(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
Les attaques de « l'Espiègle » et du « Sancho » et les plaintes des gouvernements étrangers
(page 68) La petite presse belge qui, dans le passé, avait, par sa licence, causé de graves ennuis à notre gouvernement, continuait, malgré les lois répressives, ses attaques contre les souverains étrangers. Napoléon III et Bismarck étaient, pour l'heure, ses deux cibles favorites. Avec une audace folle, « L'Espiègle », que dirigeait un jeune (page 69) pamphlétaire nommé Odilon Delimal, avait publié une caricature intitulée « Une solution », et qui représentait, très ressemblants, le roi de Prusse et Bismarck le kaiser autrichien et l'empereur des Français, tous suspendus à un gibet.
D'autre part, « Sancho », « journal des hommes et des choses », que publiait un homme d'esprit, Français d'origine, Victor Joly, l'auteur des « Croquignoles », petits pamphlets à l'instar des « Guêpes » d'Alphonse Karr, avait, le 13 mai, hautement approuvé l'attentat commis par Blind contre Bismarck quelques jours auparavant.
Au Conseil des ministres du 20 juin il fut question de cet article et de la caricature précitée, ainsi que des plaintes adressées au gouvernement belge par les ministres de France et de Prusse, MM. de Guitaud et de Balan. Une note sans suscription, écrite de la main de Rogier, et annexée au dossier des « Délits de presse », nous apprend que le ministre de France avait rendu visite au chef du Cabinet et lui avait rapporté les paroles suivantes de Drouyn de Lhuys : « Je ne veux pas qualifier une pareille ignominie. Je me borne à vous signaler cette odieuse publication, et je vous invite à la placer sous les yeux de M. le ministre des Affaires étrangères. »
Le ministre de Prusse « était venu de son côté entretenir M. l'administrateur de la Sûreté publique de cette (page 70) même caricature où le roi de Prusse figure comme l'empereur des Français. »
« J'ai fait part au Conseil de l'incident et j'ai remis au m(inis)tre de la Justice le numéro du j(ourn)al. »
Selon Vandenpeereboom, le ministre de Prusse avait aussi protesté contre l'article de « Sancho ». « Le Conseil décide que Bara sera chargé de voir s'il n'y a pas lieu de faire les poursuites et si ces poursuites ont chance d'aboutir ; en ce moment il faut plus de prudence que jamais. »
Nous apprenons aussi par une lettre de Bara à Rogier, du 21 juin, qu'il a demandé l'avis du procureur général de Bavay sur les articles et caricatures incriminés.
Rogier fit aussi connaître au ministre de France qu'il avait chargé ce magistrat de « rechercher les auteurs de ces articles et en même temps les moyens que la loi lui donne pour les poursuivre. » Il regrettait pourtant d'avoir lu dans le « Constitutionnel » un article qui pourrait faire croire à une pression de la France et ferait ainsi perdre au gouvernement belge le bénéfice de l'initiative qu'il aurait prise. (De Comminges-Guitaud à Drouyn de Lhuys, Bruxelles, 27 juin 1866.)
(page 71) Le comte de Guitaud, qui n'avait pas caché à Rogier son désaccord sur ce point, conseillait à son chef de laisser aux journaux français « le droit de faire prompte justice des attaques de la presse belge ».
Il terminait sa lettre en disant qu'à Bruxelles les vœux unanimes étaient en faveur de l'Autriche.
Le 29 juin il confirmait la nouvelle donnée par Vandenpeereboom relativement à l'intervention du ministre de Prusse. Le baron de Halan lui avait confié « ... qu'il avait reçu de Berlin l'ordre de porter les plaintes de son gouvernement au Cabinet de Bruxelles », que des lettres anonymes avaient dû être adressées de la capitale belge au prince de Bismarck, que ce dernier avait aussi reçu la fameuse caricature qui le représentait pendu aux côtés du roi de Prusse.
Outre « L'Espiègle » et « Sancho », une autre feuille satirique, « Le Grelot », avait publié un dessin signé Auguste Chevreau, et intitulé : « Ouverture de la chasse aux animaux malfaisants », c'est-à-dire aux souverains absolus et belliqueux.
Le Conseil royal du 21 juin
Ces incidents, qui préoccupaient fort nos ministres, n'étaient toutefois que bien minces en comparaison des angoisses patriotiques causées par le déchaînement des hostilités et les conséquences que pouvait entraîner, pour notre pays, l'extension de la guerre.
Chazal revint à la charge, partiellement appuyé par le Roi. Malgré la résistance de Frère, qui persistait à conseiller la prudence vis-à-vis de l'Empire français, le ministre de la Guerre marqua un premier succès.
« On a examine - écrit Vandenpeereboom - quelles mesures il convenait de prendre en présence et en vue des événements extérieurs. Chazal a renouvelé et développé la proposition qu'il a faite hier, au Conseil des ministres. Il croit qu'il faut compléter le matériel et surtout former les états-majors, en un mot être sur le pied de guerre, sauf le rappel des hommes.
« Le Roi voudrait se borner à acheter du matériel, des poudres, des projectiles, etc. Sa Majesté insiste fort sur ce point et développe très bien son opinion ; on n'improvise pas un matériel.
« Frère défend l'opinion qu'il ne faut encore rien faire aujourd'hui. Demain peut-être la situation changera ; (page 72) la question politique internationale domine tout, il ne faut pas donner des griefs à la France ; si nous armons, c'est contre elle que nous armons.
« Mais, répond-on, la France ne manque pas de griefs contre nous, notre presse, notre régime de liberté, notre Roi honnête homme, mon gouvernement fort composé d'hommes tous de talent... Tout est grief contre la France, nous sommes un grief permanent pour le pays et nous pourrions dire pour tous.
« Frère reconnaît, mais dit qu'il faut éviter des griefs actuels par des préparatifs qui seraient un acte de défiance.
« On finit par prier Chazal de donner un tableau du matériel qu'il a et de celui qu'il devrait avoir quand il aura dépensé tous ses crédits ; on verra. Frère croit qu'on peut aller de l'avant s'il le faut, dépenser sans crédit sauf à solliciter un bill d'indemnité. »
Le Roi et les ministres s'entretinrent aussi de la crise ministérielle anglaise et des conséquences qu'elle pourrait produire. Le Cabinet libéral Russell-Gladstone, fort affaibli par la mort de Palmerston, avait voulu élargir les bases de l'électorat. Abandonné par un certain nombre de ses partisans hostiles à l'extension du droit du suffrage, il dut finalement se retirer, le 20 juin. L'éventualité d'un ministère conservateur était plutôt redoutée au point de vue belge. Comme le faisait remarquer Vandenpeereboom, « ... les torys qui composeraient ce gouvernement (sont), comme leur parti du reste, assez mal disposés pour le parti libéral qui gouverne ici. »
Fallait-il poursuivre « Sancho » et « L'Espiègle » ? D'après Bara, une condamnation était loin d'être certaine. « On [le Roi] insiste ; la question sera encore examinée, on poursuivra si possible. »
Un échange de vues eut enfin lieu sur le voyage du Roi à Londres. Rogier n'en était guère partisan : il craignait d'éveiller les susceptibilités du gouvernement français, car la visite royale à Paris avait été ajournée Léopold II fit observer que la reine Victoria désirait (page 73) qu'il assistât au mariage de sa fille Héléna avec le prince Christian de Schleswig-Holstein-Augustenbourg.
Frère et les autres ministres ne voyaient pas à ce voyage autant d'inconvénients que Rogier.
Le Conseil avait duré de 2 heures à 4 heures 1/2. « Le Roi est très gracieux, discute avec talent, se montre très confiant en nous. »