(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
La démarche officielle de Benedetti
(page 121) A peine avaient cessé les acclamations des Chambres prussiennes, consacrant la réconciliation avec le gouvernement victorieux (note de bas de page : De 1862 à 1866, la seconde Chambre prussienne, hostile à Bismarck, avait rejeté le budget. Le Roi, passant outre, avait gouverné avec le concours de la Chambre des Seigneurs), que commencèrent, sous la pression du mécontentement général, les démarches, ouvertes ou occultes, qualifiées d' « aberrations » par Emile Ollivier (« L’Empire libéral », t. VIII, pp. 521 et sqq.). Comme il l'écrit, la guerre seule pouvait détruire ce que le fusil à aiguille avait édifié. Or, la France, peuple comme gouvernement, opposition aussi bien que majorité, était loin d'être belliqueuse. Mieux valait donc - l'occasion propice des négociations appuyées sur une démonstration militaire étant passée - accepter franchement le fait accompli. Le mauvais génie de l'Empire l'égara sur la voie des compensations.
Deux démarches furent tentées par l'ambassadeur de France. La première, entreprise d'accord avec Drouyn de Lhuys, était officielle ; la seconde consista dans la machination combinée, d'un secret absolu, entre l'Empereur, Rouher, La Valette et Benedetti.
Le 5 août 1866, Benedetti, qui, le 26 juillet, avait informé Drouyn que, de l'avis de Bismarck et sur son offre, c'était en Belgique que devraient être cherchées d'éventuelles compensations, demandait une audience au ministre prussien, aux fins de conférer avec lui sur le projet de convention secrète qu'il avait reçu de Vichy, et dont il lui communiquait la copie. Il a, dans ses dépêches des 6 et 8 août 1866, détaillé les importantes conversations qu'il eut avec Bismarck, et qui aboutirent, comme on sait, au refus de céder aucun des (page 122) territoires allemands réclamés, sous prétexte qu'il serait impossible, moralement et matériellement, de faire accepter par l'opinion germanique un tel sacrifice. (Note de bas de page : La version donnée par Bismarck à la séance du Reichstag du 2 mai 1871 est évidemment fausse dans la forme : « Après le 6 août 1866, je vis entrer l'ambassadeur de France dans mon cabinet, tenant un ultimatum à la main, nous sommant, ou de céder Mayence ou de nous attendre à une déclaration de guerre immédiate. Je n'hésitai pas à répondre : Bien ! Alors nous aurons la guerre. Cela fut télégraphié à Paris. Là on raisonna, et l'on prétendit que les instructions reçues par l'ambassadeur de France avaient été arrachées à l'empereur Napoléon pendant une maladie. » Cf. Emile OLLIVIER, « L'Empire libéral », t. VIII, pp. 545-546, et BENEDETTI, ‘Ma Mission en Prusse », p. 179. Fin de la note de bas de page.)
Pour adoucir cette réponse, l'homme d'Etat prussien déclara que de Goltz serait chargé de démontrer à l'Empereur l'impossibilité de négocier sur de telles bases, mais qu'il serait autorisé à rechercher d'autres combinaisons propres satisfaire la France.
Le retour de l'Empereur à Paris
Napoléon III était rentré précipitamment à Paris. Le baron Beyens, le 7 août, faisant part à Rogier de ce retour, émettait, sur la situation, des considérations judicieuses ; il avait déjà pressenti que la Prusse ne consentirait pas à céder un seul pouce de territoire allemand.
« Le retour subit de l'Empereur est attribué - dit-il - à de graves complications politiques. Les lettres de Vichy et le langage des personnages officiels depuis plusieurs jours déjà permettent, au contraire, de croire que le mauvais effet des eaux a seul déterminé ce brusque départ. Sa Majesté a eu une forte fièvre. On le lui avait du reste prédit.
« Toutefois la situation politique est telle que le public a dû aisément croire qu'elle ramenait ici Sa Majesté. Du côté du Mexique, de l'Italie et de la Prusse, tout va mal...
« Quant à la Prusse, des ouvertures lui ont été faites sous la pression de l'opinion publique en vue de quelque profit pour la France. Il aura été question de Landau, Luxembourg et le Palatinat. Mais ces demandes n'ont trouvé aucun accueil. La vivacité du langage que m'a (page 123) tenu les jours derniers le comte de Goltz ne me permettent pas d'en douter. Il semble y avoir parti pris pour le Palatinat, aussi bien que pour toute autre chose. Pas un pouce de terre allemande.
« Seulement on met dans ce refus le moins de raideur possible. On ne croit pas l'Empereur désireux ni en mesure de faire une guerre immédiate dont on se soucie fort peu ; mais ici où tout est possible, il faut cependant prendre garde à un coup de tête. De son côté, l'Empereur comprend qu'il ne saurait précisément intimider la Prusse ; que la menace ne peut être employée que s'il est prêt à la faire suivre d'effet ; et il ne l'est pas. De grands préparatifs de matériel se font ; mais quant au fusil on n'est encore nulle part et on ne s'occupe pas du personnel. Il en résulte qu'on se tâte seulement et qu'il pourra y avoir des récriminations. Mais je continue à croire qu'on ne précipitera rien, malgré le sentiment public, l'impatience de l'armée et malgré les deux cents canons portatifs de nouvelle invention destinés à suppléer, dans un cas urgent, à l'absence du fusil nouveau… »
Le soir du même jour, Beyens complétait ses renseignements. Après avoir souligné les difficultés qui s'élevaient entre la Prusse et l'Italie mécontentes l'une de l'autre, il confirmait ce qu'il avait écrit à propos des compensations, imaginant ce plaisant dialogue entre Drouyn et de Goltz : « ... nous ne pouvons rien exiger ; mais si vous trouviez moyen de nous donner quelque chose pour satisfaire l'opinion, nous serions unis de cœur ; dans le cas contraire, nous pourrions être froids. » - « On serait heureux de vous être agréable, mais le moyen ? En tout cas, adressez-vous à Berlin. » - « En effet, l'ambassadeur a fait, et admirablement fait, d'assez bonne besogne ici pour qu'on ne lui gâte pas sa position par ces questions (page 124) épineuses. Il estime que si mince que soit une cession, le principe serait compromis et la situation allemande entamée. Cependant il ne garantit pas que M. de Bismarck ne lâcherait pas Landau et quelque autre point et ne renoncerait pas au Luxembourg, sauf à donner à la Hollande quelque compensation rhénane. Cet expédient serait nécessaire à cause de l'hostilité de la reine et du prince d'Orange à ce projet. Il serait plus facile parce qu'on ne répugne pas à donner aux Néerlandais un territoire qu'on ne saurait vouloir français. Il se peut qu'on cause encore longtemps ; et je crois que la Prusse ne veut que gagner du temps en évitant à la fois de céder et de refuser. Mais toujours est-il que la chose a pris corps. »