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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome I. De la mort de Léopold Ier à la retraite du général Chazal (décembre 1865-novembre 1866)

Chapitre III. Les vues du nouveau Roi

Les vues du nouveau Roi

L'entretien du Roi avec Vandenpeereboom et ses projets d'embellissement de Bruxelles

(page 24) Vandenpeereboom eut, le 22 décembre 1865 au soir, un long entretien avec le Roi, qu'il trouva fort préoccupé des embellissements de Bruxelles, mais peu au courant des questions administratives et politiques. « Il est même sous ce rapport d'une naïveté puérile, mais il écoute ce qu'on lui dit, et semble très bien disposé et désireux de bien faire. » Vandenpeereboom, qui n'avait sans doute pas saisi toute la finesse de Léopold II et ne voyait pas que son royal interlocuteur questionnait beaucoup pour tout savoir, sc retira enchanté, car le Roi lui avait tendu la main au début et à la fin de l'audience. Telle Mme de Sévigné, proclamant Louis XIV le plus grand roi du monde, un jour qu'il avait daigné danser avec elle.

Le Conseil royal du 24 décembre 1865. Un article inquiétant du « Times »

Dans un Conseil présidé le 24 par le Roi, il fut question d'une visite officielle du Souverain à Anvers et d'un article du « Times » peu bienveillant pour la Belgique. Le Roi le traduisit « à vue et très bien » ; insista pour qu'on y répondît. Un troisième point fut l'objet (page 25) d’une importante discussion, car il marqua le point de départ de la campagne royale, qui ne cessa qu'avec sa mort, pour l'amélioration de la défense nationale. Ce fut, en quelque sorte, l'introduction à cette longue tentative de plus de deux années pour doter la Belgique, dès ces temps déjà lointains, d'une solide armature, et qui n'aboutit qu'à d'insuffisantes modifications, par suite de la répugnance des parlementaires et du pays à l'aggravation des charges militaires.

Le Cabinet se montrait désireux de réduire le budget de la guerre, dont l'opposition catholique et une partie de la gauche dénonçaient périodiquement l'exagération. Le Roi, sans se mettre ouvertement en opposition avec le sentiment de ses ministres, fit aussitôt des objections. « Il paraissait fort effrayé, dit Vandenpeereboom, à l'idée de mécontenter l'armée. »

L'abolition de la peine de mort fut enfin discutée et non résolue. Léopold II qui, plus tard, s'opposa toujours à toute exécution capitale, hésitait alors et se demandait si l'on pouvait désarmer la société. Il n'avait pas encore étudié la question, disait-il, et n'était pas en mesure de se prononcer. Rogier l'avait invité à prendre une initiative qui impressionnerait le monde. (Note de bas de page : (Le Conseil décida, le 14 janvier, qu'il « ne s'opposerait pas à une proposition abolitive de la peine de mort, faite au Sénat ». Forgeur, sénateur de Liége, avait pris l'initiative du projet, que le Sénat rejeta par 35 voix contre15. La discussion mit en relief Bara, très hostile aux innovations d'ordre social et que Vandenpeereboom qualifie de « bon et gentil garçon.3

Le Roi et les Beaux-Arts

(page 26) Dans une nouvelle entrevue qui eut lieu le 29 décembre, le Roi fit part à Vandenpeereboom de son vif désir de « donner un grand éclat aux Beaux-Arts » et de son intention d'y consacrer, en certains cas, une partie de sa liste civile. Il lui indiqua divers travaux particulièrement souhaitables.

Vandenpeereboorn, en bon Yprois, trouvait que Léopold II « était encore trop duc de Brabant », que sa sollicitude ne s'éveillait que pour la capitale et ses faubourgs. Il exprimait l'espoir de le voir étendre ses vues au delà des bornes de l'agglomération bruxelloise. Il revint plus d'une fois sur cette observation quelque peu mesquine.

Querelle, au Conseil des ministres, entre Frère et Rogier au sujet d'Anvers

Une violente discussion, prélude de difficultés futures, éclata, le 18 janvier 1866, au sein du Conseil, entre Rogier et Frère-Orban, à propos de la ville d'Anvers. Le chef du Cabinet ayant émis l'opinion qu'il fallait cesser les tracasseries infligées à la métropole, et menaçant même de se retirer, Frère se fâcha « tout rouge », s'écriant qu'on ne pouvait se courber devant des « émeutiers », rappelant à Rogier qu'il s'était associé à toutes les mesures prises à l'égard de la cité récalcitrante- Le tapage fut encore renforcé, constate malicieusement Vandenpeereboom, par les « quelques verres de champagne » bus par Rogier à un repas de Tournaisiens venus en députation à Bruxelles. (Note de bas de page : Rogier était, depuis 1863, représentant de Tournai.)

Toujours est-il que le dissentiment qui couvait entre Frère et Rogier ne fit que s'accentuer par la suite.

L'intérim de Vandenpeereboom au ministère de la Guerre. Ses plaintes à ce sujet

Chazal aurait pu reprendre à ce moment son portefeuille que Vandenpeereboom, à son corps défendant, avait (page 27) reçu ad interim. Toutefois, ses collègues étaient d’avis qu'il ferait passer plus aisément le budget que le général. Ce dernier avait effectivement perdu de son influence sur la Chambre. Le Roi pria Vandenpeereboom de « rendre ce service au pays et à la Couronne », et il fut décidé que Chazal continuerait d'être malade. Le ministre de l'Intérieur rongea son frein, mais remplit ses notes de récriminations aussi plaisantes qu'amères. On doit reconnaitre d'ailleurs que, fort consciencieux, il se faisait scrupule d'exercer des fonctions pour lesquelles il ne se jugeait pas compétent.

Le Roi hostile à Chazal. Les « petites idées » du Souverain

Le provisoire, cependant, ne paraissait pas près de finir. Selon Vandenpeereboom, le Roi, qui n'aimait pas Chazal, manœuvrait de façon à le dégoûter. « Ce sont là de petits moyens, c'est mesquin, mais le Roi, il faut le reconnaître, a quelquefois de petites idées. Chazal, du temps du vieux roi, jouissait d'une grande influence ; quand il y avait lutte pour une affaire entre le duc et Chazal, celui-ci l'emportait toujours auprès du Roi. Léopold II n'a pas oublié les rancunes du duc de Brabant... »

Et à ce propos, Vandenpeereboom s'imagine que le Roi lui en veut, qu'il est moins aimable pour lui que par le passé ; il ajoute même d'un ton quelque peu rogue : « Je ne permettrai pas plus et même je permettrai moins au jeune roi que je ne l'ai permis au vieux, de me faire la vie dure ; je ne lui dois rien ; s'il n'est pas bien gentil, cela ne durera pas longtemps ; je lui campe ma démission et voilà... »

Le Roi et Frère-Orban

Il remarque aussi que le Roi « cajole Frère », « plus par politique que par affection », à son avis.

Au fait, il semble bien que Léopold II, tout en rendant justice aux éminentes qualités de Frère-Orban, ne l'aimait pas, d'autant plus que, sur plus d'un point, ils (page 28) étaient en désaccord, et, par-dessus tout, en matière de colonisation. (Note de bas de page : M. Paul Crokaert, dans son beau livre sur Brialmont, nous montre (p. 137) le jeune officier attirant, par ses brochures sur la nécessité d'une marine belge et d'une politique colonisatrice, l'attention du futur Léopold II et devenant son confident favori. Deux lettres du due de Brabant, datées du 8 et du 24 novembre 1861, font voir le prince royal aux prises avec Frère-Orban et n'hésitant pas à dénoncer l'« ignorance » et l'« erreur » de son contradicteur en matière de fondation de colonies.)

Première tentative de Léopold Il en vue de créer une marine et d'acquérir une colonie

Curieuse constatation : on voit à ce moment-là le Roi soulever « de loin et avec prudence » devant le Conseil la question d'avoir une colonie et une marine. L'accueil fut plutôt réfrigérant. Léopold II n'insista pas... pour l'instant.

Le Roi reçoit l'Ordre de la Jarretière : la « risible cérémonie »

Vandenpeereboom nous décrit, le 12 février, la cérémonie surannée, mais amusante, de la remise au Roi de l'Ordre de la Jarretière. « …Une collection de gentlemen, hérauts d'armes, etc... sont arrivés hier à Bruxelles pour remettre à Sa Majesté les insignes de l'Ordre. Un bataillon de grenadiers était sous les armes devant le palais ; les voitures de la Cour sont allées prendre à l'hôtel de Belle-Vue la députation envoyée par la Reine, qui est arrivée au Palais vers 2 h 1/4 et qui fut introduite dans la salle d'attente. Les hérauts d'armes et d'autres personnes portaient les uniformes les plus gothiques !... Toute la Cour assistait à la cérémonie de l'investiture, les ministres y avaient été spécialement conviés en grande tenue. Le Roi, accompagné de la Reine et de ses deux enfants, est entré dans la salle bleue ; il était en culotte (page 29) courte, bas de soie, etc... La cérémonie a commencé (tout) de suite ; elle consiste à lire des diplômes, des formules, puis on habille le chevalier, on lui met la jarretière, le cordon, l'épée, le collier, le manteau et le chapeau ; tous ces objets sont portés par des dignitaires sur des coussins en velours rouge.

« Le Roi avait peine à ne pas rire ; la Reine, elle, ne pouvait se contenir et nous non plus ; au fait, c'est une cérémonie fort singulière, une cérémonie d'un autre âge. » (Note de bas de page : Marie-Henriette était d'un naturel très gai. Louis Hymans rapporte une anecdote fort amusante, nous montrant la jeune Duchesse de Brabant, au grand dam de l'étiquette, éclatant de rire au nez d'un ridicule orateur officiel. (Gf. Otschewsky et Garsou, Léopold II, 1905, p. 38.)

Le rapport de Chazal sur la réorganisation de l'armée

Quoique Chazal fût officiellement malade, il s'occupait, avec régularité, des questions importantes de son département. Il remit au Roi, le 15 février, son rapport sur la réorganisation de l'armée. Il y eut, à cette occasion, une sorte de rapprochement entre Léopold II et le général. « Le Roi - dit Vandenpeereboom - aura facilement charmé Chazal que l'on regarde cependant à la Chambre comme un charmeur… »

Curieux portrait du Roi tracé par Vandenpeereboom et complété par Chazal

A cette même date, Vandenpeereboom trace du Roi un portrait réellement curieux et qui apparaît singulièrement vrai dans la plupart de ses touches.

« Peu à peu le Roi se révèle et se dessine... ses intentions sont excellentes, j'en suis convaincu ; il a du talent, du tact, du jugement ; il a beaucoup vu, il sait beaucoup de choses, mais c'est, je pense, un malin ; il est retors, rusé, je n'ose pas dire fourbe, il dissimule sa pensée, plaide le faux pour soustraire ses pensées intimes à son (page 30) contradicteur. Il sera souvent difficile de discerner de prime abord le but vers lequel tend S. M., mais le Roi aura-t-il de la persistance et de la volonté ? L'avenir le dira.

« Etant Duc de Brabant, le prince royal a dissimulé ses qualités, ses aspirations et ses idées ; le feu Roi le tenait du reste fort dans l'ombre ; le Duc se faisait petit, voyageait, était malade, et ne marchait qu'appuyé sur une canne. Léopold Ier meurt, Léopold II monte sur le trône sans s'appuyer sur sa canne ; il l'a jetée comme Sixte-Quint, mais loin de se montrer, comme ce pape, altier et arrogant dès qu'il est couronné, Léopold II continue à se montrer doux, insinuant, modeste ; c'est encore de l'adresse ; il comprend que le Roi ne peut rien par sa volonté, qu'il doit arriver à son but par l'influence qu'il exerce, et c'est pour cela qu'il cherche à capter cette influence ; plus tard... peut-être... cherchera-t-il à faire du gouvernement personnel ou tout au moins à exercer une grande influence sur la marche des affaires. » (Note de bas de page : Vandenpeereboom a eu ici comme un pressentiment de l’avenir.)

Le baiser Lamourette du Roi et de Chazal s'était vite évanoui. Dès le 21 février, Vandenpeereboom, qui pressait le général de reprendre la direction de son département, dut écouter une bordée de plaintes. Et il trouvait que Chazal n'avait pas tout à fait tort. Ce qui le froissait notamment c'était de voir le Roi consulter « sans mystère et même avec ostentation » le lieutenant-colonel Brialmont « sur le mérite du rapport fait par Chazal... ». Du reste, ajoutait-il - le ministre de la Guerre était moins sensible aux « manquements d'égards » du Souverain qu' « à la crainte de paraître devant la Chambre » dont il avait plus peur que d'un coup de pistolet tiré à bout portant - comme de nombreux militaires.

Dans une conversation, Chazal, à son tour, esquissa le portrait de Léopold II, insistant sur son caractère rusé, et terminant par une comparaison typique. « Le feu Roi - dit-il à Vandenpeereboom - l’appréciait ainsi : Léopold est madré, rusé ; il ne marche pas à l'aventure ; l'autre jour, étant à Ardenne, je vis un renard qui voulait passer la rivière à gué ; il mit d'abord une patte dans l'eau pour sentir si elle était froide, puis il la posa doucement pour apprécier si l'eau était (page 31) profonde et passa ensuite avec mille précautions et très lentement. Ainsi fait Léopold, dit le Roi, et vous verrez qu'il sera rusé et précautionneux à l'extrême. »

Puis les plaintes recommencèrent. Chazal trouvait que Léopold II continuait sur le trône le jeu du duc de Brabant ; il est hostile au département de la Guerre ; comme duc, il critiquait les mesures prises par Chazal... les fortifications d'Anvers, les canons prussiens, etc. Il s'entoure des ennemis de Chazal. Le Roi est, du reste, défiant de tout le monde ; il n'a confiance absolue en personne, sauf peut-être en van Praet qui le mérite bien. Il contrôle les dires des uns par les dires des autres et fait appeler à cette fin une foule de personnages grands et petits. »

Le général veut se retirer

Le 23 février, au Conseil, Chazal répéta la litanie de la veille, « sauf cependant ses appréciations du caractère du Roi. » Il consulta ses collègues sur un projet de retraite. Tous estimèrent qu'elle serait prématurée. « Tous, a dit Frère, nous devons nous tenir unis jusqu'aux élections de juin. Et, en fait, alors si la victoire reste aux nôtres, un départ volontaire est possible ; on trouvera des amateurs ; si nous sommes vaincus, la retraite sera de règle. »

Il reprend finalement son portefeuille

Le Conseil fut aussi d'avis que Chazal devait reprendre la signature, à la grande satisfaction de Vandenpeereboom qui ne se sentait pas du tout à sa place et l'avouait crûment : « Je ne me tire d'affaire que par des plaisanteries, je ne suis fort et victorieux qu'en me montrant faible et même bête (sic). »

Chazal avait accepté, et Vandenpeereboom attendait l'arrêté qui le libérait de son interim. Comme le soir, cet arrêté ne lui était pas revenu, le brave homme se mettait martel en tête et accusait le Roi d'hésiter à rendre la signature à Chazal et de lui infliger par là un « outrage inexplicable. » Aussi se fit-il dire par Frère- Orban : « Vous broyez du noir, Monsieur le docteur Tant-Pis. »

(page 32) Et en effet, le soir même, vers 10 heures, le Roi signait, en présence de Vandenpeereboom qu'il avait mandé, l'arrêté attendu.

Importante conversation avec le Roi

Au cours de cette même soirée du 23 février, Vandenpeereboom causa longuement avec le Roi. Il lui dit notamment que le portefeuille de la Guerre lui avait surtout pesé par suite du manque de confiance témoigné par le Roi à ce département, dont il retenait « les plus simples arrêtés. » Il ajouta que Chazal était « fort découragé. » Léopold II se contenta de répondre que s'il avait gardé l'arrêté qui mettait fin à l'intérim de Vandenpeereboom, c'était pour ménager Chazal « qui est bien malade, le pauvre homme. »

« Ruse, ruse », souligne Vandenpeereboom.

Le Roi et le ministre ne furent pas toujours d'accord au sujet de crédits destinés aux Beaux-Arts et aux embellissements des palais royaux, ce qui amenait Vandenpeereboom à noter : « Le Roi est toujours gracieux dans les termes, dans les mots, mais je pense qu'au fond, il est peu satisfait de moi parce que je ne veux pas satisfaire tous ses caprices. »

L'entretien se porta ensuite sur les élections prochaines. « Vous les gagnerez, dit. le Roi, car vous êtes modérés. »

Vandenpeereboom ayant parlé de modifications probables dans le Cabinet après le mois de juin 1866, le Roi lui en demanda la raison. « Rogier - répondit le ministre - est disposé à se retirer et moi aussi. Frère ministre ne se porte pas bien, moi je suis éreinté... »

Léopold II lui fit alors remarquer que lui aussi était bien las : « ... en effet, il avait l'air fatigué, il était pâle ! » Et Vandenpeereboom prit congé en se félicitant d'être déchargé de son intérim.

Le Comte de Flandre, proclamé Prince de Roumanie, refuse la couronne

Le prince Couza, qui avait fait, en 1859, l'unité roumaine par la réunion de la Valachie et de la Moldavie, avait été renversé par un pronunciamiento.

(page 33) Le 11 février 1866, les Chambres roumaines avaient proclamé le comte de Flandre prince régnant des principautés roumaines unies. A. Vandenpeereboom, qui venait de recevoir, le 8 mars, les procès-verbaux de la séance de l'assemblée, dont les termes étaient des plus flatteurs pour notre Famille royale, rappelait, avec un commentaire à l'emporte-pièce, le refus, aussi rapide que l'offre, du frère de Léopold II.

« Un trône offert et refusé par télégramme, sans plus de cérémonie que s'il s'agissait d'une balle de coton ! »

La discussion du budget de la Guerre

La « jeune » gauche commençait à causer des ennuis au Cabinet. Dans diverses questions, elle manifestait sa mauvaise humeur, allant jusqu'à l'hostilité et au vote négatif, voire à la collusion avec la droite. Un incorrigible pacifiste, l'économiste Couvreur, rédacteur à l'Indépendance, avait déposé à la Chambre une proposition d'enquête sur la situation de l'armée. « Si elle est adoptée - écrivait le 8 mars A. Vandenpeereboom - il sera assez difficile à Chazal et même au Cabinet de rester au pouvoir. II est probable que la droite, faisant de ceci une question ministérielle, votera l'enquête et si les jeunes, les économistes de la gauche, donnent dans le panneau, l'opposition pourrait bien réunir la majorité des voix... »

Tendances du Roi aux petites choses. « Le Roi s'amuse »

Vandenpeereboom se plaignait à Jules Devaux (neveu de Paul Devaux et secrétaire du Roi) des tendances du Roi aux « petites choses », de la minutie qu'il apportait au contrôle des nominations, des crédits pour la voirie et les beaux-arts. « Bah ! où est le mal ? lui répondit Devaux. Le Roi s'amuse et ne s'occupe pas ainsi des grandes choses qu'il vous laisse faire. Le Roi dit souvent : « Je n'aime pas signer cet arrêté, dites-le à Vandenpeereboom (ou à Bara), mais il signe. »

Rejet de la proposition Couvreur

(page 34) Le 9 mars, la proposition de Couvreur fut rejetée par quarante-neuf voix contre trente-neuf. Léopold II s'était fort intéressé au débat. Quatre catholiques votèrent avec la majorité de la gauche, de Theux s'abstint ; huit libéraux (Bricoult, Couvreur, Le Hardy de Beaulieu, Funck, Giroul, Goblet, Grosfils et Guillery) avaient voté avec le gros des catholiques.

Le vote du budget de la Guerre

Le lendemain, le budget de la Guerre fut adopté par quarante-sept voix contre vingt-cinq et douze abstentions. Vandenpeereboom voyait dans ce scrutin, malgré les félicitations du Roi, une « victoire à la Pyrrhus » et un avertissement au Cabinet d'entrer dans la voie des concessions.

Le Roi peu croyant

Vandenpeereboom prit d'assez mauvaise part une question du Roi, qui, très gai ce jour-là - c'était le dimanche de Laetare lui demandait, au Conseil tenu le 11 mars, s'il avait été à la messe et à quelle heure. Sur la réponse, donnée d'un ton sec, qu'il avait assisté à la messe de 7 heures, Léopold II reprit : « Moi aussi, j'ai été à la messe de 10 h. 1/2 « .

Il ajouta ironiquement : « « Je ne sais pas pourquoi nous n'irions pas tous ensemble à la messe comme on y va aux Tuileries. » « Je n'aurais pas relevé cet incident assez stupide, remarque Vandenpeereboom, s'il ne me confirmait dans ma pensée que Sa Majesté n'est pas très croyante... Il me l'a du reste laissé entendre déjà et m'a questionné sur mes principes religieux dans une autre circonstance. »

La réforme électorale

Les sections de la Chambre s'occupèrent le 15 et le 16 mars 1866, des projets de réforme électorale présentés par le gouvernement et par Guillery. Le premier fut (page 35) plus heureux que le second, qu'aucune des sections n'adopta. On avait aussi reparlé du projet Dechamps. « Frère, dit Vandenpeereboom, est d'avis qu'il faut discuter la question de la réforme avant les élections, afin de faire voir aux électeurs bourgeois que les jeunes et les catholiques ont pour but de renverser l'influence de la bourgeoisie, en introduisant dans le corps électoral un élément ouvrier qui, par le nombre, ne tarderait pas à obtenir la prépondérance. Il croit que cette discussion pourrait donner le mot de ralliement lors des prochaines élections de juin et amener les nombreux électeurs bourgeois à repousser les candidatures radicales et cléricales. (note de bas de page : En 1864, lors de la longue crise politique, Adolphe Dechamps avait, dans son programme néo-démocratique, proposé de réduire à 25 et à 10 francs le cens provincial et communal. Par ailleurs, Frère, adversaire irréductible du suffrage universel, ne se montrait guère disposé à corriger le cens par la capacité. Sa résistance aux projets, timides encore, des premiers progressistes, provoquèrent, en 1870, des mécontentements qui contribuèrent à la chute de son ministère. Il ne témoigna guère plus de bon vouloir à l'égard des radicaux de 1883, dont l'exaspération et les violences furent, l'année suivante, une des principales causes de l'effondrement du libéralisme. Jules Guillery, membre de la « jeune » gauche, avait pris l'initiative d'une proposition de réforme électorale pour la province et la commune. Il abaissait à quinze francs le cens et exigeait des électeurs la connaissance de la lecture et de l'écriture. Le gouvernement ne se rallia point à ce projet et lui opposa un système beaucoup plus restreint, réduisant de moitié le cens pour ceux qui, pendant trois ans auraient suivi les cours d'une école moyenne ou d'une école d'adultes. La discussion fut reportée à l'année suivante. Fin de la note de bas de page.)

Les « faux bonshommes »

En 1864, au cours de l'interminable crise politique d'alors, Orts, pour permettre de sortir de l'impasse, pr posa, sans attendre les résultats du recensement décennal, d'augmenter de six unités le nombre des représentants et de trois celui des sénateurs. Comme l'accroissement de la population s'était surtout produit dans des (page 36) arrondissements qui élisaient des libéraux, la droite cria au coup de parti et donna le premier exemple d'une grève parlementaire. Le ministère libéral n'avait plus que deux voix de majorité. La mort de Cumont, représentant d'Alost, le priva de la majorité absolue et le força de recourir à une dissolution de la Chambre. Les nouvelles élections lui donnèrent une majorité de douze voix et le maintinrent au pouvoir.

La proposition fut représentée et adoptée en mars 1866. Elle rompit la trêve des partis, les catholiques l'ayant dénoncée avec amertume.

Le 23, Alphonse Nothomb qui, lui non plus, ne mâchait pas ses mots, traita de « faux bonshommes » les orateurs de la gauche, visant tout particulièrement A. Vandenpeereboom, qui releva vivement l'allusion personnelle, aux applaudissements de la majorité. Il concluait de cet incident que se montrer trop bienveillant pour ses adversaires frisait la duperie.

La mort de la reine Marie-Amélie. Le Cabinet est d'avis que Léopold II doit assister aux funérailles

La veuve de Louis-Philippe, la reine Marie-Amélie, étant morte à Claremont, le 25 mars, le Conseil des ministres fut consulté par le Roi sur l'opportunité d'assister aux funérailles. Tout le monde, van Praet présent, a été d'avis que le petit-fils pouvait et devait rendre un pieux et dernier devoir à sa grand'mère... Rogier seul a fait quelques objections : l'empereur Napoléon ne sera-t-il pas formalisé ? Notre Roi rencontrera à Claremont les représentants les plus ardents du parti orléaniste, etc. Ces raisons n'ont pas paru décisives au Conseil.

Le Roi suivit l'avis de ses ministres et partit pour l'Angleterre.

Graves nouvelles de Berlin

Ce fut à ce moment que parvinrent à Bruxelles de graves nouvelles de Berlin.

Le feu qui couvait dans toute l'Allemagne menaçait d'éclater.

On annonçait donc : M. de Bismarck a obtenu du roi de Prusse l'autorisation de mobiliser l'armée ; il a profité d'un moment de confiance qu'il a fait naître, pour vendre à la Bourse des fonds et actions dc chemins de fer ; le Trésor a ainsi une encaisse évaluée à plus de cinquante millions de thalers. La désignation des grands commandements est faite ; la diplomatie considère la situation comme très grave ; la France ne bouge pas et l'Angleterre considère son rôle de conciliation comme terminé. Tout cela résulte d'une dépêche de M. Nothomb… »

Et le brave ministre d'ajouter cette réflexion naïve mais qui l'honore : « Ce serait le cas de vendre tous mes fonds publics, une baisse considérable est certaine sur tous les fonds, mais on est honnête homme et je ne veux profiter en rien de la position que j'occupe. »

Le Roi entretient Vandenpeereboom de la situation extérieure et des fortifications d’Anvers. Divergences de vues

Léopold II, on le conçoit, était le premier à se préoccuper de la situation extérieure, Vandenpeereboom eut avec le Roi, le 30 mars, un entretien des plus intéressant, qui dura deux heures.

(page 38) Léopold II fit ressortir la gravité des conjonctures présentes. La guerre était probable entre la Prusse et l'Autriche. Le triomphe de la Prusse pourrait avoir comme conséquence la demande par la France, de compensations. Les provinces rhénanes, la Belgique, seraient vraisemblablement l'enjeu. Le Roi, qui ne pouvait s'attendre au manque de décision de Napoléon III, fit remarquer que la France avait la partie belle. Il croyait savoir aussi que l'Italie avait offert son concours à l'Autriche, moyennant la cession de la Vénétie.

Après l'examen « de beaucoup de petites questions », le Roi aborda « la grosse question », pour laquelle il avait, sans doute, mandé son ministre. Ici les divergences s'opposèrent tout de suite. Léopold II parla « des offres faites par une compagnie pour acheter la citadelle du Sud à Anvers ». Le produit de la vente, fit remarquer A. Vandenpeereboom, « devait faire retour à l'Etat, sauf à faire les dépenses nécessaires pour remplacer cette citadelle par d'autres ouvrages sur la rive droite de l'Escaut. »

Ce fut alors que Léopold II dévoila nettement son dessein. « Non pas - dit-il - il faudra fortifier la rive gauche, y établir des forts ; cela est indispensable pour rendre la place d'Anvers sérieuse. »

Vandenpeereboom se récrie : il fait observer au Roi « que le gouvernement et surtout Chazal avait toujours soutenu que la somme votée suffirait pour faire tout ce qu'il y avait à faire, que ces travaux de défense étaient complets, en un mot que la Chambre n'aurait plus à s'occuper des fortifications d'Anvers... qu'après de pareilles assurances données et dans une telle position, il n'était pas possible au Cabinet actuel de revenir sur ces questions et de songer à fortifier la rive gauche que pareille mesure ne pouvait être prise que par d'autres ministres... »

C'était la menace de la démission. Le Roi, « un peu piqué... se contint pourtant, se montra aimable et courtois. »

Frère, après Vandenpeereboom, marque au Roi son opposition

(page 39) Le Roi avait, semble-t-il, gagné à ses vues Rogier et Chazal. Le chef du Cabinet, du moins, dit à Vandenpeereboom que Chazal et lui étaient d'avis de vendre la citadelle du Sud pour quinze millions et de consacrer cette somme à la défense de la rive gauche. Vandenpeereboom objecta tout aussitôt une précédente déclaration de Chazal : les fortifications de la rive gauche sont inutiles, vu les inondations ; elles nuiraient, d'autre part, à la sécurité de la ville . -« Bah ! » répliqua Rogier avec assez de désinvolture - si Chazal a prouvé tout cela, il prouvera mieux encore le contraire. Et Vandenpeereboom de conclure qu'il ne se prêterait pas à pareille comédie.

Le Roi manda Frère le lendemain, 31 mars, et s'efforça de le convaincre. Il lui parla non seulement de la rive gauche de l'Escaut, mais aussi de fusils à transformer et même « d'une petite flotte cuirassée ». Frère répondit, comme Vandenpeereboom, que le Cabinet actuel ne pourrait s'engager dans cette voie.

Léopold Il n'insista pas, mais on pense bien qu'il ne se tint pas pour battu.

Frère envoyé en mission. à Paris

Le Roi, du reste, avait aussi fait venir son ministre des Finances, qu'il considérait déjà comme le véritable chef du gouvernement, pour lui confier une importante mission.

« Le Roi désire - écrivait Vandenpeereboom - qu'il aille voir l'Empereur pour expliquer son voyage à Londres, pour lui dire qu'en cas de guerre la Belgique défendra son indépendance envers et contre tous, qu'elle n'aime pas les Prussiens et qu'elle désire rester en bons termes avec la France.

« Cette mission répugne à Frère à cause des éloges que l'on a fait de lui au Corps législatif français. On y a dit (M. Glais-Bizoin) que l'Empereur, en fait de libre échange, devait demander à la Belgique son ministre des Finances. Frère croit que se présentant à l'Empereur aujourd'hui, les petites feuilles s'amuseront à ses dépens. II hésite donc. »

(page 40) Comme il confiait ses scrupules à son collègue de l'Intérieur, Vandenpeereboom l'engagea vivement à consentir : « Il sera le bienvenu chez l'Empereur qui l'admire, et pourrait être utile au pays ».

Frère partit donc pour Paris.

Les éventualités de guerre et les préoccupations du Roi

Le 1er avril, le Roi présida le Conseil des ministres. Il commença par déplorer les divisions suscitées par la protestation des évêques contre la loi des bourses, attisant ainsi le mécontentement du clergé et des catholiques. « Nous rassurons le Roi - écrit Vandenpeereboom - : dans un pays constitutionnel, il y a des partis toujours, l'unité n'existe que sous le régime despotique, et là on conspire. Les évêques ont protesté contre la loi sur l'enseignement. Qu'est-il resté de cette protestation ? »

Après une plaisanterie au sujet d'un meeting populaire pour la réforme électorale annoncé pour le soir : « Il pleuvra et cela calme », le Roi parla longuement des éventualités de guerre et demanda à Chazal « de tout préparer sur le papier. » Il ne fut pas explicitement question des fortifications de la rive gauche. « Je pense - faisait observer Vandenpeereboom - qu'en présence de ce que j'ai dit au Roi et surtout de l'opposition de Frère, on n'ose pas... »

Léopold Il pria finalement Chazal « de revenir le voir le soir pour parler de questions militaires. Le Roi, qui est peu guerrier de sa nature, voudrait-il s'initier au noble métier des armes ? Veut-il se mettre bien avec Chazal qu'il a un peu tarabusté ? Sa Majesté me disait l'autre jour : Chazal est seul capable de conduire l'armée en cas de guerre. »