereur avait invariablement refusé... d'accueillir et même de discuter » ces ouvertures insidieuses (« Ma mission en Prusse », p. 186).
Elles se renouvelèrent au quartier général prussien. Le 15 juillet, Benedetti écrivait de Brunn à Drouyn de Lhuys que Bismarck « ... sans aucun encouragement de ma part ... essaya de me prouver que les revers de l'Autriche permettaient à la France et la Prusse de modifier leur état territorial, et de résoudre dès à présent la plupart des difficultés qui continueront à menacer la paix de l'Europe. »
Il y a des traités - objecta Benedetti - de telles propositions conduiraient à la guerre.
« M. de Bismarck me répondit que je me méprenais ; que la France et la Prusse unies et résolues à redresser leurs frontières respectives en se liant par des engagements solennels, étaient désormais en situation de régler ensemble ces questions sans craindre de rencontrer une résistance armée ni de la part de l'Angleterre, ni de la part de la Russie. »
Devant ces offres, Benedetti se tint sur une grande réserve. Il ne persista pas, malheureusement pour lui, dans cette prudente attitude. Les premiers symptômes de la politique des « aberrations » allaient bientôt apparaître.
Rogier et le prince de Chimay
A cette époque, Rogier recevait du prince Joseph de Chimay une série de lettres « confidentielles » pleines d'intérêt, bien que relatives à des faits d'importance secondaire.
La première, datée de Chimay, 23 juillet, (page 117) communiquait au chef de Cabinet un renseignement assez suggestif. L
a voie ferrée de Chimay devait être prolongée vers Anor, village français sur la frontière ; la construction d'une gare et de bureaux de douane était envisagée.
« A quoi bon cette dépense - avait rait observer l'ingénieur en chef de la Compagnie du Nord. - Est-ce que personne sait où va être la frontière ? »
Le prince, sans attacher autrement d'importance à cet incident, le signalait comme révélateur de « la tendance générale de l'opinion à Paris, même dans la sphère semi-officielle . »
Dans une seconde lettre du 31 juillet, le prince rapportait à Rogier le propos d'« une personne des mieux informées » qui lui avait écrit de Paris ces lignes symptomatiques, reproduisant, semble-t-il, un dialogue :
« J'ai entendu que la Belgique pourrait bien être remise en question par la France, ou du moins une partie de la Belgique. - En attendant, la France fait valoir son désintéressement dans les grandes questions qui se décident. - C'est sans doute pour en arriver à mieux prouver qu'il lui faut quelque chose !... »
Le 7 août, enfin, le prince écrivait qu'il était bien tranquille à Chimay, tant que son « cousin » Mac-Mahon restait en Afrique.
Il apprend tout à coup qu'il est arrivé en France :
« Le voici à Vichy ! »
Second objet d'inquiétude.
« On achète des chevaux et, comme vous voyez..., pas mal de salpêtre. »
Il transmettait en effet à Rogier cet extrait d'un journal français : « Le gouvernement français vient de mettre en adjudication la fourniture de onze cent mille kilos de salpêtre. »
Le distingué diplomate jugeait sévèrement aussi, par une piquante boutade, la politique effacée et imprévoyante du gouvernement britannique de l'époque.
« Je vous recommande encore les bonnes paroles de Stanley aux Prussiens. C'est encourageant pour ceux (page 118) qui ont encore la bonhomie de croire à l’Angleterre. J'écrivais hier à un ami que si cette ex-grande puissance était un homme et que je fusse le Grand Turc je lui confierais, sans hésitation, les clefs de mon harem ! C'est bien le cas de lui appliquer cette fameuse maxime : Sic transit gloria mundi ! et franchement, elle l'a bien gagné. » Ces lignes ne pouvaient que confirmer Rogier dans son inquiétude, éveillée par le propos inconsidéré de lord Cowley.