(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
Le discours d'Auxerre
(page 49) Tout à coup éclate la bombe oratoire d'Auxerre. Piqué au vif par les applaudissements presque unanimes qui avaient accueilli, au Corps législatif, le discours magistral de Thiers rendant la France attentive aux modifications dangereuses pour son avenir que recélait l'achèvement de l'unité italienne, prodrome de l'unité allemande, Napoléon III, à la surprise de ses conseillers, à l'étonnement universel, s'était violemment attaqué, le 7 mai, aux traités de 1815, que vous détestez comme moi, disait-il à ses auditeurs, et « dont on veut faire aujourd'hui l'unique base de notre politique extérieure ? »
« Grande débâcle à la Bourse », note Vandenpeereboom le 7 mai. « C'est un vrai coup de canon qui retentit dans toute l'Europe. »
Aussi toutes les dépêches diplomatiques étaient-elles consacrées à ce gros incident et en craignaient les suites.
Nothomb, dès le 7 mai, signalait le retentissement du discours en Allemagne et constatait l'accord, dans la haine des traités de 1815, de Bismarck et de Napoléon III. Il ajoutait que le ministre prussien. avait (page 50) reconnu « qu'on ne pouvait changer ces traités sur la rive droite du Rhin sans les changer sur la rive gauche ; la seule question pour lui est de savoir jusqu'à quel point on rectifiera les limites de la France de ce côté et aux dépens de qui... »
Une question de Coomans
Le 8 mai, le député catholique de Turnhout, Coomans, un pacifiste buté, demanda si le gouvernement se proposait de prendre des mesures militaires. « ...Dans la situation troublée où l'Europe se trouve et où la Belgique aura fatalement à jouer un rôle de solidarité - dit-il - je crains deux choses particulièrement : notamment des discussions clérico-libérales et de grandes dépenses non obligatoires (sic). .. »
Frère, en l'absence de Rogier, se borna à répondre : « ... Si par malheur nous étions obligés de prendre des mesures pour assurer la défense nationale, nous indiquerions alors les moyens auxquels il y aurait lieu de recourir pour y faire face. Jusqu'à présent nous n'avons rien à demander... »
Les conseils de nos plénipotentiaires
« Les nouvelles sont toujours à la guerre », écrit Vandenpeereboom à la date du 10 mai. « Van de Weyer do Londres et Beyens de Paris conseillent l'abstention provisoire. »
Van de Weyer, dans une dépêche « confidentielle » du 9 mai, signalait l'heureux effet produit à Londres par la déclaration de Frère-Orban et ajoutait : « Si la Belgique se croyant menacée par l'espèce de défi jeté à l'Europe par l'Empereur, eût ordonné des armements immédiats, elle se serait exposée à une demande (page 51) impérieuse d'explications, et aurait augmenté les embarras des Cabinets qui travaillent encore au maintien de la paix... n Et il insistait sur la « position exceptionnelle » de notre pays, que protège « un droit nouveau, qui a reçu une nouvelle consécration, de la part de toutes les puissances, à l'avènement du Roi.3
Rogier lui répondait, le 11 : « ... Je partage complètement votre manière de voir... Quelle que soit l'interprétation que l'on veuille donner au discours de l'empereur Napoléon, on peut soutenir avec raison qu'en principe les attaques dirigées contre les traités de 1815 ne peuvent concerner la Belgique dont l'existence même constitue une modification radicale à ces traités. »
Van de Weyer, le 11, très confidentiellement, rapporait un long entretien qu'il avait eu avec lord Russell, qui lui avait dit entre autres : « Je félicite la Belgique de son attitude calme et confiante ; l'anathème lancé contre les traités de 1815 ne la touchent (sic) point. »
L'opinion du baron Beyens concordait en tous points avec l'avis de Van de Weyer : « ... En ce qui nous concerne, - écrit-il à Rogier le 9 mai, - je crois aller au-devant du sentiment de Votre Excellence en considérant comme toute tracée une conduite strictement passive, une attitude calme et complètement confiante, du moins en apparence. C'est ce que tous les hommes sensés attendent de la Belgique. Avant tout, elle ne doit pas admettre qu'elle est en jeu... »
Autour de lui on n'a pas parlé de la Belgique quand on commentait le discours d'Auxerre. « Je n'en excepte que le ministre des Pays-Bas, complètement démoralisé, et qui se voit déjà avec nous effacé de la carte, et l'ambassadeur de Russie, esprit systématique qui, dès la mort du Roi, s'est livré aux plus sombres prévisions... »
Il croit que « ce serait une lourde faute... que de compromettre, par des mesures de précaution inutiles ou tout au moins précipitées, une position de neutralité qui se ferait peut-être mieux respecter en s'oubliant en quelque sorte elle-même... » et conclut que la Belgique, en montrant « une confiance entière et absolue dans la loyauté de l’Empereur... » se réserve « intact cet avantage moral de pouvoir... tomber des nues, si cette confiance était trompée... »
(page 52) Sortant du bal de l'Impératrice, il relatait, le 15 mai,, ce piquant entretien avec Napoléon III. D'un ton fort gai, l'Empereur lui demanda : « Hé bien! arme-t-on en Belgique ? » - « Pourquoi faire ?, ai-je répondu . Nous sommes neutres et tout le monde nous adore. » « -Mais vous auriez pu vouloir faire comme partout : n'est-ce pas la mode d'armer aujourd'hui ? » J'ai assuré :à Sa Majesté que nous ne suivions pas la mode de si près, et Elle m'a dit que nous avions parfaitement raison. Ce sont là de ces bruits de journaux... a-t-Elle ajouté. »
L'attentat contre Bismarck
L'émotion produite par le discours d'Auxerre fut encore augmentée lorsque l'on apprit, quelques jours après, que Bismarck avait failli être tué, en pleine rue, à Berlin. « On a tiré sur lui - rapporte Vandenpeereboom - cinq coups de pistolet; il n'est pas atteint. L'assassin se suicide... Les mauvaises langues prétendent que ce n'est qu'un simulacre de crime, que l'assassin n'est qu'un compère, que loin d'être mort en prison il est en liberté et que l'on a voulu agir sur le roi de Prusse et réchauffer la popularité du Premier ministre, laquelle s'évanouissait. »
L'inquiétude de Léopold II
On conçoit sans peine combien notre Souverain était attentif à la politique extérieure et s'en inquiétait. Il ne partageait pas entièrement l'avis de ses diplomates et de ses ministres - Chazal excepté - qui se reposaient trop sur la neutralité.
Vandenpeereboom, dinant à la Cour le 9 mai, fut témoin des préoccupations royales. « Le Roi était très inquiet, mais cherchait dissimuler ses craintes », d'autant plus qu'il avait à sa table les envoyés du Sultan chargés de le féliciter pour son avènement. « Après le banquet, Frère a été reçu par le Roi... Frère est très opposé aux armements immédiats... Je suppose que le Roi a cherché à le rendre moins raide. »
Entretien du Roi et de Vandenpeereboom sur la situation intérieure
(page 53) Vandenpeereboom, si désireux en d'autres temps de quitter le ministère, se rendait bien compte de l'impossibilité d'abandonner ses fonctions dans les conjonctures présentes. « J'aurai passé par le ministère - écrit-il non sans mélancolie - à une époque marquée dans l'histoire du pays et au dehors par d'immenses événements, et je dois renoncer à entrevoir l'espoir de pouvoir quitter enfin, espoir qui m'a toujours soutenu jusqu'ici... Mais au moment du péril l'idée de la retraite ne peut plus venir. »
Le 13 mai, mandé par le Roi, il eut avec le monarque une importante conversation, qui fut surtout consacrée à la situation intérieure. Ayant trouvé Léopold II « un peu souffrant, assez pâle, enrhumé. », Vandenpeereboom lui dit : « Sa Majesté, je pense, est inquiète par suite des événements extérieurs et un peu vexée aussi du bruit que font les luttes intérieures du clérical et du libéral. - Je vous félicite, m'a dit le Roi en me donnant la main à mon entrée dans le salon bleu (car pour la première fois il m'a reçu au salon bleu), je vous félicite de ne pas avoir parlé hier dans la question des bourses ; nos luttes mesquines intérieures déconsidèrent notre régime quand elles se produisent surtout (au moment) où de grandes luttes militaires et de nation à nation se préparent ; :je désire que cela finisse. »
« J’ai répondu : Le gouvernement se défend ; on l'a traité de la manière la plus outrageante; le calme M. de Theux a qualifié M. Bara de diffamateur.
« Mais, dit Sa Majesté, les catholiques sont très irrités.
« - Oui, Sire, mais ils le sont moins qu'ils ne cherchent à le paraître, et c'est contre le corps électoral surtout qu'ils sont irrités parce qu'il les repousse...
« - Voyez, dit lé Roi, comme ils m'attaquent parce que j'ai signé la loi Orts.
« Mais pouvait-on ne pas donner suite à cette loi (page 54) et (ne pas) la publier? C'est sur cette loi que la dissolution a été faite en 1864 et le pays a condamné les catholiques déserteurs.
« Mais, ajoute le Roi, je dois éviter de me brouiller avec eux, et je suis sensible à leurs attaques.
« - Gardez-vous, Sire, de le laisser voir ; ils exploiteront votre sensibilité et au lieu de frapper sur le ministre responsable, ils viseraient plus haut dans l'espoir de vous émouvoir et Votre Majesté serait sans cesse en butte à leurs invectives.
« - C'est possible, cher Ministre, mais dites cela à vos collègues.
« Le Roi m'a parlé ensuite du monument de Laeken, m'a montré le plan pittoresque... Je lui ai dit qu'à Anvers l'administration ne prenait pas part à la souscription... que les Anversois parlaient de porter le capitaine Lemahieu à la Chambre...
« - Serait-ce possible ? m'a dit le Roi. Cela serait par trop fort.
« J'ai insinué à Sa Majesté que le clergé pouvait d'un mot prévenir ce scandale. Le Roi a-t-il compris qu'un mot de lui à l'archevêque peut tout ?
« Je suis resté environ une heure avec Sa Majesté qui comme toujours s'est montrée pleine de bienveillance. »
(Note de bas de page : Le capitaine du génie de Mahieu (et non Lemahieu) était, d'après Vandenpeerceoom, l'inspirateur d'un sale journal « La Sentinelle de l'Armée », qui diffamait les officiers les plus honorables. Déchu de son grade par arrêté royal du 6 mai 1866 (il ne figure pas au Moniteur, mais « L'Echo du Parlement » du 8 juin publie le procès-verbal de la commission d'enquête et l'ordre du jour portant à la connaissance de l'armée l'arrêté royal de révocation « pour s'être rendu coupable de faits graves et de nature à compromettre l'honneur et la dignité de la profession des armes », il avait été considéré par le parti catholique comme une victime de l'arbitraire ministériel. Il ne fut pas présenté à Anvers, mais l'Association conservatrice de Gand le prit comme candidat. Il échoua, comme toute la liste, et ne reparut plus sur la scène politique. Le 10 octobre 1866, il partit pour le Pérou, y dirigea, avec le grade de colonel, les travaux de fortifications à la veille de la guerre hispano-péruvienne, er mourut de la fièvre jaune, à Lima, le 22 juin 1868.
CHAPITRE VI :Les élections législatives