(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
Conflit entre le Roi et Rogier à propos du congrès
(page 111) Une idée était venue à Rogier : sonder les puissances et les amener peut-être à choisir Bruxelles pour siège de l'éventuel congrès. De son propre chef, il avait lancé à certains de ses agents diplomatiques, et notamment à Van de Weyer, un télégramme dans ce sens. Cette initiative lui valut des désagréments : Léopold II la jugea inopportune, sinon compromettante.
C'est ce qui résulte d'une communication de Jules Devaux à Rogier et d'une réponse aigre-douce du ministre des Affaires étrangères.
Le secrétaire du Roi écrivait donc le 2 août : « J'ai mis votre billet de ce matin sous les yeux du Roi. Sa Majesté me charge de vous dire qu'Elle est d'avis que nous ne devons pas parler du Congrès parce que notre action est nulle sur cette question. Que si le Congrès ne se réunit pas ou se réunit ailleurs qu'à Bruxelles, il sera peu agréable d'avoir poussé à une chose qui n'aura pas réussi. Le Roi me charge donc d'insister auprès de vous pour le silence. »
Rogier répondit dès le 3 août par une longue lettre justificative de sa conduite :
« Il semble que l'on commence à ne plus se comprendre entre Laeken et la rue de la Loi. Il faudra appeler à (page 112) notre aide quelque M. Dechamps (du chinois - six ?).
« Il y a quelques jours, à la suite de la nouvelle d'un Congrès proposé par la Russie, j'ai chiffré à plusieurs de nos agents diplomatiques ce qui suit ni plus ni moins : Pour Congrès éventuel parler discrètement de Bruxelles point central et neutre.
« Dans une lettre particulière envoyéc par occasion à Beyens, je lui ai exprimé la même idée en quelques lignes en l'entourant de la plus grande réserve.
« L'idée, je le confesse, ne brille point par la hardiesse et la nouveauté. Le plus timide et le moins clairvoyant de nos agents diplomatiques l'aurait conçue tout naturellement, et s'il l'avait discrètement insinuée dans ses conversations sans m'en demander la permission, je ne lui aurais pas cherché querelle pour cela.
« Il y a loin de là à pousser à un Congrès et à provoquer officiellement la réunion d'un Congrès à Bruxelles, au risque d'un échec.
« J'ai beau retourner mon innocent télégramme dans tous les sens, je ne parviens pas à en découvrir la portée que l'on semble, je ne sais pourquoi, persister à lui attribuer, en dépit d'une première explication.
« Qu'un Congrès européen serait une chose excellente en soi pour la Belgique, c'est ma conviction profonde, bien que j'admette la contradiction sur ce point, mais qu'une fois le principe du Congrès admis, et [qu'il] soit du plus grand avantage pour nous de le voir siéger à Bruxelles, ceci est d'une clarté tellement limpide qu'il faudrait avoir (ce que nous n'avons pas) du temps à perdre pour s'amuser à le démontrer.
« Je n'y verrais pas (sic) d'inconvénient que pour le budget du ministre des Affaires étrangères, mais cette conséquence avait échappé à mon esprit peu calculateur quand j'ai lancé mon terrible et malheureux, mon incorrigible télégramme.
« Nescit missa reverti.
« Au surplus à la tournure que prennent les choses, la Belgique n'aura pas à espérer, suivant les uns, à craindre, suivant les autres, la réunion d'un Congrès européen.
(page 113) « Il va de soi que la présente lettre sera mise comme la précédente sous les yeux de Sa Majesté. »
Les prodromes de la question du Grand-Duché de Luxembourg et les craintes de la Hollande
La Hollande se préoccupait, comme nous, des conséquences possibles de la guerre austro-italo-prussienne. Elle avait aussi mis son espoir dans le congrès européen. Joseph Jooris, le premier secrétaire de notre légation à La Haye, écrivant le 22 juillet à Rogier, donnait de fort curieux détails sur les appréhensions de nos voisins et les remaniements territoriaux envisagés dans les milieux politiques et diplomatiques.
L'opinion néerlandaise paraissait convaincue, d'après notre agent, « que la Belgique s'unirait le cas échéant à la Hollande pour repousser l'ennemi commun qui, sans nul doute, serait la Prusse.
« ... On semble admettre - continuait Jooris - avec une certaine résignation, l'occupation de Luxembourg par la France moyennant une compensation qui (page 114) donnerait, par la cession de la Frise orientale et du duché de Clèves, le Rhin et l'Ems pour frontières naturelles à la Hollande. » Jooris ajoutait cette piquante confidence d'un ancien ministre des Affaires étrangères qui, à notre sens, s'aventurait un peu : « A ce prix on nous céderait même le Limbourg... - dont les habitants, catholiques, contrariant la politique protestante, sont restés Belges de cœur... » et « regrettent toujours leur ancienne famille...
« Je souhaite de tout cœur, Monsieur le Ministre, que le futur Congrès donne satisfaction au principe des nationalités, en rendant à la Néerlande la Frise orientale et à la Belgique la rive gauche de Meuse ainsi que la ville de Maestricht qui nous furent violemment arrachées en dépit de nos protestations et des réclamations de ses (sic) habitants...’ (Fonds Rogier).
(Note de bas de page : L’affirmation de Jooris, quant à une éventuelle alliance entre la Belgique et la Hollande, concorde assez mal avec les renseignements fournis, le 15 juillet, à Drouyn de Lhuys par Baudin, le ministre de France à La Haye. Ce diplomate, s'occupant des rapports hollando-belges, montre que les deux pays, malgré des craintes analogues et de communs dangers, étaient loin de se concerter pour une politique défensive. « En mai 1866 - disait-il - des propositions confidentielles d'alliance avaient été soumises au représentant hollandais à Bruxelles, mais Guillaume III, qui déjà venait de laisser tomber la visite que Léopold II avait proposé de lui faire, avait accueilli ces ouvertures avec une explosion de mauvaise humeur », sans toutefois les repousser officiellement. Une démarche du ministre d' Angleterre, insistant pour que l'entrevue eût lieu, amena le gouvernement néerlandais à invoquer la mauvaise interprétation que ce voyage pourrait inspirer la France. Le passage rapide, vers cette époque, du prince d'Orange par Bruxelles aurait eu pour but d'atténuer un peu l'amertume du refus. » (Les Origines diplomatiques de la Guerre de 1870-1871, t. XI,, pp. 63-65.) Fin de la note de bas de page.)
Rogier, dès le 23 juin, avait signalé, dans une dépêche a confidentielle à Du Jardin, notre ministre à La Haye, l'imminence des combinaisons qui pouvaient s'échafauder à propos du Grand-Duché, où un courant francophile était entretenu et alimenté par des moyens divers. Du Jardin répondit le 26 juin qu'il ignorait « s'il existe... quelque entente éventuelle... entre l'empereur Napoléon et M. le comte de Bismarck au sujet d'un partage du Luxembourg, mais qu'il savait que Baudin avait prié le Premier ministre Van Zuylen de faire insérer dans le « Dagblad », premier propagateur, une note donnant un démenti formel à cette assertion... »
Une autre lettre de Rogier à Du Jardin, du 1er août, le montre de plus en plus préoccupé du sort du Luxembourg. Le Grand-Duché, comme l'avait fait remarquer Nothomb depuis le 16 juin, était destiné, dans la pensée de Bismarck, à rester en dehors de la Confédération nouvelle qu'il se proposait de créer. Après la victoire, le ministre prussien ne l'avait pas fait figurer parmi les Etats fournissant des députés au parlement allemand du Nord ; il n'était pas davantage mentionné comme devant faire partie de l'Union éventuelle du Midi.
Rogier se demandait donc quel allait être le sort de ce territoire ainsi exclu de l’Allemagne.
« Il est à supposer - disait-il en terminant - que l'attention du roi Guillaume aura été appelée sur la compensation territoriale qui serait réclamée par l'empereur Napoléon, et vous pourrez peut-être me rendre compte de l'impression... produite à la Cour de La Haye. »