(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
Le Conseil des Ministres du 3 avril 1866 et les injures de « la Rive gauche »
(page 41) La petite presse belge fut de tout temps désagréable au Second Empire. Elle causa de grands embarras à notre gouvernement par ses agressions et la virulence de sa polémique. En dépit des changements que nos ministres, gênés par la Constitution et les traditions libérales, apportèrent par deux fois à la législation répressive des délits de presse, les attaques ne cessèrent jamais. La période 1865-1870 fut, à cet égard, particulièrement agitée. Les dépêches des représentants de la France à Bruxelles sont pour la plupart consacrées aux démarches qu'ils sont chargés de faire auprès de notre ministre des Affaires étrangères, qui s'excuse comme il peut et se cabre parfois devant les plaintes vives du gouvernement de Napoléon III.
A ce moment de notre récit, un incident assez grave, ancien déjà, rebondissait.
Le Français Rogeard, membre futur de la Commune de Paris, avait eu un moment de célébrité, grâce à un pamphlet cinglant, « Les propos de Labiénus », publié en 1865. Condamné à cinq ans de détention, il s'était réfugié à Bruxelles avec Longuet, qui devait épouser plus tard la fille de Karl Marx. Longuet, lui aussi, avait à subir huit mois de prison pour avoir ridiculisé la famille impériale dans un article intitulé : « La Dynastie des La Palisse ».
Tous deux collaboraient à une petite feuille d'avant- garde, « La Rive gauche », qui n'avait pas tardé à être supprimée.
A la suite de nombreuses interventions du gouvernement impérial, de frictions, vives parfois, entre Rogier et le ministre de France, Rogeard s'était vu signifier, le 17 septembre 1865, un arrêté d'expulsion. Le soir, dans un meeting de quatre à cinq cents personnes, Paul Janson, très jeune alors, protesta contre la mesure. (page 42) Rogeard quitta la Belgique le lendemain, déclarant qu'il ne cédait qu'à la force.
Dans l'entre-temps, la « Rive gauche » avait reparu à Bruxelles, au grand déplaisir du gouvernement français, qui, d'autre part, se plaignait aussi des articles acérés que « L'Etoile belge », inspirée par le duc d'Aumale, lui décochait régulièrement. De Londres, Louis Blanc adressait au même journal des lettres fort piquantes.
Aux objections de Rogier fondées sur la Constitution, qui lui faisaient appréhender un acquittement si l'on poursuivait « La Rive gauche » et à plus forte raison « L'Etoile belge », le comte de Comminges-Guitaud avait un jour répondu :
« ... Je trouve par trop commode de se retrancher, comme vous le faites, derrière des institutions auxquelles vous déclarez qu'on ne peut ni ne doit toucher, quand tout le monde s'en plaint. »
« La Rive gauche » devint de plus en plus injurieuse. Le 3 avril, à 4 heures de relevée, se tint un Conseil des ministres.
Rogier propose de poursuivre le journal. Le gouvernement français n'a rien demandé, mais son ministre à Bruxelles, a signalé à Rogier un article en lui disant :
« M. Drouyn de Lhuys (le ministre des Affaires étrangères) m'a chargé de vous mettre cela sous les yeux. »
La discussion s' ouvre. Vandenpeereboom n'est pas grand partisan des poursuites ; il y trouve plus d'inconvénient que d'utilité. Bara l'appuie. Les trois autres ministres - Frère était à Paris - estiment inévitable une action judiciaire. « Bara et moi obtenons que l'on dira au gouvernement français que nous sommes disposés à poursuivre, mais il résultera de plus grands inconvénients (pour l'Empire qui sera discuté) de cette poursuite que du silence. « La Rive gauche » se tire à cinquante numéros à peine et ne produit pas le moindre effet en Belgique.
Entretien du Roi et de Vandenpeereboom
Le 8 avril, à midi, Vandenpeereboom fut reçu par le Roi, qui l'entretint de nombreuses questions. Il lui exprima notamment le désir de voir poursuivre « la Rive (page 43) gauche. » Vandenpeereboom suggéra d'attendre le retour de Frère et de lui demander son avis.
Léopold II insista ensuite sur l'urgence de fortifier la rive gauche de l'Escaut. Vandenpeereboom, maintenant sa manière de voir, rappela les engagements pris par le Cabinet, montra l'impossibilité de décider la Chambre à la veille des élections générales, et finit par dire « que si ces travaux devaient être exécutés, ils devaient l'être par d'autres ministres... »
Le Roi se fâcha, voyant dans ces paroles une menace de retraite. « Je n'aime pas ce mode de discussion », dit-il . « - Sire, ai-je répondu, il n'y a pas là de menace, mais un moyen d'aboutir honorablement pour tous. Quand un Cabinet croit ne pouvoir pas faire une chose, il se retire, c'est la pratique constitutionnelle. Un autre Cabinet, non engagé, arrive et exécute. » Le Roi se calma, priant le ministre de ne dire mot à personne de cette conversation. Il ne lui donna pas la main comme d'ordinaire. « Soit - conclut Vandenpeereboom - je ferai mon devoir, je serai toujours franc avec le Roi ; dire la vérité au Roi est un devoir pour ses conseillers. »
Il comptait bien, d'ailleurs, n'être plus ministre quelques mois plus tard...
Frère, rentré de Paris, rend compte de sa mission. Son importante conversation avec Napoléon III
Ce fut le 10 avril que Frère rentra de Paris. Le lendemain, il rendit compte à ses collègues de son entrevue avec Napoléon III.
« Je suis charmé de vous voir, a dit l'Empereur ; j'ai lu vos discours, vos beaux discours. »
On a parlé de la situation de l'Allemagne.
« Elle peut devenir grave », a dit Frère . « - Très grave », a dit l'Empereur. Et il a brusquement changé de conversation, disant « Et chez vous ! Comment cela va-t-il ? » - Frère : « Très bien, Sire. (Longue digression sur la mort du Roi et l'avènement de Léopold II... Explications sur le voyage du Roi en Angleterre pour assister aux funérailles de sa grand'mère). Frère finit en disant : Le roi Léopold espère trouver l'occasion de rencontrer Votre Majesté cet été au mois d'août. » - L'Empereur : « Je n'ai pas encore réglé l'emploi de mon été, mais je tâcherai de rencontrer votre Roi... » (page 44) L’Empereur a parlé des grandes libertés dont la Constitution a gratifié les Belges... « On en abuse bien un peu », a-t-il dit. « Mais pas trop, Sire. - La presse, par exemple ? - La presse a peu d'influence sur les esprits en Belgique. -- Soit, mais on ne peut cependant me nommer voleur et conseiller de me tuer (allusion aux articles du journal « la Rive gauche »). - Non, sans doute, Sire, mais on ne lit pas les feuilles qui tiennent ce langage. - J'ai seulement dit de vous signaler ces articles. - Oui, Sire, et nous ne refusons pas de faire poursuivre. mais nous croyons que le remède sera pis que le mal ; des articles dont nul ne parle, tout à fait inconnus, feront un certain bruit. Le Congrès de Liége a été mauvais. (Note de bas de page : Il s'agit d'un congrès international d'étudiants, ouvert à Liége le 29 octobre 1865. Les étudiants français avaient fait leur entrée dans la ville précédés d'un drapeau noir, signifiant ainsi qu'ils portaient le deuil de la liberté. Des discours violents, antisociaux et antireligieux, proférés par des socialistes, avaient animé les discussions.) On n'y a guère plus fait attention qu'aux articles de « La Rive gauche. » Oui, je le sais, vos populations sont très calmes... et, au fait, vous avez peut-être raison... » (Note de bas de page : Le comte de Comminges-Guitaud écrit à ce propos le 20 avril à Drouyn de Lhuys : « Au retour à Bruxelles de M. Frère-Orban, M. Rogier m'a prévenu que son collègue... avait été reçu par l'Empereur et s'était directement entretenu avec Sa Majesté au sujet des attaques injurieuses dont la presse belge en général, et le journal « La Rive gauche » en particulier, se rendent si fréquemment coupables. » Notons aussi que les journaux belges radicaux, et catholiques surtout, inventèrent des conversations entre l'Empereur et Frère-Orban. Voir notamment « La Gazette de Liége » du 26 avril 1866.)
« Ce qui est à noter, remarque Vandenpeereboom, c'est que l' Empereur a glissé sur les conséquences d'une guerre en Allemagne... Cela ne dit rien de bon. »
Il fut décidé d'ajourner les poursuites contre « La Rive gauche », l'Empereur ayant goûté le conseil de Frère-Orban.
Le ministre des Finances avait trouvé partout à Paris le meilleur accueil, tant auprès des ministres influents tels que Rouher, Fould et Drouyn de Lhuys, que de la part des notabilités orléanistes, qui restaient, Thiers (page 45) surtout, « très hostiles à l'Empire. » Thiers avait affirmé à Frère « qu'il y a entente entre Bismarck et l'Empereur, que nous aurons la guerre et, après, l'inconnu. »
La Commission instituée par Chazal au sujet de la rive gauche de l'Escaut
Vandenpeereboom écrit le 13 avril :
« Chazal vient de nommer une commission chargée de voir quels seraient les ouvrages à construire pour compléter le système des fortifications d'Anvers, dans l'hypothèse où la citadelle du Sud serait démolie. Je pense, mais sans en avoir la preuve, que cela se fait d'accord avec le Roi.
« ... Il est certain que cette commission sera d'avis qu'il faut fortifier la rive gauche de l'Escaut. J'ai dit à Frère ce qui se passait ; il en est très vexé, ne cédera pas, dit-il. Rogier agit, je pense, de concert avec le Roi et avec Chazal. Cette affaire ne peut pas venir avant les élections de juin prochain, mais plus tard elle donnera lieu à de graves embarras. »
Petit conflit avec le Roi
Vandenpeereboom, après avoir noté que le Roi « continue à être très gracieux avec tous ses ministres » se demande si cette attitude est bien sincère, et si Léopold II ne penche pas « un peu à droite. » Il se plaint ensuite de ne pas voir revenir, avec la signature royale, un projet de loi augmentant le nombre des écoles normales.
Si le Roi, dit-il, « refusait de signer avant la séparation des Chambres, ce serait un motif pour moi de quitter (tout) de suite après les élections, car j'y verrais un défaut de confiance... »
Divergences do vues au sujet de la citadelle du Sud
Une proposition avait été faite par un certain M. Denis Haine d'acheter, pour 15 millions, la citadelle du Sud reconnue insuffisante pour la défense d'Anvers. Soumise au Conseil des ministres le 29 avril, elle fut écartée à (page 46) la suite dc l'opposition qui se révéla entre Rogier et Chazal d'une part, qui voulaient consacrer cette somme, suffisante d'après eux, à couvrir les frais de nouvelles fortifications - et, d'autre part, Frère, soutenu par Vandenpeereboom et Bara. Le ministre des Finances, très hostile à l'idée d'élever des ouvrages nouveaux, fit remarquer que l'offre ne correspondait pas à la valeur réelle des terrains, estimée, d'après lui, à 18 millions, que la Chambre n'approuverait pas, qu'on n'avait du reste cessé de dire au Parlement que tout était parfait et complet. »
L'affaire en resta là.
La guerre austro-italo-prussienne apparaît inévitable
En ouvrant la séance du Conseil du 29 avril, Rogier avait communiqué diverses correspondances diplomatiques qui laissaient peu d'espoir pour conjurer l’orage qui s'amoncelait du côté de l'Allemagne. (Note de bas de page : Ainsi J.-B. Nothomb avait annoncé, le 25 avril, que l'Autriche, après avoir accepté de désarmer simultanément avec la Prusse, se disposait à faire des réserves quant à la Vénétie, vu l'attitude menaçante de l'Italie. « Ce sera une grande faute», remarquait-il, Le 28 avril, il confirmait le refus prévu de la Prusse d'admettre cette réserve. Le comte de Bismarck, disait-il, a parfaitement compris le parti qu'il pouvait en tirer... Il a fait déclarer dans la « Norddeutsche Zeitung » qu'il n'abandonnerait pas son allié (le roi d' Italie)... » De Paris, le baron Beyens faisait savoir, le 25 avril, que l'ambassadeur de Prusse, de Goltz, restait « … convaincu que M. de Bismarck cherchera tous les moyens de faire sortir la guerre de la question de la réforme fédérale (la transformation de la Confédération germanique)... » Le 27 avril, il confirmait la persistance des inquiétudes provoquées par les affaires d'Allemagne. Le 28 enfin, il signalait le danger grave et imminent de cette situation et rappelait que l'ambassadeur de Prusse répétait « qu'il ne faut pas douter que M. de Bismarck ne soit plus que jamais résolu à la guerre, et qu'il ne laisse pas échapper cette occasion... De Londres, de Vienne, de partout, nos représentants (page 487) exprimaient les mêmes appréhensions. L'attitude de la Prusse était sévèrement blâmée. Dans une dépêche du 19 avril, van de Weyer opposait à une communication prussienne écrite du ton le plus impertinent et le plus provoquant l'attitude du Cabinet de Vienne, qui avait répondu « avec une modération, une mesure et une habileté que tout le monde ici approuve et admire. » Fin de la note de bas de page.)
(page 47) Tandis que l'Italie manifestait sa volonté de compléter son unité, que la Prusse et l'Autriche se menaçaient et s'armaient jusqu'aux dents, que la France restait spectatrice et attendait les événements, l'Angleterre seule, sans grand espoir du reste, s'efforçait encore de maintenir la paix.
« La frontière du Rhin - observait Vandenpeereboom est encore dans les vœux chauvins des populations françaises. » Il ne doutait pas que l'Empire ne réclamât, à l'heure attendue, des compensations de ce côté. « Que deviendra la Belgique ? » se demandait-il avec anxiété.
Le Conseil des Ministres du 6 mai 1866
Les ministres se réunirent de nouveau le 6 mai. Chazal qui, comme le Roi, voyait clair et sentait l'urgence des grandes décisions, avait écrit à Rogier « pour appeler l'attention du Conseil sur la nécessité de compléter nos armements. » Devant ses collègues, il développa ses projets. « Il nous manque - dit-il - énormément pour faire la guerre avec succès : des munitions, des provisions, des chevaux (3,000) qu'on ne pourra plus se procurer plus tard, des harnais, des états-majors, des cadres. Anvers n'est pas garanti du côté de l'Escaut, etc. Il faut de l'argent, beaucoup d'argent, vingt millions. »
Ces exigences ne furent pas très goûtées par la majorité des ministres. La crainte de déplaire à l'électeur en engageant de fortes dépenses, les conseils de prudence, en vue de ménager les susceptibilités françaises, de nos ministres à Londres et à Paris, et avant tout l'obsession de la neutralité et l'espérance qu'elle serait, malgré tout, notre sauvegarde, firent écarter les mesures énergiques et immédiates réclamées par le ministre de la Guerre.
(page 48) Vandenpeereboom justifie l'ajournement.
« On aurait pu - dit-il - reprocher cette situation à Chazal. Toujours il a dit que les fortifications d'Anvers, la loi d'organisation, les gros crédits votés pour l'artillerie et le génie suffiraient pour assurer la défense du pays... Mais on a cru le moment peu opportun pour faire des reproches... on s'est borné à examiner la question, Faut-il prendre des mesures militaires immédiatement ? Après débats, la question a été résolue négativement. Sans doute il faudra se défendre à outrance et ne reculer devant aucun sacrifice ; un peuple peut être vaincu après un vaillant combat et alors il peut se relever, mais s'il cède sans lutte sa chute est définitive et elle entraîne son honneur. Toutefois le moment ne paraît pas venu d'armer. La Belgique est neutre.
« De Paris comme de Londres nos envoyés conseillent l'abstention (Note de bas de page : A dire vrai, nous n'avons pas trouvé, aux Archives, dans les dépêches de Beyens et de van de Weyer antérieures au 6 mai, les conseils d'abstention mentionnés par Vandenpeereboom ; ce dernier anticipe sans doute). Armer c'est éveiller les susceptibilités de la France qui arme peu ou point, car nos armements ne peuvent être que contre la France.
« La Belgique ne sera en jeu qu'au second acte du drame, quand la Prusse, l'Autriche et l'Italie auront vidé leur querelle.
« On décide donc de temporiser encore et de voir.
« Le Conseil sera en permanence pour ainsi dire ; on se réunira tous les jours, sans convocation, à 5 heures, pour prendre communication des dépêches diplomatiques et délibérer.