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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome I. De la mort de Léopold Ier à la retraite du général Chazal (décembre 1865-novembre 1866)

Chapitre I. Les derniers jours et la mort de Léopold Ier

Le duc de Brabant tenu par Léopold Ier à l’écart du gouvernement -

(page 15) Léopold Ier, for jaloux de son autorité, avait plutôt tenu son fils aîné à l'écart du gouvernement. Les manifestations extérieures de l’activité du futur monarque s’exercèrent rarement : la tribune du Sénat. grave et calme, ne disposait pas d’un écho assez sonore pour attirer l'attention. Aussi l’étranger, le pays lui-même ne se doutaient guère de l'envergure politique de l’héritier du trône, dont la réserve, pendant les vingt premières années de son règne, ne faisait pas davantage présager le chef d'Etat impérieux, s'irritant des obstacles, et qui, conscient de supériorité et de la grandeur de ses desseins, affectait tant de dédain pour ce que l’on est convenu d’appeler l’opinion publique.

Bruits relatifs à une Régence

(page 16) Au mois de mai 1865, l'aggravation de la maladie de Léopold Ier fit tout à coup poser la question de la régence. A. Vandenpeereboom se demandait s'il ne fallait pas voir, dans ce bruit, qui coïncidait avec le retour du futur Léopold II d'un long voyage, un ballon d'essai lancé par les amis du duc de Brabant.

« Le Conseil, en tout cas - écrivait-il le 10 mai - n'est pas d'avis de s'occuper de cette affaire. « ee bons mots du prince héritier.

Les bons mots du prince héritier

Avant l'avènement, Vandenpeereboom n'avait pas eu de fréquents rapports avec le Prince royal. L'une des premières impressions qu'il a notées date du 23 août 1865. « Le Duc - écrit-il à propos d'un incident qui lui fait relever la différence d'attitude, envers Chazal, du Roi et de son fils - le Duc est froid, très diplomate, on dit même rusé... (Note de bas de page : A propos de cet incident : Un Anversois antimilitariste avait sifflé la Brabançonne au Kursaal d'Ostende. Le capitaine Chazal, fils du ministre de la guerre et officier d'ordonnance du Roi, avait souffleté l'insulteur. Léopold Ier le félicita, tandis que le duc de Brabant ne souffla mot. « Est-ce indifférence, ou crainte de se compromettre vis-à-vis du parti catholique ? s, se demandait Vandenpeereboom.)

Quelque temps après, Vandenpeereboom confirmait (page 17) cette appréciation et comparaît le duc de Brabant à Janus, le dieu à double visage :

Il me fait très bonne mine, dit-il, mais « derrière le dos et quand il est avec des catholiques, il se montre peu bienveillant. » Pour preuve, il citait d'abord une insinuation du Prince qui, à Ostende, avait dit : « Si on avait prohibé plus tôt l'entrée du bétail, on aurait évité la peste bovine. » Or, Vandenpeereboom, comme ministre de l'Intérieur, avait déployé de grands efforts pour conjurer l'épidémie et se sentait touché par le propos.

Il rapportait ensuite un « bon mot du duc à Saint- Nicolas, qui avait bien fait rire les catholiques présents : « ... Comme on présentait à Son Altesse Royale un digne prêtre qui mériterait la décoration, elle répondit gracieusement : « Les ministres, s'ils devaient décorer un prêtre, feraient une grimace comme s'ils avalaient du vinaigre. »

Malou, de qui Saint-Nicolas était le fief sénatorial, disait au duc, avec une insistance un peu déplacée : « La question vitale est de changer le ministère; il y va des plus grands intérêts du pays... » Le prince ne répondait rien ; Malou ajouta : « Monseigneur est muet sur cette question. » - « Oui, repartit finement le duc, mais je ne suis pas sourd... »

C'est ce qui faisait dire à Vandenpeereboom : « On verra plus tard ce que le nouveau règne nous amènera. C'est l'inconnu. »

La désagrégation du cabinet libéral

Léopold Ier s'acheminait visiblement vers la tombe. D'autre part, selon la pittoresque figure de Vandenpeereboom, « le navire qui a nom Cabinet » était « bien fatigué ». Il se désagrégeait de nouveau. Frère, revenu non guéri d'une cure à Creuznach, et de qui l'énergie coutumière avait fait place à un profond découragement, était bien près d'envoyer sa démission (Cf. Discailles, « Charles Rogier », IV, p. 245) : « Depuis plusieurs années, notait Vandenpeereboom le 27 août, il (Frère) a une humeur au nez qui est rouge et qui pèle de temps à autre ; il cherche dans les eaux minérales un remède au mal qui le vexe plus qu'il ne le fait souffrir; il écrit qu'il espère se guérir... » Le 5 novembre, il ajoutait : « Frère est rentré... Je suis allé le voir... (page 18) et l'ai trouvé... beaucoup moins bien que je ne le croyais. Il est, ainsi que sa femme, extrêmement nerveux, l'humeur au nez n'a pas disparu. Frère et sa femme sont démoralisés, abattus, que c'est incroyable... » ; enfin, Tesch était irrévocablement résolu à prendre sa retraite ; Chazal, « de très mauvaise humeur », semblait peu disposé à garder son portefeuille.

La santé du Roi et les bruits d'abdication

Devant cette grave situation, le Conseil des ministres avait, un moment, envisagé l'abdication du Roi ct le remaniement du cabinet. Vandenpeereboom écrivait, le 6 novembre : « Le Roi ne ferait-il pas bien d'appeler le duc de Brabant au Conseil des ministres ? L'héritier serait ainsi initié. Ne ferait-il pas mieux d'abdiquer en faveur de son fils et de le guider durant les premiers temps du nouveau règne ? On éviterait ainsi les événements que, à tort ou à raison, on prédit à l'étranger pour un changement de règne. La question extérieure belge se trouvera résolue. Nouveau et jeune roi, nouveau et plus jeune ministère... La Situation intérieure qui est, quoi qu'on en dise, très tendue, serait placée dans une phase nouvelle... Les ministres ne tardèrent pas à se convaincre de l'impossibilité d'amener Léopold Ier à descendre de son trône. « Ce serait son coup de mort », disait Chazal.

La consolidation du ministère

Tout à coup, un coin du ciel se rasséréna. Frère se ressaisit. Le revirement de Frère fut très spontané. Il avait, sur le conseil de Vandenpeereboom, consulté le docteur de Roubaix, qui l'avait trouvé dans un état physique peu grave, mais moralement frappé .

Bara consentit à remplacer Tesch. Chazal, quoique malade, garda son portefeuille. (Note de bas de page : Il était en victime d'un étrange accident. « Il a un singe, un diable de singe ; l'animal qui avait déjà fait des farces et mordu des ordonnances, etc., a de nouveau brisé sa chaîne. Chazal a voulu lui donner du sucre et le singe l'a mordu à la main assez fort. Chazal est au lit, a la fièvre . »

Les pronostics du ministre de France

(page 19) Le comte de Comminges-Guitaud, qui représenta l'Empire français à Bruxelles du 15 septembre 1864 au 12 septembre 1868, complète par d'assez curieuses informations, les réflexions de Vandenpeereboom. Il signale à Drouyn de Lhuys, le 18 novembre, l'appréciation de la presse catholique, « empreinte d'une violente exagération « sur le choix de Bara. Pour lui, l'ardeur première du jeune ministre de la Justice s'attiédira vite par le fait de sa participation aux Conseils de la Couronne. Ce n'est pas sans hésitation d'ailleurs qu'il a été l'élu de ses collègues : ils ont d'abord « vainement frappé à plusieurs portes. ». Le ministre dc France regrette, pour sa part, le départ de Tesch « qui, Ministre depuis plus de dix ans, réunissait des qualités de talent et d'honorabilité auxquelles ses adversaires mêmes ne pouvaient se refuser de rendre hommage. » Il relate enfin les espérances fondées par les catholiques « sur le prochain avènement du duc de Brabant », et voit dans la réserve des libéraux pressentis pour accepter la succession de Tesch le désir de ne pas compromettre leur avenir politique « en l'associant à celui de Frère-Orban... » (Archives du ministère français des Affaires étrangères, vol. n°LVI. Dépêche du 18 novembre 1865).

Les suggestions de Paul Devaux

Paul Devaux, qui n'était plus représentant depuis 1863, mais qui, sans avoir jamais accepté aucune fonction ministérielle, n'avait cessé de conseiller la Couronne et jouait encore un rôle dans la coulisse, venait précisément de faire une démarche assez singulière auprès de Rogier. Au Conseil du 11 novembre, où n'assistaient que Vandenpeereboom, Frère, de qui c'était la première réapparition, et Rogier, celui-ci fit part des suggestions de Paul Devaux. D'après ce dernier, le Cabinet devait se retirer, en prenant pour prétexte la démission de Tesch et la maladie de Frère et de Chazal. Il était d'avis que l'agitation du pays, entretenue par la révolte du clergé, amènerait Léopold II, dont le prochain avènement (page 20) était prévu, à congédier le Cabinet actuel, mesure qui mécontenterait les libéraux et donnerait « au début de son règne une couleur catholique fâcheuse. » Mieux valait donc, pour le ministère, une retraite immédiate. Van Praet semblait partager l'avis de son beau-frère. Vandenpeereboom, toujours désireux de s'en aller, voyait « quelque chose de vrai dans cette appréciation du père de la Doctrine. » Rogier et Frère surtout s'opposèrent à toute décision de l'espèce, contraire à l'opinion du pays, « lâche abandon du drapeau libéral.3 Aucune résolution formelle ne fut prise.

Le dernier séjour du Roi au château d'Ardenne

Quant au vieux Roi, par un effort de volonté qui fut une lourde imprudence, il était parti, le 10 novembre, pour le château d'Ardenne, après avoir signé la nomination de Bara. Il faisait annoncer par les journaux qu'il assisterait à de grandes chasses, ne voulant pas, disait Vandenpeereboom, « que le pays sache que la maladie ne respecte pas son auguste personne. »

Le Roi séjourna douze jours dans sa résidence favorite. Il revint à Laeken le 23 novembre. Une amélioration superficielle se manifesta d'abord, suivie d'une aggravation qui s'accentua de jour en jour.

Tentative nouvelle de remanier le ministère. La mort du Roi.

De nouveau, l'on reparla d'une crise ministérielle. Paul Devaux fit une nouvelle tentative, plus pressante, auprès de Rogier, qui en fit part au Conseil du 4 décembre. Il y avait lieu pour le Cabinet de se retirer et d'aider à la formation d'un ministère « pâle », sinon neutre. Deux courants apparaissaient au sein du Cabinet. Rogier, Vandenpeereboom et Chazal inclinaient à suivre l'avis de Paul Devaux, que Frère, appuyé par Vanderstichelen, combattit énergiquement. (Notes de bas de page : Rogier - qui changeait assez facilement d'avis - déclarait qu'ayant commencé sa carrière avec Léopold Ier, il voulait la terminer avec lui. Chazal, d'ailleurs malade, disait ne pas vouloir servir sous le duc devenu sire...) Aucune décision ne fut prise. La mort du Roi fit écarter la solution qui, vu les événements, eût été fort impolitique.

Les ministres, lorsque tout espoir fut perdu, prirent les dispositions nécessaires pour les funérailles et la transmission du pouvoir. La fixation de la liste civile pour le nouveau règne était une question délicate. Le duc de Brabant s'en préoccupait, écrit Vandenpeereboom le 8 décembre, et « ce sera là peut-être le premier conflit avec le nouveau Roi. »

Il fut provisoirement décidé, sur l'avis du ministre de l’Intérieur, de fixer le chiffre à trois millions.