(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
Rapports inquiétants de nos plénipotentiaires
(page 63) Entre-temps, l'attention du gouvernement et de nos diplomates n'avait cessé de se porter, anxieuse, vers le futur théâtre de la guerre. On avait pu croire un moment que la réunion d'un congrès préviendrait les hostilités. Cette branche de salut ne tarda pas à se briser. La mauvaise foi de la Prusse, l'ardente convoitise de l'Italie, la raideur de l'Autriche qui, non sans raison, n'entendait pas laisser poser la question de la Vénétie, pas plus qu'en 1863 la Russie n'avait voulu reconnaître officiellement l'existence d'une question polonaise, la défiance générale à l'égard des combinaisons napoléoniennes, furent les causes essentielles de l'échec. On peut suivre, par les dépêches de nos ministres à l'étranger, cette succession de nouvelles décevantes et peu rassurantes pour notre pays.
Nous voyons d'abord Beyens, le 14 mai, caresser l’espérance de voir se réunir le congrès projeté.
« En ce qui nous concerne, dit-il, nous avons toute raison de faire des vœux pour que l'entente s'établisse, car que peut avoir à craindre la Belgique de l'Europe réunie en conseil ? »
Jusqu'au 3 juin la convocation du congrès lui parut possible, mais, le 1er juin, tout en annonçant que l'on parlait de Napoléon III pour le présider, il ne dissimulait pas que, de l'avis général, la guerre ne serait pas empêchée,
Le 2, il faisait part de l'acceptation de Bismarck d'assister au congrès, sur les instances de Napoléon III.
Dès le lendemain, l'exigence exprimée par l'Autriche de voir tous les Etats représentés prendre l'engagement de ne pas réclamer d'agrandissement territorial compromettait, d'après notre ministre, la réunion même du congrès, qui, le 6 juin, était considéré comme officiellement abandonné et dont la Prusse s'empressa d'imputer l'échec à l'Autriche.
De Londres, Van de Weyer, très vigilant aussi, eut au début l'impression que le congrès pourrait se tenir. Selon lui, amis comme adversaires pesaient de tout leur poids sur l'Autriche, « pour lui arracher la cession de la Vénétie, contre les compensations que ces puissances pourraient lui offrir. »
Mais il se rendit bientôt compte de l'impossibilité pour la monarchie danubienne d'accepter ces offres. L'Autriche croyait à la volonté de la Prusse et de l' Italie de poursuivre « sa complète destruction » et faisait part à l'Angleterre de sa crainte.
« Aussi - écrivait Van de Weyer à Rogier le 23 mai - lord Russell, malgré son affection pour l'Italie, et malgré les efforts personnels et infructueux qu'il a faits jusqu'ici pour amener la cession de la Vénétie, considère les tentatives que fait M. de Bismarck pour bouleverser l'Allemagne comme attentatoires à l'ordre public européen.
« Nous aurons peut-être à examiner bientôt, disait-il avant-hier, jusqu'à quel point l'Angleterre pourrait permettre d'aussi graves atteintes portées à l'équilibre de l'Europe.3
Lord Russell, on le voit, gardait sur le cœur l'échec qu'il avait éprouvé lors de sa tentative de maintenir l'intégrité danoise, en 1864.
Au cours d'un débat qui s'ouvrit, le 11 juin, aux Communes, l'opposition conservatrice fit grief au ministère libéral d'avoir encouragé l'Italie en conseillant à l'Autriche la cession de la Vénétie. :
« d’avoir - comme dit Van de Weyer dans sa dépêche du 12 juin - «...d'avoir accepté, à l'invitation de la France, dont la politique est plus que jamais sujette à caution, une négociation pour la réunion d'une conférence qui eût été frappée d'une impuissance tout aussi grande que celle qu'avait à si juste titre refusée lord Russell il y a trois ans. » (note de bas de page : Il s’agissait alors de la question polonaise).
Notre ministre constatait combien la cause de la Prusse était pour lors impopulaire en Grande-Bretagne, puisque, au sein du Parlement, ce pays, « ... son Roi et M. de Bismarck ont été, dans les termes les moins mesurés, l'objet des plus vives attaques, tandis que pleine justice a été rendue à l'attitude pleine de dignité de l'Autriche et de son empereur... »
Le 12 juin, une lettre dc Napoléon III à Drouyn de Lhuys avait été lue au Corps législatif. L'Empereur (page 65) exprimait sa grande sollicitude pour l'amélioration de la situation territoriale de la Prusse, le complément de l'indépendance italienne, l'organisation d'une nouvelle Confédération du Rhin. Cette tâche, il regrettait de n'avoir pu la proposer au congrès. Cette lettre inspirait à Van de Weyer, dans sa dépêche du 14, de sérieuses réflexions. Elle « confirme - disait-il - tous les soupçons sur l'existence d'une entente, qui date de loin, avec M. de Bismarck, et sur la part qui serait faite à la France dans un remaniement de la carte de l'Europe rendu inévitable... »
Il voyait toutefois un indice rassurant pour la Belgique dans la bonne intelligence que Napoléon III s'efforçait de maintenir entre la France et l'Angleterre, car, tant qu'elle durera « certaines acquisitions d'un territoire toujours convoité seront impossibles. »
Rogier fit part à Van de Weyer, le 19 juin, de sa conversation avec lord Howard, le ministre de la Grande-Bretagne à Bruxelles, qui, de retour de Londres, lui avait rapporté ses entretiens avec lord Clarendon.
Le ministre anglais des Affaires étrangères s'était montré fort optimiste au sujet de la Belgique, ne pouvait voir qu'avec plaisir Léopold II se rendre à Paris après sa visite à Londres, et, rassuré par lord Cowley quant aux vues de Napoléon III, il avait émis « l'avis que la Belgique doit s'abstenir de tout acte ou de toute mesure qui pourrait révéler de sa part des inquiétudes à l'égard de la France ».
Le même jour, dans un billet particulier, Rogier revenait sur les déclarations de lord Clarendon, satisfaisantes sans doute, mais contenant une lacune « qu'il serait du plus haut intérêt de voir combler. »
Si l'on peut admettre avec lord Cowley « que le gouvernement impérial se montre « en ce moment » désintéressé vis-à-vis de la Belgique, « il y a pourtant lieu d'envisager son attitude pour le cas où la Prusse ou bien l'Autriche aurait rompu, à son profit, l'équilibre européen.
« Et si la Belgique se trouvait menacée, pourrait-elle compter sur l'appui résolu et persistant de l'Angleterre ? L'empereur a-t-il la conviction que le territoire belge serait défendu par la Grande-Bretagne comme [un] territoire :anglais, comme le serait la principauté de Galles, ainsi:qu'on vous le disait autrefois au Foreign Office ?... »
Ce qu'il faudrait à la Belgique, c'est l'assurance qu'elle (page 66) sera respectée par la France, défendue par la Grande-Bretagne. « Si nous avions la parole de la France sur le premier point et celle de l'Angleterre sur le second, rien n'égalerait notre sécurité et notre satisfaction. »
Non moins suggestives étaient les dépêches que J.-B. Nothomb envoyait de Berlin. Elles sont accablantes pour Bismarck et font honneur à la perspicacité de l'éminent homme d'Etat qui nous représentait auprès de la Cour de Prusse. Le Premier ministre avait contre lui, sans parler de la majorité parlementaire, la Reine et le Prince royal. Il dominait néanmoins le Roi, autrefois très prévenu contre lui, mais dont il avait su caresser les deux grandes passions : l'aversion du gouvernement parlementaire et le désir de s'agrandir : « l'absolutisme et l'ambition.’
Après avoir, comme ses collègues de Paris et de Londres, mis son espoir dans la réunion d'un congrès, J.-B. Nothomb, dès le 26 mai, croyait à la guerre et l'annonçait pour la mi-juin.
Il regrettait, le 27, dc constater que Bismarck avait trouvé, chez l'empereur autrichien, trop raide, « l'auxiliaire le plus utile » pour ses sanglants desseins.
Sa dépêche du 1er juin est assurément l'une des plus curieuses. Après avoir dit que du 23 septembre 1862, jour où Bismarck prit le pouvoir, datait la déclaration de guerre « à l'Autriche et aux Etats moyens en Allemagne et même hors d'Allemagne », il rappelait qu'il avait dit au gouvernement belge : « la Belgique pour le maintien de son indépendance ne doit plus compter sur la Prusse, ce n'est plus un de ses dogmes politiques, M. de Bismarck n'a qu'un but : l'agrandissement territorial et politique de la Prusse, et il tendra à ce but per fas et nefas...
Et lorsque l'inhabileté de l'Autriche eut compromis la tentative d'apaisement, il qualifiait Bismarck d'« auteur intellectuel » de la guerre.
Le 16 juin, il faisait part à Rogier d'un entretien qui :avait eu lieu entre Bismarck et l'héritier présomptif de l'électorat d'Hesse-Cassel, apparenté à la famille royale de Prusse, et dont le père était un ardent partisan de l'Autriche. Le prince ayant nettement refusé d'accepter la couronne en cas de déchéance paternelle, Bismarck lui avait brutalement déclaré que l'occupation de la Hesse et du Hanovre par les troupes prussiennes (page 67) signifierait la fin des dynasties actuelles, que du reste lui, Bismarck, s'entendrait avec Napoléon III sur le Rhin.
« Je quitte le Roi, avait répondu le Prince, qui m'a dit « qu'à aucun prix il ne céderait à la France un pouce du territoire germanique. »
Tous ces documents, qui nous révèlent la grandeur du danger que courut notre indépendance, éclairent d'une lueur sinistre la duplicité prussienne et l'impéritie de Napoléon III.
Le Conseil des ministres du 20 juin
Notre gouvernement, on le voit, était bien informé et ne pouvait se dissimuler la gravité de l'heure. Chazal, de tous les ministres, se rendait le mieux compte des exigences de la situation. Aussi cherchait-il à convaincre ses collègues de la nécessité d'armements nouveaux. Vandenpeereboom nous renseigne abondamment sur le Conseil qui se tint, le 20 juin, à la demande du ministre de la Guerre.
« Tout le monde était présent - dit-il... - Il a été donné lecture d'une lettre de Chazal à Rogier, président du Conseil, lettre par laquelle Chazal dit que si des événements se produisaient, l'armée ne pourrait pas être mise immédiatement sur le pied de guerre, qu'il faudrait quatre mois pour faire le nécessaire, à l'effet d'opérer cette mise sur le pied de guerre; il faut notamment acheter des chevaux, faire des approvisionnements, former les états-majors, compléter les cadres. Chazal prie le Conseil de lui faire accorder un premier crédit de dix millions. Si on lui refuse cette somme, il décline la responsabilité, et prie ses collègues, s'ils ont une autre manière de voir, de pourvoir à son remplacement. Chazal développe ses idées, donne des détails ; pour défendre Anvers, il ne suffit pas d'avoir une bonne garnison dans la place, il faut une armée dans le camp retranché avec ses états-majors complets, son matériel de campagne, etc. Si, en cas d'invasion, on ne se défend pas avec énergie, la Belgique sera déshonorée et lui, Chazal, Français d'origine, sera accusé d'être un traître. A ce point de vue, Chazal dit qu'il a adopté les principes suivants : il est disposé à défendre le pays contre tous, même contre la France,... mais si une coalition injuste se formait pour envahir la France, il s'abstiendrait de combattre son pays d'origine... Bref, Chazal insiste pour qu'on lui ouvre des crédits et (page 68) pour qu'on l'autorise à faire les préparatifs militaires de nature à le mettre à même de faire, le cas échéant, une vigoureuse résistance.
« Les autres membres du Conseil ne pensent pas qu'il soit nécessaire de commencer dès à présent des préparatifs de guerre ostensibles. On peut dépenser les crédits que l'on a, mais il serait imprudent de faire de grands armements, en ce moment. La France n'arme pas, ne nous menace pas et se montre bienveillante. L'Angleterre nous conseille de nous tenir tranquilles et de ne pas armer. Lord Howard est allé voir Rogier et lui a dit qu'il revenait de Londres, qu'il avait eu un long entretien avec lord Clarendon, que lord Clarendon l'avait chargé de dire au gouvernement belge de ne pas faire de témérité, de ne pas armer. Contre qui armerait-on ? Qui peut nous menacer ? La France ? Pourquoi, en armant, exciter ses susceptibilités, lui donner des prétextes ?
« On est d'avis de temporiser, de tâcher de savoir quelles sont les intentions de la France, mais on ne peut le lui demander directement, ce serait se mettre dans une position difficile, peu digne ; on devrait faire ce qu'elle conseille ou bien faire le contraire, et il y aurait des inconvénients dans les deux cas.
« On ajourne. Demain, Conseil présidé par le Roi. »