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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome I. De la mort de Léopold Ier à la retraite du général Chazal (décembre 1865-novembre 1866)

Chapitre IX. Les journaux français et la Belgique

« La Patrie » et « Le Constitutionnel » de Paris contre la presse belge

(page 73) Certains journaux impérialistes, véritables bachi-bouzouks de la presse française, ne manquaient pas une occasion de s'attaquer à la Belgique. Les insolences et les imprudences de quelques petites feuilles leur faisaient trop souvent la partie belle. Les caricatures de « L'Espiègle » et du « Grelot », les articles de « Sancho » facilitaient leur tâche. Vandenpeereboom reçut une curieuse lettre d'un sien cousin, Lefèvre, collaborateur de « La Patrie ». Elle était datée du 18 juin.

« Il paraît ce soir dans notre journal - écrivait Lefèvre - une petite note qui m'a vivement contrarié. J'avais une première fois demandé qu'on ne l'insérât point, parce qu'elle me paraissait constituer une diffamation. Aujourd'hui elle a été apportée avec injonction de l'insérer. Seulement, cette fois le nom de M. Victor Joly a été effacé et remplacé par ces mots : le principal rédacteur du « Sancho ». Cette note qui vient de haut lieu insiste sur ce fait, à savoir que le rédacteur qui prêche ouvertement l'assassinat reçoit une pension de 6,000 francs sur la cassette du roi Léopold II. Pour moi, je déplore que cette note ait paru dans « La Patrie ». M. Joly est un écrivain de beaucoup de talent, et ne je puis croire qu'il ait prêché une abominable doctrine. On aura mal lu et un ennemi l'aura desservi dans les régions du pouvoir. Je puis vous dire que la note qui (page 74) parait ce soir et celle qui a été publiée dans « La Patrie », il y a une huitaine de jours, émanaient du Cabinet de l'Empereur. Ceci est tout à fait entre nous. Je souhaite que « Sancho » ne réponde pas... » (Note de bas de page : La note du 19 juin était ainsi conçue : « On nous écrit de Bruxelles que le « Sancho » qui, dans un de ses derniers numéros, faisait l'apologie de l'assassinat, a pour principal rédacteur un écrivain qui reçoit une pension de 6,000 francs sur la liste civile du roi des Belges. » « La Patrie » avait à Bruxelles un correspondant qui, sous la signature « Van Ryk », lui envoyait des lettres fort hostiles au gouvernement libéral et où il représentait le peuple belge comme mécontent, francophile, enclin au socialisme, tandis que les sphères officielles étaient favorables à la Prusse. En août 1868, « L'Echo du Parlement » découvrit et révéla que le soi-disant Van Ryk n'était autre qu'un Français, Léon Estivant. « La Patrie » déclara qu'il continuerait ses correspondances. Néanmoins, il fut remplacé par un certain P. Van Damme, de qui les lettres présentèrent moins d'intérêt. Fin de la note de bas de page.)

Le gouvernement belge était d'autant plus ennuyé par ces incidents, que le procureur général de Bavay, qui avait pris connaissance des articles et dessins incriminés, estimait, comme Bara, qu'une condamnation était assez peu probable. Il était toutefois prêt à poursuivre, s'il en recevait l'ordre. Le chef du Cabinet s'enquérait minutieusement des attaques contre des souverains qui s'étaient produites dans les autres pays et des suites que les divers gouvernements y avaient données.

(page 75) Beyens, dans ses dépêches du 23, du 25 et du 26 juin, s'occupait longuement de la question de la presse, d'une importance capitale pour notre pays.

Il signalait d'abord l'attitude hostile des journaux officieux français, encouragée par le bureau de la presse et son « janissaire » de Saint-Paul qui allait jusqu'à dire, pour écarter certaine objection : « Il ne faut pas s'exagérer l'obstacle de l'esprit national belge : je ne demande que trois mois pour le retourner complètement. »

Drouyn de Lhuys, ensuite, rappelant le discours fameux du comte Walewski au congrès de Paris de 1856, lui avait dit en termes « amers » et menaçants « que le pays ne pourrait souffrir que des attaques dangereuses continuent à venir de l'étranger... »

L'Empereur, sans doute, montrait une extrême réserve. Il n'oubliait pas cependant la question de la presse, et avait dit un jour à notre ministre : « Vous devriez... aviser à réformer votre législation sur ce point. » D'autre part, il ne manifestait nulle gracieuseté à notre égard, et, de tout l'hiver, ni lui, ni l'Impératrice n'avaient parlé à Beyens de la visite projetée de Léopold II à Paris. « Il est évident qu'il a préféré éviter une rencontre, qui aurait ne fût-ce qu'aux yeux du public, pu ôter un atome à sa liberté d'action. »

Cette question de la presse restait donc fort délicate et Beyens émettait l'avis que la Belgique devait se tenir à l'égard des événements, dans une attitude absolument passive, « dans une entière méfiance, sous l'apparence d'une confiance complète. »

Entre-temps, Le Constitutionnel du 25 juin, renchérissant sur « La Patrie », avait publié la note suivante :

« Les excitations au régicide continuent de se produire en Belgique, à la faveur d'une impunité inexplicable. Dans son numéro du 21 juin, le journal « Le Grelot » publie une caricature et un article sous ce titre : « Ouverture de la chasse aux animaux malfaisants ». Il demande qu'un décret du peuple souverain ordonne de faire la chasse aux bêtes couronnées et il excite « les amis de l'humanité » qui voudront éviter de grands malheurs, prévenir bien des crimes, à détruire ceux qui se qualifient dc pasteurs des peuples et sont des animaux malfaisants. »

En présence de cet article menaçant, notre gouvernement se résolut à poursuivre, et Rogier télégraphia, le 26 juin au soir, à Beyens que le Parquet, devançant (page 78) la note du Constitutionnel, était saisi depuis plusieurs jours et recherchait les auteurs. Ce n'était pas exact, nous apprend Vandenpeereboom, mais, pour sauver la dignité du gouvernement belge, il fallait déclarer « que les poursuites étaient ordonnées avant la publication dc l'article du « Constitutionnel ».

Beyens qui, signalant le jour même l'attaque du journal officieux, avait conseillé de ne pas s'en émouvoir et de ne pas céder à une évidente pression, répondit au télégramme de Rogier qu'il regrettait de n'avoir pas su tout de suite que des procès étaient intentés. Du reste, il écrivit le lendemain : « ...L'affaire du « Grelot »... n'a pas la portée que l'on pourrait croire ; il n'en a pas été dit mot dans le Conseil aujourd'hui... »