Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome I. De la mort de Léopold Ier à la retraite du général Chazal (décembre 1865-novembre 1866)

Chapitre XXVIII. La circulaire La Valette et ses répercussions sur l'opinion

La circulaire La Valette

(page 161) En l'absence du marquis de Moustier, successeur désigné de Drouyn de Lhuys, et qui était encore retenu pour quelque temps à son ambassade de Constantinople, le marquis de La Valette, ministre de l' Intérieur, interprète de la pensée de l’Empereur, rédigea et signa la circulaire qui consacrait la résignation de la France aux faits accomplis grâce à la passivité de Napoléon III. La consécration du principe des grandes agglomérations avait pour correctifs certaines déclarations qui émurent particulièrement nos hommes d'Etat et nos diplomates. Elles donnèrent lieu, dans les chancelleries, à des échanges de vues animés. Leur retentissement dans la presse internationale fut grand et prolongé.

La Valette cherchait à dissimuler l'angoisse de son gouvernement et à calmer, sous des affirmations d'un optimisme hautain, l'inquiétude de l'opinion française. Pour lui donner le change, il affirmait que la France ne devait « prendre aucun ombrage » de l'agrandissement de la Prusse. « Fière de son admirable unité, de sa nationalité indestructible, elle ne saurait combattre ou regretter l'œuvre d'assimilation qui vient de s'accomplir, et subordonner à des sentiments jaloux les principes de nationalité qu'elle représente et professe à l'égard des peuples... »

Le passage le plus inquiétant s'exprimait en trois lignes lapidaires : « Une puissance irrésistible, faut-il le regretter, pousse les peuples à se réunir en grandes agglomérations en faisant disparaître les Etats secondaires. » (page 162) Cette constatation était corroborée par une réflexion mystique : « Peut-être (cette tendance) est-elle inspirée par une sorte de prévision providentielle des destinées du monde. »

Comme corollaire, l'auteur de la circulaire invoquait « la nécessité absolue, réunissant à la patrie des populations ayant les mêmes mœurs, le même esprit national que nous, » pourvu qu'un « libre consentement » traduisit leur volonté de rattachement, comme ce fut le cas pour Nice et la Savoie. « La France, concluait-il, ne peut désirer que les agrandissements territoriaux qui n'altéreraient pas sa puissante cohésion... »

L'impression produite

Etant données les appréhensions qui hantaient nos dirigeants, cette manifestation du gouvernement impérial, accompagnée de l'aveu que les forces militaires de la France devaient être réorganisées et développées, n'était pas de nature à rasséréner l'atmosphère politique belge ni à chasser les points noirs du ciel européen.

Nous en trouvons une preuve tangible dans le soin minutieux que prennent nos principaux diplomates à renseigner le ministre des Affaires étrangères. La légation de Londres, surtout, épluche littéralement les revues et les journaux anglais, qui abondent en commentaires. Rarement la presse britannique s'est préoccupée autant de la question belge, mais elle est loin d'être unanime sur l'attitude à déterminer.

D'autre part, une partie des feuilles françaises, la moins sérieuse il est vrai, s'autorise des termes de la circulaire pour indiquer les points visés, nommés aussi par les organes anglais : la Belgique et la Suisse romande. Toutes ces polémiques dénotent un malaise politique profond, qui caractérise d'ailleurs les quatre années de combinaisons laborieuses, de fiévreuse attente et de (page 162) grondements orageux qui précédèrent la grande catastrophe.

Van de Weyer, dès le 19 septembre, signale à Rogier l'opinion du « Times ». Elle est optimiste : le fameux passage sur la concentration en grands Etats n » peut en rien, selon le journal de la Cité, concerner l'avenir de la Belgique.

Le 22, il résume les deux tendances de la presse anglaise dans son appréciation de la circulaire La Valette. Pour certains journaux, la Belgique est plus directement menacée que jamais ; d'autres gardent confiance : ils croient aux assurances données par Drouyn de Lhuys au Cabinet britannique ; ils estiment la paix nécessaire à la dynastie impériale.

Les articles des feuilles parisiennes occupent l'attention des journaux de Londres. Ils soulignent notamment une assertion d'Emile de Girardin dans « La Liberté », où le célèbre polémiste regrette que la France, en ne s'alliant pas, comme lui le conseillait, à la Prusse et à l'Italie, a perdu l'occasion d'annexer la Belgique.

Caractéristique est cette remarque du correspondant parisien du « Standard » : « ... M. de La Valette a versé goutte à goutte dans l'esprit public la pensée que l'intégrité, sinon l'existence même de la Belgique, était sérieusement en danger et les commentaires de la presse semi-officieuse aussi bien que ceux des journaux indépendants sont calculés pour confirmer cette pensée bien plus que pour l'ébranler » (Bartholeyns à Rogier, 24 septembre 1866).

Le correspondant de Paris du « Morning Herald » rapportait que, d'après l'opinion dominante, le sort de la Belgique devait se décider au cours d'une entrevue à Biarritz projetée entre Bismarck et Napoléon III. (Note de bas de page : Bismarck ne se rendit pas à Biarritz). Il ajoutait que l'annexion de notre pays était considérée « comme la suite inévitable des tendances dont parle M.de La Valette. »

Il faisait aussi remarquer que Granier de Cassagnac avait été désavoué en 1852 pour avoir attaqué l'indépendance de la Belgique, mais qu'il ne l'était pas actuellement. (Bartholeyns à Rogier, 26 septembre).

Le correspondant parisien du « Times », après avoir constaté que la circulaire n'avait pas « fait beaucoup pour dissiper les anxiétés éprouvées par les pays de second ordre… », que les bruits d'annexion, quelque prématurés (page 164) qu'ils fussent, n'étaient pas « dépourvus de toute signification » signalait que de nombreux Français étaient profondément convaincus de l'existence d'un pacte secret entre Bismarck et Napoléon III. Lorsque vint le moment « d'exécuter sa part du contrat », disent-ils, le ministre prussien « proposa un équivalent au détriment d'une tierce partie et engagea la France à s'emparer de la Belgique ou à s'indemniser du côté de la Suisse. »

Par bonheur, ajoute le correspondant, l'empereur ne se décida pas à l'exécution de tels plans, qui, du reste, ne seraient pas sanctionnés par le vœu des peuples. (Bartholeyns à Rogier, 27 septembre).

Dans une seconde dépêche du 27 septembre, Bartholeyns, rapportant à Rogier les commentaires du « Morning Herald » sur l'opinion du « Pays » relative à l'avenir de la Belgique, sur l'assertion de « L'Avenir national » représentant Bismarck comme l'instigateur du démembrement de notre pays, sur le démenti opposé à cette affirmation par « La Gazette de Cologne », s'excusait de revenir aussi fréquemment sur le même sujet, mais en concluait que la question belge était désormais nettement posée.

La « Saturday Review », après avoir insisté sur le vif émoi causé à Bruxelles et en Suisse par le passage de la circulaire relatif à l'inévitable anéantissement des Etats secondaires, blâmait nettement l'effacement de la Grande-Bretagne, et se demandait si l'alliance anglo-française était bien sérieuse : n'aurait-elle pas dû être un obstacle irrésistible « à la simple conception de toutes ces tentatives d'envahissement ? » (Bartholeyns à Rogier, 29 septembre).

Divers articles s'efforcèrent de rassurer l'opinion britannique sur la politique napoléonienne. Le « Morning Herald » affirma que l'Empereur n'était nullement responsable des extravagances de partisans trop zélés ; qu'il n'existait aucune preuve d'authenticité des projets de démembrement de la Belgique attribués à Bismarck ; que le Cabinet des Tuileries avait dû donner au gouvernement belge des assurances très satisfaisantes ; que l'attitude de Napoléon III à l'égard de la Belgique avait toujours été « empreinte d'une grande amitié. » (Bartholeyns à Rogier, 29 septembre).

A son tour, le « Times » présenta la circulaire de La Valette comme « de nature à calmer et non à exciter les appréhensions. » Selon l'organe de la Cité, Napoléon III (page 165) s'était proposé de rassurer la France émue par les annexions prussiennes ; il était « tenu de justifier l'œuvre de Cavour et celle de Bismarck dans lesquelles directement ou indirectement il a pris sa part. »

Il ne fallait pas lire une menace dans le passage où l'auteur de la circulaire parlait des « annexions dictées par une absolue nécessité. » La politique de Napoléon [II a toujours été honnête ; l'Empereur n'a cessé de prodiguer des déclarations amicales à la Suisse comme à la Belgique.

Malgré le triste exemple du Danemark, le grand journal anglais croyait pouvoir affirmer que les deux petits pays ne seraient pas « laissés seuls au jour du danger. » (Bartholeyns à Rogier, 2 octobre 1866).

L'abondance des commentaires de la presse britannique attestait un sursaut de l'opinion et prouvait en tout cas le grand intérêt qu'éveillait en Angleterre la question belge.


Au moment où paraît la circulaire La Valette, le baron Beyens est en congé. Le baron d'Anethan, qui le remplace, se borne à signaler brièvement, dans une dépêche du 18 septembre, l'effet produit dans les sphères parisiennes. « Le sentiment général c'est que la France n'est pas prête et que tout ce qui se passe en ce moment est... une parenthèse qui sera fermée en 1867, après l'Exposition universelle... »


Le baron Nothomb, après avoir dit quelques mots des fêtes de la Victoire, auxquelles Bismarck assistait, à cheval, bien que souffrant d'une phlébite, voyait dans les propositions financières du gouvernement de conclure, pour liquider la guerre et reconstituer le trésor de l'armée, un emprunt de 60,000,000 de thalers, l'indice d'une lutte possible avec la France, éventualité que n'écartait pas complètement la circulaire La Valette, puisqu'elle prévoyait la nécessité d'une transformation radicale de l'organisation militaire française. (Nothomb à Rogier, 19 septembre 1866.)

Le 21 septembre, il faisait ressortir l'« excellente impression » que la circulaire avait faite à Berlin, se disait heureux de constater que Benedetti resterait probablement à son poste, et signalait une correspondance de (page 166) Bruxelles à « La Gazette de Cologne » invitant Bismarck à compléter au profit de la Belgique le démenti qu'il fait donner au sujet du prétendu engagement pris par lui envers l'empereur des Français de consentir à un compensation territoriale en Allemagne... »

Il revenait, le 1er octobre. sur la circulaire, à l'occasion de deux articles de la feuille officieuse précitée, tendant à rassurer la Belgique puisque, selon les termes mêmes du document « ce n'est que de son libre consentement qu'elle pourrait être annexée à la France... »

Nothomb traduit ensuite littéralement, dit-il, un passage du second article :

« Les Belges, il est vrai, donnent pour motif à leurs inquiétudes de prétendues ouvertures faites par le comte de Bismarck. Le ministre-président du roi de Prusse doit s'être exprimé, dans ses conférences avec M. Benedetti, cavalièrement (ce mot est en français) sur le compte de la Belgique. Nous n'en savons rien ; mais supposons qu'à l'époque où M. Drouyn de Lhuys avec ses idées de compensation était encore aux affaires, et où l'attitude de la France par rapport à la paix à conclure pouvait encore être considérée comme menaçante ; supposons qu'alors que M. de Bismarck ait risqué cette ouverture : si la France veut annexer, elle ferait mieux de s'en prendre à la Belgique qu'à l'Allemagne, on conçoit qu'à Bruxelles on ne soit pas édifié sur un tel moyen de dérivation ; mais toute cette affaire appartient au passé. La paix est conclue et expressément agréée par la France sans qu'elle ait exigé une extension de territoire. Le gouvernement français s'est défendu à Bruxelles de tout projet sur le territoire belge, que la Belgique continue à se gouverner comme par le passé et elle n'a rien à craindre de personne. »

Nothomb fait remarquer en terminant que les journaux de Berlin, mal disposés en ce moment pour la Belgique, n'ont pas reproduit ces articles.

Le distingué diplomate annonce à Rogier, le 7 octobre, que le roi de Prusse a remercié Napoléon III de la circulaire La Valette et a adhéré aux doctrines qu'elle contient, par une dépêche du sous-secrétaire d'Etat de Thile au comte de Goltz.

C'est, dit-il, l'acceptation du principe des nationalités, qui aurait pour portée complète la résurrection de la Pologne et la dissolution de la Turquie. Cette grave conséquence n'a pas échappé à l'ambassadeur de Russie qui est parti, fort irrité, pour Saint-Pétersbourg, mais le baron (page 167) de Manteuffel, chargé d'une mission extraordinaire auprès du Czar, a dû donner des assurances contraires.

Nothomb trouve néanmoins que cette adhésion du roi Guillaume constitue un fait fort sérieux. Il compare l'acceptation, au XIXème siècle, de la doctrine des nationalités « moins pour consacrer les libertés publiques que pour absorber les Etats secondaires » à la conversion, au XVIème siècle, des princes allemands à la Réforme, plus pour séculariser les biens du clergé que pour accorder la liberté religieuse.


A ce moment se produisit un événement dès longtemps prévu, la retraite du ministre de la Guerre, le général Chazal. Ce grand soldat dépassait les conceptions étroites de la généralité des Belges, même des plus avertis, en matière de défense nationale. Il était sans doute soutenu par le Souverain qui, aussi clairvoyant que lui, s'efforçait en vain, dès cette époque lointaine, de parer aux périls qui menaçaient notre indépendance. Les collègues de Chazal, par malheur, s'effrayaient de ses vues, supputant les conséquences budgétaires, électorales surtout, que d'aussi vastes desseins pouvaient entraîner. Le général avait donc irrémédiablement décidé de donner sa démission.