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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome I. De la mort de Léopold Ier à la retraite du général Chazal (décembre 1865-novembre 1866)

Chapitre XXI. L'émotion à Bruxelles. Les projets de Rogier

L'alerte à Bruxelles

(page 124) Les journaux étaient remplis de nouvelles variées et plus ou moins fantaisistes, lorsqu'arriva, le 8 août, un télégramme adressé à Rogier par Godefroy Nothomb, fils de notre ministre à Berlin.

Il était ainsi conçu : « France demande compensation. »

A. Vandenpeereboom, dans ses notes à peu près quotidiennes, n'avait plus fait mention, depuis le 22 juillet, de la situation extérieure. Il y revint le 8 août. « On est fort inquiet - écrivait-il - au sujet du sort de la Belgique. L'Empereur, qui était à Vichy, est rentré subitement à Paris. On dit qu'il a la fièvre, mais on dit aussi qu'il a conçu à Vichy de mauvais projets à notre égard et qu'il est rentré à Paris pour les mettre à exécution.

(page 125) « Les faits accomplis et prêts à s'accomplir en Allemagne rendent la position de l'Empire difficile. Les lauriers prussiens empêchent les Français de dormir. Il leur faut quelque chose, des compensations. On ne peut céder une fraction de l'Allemagne victorieuse. Il ne reste que la Belgique !

« Je dîne ce soir avec Nothomb de Berlin chez Rogier. »

Le 9, il ajoute :

« Nothomb ne nous a rien appris de neuf, mais a raconté avec esprit une foule de détails sur les hommes de Berlin. »

Vers 4 heures du soir on a reçu un télégramme de Berlin portant : « France demande les frontières de 1814. » Ces frontières comprennent une partie des provinces rhénanes et quelques cantons belges : Chimay, Dour, Beaumont... Ce télégramme nous a tous fort émus ; il prouve qu'on songe à nous. La position devient inquiétante. »

Diverses communications arrivèrent successivement : ce fut d'abord une dépêche de Godefroy Nothomb confirmant son télégramme : « Benedetti - disait-il - a été chargé hier de demander pour la France, comme (page 126) compensation à la Prusse, le rétablissement des frontières de 1814. M. de Bismarck a reçu avec assez de calme cette déclaration et ne s'est pas emporté ; il a cherché à porter l'attention de M. Benedetti sur la Belgique et le Luxembourg. « Vous ne pouvez pas disposer de pays qui ne vous appartiennent pas », lui a répondu l'ambassadeur. »

Ce fut ensuite un télégramme plus rassurant du 9 août, expédié par Mulle de Terschueren, secrétaire de légation à Berlin :

« Ambassade française interpellée répond rétablissement frontières françaises mil huit cent quatorze pas entamer frontière belge actuelle. »

Une lettre à Rogier du 9 août confirmait ce télégramme, en exprimant toutefois des réserves :

« La France réclame ses frontières de 1814. M. Benedetti avoue seulement que la France demande une compensation territoriale moins importante ; il a été jusqu'à présent difficile d'obtenir de lui des détails sur la portée des exigences du cabinet de Paris que l'ambassadeur n'a pas encore voulu communiquer.

« L'agrandissement imminent de la Prusse par l'annexion du royaume de Hanovre, de l'Electorat de Hesse, de Nassau, son avènement au rang de grande puissance maritime par l'annexion de tout le territoire maritime des côtes du Hanovre et des duchés de l'Elbe, avec le commandement des flottes de la Confédération ; de plus, son hégémonie établie d'une manière incontestable dans le nord de l'Allemagne, tous ces éléments de force ne constituent pas encore cependant une puissance capable de menacer sérieusement le repos de l'Europe, si un grand avenir ne lui était réservé en Allemagne. En effet, cet accroissement n'est pas le seul qui doit fortifier la Prusse ; on peut prévoir dans un avenir peu éloigné peut-être, que la Confédération des Etats du midi de l'Allemagne peuplée d'environ dix millions d'habitants ne pouvant plus compter sur la protection de l'Autriche, sous l'empire du mouvement politique, de l'opinion nationale et entraîné par le développement des intérêts matériels gravitera vers la Prusse et subira son influence prépondérante. Ce résultat altérerait sans aucun doute l'équilibre de l'Europe et on est ainsi tout naturellement amené à conclure que la réclamation de la France n'est que le premier pas dans la voie où nous allons entrer.

« On est fort inquiet dans le pays - écrit Vandenpeereboom à la date du 10. Les réclamations que la France aurait faites à la Prusse, les velléités de rectifier ses frontières dénotent une situation troublée et qui peut le (page 127) devenir de plus en plus. Il serait possible que la France, si elle fait la guerre à la Prusse, demande un contingent à la Belgique. Belle position... »

En présence d'événements si graves, Rogier sentit tout le poids d'une lourde responsabilité. Il conçut l'idée, en même temps qu'il adresserait un rappel instant à la protection britannique, d'une démarche pressante auprès du gouvernement français, et s'en ouvrit à nos ministres à Londres et à Paris.

Les démarches de Rogier

Le 10 août 1866, Rogier fit part au baron Beyens de ses informations et de ses appréhensions. II lui apprenait que Godefroy Nothomb avait été mis au courant par Benedetti lui-même, confidentiellement, des pourparlers relatifs aux frontières de 1814 ; le jeune attaché de légation demandant ce qu'il fallait entendre par cette dénomination, avait reçu comme réponse qu'il ne s'agissait point d'empiètement sur le territoire actuel de la Belgique.

Rogier chargeait donc Beyens de s'adresser, dès le lendemain, au gouvernement impérial, en vue d'obtenir des éclaircissements sur deux points, capitaux selon lui : « L'intention de la France de ne pas étendre à la frontière belge la revendication dont il s'agit et, d'autre part, l'étrange insinuation de M. de Bismarck en ce qui nous concerne.

« Il est à peine besoin que je vous indique dans quel sens, le cas échéant, vous auriez à vous exprimer : la résolution de la France de respecter les traités dont elle est garante n'a rien qui doive nous surprendre, tandis que le procédé de M. de Bismarck ne saurait être trop sévèrement apprécié.

« Tâchez aussi - ajoutait-il - de savoir si des pourparlers ont été engagés en ce qui concerne le Luxembourg, soit entre la France et le roi grand-duc, soit entre celui-ci et la Prusse. Vous n'auriez naturellement à exprimer aucune vue particulière à ce propos, mais les liens qui ont existé si longtemps entre ce pays et le nôtre ne peuvent nous laisser indifférents au sort qui peut lui échoir. »

A Van de Weyer, Rogier adressa, le 9 août, une première dépêche. Il lui demandait quelle avait été l'impression produite en Angleterre par « ce premier (page 128) pas de la France dans la voie indiquée par la lettre impériale du 11 juin. »

Le lendemain, il complétait ses informations qu'il tenait, disait-il, de source sûre et très confidentielle ; il priait Van de Weyer de signaler à lord Stanley « l'attitude étrange prise à notre égard par le premier ministre d'un gouvernement signataire et garant des traités qui ont constitué la Belgique. »

La réponse de Van de Weyer

Le 11 août, par courrier, notre ministre à Londres fit parvenir à Rogier une dépêche « très confidentielle », lui signalant un commencement de réveil de l'opinion publique anglaise. Il rapportait l'entretien qu'il avait eu, dès la veille, avec lord Stanley. Le chef du Foreign Office voyait, dans le refus public de la Prusse, un très gros événement, qui « dans l'état actuel de l'opinion en France, en présence, du mécontentement général, produit d'un amour propre national profondément blessé, en présence surtout des murmures significatifs de l'armée... doit presque inévitablement conduire à la guerre... » Aussi voyait-on la France redoubler d'activité dans ses préparatifs militaires, achetant des chevaux, commandant des fusils.

Van de Weyer fit remarquer à lord Stanley que « si M. de Bismarck ne veut point céder un pouce de terrain allemand, il s'est toujours montré prodigue du bien d'autrui, et qu'à ses yeux une partie de la Belgique était la compensation naturelle qui devait être offerte à la France. » Il attira son attention « sur les tentatives antérieures et infructueuses faites par la France pour récupérer » les places de Philippeville et de Mariembourg ; il insista sur l'importance qu'il y avait, pour la Belgique, à ne laisser s'engager que devant les cinq puissances garantes de son indépendance toute discussion sur les affaires qui la concernaient.

Lord Stanley se déclara d'accord et dit que dès le soir lord Cowley serait invité « à ne point faiblir » et que l'Angleterre soutiendrait la Belgique de toute sa force diplomatique.

Van de Weyer se récria sur ce mot, insuffisant à ses yeux. Son interlocuteur le rassura. L'Angleterre n'avait point changé d'avis contre la Belgique. Il termina (page 129) en exprimant sa conviction que notre pays n était point menacé.

Van de Weyer ne crut pas devoir le presser davantage. Quoi qu'il en soit de l'attitude circonspecte du ministre britannique - écrivait-il - « je lui ai nettement exprimé ma conviction que la nation anglaise ne permettrait point qu'il fût porté atteinte à l'indépendance de la Belgique. »

En post-scriptum, il ajoutait qu'ayant vu lord Stanley avant son départ pour la campagne, il lui avait communiqué la dépêche de Rogier du 10, qu'il venait de recevoir. L'homme d'Etat britannique s'était applaudi du langage de Benedetti et s'était exprimé en termes sévères à l'égard de la Prusse et de Bismarck. « Si cette espèce de contre-proposition faite à la France - dit-il en terminant - prenait un caractère formel et sérieux, je me concerterais avec vous sur ce qu'auraient à faire l'Angleterre, l'Autriche, la France, la Russie, la Belgique et la Hollande ! »

La presse anglaise, de son côté, attachait un intérêt de plus en plus vif à la question des compensations. Les analyses de journaux britanniques, envoyées de Londres à Bruxelles, témoignaient en général de sa sollicitude pour notre pays. Certaines feuilles parlaient de compensations possibles auxquelles se prêterait la Belgique.

Les objections du baron Beyens à la démarche préconisée par Rogier

Notre ministre à Paris n'était guère partisan de la démarche que lui prescrivait son chef. (Note de bas de page : (1) Son fils, l’auteur des attachantes études sur « le Second Empire », nous donne un récit fort animé de ces journées historiques, t. II, pp. 190 et 199.) Il y vit tout de suite de sérieux inconvénients et s'en ouvrit à Rogier avec toute la déférence voulue. Rapportant, le 11 août, la déclaration que Goltz lui avait faite la veille et par laquelle, contrairement à l'attitude prise par Bismarck, l'ambassadeur de Prusse n'entendait se mêler ni du Luxembourg ni de la frontière belge, Beyens considérait comme acquis l'échec des prétentions françaises à Berlin, que par suite il ne pouvait plus être question de la Belgique.

« Il n'y a donc aucune urgence à poser une démarche pour savoir si le respect de la Belgique proclamé par (page 130) M. Benedetti est réel et sincère. Si Votre Excellence me permettait une réflexion, je dirais qu'en tout cas, même en supposant que M. Benedetti eût tenu un langage différent, même s'il avait fallu nous attendre à être compris dans le projet de rectification, il eût encore été préférable d'éviter tous rapports officiels à ce sujet. Nous ne devons pas croire possible qu'on traite de nous sans nous et sans les autres Puissances ; nous ne devons pas croire qu'on nous mette en jeu dans un débat auquel nous sommes de tout point étrangers ; nous n'avons à exprimer ni crainte offensante ni gratitude d'un respect tout naturel, et, quant à la forme, nous n'avons pas le droit de, croire qu'on veuille s'en affranchir et que l'on s'abstienne de charger M. Guitaud, pour la partie belge, d'une mission analogue à celle de M. Benedetti pour la partie allemande. Or, il importe, si pareil fait devait jamais se produire, d'être en mesure de témoigner officiellement la complète surprise que cause un fait auquel on n'a jamais pu s'attendre. C'est l'attitude que Votre Excellence a approuvée dès la première émotion produite par le discours d'Auxerre, et dont je ne vois pas de raison de se départir... »

Beyens estimait d'ailleurs absolument inutile toute démarche officielle. Il se livrait à de piquantes réflexions sur le rôle effacé et même humiliant auquel le secret de l'Empereur « réduisait Drouyn de Lhuys. » Comme il disait, « le langage de M. Benedetti peut avoir... sa valeur ; il est en rapport direct avec l'Empereur et connait sa pensée du moins dans une certaine mesure. Le langage de M. Drouyn de Lhuys n'est d'aucun prix. Je n'en veux pour preuve que sa conversation avec l'ambassadeur d'Angleterre qui l'a interrogé hier à notre sujet. « Pour autant que je le sais, notez que je fais cette restriction, il n'est pas question de la Belgique dans tout cela. » - « Il ne faudrait pas qu'il en fût question », a répondu l'ambassadeur avec son laconisme britannique. En somme il considère cela comme une bonne assurance sans y attacher grande valeur. »

La conclusion de Beyens était donc qu'il fallait attendre la confirmation officielle de l'insinuation bismarckienne pour agir à Paris et exprimer à la fois la réprobation par la Belgique pour un tel procédé et la confiance que le gouvernement impérial ne s'y associerait jamais.