(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
Le prince d'Orange à Bruxelles
(page 55) Venant de Paris, où il se rendait souvent pour ses plaisirs, le prince d'Orange, fils aîné de Guillaume III et de la spirituelle reine Sophie, fut l'hôte de Léopold II le 14 mai. Un grand dîner lui fut offert. Le Roi avait invité ses ministres. Une trentaine de convives.
Le prince fit la meilleure impression sur Vandenpeereboom. C'est « un fort beau garçon, figure franche et ouverte, allures vives; il parle parfaitement le français. On dit qu'il est un peu viveur... »
Le 8 mai, Rogier avait écrit à Beyens : « Les journaux annoncent l'arrivée à Paris du prince d'Orange : rien ne m'autorise à supposer qu'il faille attribuer à ce voyage un motif politique; je vous saurai gré toutefois de me communiquer ce que vous pourriez apprendre à cet égard » (Archives du ministère belge des Affaires étrangères, Délits de presse, tome VI.)
« ... Notre ministre répondit, rapporte Vandenpeereboom, que le prince ne s'occupait pas de politique, qu'il n'avait aucune mission à remplir, qu'il passait son temps à perdre au jeu un argent qu'il payait difficilement, et à courir les filles qu'il ne payait pas du tout, disent-elles.
(Note de bas de page : Frédéric Loliée, dans son piquant ouvrage « la Fête impériale », complète le portrait : » Le prince d'Orange, avec ses traits réguliers, son teint du Nord, ses cheveux blonds, était le type représentatif de la Hollande dans le clan de la haute noce cosmopolite. Il valait mieux que sa réputation parisienne. Des circonstances indépendances de sa volonté : les tracasseries paternelles (Guillaume III était dur et avare... pour les siens), :l'inaction à laquelle on l'avait réduit, hors de son pays (page 56) où il était fort aimé, l'ennui, te désœuvrement, le poussèrent à rechercher l'étourdissement des plaisirs. Il en prit trop l'habitude sans en avoir assez l'endurance ; il excéda la dose, et y ruina de bonne heure ses forces et sa vie ». Populaire dans les milieux du « Paris où l'on s'amuse », au point d'y être baptisé « Citron », il décéda dans la « Babylone moderne », le 11 juin 1879, à l'âge de trente-huit ans. Fin de la note de bas de page.)
Et Vandenpeereboom ajoute :« L'arrière-petit-fils :de Guillaume Ier dans le palais du fils de Léopold, palais où Guillaume Ier avait vécu pendant quinze ans... : Singulières vicissitudes des choses d'ici-bas ! »
Démissions conjurées
Il restait, à Anvers, deux sénateurs libéraux, Michiels-Loos et Joostens, élus en 1859, sortants en 1867. En vertu de la loi Orts, l'arrondissement d'Anvers avait droit à un représentant supplémentaire. Michiels-Loos et Joostens, désavoués en 1863 et en 1864 par l'élection de la liste meetinguiste, ne gardaient leur mandat qu'à contre-cœur. Ils avaient fait savoir à Vandenpeereboom leur intention de se démettre de leurs fonctions « afin de pouvoir être remplacés le 12 juin et de ne pas déranger ainsi deux fois les électeurs. »
Pour ne pas laisser réduire la majorité libérale au Sénat, Rogier et Vandenpeereboom obtinrent des deux sénateurs qu'ils restassent à leur poste jusqu'en janvier 1867, date du renouvellement partiel du Sénat.
La situation du parti libéral à Gand. Les intrigues de d'Elhoungne
On approchait de l'échéance électorale du 12 juin. Vandenpeereboom donne, à la date du 28 mai, d'assez curieux détails sur les coulisses du libéralisme gantois. Il y relate notamment les manœuvres de l'ancien représentant d'Elhoungne. Elu pour la première rois en 1843, à vingt-huit ans, il avait, d'emblée, brillé à la tribune parlementaire. D'une nuance plus accentuée que celle de Rogier et de Frère-Orban, il les contrecarra en plus (page 57) d'une occasion. Il se montra fort hostile à l'accroissement du budget de la guerre après 1848 et, maintes fois, par sa puissance sarcastique, embarrassa Chazal. Il ne sollicita pas, en 1852, le renouvellement de son mandat, probablement parce que son opposition au Cabinet avait ému les libéraux gantois. Pendant quatorze ans, il se consacra exclusivement au barreau, dont il était une des gloires. Il consentit à reparaitre sur la scène politique à la veille des élections de 1866.
« Il se manigance à Gand - écrivait Vandenpeereboom - au sein du parti libéral de mauvaises intrigues à propos des prochaines élections du 12 juin.
« Delhougne accepte et sera opposé au catholique de Baets. C'est un homme de talent qui a fait ses preuves ; madré et retors, Delhougne, surnommé familièrement par ses amis « le Serpent », a un but en renaissant à la vie politique. D'après les uns, il veut trouver moyen ainsi de se lancer dans les affaires financières ; d'après d'autres, il voudrait arriver aux hautes positions politiques, en un mot faire fortune et placer ses nombreux enfants...
« Delhougne est lié avec Nothomb et avec Guillery. Peut-être veut-il former un nouveau parti pour combattre les doctrinaires et arriver sur leur corps. Frère semble assez inquiet et me demande sans cesse : Que vient faire Delhougne à la Chambre ? Je m'en agite peu car je désire le repos.
(Note de bas de page : Comme l'écrivait un correspondant de Gand au « Catholique » de Bruxelles, le 1er juin 1866, d'Elhoungne, avant 1852, « ... ne souffrait pas M. Frère et ne le souffre pas encore; il décochait d'âpres épigrammes à M. Rogier; : il prononçait contre M. Chazal et le budget de la guerre d'âpres philippiques. » Après la chute du Cabinet libéral en 1870, Frère-Orban, le 17 juillet, devant l'Association libérale de Liége, s'attaqua violemment à d'Elhoungne, sans prononcer son nom, mais le qualifiant, par une épithète transparente, de personnage masqué qui, « quelque part « - c'était dans le Journal de Gand du 8 juillet avait « affirmé la chose qui n'est pas », en prétendant que Frère et ses amis avaient conseillé au Roi de constituer un ministère catholique. En 1883, d'Elhoungne s'unit à l'extrême-gauche, à la « petite chapelle », pour repousser une partie des impôts réclamés par le gouvernement. Il fut nommé ministre d'Etat en 1884, et mourut en 1892. Fin de la note de bas de page.)
« Après tout, il n'y a rien à dire contre cette candidature loyalement posée. Mais ce n'est pas tout. MM. de Maere et Delcourt, libéraux, sont aussi sur les rangs. De Maere est le président de la Société des Chœurs qui compte sept à huit cents membres, presque tous électeurs, et Delcourt est le stagiaire de Delhougne. Celui-ci soutient les deux candidats qui apportent le :plus de force à la liste...
« Mais pour assurer une place à de Maere et à Delcourt, il faut remplacer deux des représentants actuels, et c'est à Camille de Bast et à Ernest Vandenpeereboom, président de la Chambre, que l'on veut enlever leurs sièges de gré ou de force. Delhougne, secondé par son ami le président Le Lièvre, conduit cette intrigue. Vanderstichelen, de Kerchove, Jacquemyns et Lippens, collègues et amis d'Ernest, et le ministre de l'Intérieur cherchent à la déjouer. Camille de Bast consent à se sacrifier; Ernest Vandenpeereboom résiste vigoureusement, au contraire. Nous soutenons que ce serait une indignité d'exclure, quand la situation semble bonne, Ernest qui a accepté une candidature à Gand, quand elle avait (page 59) peu de chances... De pareils actes déshonorent un parti. Ernest est président de la Chambre, élu par la majorité ministérielle ; sa chute serait un échec pour le Cabinet.
« Bref, c'est là une basse et vile intrigue et l'on me dit que l'opinion publique à Gand la flétrit. Mais, en tout cas, ces tiraillements peuvent avoir une certaine influence sur le résultat des élections, en divisant les électeurs libéraux, et l'union est pourtant bien nécessaire, car la lutte sera vive. Les catholiques ont préparé leur attaque de longue main ; ils ont révisé les listes électorales et demandent la radiation de trois cent cinquante à quatre cents libéraux ; la députation, qui est catholique, doit statuer. Sera-t-elle impartiale ?
« On me dit, toutefois, que l'opinion libérale gagne du terrain. Cependant les élections provinciales dans les cantons ruraux de l'arrondissement de Gand ont été mauvaises aujourd'hui. Elles ont été bonnes au contraire dans les provinces wallonnes, à Liége et à Tournai surtout. »
Vandenpeereboom ajoute la date du 29 mai : « Vanderstichelen est allé aujourd'hui à Gand pour tâcher d'arranger l'affaire d'Ernest... Je suis bien curieux de connaître le résultat de ses démarches. C'est jeudi 30 que se réunit l'Association libérale pour désigner les candidats. J'ai écrit diverses fois à Ernest pour l'engager à agir et à être présent jeudi. »
La réunion n'eut lieu que le 4 juin. Au poll, Delecourt échoua; d'Elhoungne et de Maere complétèrent donc la liste.
Autres nouvelles électorales
Vandenpeereboom note au fur et mesure les informations qui lui parviennent de différents côtés. « A Mons, les candidatures de nos amis et spécialement de de Brouckere, Dolez et Carlier sont menacées. On leur en veut par suite d'affaires ou rivalités d'intérêt matériel. On veut surtout briser l'influence de la Société Générale qui a, dans cet arrondissement, de nombreux établissements industriels et cherche à faire prévaloir ses intérêts le plus possible. :
« A Soignies, Boucqueau semble vouloir se mettre sur les rangs contre les candidats de l'association. Il est venu me voir tantôt. Il désire que j'intervienne pour obtenir le (page 60) désistement de Bruneau ou de Jouret. Je lui ai répondu que le gouvernement n'intervenait pas dans les élections... : que je l'engageais à ne pas compromettre son honorabilité et à ne pas se mettre candidat contre ceux de l'association après en avoir accepté et signé les principes..
« Il y aura peut-être lutte à Charleroi.
« A Philippeville, Lambert aura un concurrent ; j'ai fait venir le gouverneur de Namur pour lui parler de cette candidature. Baillet s'est toujours montré grand partisan de Lambert. Que fera-t-il ? :
« De Brouckere est fort dans ses petits souliers à cause de ce qui se passe à Mons. Troye, le gouverneur, est aussi très agité ; il parle de donner sa démission.
Les conservateurs de Gand viennent de publier leur liste de candidats. Liste bien faible, ridicule... Les noms du traître Delehaye et de Mahieu, officier qui vient d'être chassé de l'armée, figurent sur cette liste. Il me semble impossible que pareille liste triomphe. La présenter est une abdication pour le parti clérical ; il n'ose plus même avoir des candidats à lui... et « Le Bien public’ est-il assez humilié...
« Le Roi sera bien mécontent des catholiques de Gand à cause surtout de la candidature de Mahieu. Le Roi affecte de ne pas s'occuper des élections, mais au fond il désire vivement le triomphe des libéraux modérés... car si les radicaux gagnaient du terrain, on aurait une situation bien troublée. La droite serait impuissante à résister, : elle est composée elle-même dc radicailles. (Note de bas de page : Vandenpeereboom désignait notamment par cette épithète Coomans, Alphonse Nothomb, Royer de Behr, protagonistes du suffrage universel et le banc d'Anvers.)
« La pâte électorale est au four et tout sera cuit le 12. (page 61) Le résultat, en général, semble devoir être favorable à notre politique. Le mouvement est peu animé sauf dans quelques arrondissements, à Gand, par exemple, où du reste est le centre de la bataille. Les cléricaux sont débordés sur plusieurs points par les « Arsouilles ».
« A Anvers, ils ont été obligés de subir M. Gerrits, commis-négociant, démocrate-libre-penseur, etc. A Gand, :ils ont dû admettre le transfuge Delehaye et de Mahieu, officier chassé de l'armée.
« Les catholiques loyaux sont très fâchés. Le comte de Ribaucourt et de Cannart d'Hamale, sénateurs, ne m'ont pas caché leur mécontentement. Si le parti démagogique et brouillon se fortifie à la Chambre, ce sera par le fait et la faute des catho(liques)-conservateurs. »
La vanité d'Ernest Vandenpeereboom
A l'approche dos élections législatives, une tâche délicate pour les ministres est l'octroi des décorations aux parlementaires. Alphonse Vandenpeereboom se gausse, à ce propos, de son cousin Ernest, le président de la Chambre, qui, promu commandeur de l'Ordre de Léopold, aurait voulu être grand officier. « II a insisté pour l'être ; nous avons refusé ; il m'a exprimé le désir de recevoir des grands cordons étrangers. Il vient d'en obtenir un, celui du Mexique, et en veut encore. Ses prétentions décoratives contrastent avec ses allures démocratiques et débraillées... et font beaucoup rire mes collègues. Oh! sottise humaine, Oh ! sotte vanité. »
Propos sur le Roi
« Le Roi est calme et fait venir chaque jour l'un ou l'autre ministre.
« La situation extérieure se complique ; la guerre semble inévitable. Mais la Belgique n'aura à s'en préoccuper que lors du second acte.
« ... Le Roi continue à être occupé de petites choses; : il contrôle les arrêtés de détail... ceux surtout qui concernent la voirie aux environs de Bruxelles. Cela me vexe parfois. X (note de bas de page : Cet X désigne sans doute Jules Devaux qui avait déjà exprimé une opinion analogue. Voir page 33), au contraire, trouve que c'est très bien et (page 62) qu'il est heureux que Sa Majesté s'occupe plus de détails que des grandes politiques extérieures.
« Le Roi est très affable pour nous tous et surtout pour Frère qui, de son côté, est très enchanté du Roi.
« Léopold est beaucoup mieux qu'on ne l'avait prévu. Il est calme, raisonnable, conciliant et remplit bien son rôle de chef constitutionnel de l'Etat belge.
« Voilà où l'on en est en ce moment. »
La victoire libérale du 12 juin
Vandenpeereboom, le 12 juin au soir, se déclare très satisfait du « magnifique » résultat des élections.
« La victoire est complète, pas une défaite.
« La Chambre se compose aujourd'hui de soixante-douze libéraux et de cinquante-deux catholiques. Le Sénat de trente-sept libéraux et de vingt-cinq catholiques. Cette victoire peut être considérée comme définitive ou tout au moins assurer pour longtemps la prépondérance de l'opinion libérale modérée ; les pertes possibles en 1868 ne peuvent ébrécher cette majorité d'une manière notable.
« C'est là un fait heureux dans les circonstances où se trouve l'Europe et au début d'un règne. Dieu protège la Belgique ! »
Le 13 juin, Rogier faisant connaître à Van de Weyer le succès libéral, se réjouissait de l'échec du parti radical qui, à Bruxelles, avait été mis en déroute, et n'avait « pu lutter sérieusement ni sous son drapeau dans les autres localités. »
Comme Vandenpeereboom, il se félicitait, toute question de politique intérieure mise à part, « de ce qu'en présence des complications si graves, qui se produisent en Europe, toute éventualité de crise gouvernementale soit complètement écartée dans le pays. »