(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
L'affaire Benedetti
(page 141) L'affaire Benedetti, qui marqua pour ainsi dire le point culminant, de ce qu'on a dénommé les visées napoléoniennes sur notre pays, est trop connue pour être développée ici (Cf. les articles publiés par M. A. DE RIDDER dans la « Revue catholique des idées et des faits (17-24 décembre 1926). Nous nous contenterons d'en (page 142) donner un résumé rapide, en faisant cette remarque primordiale qu'elle ne fut connue de personne en Belgique, qu'elle y fut tout au plus vaguement soupçonnée, et qu'elle resta le secret des rares initiés, en Allemagne comme en France, jusqu'au jour où Bismarck, pour accabler son ancien ne dupe devenue son ennemi, en dévoila le mystère.
Depuis longtemps déjà des pourparlers avaient été échangés entre Berlin et Paris au sujet de la Belgique, et l'on n'ignorait pas, dans les sphères politiques de notre pays, que Bismarck s'était efforcé d'aiguiller l'Empereur aventureux sur la voie de l'annexion. Son but était vraisemblablement de le compromettre plutôt que de l'avantager, même aux heures critiques où le ministre de Guillaume craignait terriblement qu'une lueur d'esprit politique n'éclairât Napoléon et ne l'amenât, au « moment psychologique », à l'anéantissement des espoirs prussiens.
Le 16 août 1866, un télégramme chiffré de Rouher signé « Mariette », parvenait à Benedetti, dénommé « Jacques » pour la circonstance. Il était ainsi conçu : « Avez-vous fait bon voyage ? »
Il fut suivi d'une lettre datée du même jour, précisant la portée de la négociation secrète et marquant les trois phases successives à parcourir éventuellement.
Tandis que de Bruxelles le comte de Comminges-Guitaud signalait, le 18 août, la satisfaction du gouvernement belge informé du démenti officiel français et du refus catégorique opposé par Benedetti aux offres de Bismarck qui concernaient notre pays, une lettre de Bismarck à Goltz, du 20 août, confirmait, en définitive, les affirmations de Benedetti relatives à l'annexion de la Belgique.
Le 23, Benedetti, répondant à la lettre particulière de Rouher du 16, lui rend compte de ses palabres avec Bismarck. Une annexe contient le projet d'annexion écrit de la main de Benedetti.
(page 143) Napoléon III renvoie le 26 août a Rouher ce projet de traité, annoté par lui. Il est d'avis que l'ambassadeur peut accepter en principe.
Rouher fait part le même jour à Benedetti de l'impression favorable de l'Empereur et le prie, entre autres, de lui exprimer son opinion quant à la cession du Luxembourg : doit-elle... « rester secrète jusqu'à la mainmise sur la Belgique ?3
Le 29 août, Benedetti annonce à Rouher que le comte de Goltz a été appelé par le Roi à Berlin ; il émet des doutes quant à la sincérité de Bismarck et de son souverain.
L'ambassadeur accuse réception, le 30 août, de deux lettres de Rouher, des 26 et 27 ; nous n'avons pas la seconde. Son opinion est qu'il vaut mieux tenir secrète la clause relative au Luxembourg, comme celle qui concerne la Belgique. Il signale la grande méfiance du roi de Prusse.
Le 1er septembre, enfin, Benedetti écrit qu'il a débattu avec Bismarck certaines modifications au traité secret.
Goltz arrive le 2 septembre à Berlin et plaide sans succès en faveur d'un compromis franco-prussien.
Benedetti s'est rendu aux eaux de Carlsbad. Il y passe deux semaines, attendant vainement le télégramme d'appel promis par Bismarck qui, d'ailleurs, se dérobera dorénavant la reprise des pourparlers. La comédie est jouée. La tragédie s'ensuivra.
La visite royale à Anvers
Contrairement à ce qui se passa dans les chefs-lieux des autres provinces, il n'y eut pas de visite « officielle » de Léopold II à Anvers.
(page 144) Nous en avons indiqué les causes : l'agitation factieuse de la métropole, le mauvais vouloir de son conseil communal, l'opposition des ministres ont tout compromis.
Le Roi décida finalement de se borner à une visite officieuse et de très courte durée, qui eut lieu le 25 août.
Vandenpeereboom note, à ce propos, que Léopold II s'abstint d'aller voir la statue de Léopold Ier. Il le blâme aussi de n'avoir pas visité une seule fois le tombeau paternel. « C'est bien triste à dire. Le cœur manque chez les princes en général... J'ai pu le constater... Rien ne dégoûte de la vie publique comme de voir les choses de près... »
L'inauguration de la statue de Léopold Ier, indéfiniment ajournée, ne se fit que le 10 juillet 1873, quand un conseil communal libéral eut remplacé l'administration meetinguiste.
La situation vue de Londres
Les mois d'août et de septembre 1866 comptent parmi les époques où l'on débattit le plus l'existence même de la Belgique. Les dépêches de nos ministres à l'étranger, l'inquiétude de Rogier en témoignent.
Le bruit avait couru d'une lettre amicale et rassurante. de Napoléon III à Léopold II. Bartholeyns écrivait de Londres, le 22 août, au ministre des Affaires étrangères, que la déclaration de Drouyn de Lhuys au gouvernement britannique, à savoir que l'Empereur ne réclamerait ni Philippeville ni Mariembourg, pouvait, à la rigueur, tenir lieu d'une lettre autographe impériale.
Rogier restait fort préoccupé de l'attitude de Bismarck à notre sujet. Comme il l'écrivait le 4 septembre à Van de Weyer, auquel il rappelait sa dépêche du 10 août, signalant les étranges procédés de M. de Bismarck en ce qui nous concerne une communication du vicomte de Jonghe, notre ministre à Vienne. ne lui permettait plus de douter du langage prêté à l'homme d'Etat prussien. Le comte de Gramont, ambassadeur de France, avait déclaré à de Jonghe que pour faciliter les annexions, il (Bismarck) n'a cessé d'offrir la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg à la France, et qu'à Nikolsbourg il a répété plusieurs fois à M. Benedetti (page 145) qu'à Paris l'on devait chercher en Belgique les compensations à la nouvelle organisation de l'Allemagne. « Prenez la Belgique et le Luxembourg, répétait-il constamment à l'ambassadeur français. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir ; cet agrandissement entre entièrement dans mes vues.
« Nous n'avons pas voulu suivre ses conseils, a ajouté M. de Gramont, car la politique française est une politique loyale et elle désire que la Belgique reste ce qu'elle est... »
« Je vous avise, ajoute Rogier, « ... parce qu'il me paraît utile de bien constater de quelle manière M. de Bismarck entend pratiquer à l'égard de la neutralité et de l'indépendance de la Belgique la garantie solennelle à laquelle la Prusse s'est engagée de concert avec les autres puissances. »
« Je ne suis pas surpris - lui répond le 8 Van de Weyer - de ce que de Jonghe vous a rapporté. Bismarck, depuis plus de deux ans, parle ainsi.
« ... dans plusieurs de mes rapports confidentiels, je vous ai parlé des dispositions du premier ministre de Prusse à l'égard de la Belgique... (Il) a constamment fait bon marché de notre indépendance... » Il a toujours représenté la liberté de la presse belge « comme un danger permanent pour les puissances voisines. »
Il ajoute en post-scriptum :
« Lord Stanley, que j'ai vu cet après-midi, demeure d'avis que les renseignements qui nous sont parvenus sur les dispositions de M. de Bismarck n'ont point un caractère qui justifierait la moindre remontrance... »
Rogier, nous le savons, était d'avis qu'il y avait lieu, pour le gouvernement belge, d'obtenir de la Prusse des explications, sinon un désaveu des suggestions attribuées à Bismarck.
Le même jour, dans une seconde dépêche, Van de Weyer signalait à Rogier l'assez vive sensation que produisaient en Angleterre les attaques réitérées des journaux prussiens contre la presse belge.
L'officieux « Standard » conseillait à nos journaux plus de circonspection. Son correspondant de Paris se montrait quelque peu alarmé : « ... un mauvais vent - écrivait-il - vient de Paris et de Berlin et... souffle en ce moment sur la Belgique. »
Un correspondant du « Times » voyait, dans les menaces proférées par Bismarck dans « son organe semi-officiel » (« La Gazette générale de l'Allemagne du Nord ») (page 146) une révélation de ses desseins hostiles à notre pays de complicité avec la France. »
Par une troisième dépêche confidentielle du 13, Van de Weyer faisait part à Rogier d'une conversation de lord Stanley avec le ministre du Portugal exprimant ses inquiétudes. L'homme d'Etat anglais, rappelant ses entretiens avec Van de Weyer, avait dit : « ... J’ai lieu de croire que son gouvernement est satisfait du langage que nous avons tenu à Paris et ailleurs.
« Nil novi sub sole. » La question linguistique, en ces temps lointains, donnait déjà lieu à une esquisse d'exploitation par la politique prussienne. Le « Morning Herald », organe tory, y consacrait un article important signalé le 14 par Eartholcyns et citait ce passage de l'organe du gouvernement prussien :
« En Belgique, une majorité teutonique est opprimée par une minorité de race latine... Les Belges doivent... éviter d'être compris parmi les ennemis de la Prusse. »
Pour le « Standard », trois questions importantes occupaient « ... en ce moment l'attention publique à Paris : l'annexion de la Belgique... la réorganisation de l'armée française et la santé de l'Empereur... »
Seule l'Angleterre pouvait sauvegarder l'indépendance de notre pays : « ... sinon son annexion n'est pas improbable, comme aucune autre puissance ne combattra pour elle... »
Il signalait aussi que les hommes politiques français sont fortement imbus de l'idée que l'Angleterre ne se battra pas pour la Belgique et conseillait de combattre cette opinion dangereuse
A son idée, « l'Empereur reculerait devant l'annexion de la Belgique, si une guerre avec l'Angleterre devait s'ensuivre... »
Le gouvernement britannique devrait déclarer hautement son intention de défendre la Belgique, et l'Angleterre se tenir prête à combattre seule pour ce pays.
L'auteur de l'article croyait pouvoir affirmer « ... d'après des renseignements personnels, que plusieurs habitants de Bruxelles sont si profondément convaincus que l'annexion de leur pays n'est qu'une question de temps, qu'ils ont déjà transporté à Paris une partie de leurs biens. »
Que ne racontait-on encore ! Bartholeyns, le 15 septembre, rapportait à Rogier que, d'après le même « Standard », Bismarck et Metternich allaient se rendre à Biarritz, pour décider, dans un conclave, du sort de la Belgique. La France était capable de tenter une lutte contre (page 147) l'Angleterre au sujet de la frontière du Rhin. Bismarck et Napoléon III étaient mécontents des Belges, le premier à cause des sympathies austrophiles des catholiques, tous deux en raison des violences de notre presse.
La même note était exprimée par deux revues hebdomadaires : la « Saturday Review » et l'« Economist ».
Rogier avait annoté - écrivait-il le 16 à Van de Weyer - avec une vive satisfaction les mots « et ailleurs » contenus dans la dépêche du 13 de notre ministre à Londres, d'autant plus que le Chef du Foreign Office ne nous avait guère laissé entrevoir d'abord que la Grande-Bretagne interviendrait auprès d'autres puissances que la France... » Il serait d'un grand intérêt de savoir quels étaient ces Etats et l'accueil réservé par eux aux démarches anglaises.
La situation vue de Paris, de Berlin
Beyens écrit le 24 août à Rogier que, vu la note parue dans « Le Moniteur universel » du 22, il a cru devoir en parler à Drouyn de Lhuys. Ce dernier s'est plaint des journaux, des démarches inutiles que leurs erreurs provoquent parfois.
« Le langage de M. Drouyn de Lhuys indique tout à la fois le mécontentement de l'insuccès à Berlin, le regret d'avoir dû, comme conséquence, formuler et publier la déclaration à l'Angleterre, et enfin l'intérêt qu'il y avait pour nous à ne pas nous immiscer dans une situation délicate et embarrassée dont nous avons, en définitive, retiré quelque avantage sans nous être exposés à aucun inconvénient... »
Rogier, répondant le 31 août à la dépêche de Beyens du 21, reçue seulement le 29, maintient l'opinion qu'il a exprimée les 14 et 17 août sur l'opportunité d'une démarche auprès de Drouyn de Lhuys, bien qu'elle soit devenue sans objet.
Il espère que « pareils incidents ne se reproduiront plus dans l'avenir
« Par bonheur, ajoute-t-il, Cowley, qui n'était pas partisan d'une démarche belge, ne s'est pas abstenu pour le compte de son pays, sinon nous ne saurions pas encore officiellement, à l'heure qu'il est, ce que la (page 148) France entendait par la revendication de ses frontières de 1814 et l'émotion du pays ne se serait pas calmée.
Nous avons laissé le baron Nothomb accomplir à Paris une importante mission. En son absence, son fils Godefroy et le chargé d'affaires Mulle de Terschueren renseignaient le gouvernement belge. Nous remarquons une dépêche de ce dernier, du 10 août, relatant un entretien avec Bismarck, qu'il a eu l'occasion rare en ce moment de rencontrer. Sondé au sujet des compensations réclamées par la France, le ministre prussien lui a répondu « d'une façon très nette en démentant d'une manière très décidée les bruits qui circulaient depuis quelques jours sur ce point ; il a ensuite parlé avec chaleur du désintéressement avec lequel l'Empereur des Français avait rempli son rôle d'arbitre de la paix... »
D'autre part, Benedetti n'a pas caché à une personnalité du monde politique qu'il s'agissait pour la France d'obtenir le rétablissement des limites que lui avait fixées le traité du 30 mai 1814, tout en ajoutant que la Belgique n'était pas en cause.
Au dossier « Prusse 1866 » du ministère belge des Affaires étrangères figure la curieuse note que voici :
« Le comte de Guitaud affirme que, pendant sa mission à Bruxelles, il a été chargé de faire et a fait au nom de son gouvernement au gouvernement belge des communications qui l'autorisent à s'étonner du bruit que nous faisons de la prétendue révélation faite par le comte de Bismarck au baron Nothomb. A vérifier de près et d'urgence. »
Une seconde note signale qu'il n'y a nulle trace de telles communications, et une sous-note fait remarquer qu'il y a eu pourtant une correspondance de Nothomb et de Beyens.
A noter aussi la conclusion d'un article sévère du journal officieux « La Gazette de Cologne », en date du 29 août 1866 : « ...Rien n'explique... ce qui peut engager la presse belge, après avoir échappé à la question des compensations, à soutenir le chauvinisme français et les intrigants du parti Metternich dans leurs attaques contre la Prusse. La Belgique a le plus pressant intérêt à se trouver en bonne entente avec la Prusse. »
J.-B. Nothomb a regagné son poste. Le 4 septembre, Rogier lui fait part de l'entretien de Jonghe de Gramont (voir page 144) :
« Aucun doute ne semble donc plus possible, Monsieur (page 149) le baron, en ce qui concerne l'étrange attitude prise à notre égard par le Premier ministre d'un gouvernement signataire et garant des traités qui ont constitué la Belgique.
« Je m'en réfère, du reste, aux entretiens que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous à ce sujet lors de votre dernier séjour à Bruxelles, »
Nothomb, le 6, communique à Rogier le désir de lord Loftus, l'ambassadeur de la Grande-Bretagne à Berlin, d'avoir le texte de la lettre du 13 août de Drouyn de Lhuys à lord Cowley : « ... Son intention est d'obtenir du comte de Bismarck une déclaration en faveur de l'indépendance de la Belgique, ce qui lui paraît facile d'après le rapprochement qui s'opère entre la Prusse et l'Angleterre ; il veut se faire une arme. de cette lettre ; la Prusse, dit-il, ne peut pas rester en retard de la France. »
Dans une dépêche du 8 septembre, Nothomb donne de très intéressants détails sur le retour de Benedetti à Berlin et le congé qu'il vient de prendre :
« ... M. Benedetti est parti pour les eaux de Carlsbad et non comme le prétendent les journaux, pour Paris ; l'Empereur l'avait renvoyé à Berlin non pour qu'il reprît la question désormais abandonnée des compensations, mais pour qu'il vînt en aide aux Etats du Midi et à la Saxe...
« Les traités de paix ayant été signés avec les quatre Etats du Midi, M. Benedetti a insisté pour obtenir un congé nécessaire à sa santé qui est réellement altérée ; Je soupçonne aussi que le séjour de Berlin lui est devenu désagréable... »
Il était si pressé de quitter Berlin qu'il n'a pas attendu l'arrivée de Lefebvre de Béhaine, chargé de le remplacer. Nothomb confirme l'aigreur témoignée par Bismarck au cours de l'entretien qu'il a eu avec Lefebvre de Béhaine à propos de la Saxe : « ... Je ne dois pas vous cacher - a dit Bismarck au chargé d'affaires français - que l'ingérence étrangère me fatigue et produit un effet contraire à celui qu'on attend... » - « J'attendrai donc une meilleure occasion », a répondu Lefebvre. (Cf. « Les Origines diplomatiques de la guerre de 1870-1871 », t, XII, pp. 276-278.)
Nothomb commente ensuite la communication que lui a faite Rogier de l'entretien Gramont-de Jonghe. « Ce n'est pas, hélas ! du nouveau pour moi », déclare-t-il. « Les dispositions du comte de Bismarck m'étaient (page 150) connues avant son avènement aux affaires ; elles me l'étaient notamment par un entretien qu'il a eu en 1858 à Berlin avec le marquis de Moustier... alors ministre de France près la Cour de Prusse, entretien qui a fort étonné M- de Moustier et qu'il m'a raconté immédiatement en détail. Dès lors, M. de Bismarck avait conçu tout son plan... »
« C'est ainsi, dit Nothomb, que s'il avait été ministre des Affaires étrangères en 1859, il aurait offert son alliance soit à l'Autriche, soit à la France, et se la serait fait payer.
« Je suis de ceux qui ont toujours pris M. de Bismarck au sérieux ; M. de Bismarck le sait. »
Il faut à présent tirer de la situation le meilleur parti possible : il n'en est pas d'autre que de se rapprocher de la Prusse :
« Je pense qu'il faut prendre les choses au point où elles sont arrivées, oublier les dispositions peu bienveillantes, hostiles même de M. de Bismarck pendant qu'il était engagé dans une politique militante, accepter, comme le font de plus puissants que nous, la Prusse agrandie et nous rapprocher d'elle en nous conciliant sa bienveillance. »
Revenu à Berlin dans ces dispositions d'esprit, Nothomb, à son grand regret, voit son arrivée coïncider « avec une polémique très malheureuse suscitée par le plus grand organe de la presse belge. » « L'Indépendance », en effet, n'avait pu s'abstenir de condamner la politique prussienne d'annexion par la conquête, de dénoncer les considérations qu'elle invoquait en un « style politico-mystique qui donne, comme des décrets du Ciel, les calculs égoïstes de l'ambition humaine... » (26 août). Elle avait aussi rappelé les maximes bismarckiennes : « La force prime le droit. » - « L'Allemagne ne peut se faire que par le fer et le sang « Aussi s'était-elle attiré les vifs reproches de « La Gazette de Cologne » et même, « pour la première fois », comme Nothomb le remarquait, le blâme de « La Gazette générale de l'Allemagne du Nord », qui, évoquant la question linguistique, signalait l'« oppression » de la race flamande par une minorité d'expression française et soulignait la responsabilité du peuple qui se donne des lois qui ne mettent pas une nation voisine à l'abri des insultes... »
Si facile que puisse être la réfutation de ce grief racique, (page 151) au gouvernement prussien : « ... ce serait autoriser -M. de Bismarck et M. de Thile à me demander compte de la presse belge ... »
Nothomb connaissait l'envie de Rogier de mettre Bismarck en demeure de s'expliquer.
Il n'était pas d'avis de tenter pareille démarche.
Il n'avait jamais mis en doute - écrivait-il à son chef le 13 septembre - — les tendances de Bismarck ; il avait constamment signalé les dangers de sa politique. Les excursions du ministre prussien à Paris et à Biarritz ont fait supposer l'existence d'un pacte conclu entre l'Empereur et lui pour sacrifier la Belgique. « Aujourd'hui qu'il est démontré qu'il n'existe pas, aujourd'hui que l'une des parties, la France, s'en est défendue et nous a donné loyalement les assurances les plus satisfaisantes, y a-t-il quelque intérêt réel et urgent à amener l'autre partie à s'expliquer, à se disculper ? »
Il ne le croyait pas.
Le gouvernement belge qui, par défiance des menées prussiennes, s'est rapproché « plus intimement des autres gouvernements garants de notre indépendance, notamment de la France », a été bien inspiré, puisque « là où il s'y attendait le moins, M. de Bismarck a rencontré une loyale résistance et le sentiment des droits d'autrui ».
Nothomb, depuis son retour, avait vu lord Loftus qui, lui non plus, n'était pas d'opinion que le gouvernement belge prît l'initiative d'une demande directe d'explications, soit à la légation de Prusse à Bruxelles, soit au ministre des Affaires étrangères à Berlin. Le diplomate britannique estimait que la question devait être posée par un intermédiaire, l'Angleterre de préférence. Lord Loftus, s'il en recevait l'ordre, serait bien aise, disait-il, de mettre M. de Bismarck sur la sellette européenne.
L' ambassadeur de Russie, Budberg. déconseillait aussi toute démarche directe. Il envisageait comme suite possible un dilemme dangereux : ou Bismarck niera, et peut-être les tiers se rétracteront ; ou bien « il vous déclarera audacieusement qu'il ne regarde pas l'existence de la Belgique comme nécessaire... »
Nothomb prie en conséquence Rogier de bien peser la situation ; quant à lui, en attendant, il s'abstiendra. Il revient sur la déloyauté de Bismarck « dont l'indifférence, dont l'hostilité envers la Belgique étaient notoires et qui a pris l'initiative d'une agression contre notre pays, essai de complot dont les suites ont été évitées (page 152) « grâce à la loyauté de celui qui devait en profiter... »
Il terminait en disant que s'il recevait de Bruxelles le texte de la lettre du 13 août de Drouyn de Lhuys à lord Cowley, lord Loftus pourrait en parler à Bismarck.
Rogier, enchanté de l'intention de l'ambassadeur anglais, ne croit cependant pas pouvoir communiquer une pièce qui ne lui a pas été remise officiellement. Il demande à Nothomb si la voie la plus naturelle pour obtenir copie de la lettre ne serait pas de s'adresser à Londres même.
Le 14, Nothomb annonce qu'il a revu avec grande satisfaction Benedetti, revenu de Carlsbad et qui lui a fait visite.