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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome I. De la mort de Léopold Ier à la retraite du général Chazal (décembre 1865-novembre 1866)

Chapitre XV. Le conflit anversois. Le Roi et le comte de Flandre

Le conflit anversois. Divergences de vues entre le Roi et ses ministres

(page 102) Tandis que les événements de l'extérieur se déroulaient avec cette inquiétante gravité, l'agitation anversoise, dans ses suites, ne laissait pas de causer quelque ennui au gouvernement ; des divergences de vues (page 103) amenaient même un léger conflit entre Léopold Il et ses ministres.

« La Régence d’Anvers - écrivait Vandenpeereboom le 23 juillet - refuse de laisser placer même provisoirement une statue équestre du roi Léopold Ier qui a coûté plus de 100,000 francs et a été faite avec le produit d'une souscription. Le conseiller ff. de bourgmestre (note de bas de page : Van Put, qui fut nommé bourgmestre le 19 décembre 1866. Il perdit son mandat en juillet 1872) pressé par le président de la Chambre de commerce dit que la majorité de ses collègues était d'avis qu'on ne peut élever à Anvers une statue au Roi qui a fait faire les fortifications et le fort du Nord. L'indignation est grande à Anvers... Mais que faire ? L'autorité locale résiste. Le Roi croit pourtant qu'il ne peut pas ne pas aller à Anvers au jour dit, 18 août, à cause du mauvais effet que ferait à l'étranger la constatation du grave dissentiment entre le gouvernement et la ville d'Anvers, qui doit être le dernier refuge de la dynastie et du drapeau belge.

« Aujourd'hui, nous nous sommes réunis chez Rogier pour délibérer sur cette affaire. Devaux et Loos présents. Résolu de charger le grand maréchal de faire venir le conseiller ff. de bourgmestre d'Anvers pour lui dire que le Roi, qui vénérait son père, voit avec infiniment de peine l'attitude de la Régence d'Anvers et de l'engager à prendre des mesures pour que la statue puisse être placée. Il ajoute que si on refuse, ou bien le Roi ajou nera son voyage ou bien la statue sera placée sur un terrain de l'Etat sans le concours de la Ville. »

Le mauvais vouloir de l'administration meetinguiste, d'une part, le désir du Roi de se rendre quand même à Anvers, d'autre part, provoquèrent, du côté des ministres, une opposition décidée à une visite officielle.

« Le grand maréchal - écrit Vandenpeereboom le 1er août - qui a fait venir le ff. de bourgmestre d'Anvers, n'a pas pu obtenir que la cérémonie d'inauguration figurât au programme. »

Léopold II avait consulté le gouverneur Pycke qui, comme les ministres, était d'avis que, vu l'attitude du Conseil communal, le Roi ne pouvait se rendre à Anvers. Sur les instances du Souverain, le gouverneur se rallia (page 104) à un moyen terme. Il fut décidé que « sauf approbation des ministres,... Sa Majesté fera savoir qu'Elle désire l'ajournement des fêtes, parce que plusieurs jours de fête(s) (trois jours) pourrait (sic), dans les circonstances actuelles, être nuisibles à la santé publique (note de bas de page : le choléra sévissait en Belgique, et particulièrement à Anvers, avec une certaine intensité) ; on aura par cet ajournement le temps de se mettre d'accord sur l'emplacement à choisir pour la statue. Toutefois, Sa Majesté se rendrait à Anvers pour y recevoir les autorités, puis elle donnerait un banquet où elle inviterait les chefs des deux partis. Le Roi espère par ce moyen se tirer d'affaire. II désire recevoir des acclamations à Anvers, prouver à l'Europe qu'il n'a pas peur de visiter cette ville, le refuge dernier du drapeau et de la dynastie. »

La question fut soumise au Conseil des ministres, qui marqua son opposition aux mesures proposées. Elles ne pouvaient, d'après lui, satisfaire personne. « Le banquet mixte mécontenterait tout le monde. »

A la suite de cette délibération, prise le 30 juillet, Rogier et Frère furent, dès le soir, appelés au palais de Laeken. « Le débat a été très vif - raconte Vandenpeereboom. Le Roi voulait aller coûte que coûte à Anvers. Rogier lui a dit : - Votre Majesté ne peut aller chercher des acclamations dans une ville qui en même temps jette de la boue à son père. Le pays blâmerait énergiquement une telle conduite. - Je ne suis donc plus libre, a dit le Roi, d'aller où je veux. - Non Sire, officiellement du moins, comme roi, mais vous êtes libre d'aller partout sans caractère officiel.

« Le roi déclara qu'il refuserait les fêtes, qu'il ne recevrait pas les autorités, qu'il ne donnerait pas de banquet, mais qu'il irait voir les travaux de démolition (note de bas de page : résultant de la transformation de l’enceinte fortifiée).

« Frère, le 31, avait rédigé un projet de lettre motivant l'ajournement sur la difficulté de trouver un emplacement pour placer la statue, et 2° sur la situation sanitaire d'Anvers. Il avait été décidé d'envoyer ce projet au roi avec prière de le faire signer par le grand Maréchal. Après mon départ du conseil, on a modifié cette décision et Rogier a écrit que Sa Majesté pourrait faire ce qu'elle entendait, l'affaire n'ayant, à la rigueur, aucun cachet gouvernemental.

« Le Roi voulait faire tomber toute la responsabilité sur (page 105) le Cabinet ; la lettre de Rogier a pour but de la laisser au Roi.

« Sa Majesté prise au piège tendu par elle a été très déconcertée et elle a fait écrire par Prisse (note de bas de page : l’adjudant du palais) en l'absence du Maréchal, que vu la situation hygiénique, les fêtes seraient ajournées, que l'on pourrait en attendant trouver un emplacement mais qu'elle irait sans cérémonie visiter les travaux d'Anvers où elle passerait quelques heures sans recevoir personne. Attendons les résultats de cette décision. »

Dans une lettre du 1er août, adressée à Edouard Pécher, qui fut longtemps la « cheville ouvrière » du libéralisme anversois, Rogier confirmait, en les amplifiant les détails donnés par Vandenpeereboom. (Note de bas de page : Cette lettre, que nous avons trouvée au Fonds Rogier, et qui n'offre du reste pas grand intérêt, soulignait le désaccord qui s'était manifesté entre le Roi et ses ministres sur une question en somme fort secondaire.)

Les fêtes de Mons et la bouderie royale

Léopold II supportait malaisément, dès ces temps lointains, qu'on lui résistât. Aussi le ministre de l'Intérieur eut-il à subir le contre-coup de la mauvaise humeur royale.

Dès le 2 août, il se plaint des objections qu'oppose le Roi à tout ce qu'on lui soumet, des nombreux billets quotidiens qu'il fait écrire à son ministre et auxquels ce dernier doit répondre. « Le Roi - dit-il - est un peu grisé par les réceptions qu'on lui fait, et Devaux qui est son chef de Cabinet n'est pas assez valide pour lui tenir tête comme Van Praet tenait tête au vieux Roi. »

Le 3 août, Vandenpeereboom accompagnait à Mons Léopold II. Le Roi se montra d'une grande froideur, n'adressant pas une seule fois la parole à son ministre. Il était mécontent, sans doute, « des quelques réponses que j'ai faites à des lettres qu'il m'a fait écrire par Devaux. Il l'a bien fallu, cela devenait insupportable. Je recevais dix, douze, quinze billets par jour et je perdais tout mon temps à répondre. »

Bien que contrariées par des pluies parfois diluviennes, les fêtes de Mons furent très belles et l'accueil de la population enthousiaste. Une seule constatation désagréable : (page 106) l'absence de toute mission française. « Se réserverait-on, pour Tournai ? - se demandait Vandenpeereboom. Ou bien y a-t-il anguille sous roche ? Rêve-t-on des rectifications de frontières ? Rogier avait déjà proposé des décorations qu'il comptait remettre à ces envoyés français. Comme ils n'ont pas annoncé leur arrivée, Rogier s'est abstenu de paraître à Mons. Il y devait venir et (il) était convenu que je l'appellerais par télégramme, si les envoyés paraissaient à l'horizon. Rien n'a paru. Il était convenu que je dirais au Roi et au bourgmestre, etc., que le ministre des Affaires étrangères ayant reçu de nombreuses dépêches devait y répondre (tout) de suite et qu'il lui avait été impossible de s'absenter. Personne n'a dit mot ; on n'a pas remarqué l'absence du collègue et j'ai pu m'abstenir de dire quoi que ce soit. »

Toujours désireux - il le répétait du moins à satiété - de quitter le ministère, Vandenpeereboom se disait « enchanté de la bouderie du Roi » et souhaitait qu'elle pût servir ses projets de retraite.

Le comte de Flandre et la garde civique

Le baron Vanderlinden d'Hooghvorst, l'ancien membre du Gouvernement provisoire, venait de mourir. Le titre d'inspecteur général des gardes civiques du royaume restait ainsi vacant. Sur la proposition de Vandenpeereboom, le Conseil des ministres avait estimé qu'il serait désirable à tous les points de vue que S. A. R. Mgr le Comte de Flandre voulût bien accepter cette haute fonction,

« Burnell, aide de camp et confident du prince, est venu me voir le 29 (juillet) pour m'entretenir de cette affaire. Burnell, personnellement, n'est pas opposé à l'acceptation. Le prince sera quelque chose, il se rendra utile ; il n'aura pas trop de tracas. Cette position le rendra populaire, mais Burnell est d'avis qu'il faut ajourner la nomination jusqu'après les voyages de joyeuse entrée du Roi. Le nouveau chef de la garde pourrait être acclamé trop par elle dans ces voyages et tout l'enthousiasme doit être pour le Roi et la Reine.

« Le Roi ne semble pas trop partisan de cette nomination. Serait-ce de crainte de voir se partager la popularité ?... Il est convenu que j'irai voir le Comte de Flandre pour parler de cet objet important.

« J'ai eu effet été reçu par Son Altesse Royale le 30. (page 107) Le Comte m'a dit : « Je ne tiens pas à avoir ce poste. Je désire vivre à l'écart, n'offusquer personne, mais je ne refuse pas d'être utile au pays, quand je le puis ; dites-moi donc pourquoi je dois accepter. »

« J'ai fait observer que la garde civique est un élément d'ordre important, qu'il ne faut pas la négliger, qu'elle est composée de la bourgeoisie qui fait les Chambres et le gouvernement et qu'il est bon que son chef exerce sur elle une influence dynastique et nationale. Le choix de ce chef est très important et très difficile ; j'ai rappelé l'attitude patriotique de la garde en 1848 ; l'acceptation du prince est désirable à tous les égards. « Je comprends, ai-je dit, que durant les voyages actuels du Roi, tous les hommages doivent être pour lui et que la nomination peut être ajournée, mais je persiste à croire qu'elle doit être faite après les voyages. »

« Le Comte a semblé assez peu frappé de mes arguments ; l'organisation de la garde avec ses officiers élus parfois parce qu'ils ont payé un tonneau de bière est peu sérieuse ; pourrait-elle faire encore campagne comme en 1830 et 1831 ? « Il faudrait des raisons d'utilité très réelle, pour me déterminer, dit-il, et puisqu'il ne peut s'agir d'une nomination immédiate, réfléchissons. Parlez-en Laeken, on y est peu partisan de la mesure. (C'est peut-être bien là le motif de la résistance du Comte.) Nous verrons plus tard. » Ainsi, ai-je dit en partant : « Pas de refus. Ajournement. Je parlerai au Roi. » « Oui, dit le Comte, surtout parlez au Roi, mais en votre nom. »

Léopold Il, probablement, ne se montra pas favorable au choix de son frère. Le 15 octobre 1870 seulement, le général Renard, ancien ministre de la Guerre, fut nommé inspecteur général des gardes civiques du royaume.