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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome I. De la mort de Léopold Ier à la retraite du général Chazal (décembre 1865-novembre 1866)

Chapitre XXVII. Nouvelles plaintes contre la presse belge

Le gouvernement français se plaint de nouveau de la presse belge. Rogier et La Valette

(page 154) De nouvelles agressions de « L'Espiègle » déterminèrent le gouvernement français à prescrire à son ministre à Bruxelles une pressante démarche auprès de Rogier.

« Nous sommes obligés de constater de Comminges-Guitaud, le 22 septembre, le ministre de La Valette, chargé par interim des Affaires étrangères - qu'une partie de la presse belge, et le journal « L'Espiègle » en particulier, persiste dans une polémique dont le caractère vraiment odieux a déjà été maintes fois reconnu par le gouvernement belge lui-même. De pareilles publications ne sauraient être tolérées sans un grave manquement aux convenances internationales, et je vous invite à faire connaître à M. Rogier l'impression du gouvernement de Sa Majesté. »

(page 155) Le ministre de France répondit, le 29 septembre, qu'il avait entretenu Rogier de la question. Le chef du cabinet belge exprima ses regrets des odieuses attaques de « L'Espiègle », se dit prêt à intenter un nouveau procès à ce journal, mais avoua qu'il hésitait dans la crainte de voir le jury s'apitoyer sur le sort du rédacteur en chef de cette feuille et l'acquitter, en reculant devant l'odieux d'une seconde condamnation...

Rogier se plaignit à son tour de l'attitude antibelge de deux feuilles semi-officielles, « Le Pays » et « La Patrie », dont les articles ne tendaient « à rien moins qu'à détruire notre nationalité et entretenaient dans le pays des craintes incessantes d'annexion. »

Le comte de Comminges-Guitaud lui fit observer qu'à son avis la comparaison ne pouvait se faire entre les organes susdits et certains journaux belges : « L’Etoile », par exemple, dont l'hostilité était sans égale.

Quelques jours plus tard, Rogier, qui s'était rendu à Paris, avait fait visite à de La Valette et lui avait parlé des rapports entre les deux pays.

Le ministre français rapporta cet entretien au comte de Guitaud. Rogier - lui écrivait-il le 9 octobre - « s'est attaché à établir qu'aucun dissentiment ne saurait exister entre les deux cours et que le cabinet belge faisait passer avant tout autre intérêt la conservation du bon vouloir du gouvernement impérial...

On se trouva bientôt sur le terrain brûlant de la presse. Rogier protesta de son désir sincère de réprimer les offenses ; il exprima l'espoir que le gouvernement français n'attacherait pas trop d'importance à de petits journaux. Il renouvela ses critiques à l'endroit de certains organes français.

La Valette attendra, dit-il à Guitaud, « dans une attitude de bienveillante réserve l'effet des assurances... recueillies de la bouche de M. Rogier... »

Il engagea de Guitaud à rester vigilant à l'égard de la presse belge, dont il devait continuer à signaler, mais sans tomber dans l'exagération, les futurs écarts.

Vandenpeereboom au ministère de la Guerre. Ses premières mesures et ses intentions

« J'ai donc pris l'intérim de la Guerre - écrit Vandenpeereboom le 20 septembre. J'ai donné ordre de réduire le personnel de l'armée au minimum, en renvoyant (page 156) le plus de miliciens possible, et de vendre les chevaux au-dessus du complet.

« J'ai déclaré que je ne voulais engager aucune dépense nouvelle sur le crédit de 5,000,000 extra-budgétaire consenti par le Conseil dans des circonstances critiques qui n'existent plus ; j'ai demandé à l'intendant général un état indiquant le montant, la nature, la date des engagements pris sur ce crédit, ainsi que les noms des fournisseurs, etc. Je tâcherai de voir un peu clair dans ce dédale obscur du département de la Guerre. »

Il reprend la plume le 27 pour ajouter.

« On m'a remis les états de situation du crédit de 5,000, 000. 500,000 à peu près restent disponibles ; de ces 500,000 francs, 171,000 étaient destinés à acquérir des terrains pour relever les forts du bas Escaut (forts de la Perle et Philippe). J'ai dit que je ne pouvais consentir à cette dépense ; je suppose que le Roi m'en parlera, car j'ai dit à Brialmont qu'il pouvait faire connaître par écrit mon refus au Roi, et j'ai autorisé le général Guillaume, qui a été appelé par Sa Majesté à Ostende, à faire connaître mon refus au Roi.

« Sa Majesté est fort désireuse de voir renforcer notre état militaire, mais Elle n'a pas d'idées fixes. Je serais d'avis de nommer une commission avant la rentrée des Chambres. Cette commission serait chargée d'examiner les modifications à apporter à notre organisation militaire par suite du changement de notre système de défense concentrée à Anvers et par suite des faits que la guerre entre la Prusse et l'Autriche a révélés. Experientia docet. »

Le Roi et Rogier en désaccord

Vandenpeereboom n'a rien noté de ['impression produite à Bruxelles par la circulaire du marquis de la Valette ni du dissentiment sérieux qui sépara Léopold II de Rogier. Nous savons déjà que le chef du Cabinet avait manifesté l'intention de provoquer une déclaration du gouvernement prussien rassurante pour notre indépendance. Le Roi, d'accord avec J.-B. Nothomb, estimait que l'abstention s'imposait. Une lettre royale du 21 septembre, adressée à Rogier (que nous ne n'avons pas trouvée dans les papiers de Rogier), (page 157) amena le ministre des Affaires étrangères à justifier son attitude et révéla nettement l'opposition des points de vue.

La réponse de Rogier à Léopold II est datée du 24 septembre. Elle n'a pas été, que nous sachions, publiée in extenso (note de bas de page : M. le baron Eugène Beyens la mentionne dans son beau livre sur « Le Second Empire », t. II, p. 197. Elle figure au Fonds Rogier.) :

« Sire,

« Votre Majesté me fait l'honneur de revenir dans sa lettre du 21 de ce mois sur ce qui a déjà fait l'objet de nos entretiens relativement à l'attitude que nous avons à prendre vis-à-vis du gouvernement prussien, à la suite des révélations qui sont venues de Berlin et de Vienne, sur les procédés dont M. de Bismarck a usé l'égard de la Belgique dans les dernières négociations.

« Si je comprends bien la pensée de Votre Majesté, nous devrions nous renfermer dans une abstention complète vis-à-vis du gouvernement prussien et ne pas même avoir l'air de connaître les intentions malfaisantes de son premier ministre, ainsi que le trafic coupable dont nous avons été l'objet de la part d'une puissance garante des traités sur lesquels repose notre existence politique.

« Votre Majesté croit devoir me recommander « la plus extrême réserve et la plus extrême prudence. »

« Sans avoir la prétention ridicule de ne jamais faire fausse route, je crois comprendre et je m'attache à pratiquer tout ce que commandent de prudence et de réserve les relations diplomatiques de la Belgique avec les gouvernements étrangers et je ne pense pas avoir jusqu'ici engagé l'Etat en des voies nuisibles ou périlleuses dans la part qu'il m'a été donné de prendre, depuis tant d'années, aux affaires publiques du pays.

« En ce qui regarde nos relations avec la Prusse, Votre Majesté voudra bien me permettre de constater ici les faits tels qu'ils se sont passés et la situation telle qu'elle se présente aujourd'hui.

« A l'époque où je reçus de Berlin le compte rendu des ouvertures faites par M. de Bismarck à M. Benedetti, dans la mémorable conversation échangée entre eux (le 26 juillet 1866), (page 158) M. Nothomb étant absent de sa résidence, je m'abstins de lui en écrire, et j'attendis pour l'entretenir de ce grave incident sa présence à Bruxelles où il fut appelé, suivant les désirs de Votre Majesté.

« Dans l'entre-temps, M. de Balan étant venu me voix, je ne crus pas pouvoir me dispenser de lui faire part de l'étrange information que je venais de recevoir, sans lui en laisser supposer l'origine, en ajoutant que je considérais la chose comme tellement exorbitante, que je me refusais à y croire, bien que l'information me vînt d'une source assez sérieuse pour m'avoir fortement et péniblement ému.

« M. de Balan contesta, comme cela devait être, l'exactitude de mon information et me dit qu'il en écrirait toutefois à Berlin, ce à quoi je donnai mon plein assentiment.

« Depuis ce moment, M. de Balan, soit qu'on ne lui ait pas répondu, soit qu'on lui eût fait une réponse qu'il ne croit pas opportun de me remettre, s'est abstenu de m'entretenir de cet incident.

« Lorsque M. Nothomb quitta Bruxelles après avoir fait une excursion à Paris, nous étions parfaitement d'accord sur la conduite à tenir à Berlin. Il ne s'agissait pas d'aller trouver M. de Bismarck la menace à la bouche et l'épée au poing, mais d'obtenir des éclaircissements et des explications satisfaisantes sur ce qui s'était passé relativement à la Belgique.

« J'avais assez de confiance dans ce diplomate expérimenté et d'une grande circonspection dans ses actes pour être assuré que nous n'aurions pas à redouter de sa part une démarche intempestive ou compromettante.

« Ayant reçu de Vienne des renseignements qui confirmaient pleinement les révélations de Berlin, je les transmis par lettre du 3 septembre à M. Nothomb, en me bornant à m'en référer à nos entretiens de Bruxelles.

« Soit avant, soit après la réception de cette lettre, M. Nothomb ne m'a pas appris qu'il ait cherché ou trouvé l'occasion de converser avec M. de Bismarck, et je ne l'ai pas invité à prendre une attitude plus décidée. (Note de bas de page : Faisons remarquer toutefois que Nothomb, dans sa dépêche du 13 septembre, ne cachait pas à Rogier qu'à son avis l'abstention s'imposait.)

(page 159) En m'abstenant d'insister cet égard, j'ai été mû par deux motifs. D'abord ayant été rassuré par la déclaration faite, au nom de l'Empereur, par M. Drouyn de Lhuys à lord Cowley qui l'avait interrogé, je me suis moins inquiété pour le moment de ce qu'avait pu dire et vouloir la Prusse ; en second lieu, j'ai tenu à me conformer, autant que possible, aux vues de Votre Majesté qui répugnait à ce que M. Nothomb entrât directement en explications avec M. de Bismarck.

« Depuis lors, un nouvel incident cst survenu au sujet duquel j'ai eu l'occasion, pendant mon séjour à Ostende, de faire connaitre ma manière de voir à Votre Majesté, et postérieurement à M. van Praet.

« Le gouvernement prussien, au lieu de nous fournir les explications loyales et rassurantes qu'il nous devait, a permis à son principal organe officieux de déclarer la guerre à la Belgique sous prétexte d'articles malsonnants dirigés contre la Prusse par notre presse nationale. Il m'était revenu que M. de Balan s'était exprimé ce sujet dans des termes assez amers vis-à-vis d'un de ses collègues et j'étais porté à croire qu'il viendrait peut-être faire entendre ses plaintes jusque dans le cabinet du ministre.

« Dans cette hypothèse, j'étais bien résolu, tout en condamnant les excès de la presse, de ne pas accepter avec humilité et componction les reproches qui viendraient à nous être adressés, et à rappeler à M. de Balan de quel côté étaient les torts réels et les provocations.

« Cette disposition d'esprit, je l'ai fait connaître à Votre Majesté, et je dois la vérité de Lui répéter que je me sens radicalement incapable de la modifier, croyant obéir en cela non à un mouvement de mauvaise humeur vulgaire, mais à un sentiment de dignité gouvernementale et de devoir public.

« M. de Balan qui va prendre un congé d'un mois, est venu me voir avant-hier accompagné du prince de Croy qui doit le remplacer en son absence. La conversation est restée renfermée dans des termes généraux ; il n'a pas été question des incidents qui nous occupent et je n'ai pas cru devoir y amener l'entretien.

« Je n'ai pas cessé d'ailleurs d'avoir d'excellentes relations personnelles avec M. de Balan. Il sera intéressant de connaître ce qu'il pourra avoir à nous dire à son retour (page 160) de Berlin, où il ira passer quelques jours, m'a-t-il dit, après une halte à Bonn.

« L'exposé qui précède et que j'ai tenu, au risque d'être long, à présenter d'une manière complète et sans réticence, convaincra, je l'espère, Votre Majesté de la mesure qui a été apportée par son ministre dans la direction de cette phase importante et difficile de notre histoire diplomatique. Loin d'être sorti des bornes de la réserve et de la prudence, et de m'être laissé entraîner par une susceptibilité à mon avis très légitime, je craindrais plutôt de me voir reprocher quelque jour peut-être de ne pas avoir pris assez énergiquement la défense de notre droit et le soin de notre propre conservation. Sous ce rapport, du moins, il me serait permis d'invoquer le témoignage de Votre Majesté pour me défendre.

« P. S. Votre Majesté aura remarqué peut-être dans un des derniers numéros de « L'Echo du Parlement » un prime article où il est rendu compte de la fête triomphale qui vient d'avoir lieu à Berlin. (Note de bas de page : Rogier fait allusion à l'article, fort enthousiaste, en effet, que publia « L'Echo du Parlement » le 22 septembre.) Si le gouvernement prussien n'est pas content cette fois de la presse belge, il sera bien dégoûté. Le ministre des Affaires étrangères confesse d'ailleurs en toute conscience qu'il n'est ni l'auteur ni l'inspirateur de cette élucubration apologétique. »

La retentissante circulaire adressée, le 16 septembre, aux agents diplomatiques de l'Empereur par le marquis de la Valette devait, dans l'entretemps, raviver les inquiétudes des petits Etats et solliciter la sérieuse attention du gouvernement belge.