(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
L'intervention britannique. La clôture apparente de l'incident
(page 133) Notre ministre à Berlin se trouvait en ce moment à Bruxelles. Rogier, dont on a vu les préoccupations, crut utile d'envoyer à Paris l'excellent diplomate tâter le terrain. Une lettre de Jules Devaux, du 13 août, avisait le chef du cabinet que le Roi était très favorable à cette « excursion », qu'il autorisait volontiers « cette petite fugue. » Rogier s'empressa d'avertir le baron Beyens par télégramme chiffré : « Notre ministre en Prusse fait courte excursion à Paris pour voir sa fille. Se propose vous visiter. Utile et opportun vous accorder ensemble sur conduite et langage à tenir respectivement à Berlin et à Paris. »
En même temps, Rogier, dans une dépêche du 14 août, répondant aux considérations de Beyens sur l'opportunité d'une démarche auprès du gouvernement français, maintenait sa manière de voir : « ... je persiste à croire - écrivait-il - qu'il n'y a pas lieu de tarder à rechercher la confirmation d'assurances qui, émanant du chef même du département des Affaires étrangères, auraient, aux yeux du gouvernement du Roi, une valeur morale beaucoup plus grande.
(page 134) « Aujourd'hui que les propositions faites à Berlin ont été, dans la presse, l'objet de toute espèce de commentaires et que les conseils prêtés à M. de Bismarck en ce qui concerne la Belgique et le Luxembourg sont sortis du secret des chancelleries, il serait, me semble-t-il, aisé d'éviter que votre démarche entraînât les inconvénients que vous paraissiez craindre ; elle s'expliquerait ainsi naturellement et plus encore par le désir de témoigner au gouvernement impérial la satisfaction que nous a fait éprouver l'attitude de son ministre à Berlin que par le besoin de sonder les dessins (sic) de la politique française...’
A la réception du télégramme précité, Beyens, en apprenant l’envoi de J.-B. Nothomb à Paris, avait visiblement éprouvé une contrariété d'amour-propre qui perçait dans sa dépêche à Rogier du 14 août. Tout en reconnaissant l'utilité que présentaient toujours les conversations de J.-B. Nothomb, il en contestait avec empressement l’opportunité « en présence de la clôture de l'incident que j'annonce aujourd'hui. »
D'un autre côté, lord Stanley, pressenti, comme on l'a vu, par Van de Weyer, avait, le 10 août, chargé son ambassadeur à Paris d'entretenir l'Empereur de la question soulevée. Rentré à paris de Trouville, où il prenait des bains de mer, lord Cowley trouva une lettre de Drouyn de Lhuys, qu'il communiqua le 14 août à lord Stanley.
Le ministre des Affaires étrangères lui mandait de la part de Napoléon III qu'il n'était absolument pas question de réclamer à la Belgique un pouce de son territoire. (Note de bas de page : Le baron Beyens reproduit cette réponse dans « Le Second Empire », tome II, page 194.)
(page 135) Notre ministre à Paris, le même jour,. transmettant la nouvelle à Rogier, par télégramme chiffré d'abord, par dépêche ensuite, faisait remarquer dans celle-ci que l'insuccès de la démarche tentée le 5 août par Benedetti enlevait à la question son caractère d'actualité. Il ajoutait avec complaisance que le diplomate britannique estimait que toute démarche de sa part, si réservée fût-elle, aurait constitué une faute caractérisée.
Invité par Rogier, télégraphiquement, à profiter du dîner diplomatique offert à l'occasion de la fête de l'Empereur pour remercier le gouvernement français, Beyens saisit l'occasion pour échanger avec Drouyn de Lhuys quelques phrases rapides. Il prit texte des insinuations bismarckiennes pour exprimer la satisfaction de notre gouvernement de leur peu de succès. « Vous n'avez jamais pu en douter ! » s'écria l'homme d'Etat français. Beyens avait tout de suite remarqué la gène visible de Drouyn dont la situation était plus embarrassée que jamais.
Malgré toutes les bonnes raisons qui déconseillaient la guerre, et que le baron Nothomb lui avait développées « avec une admirable précision et une grande autorité », Beyens se demandait si le gouvernement impérial ne serait pas « débordé par le sentiment public », qui, partout, voyait l'honneur français entamé.
Dans cet état d'esprit résidait le véritable danger pour la Belgique, qui, malgré sa neutralité, pourrait être forcée à prendre parti.
Rogier répondit le 17 août à la dépêche de Beyens du 14. Il se réjouit de la déclaration faite à lord Cowley (page 136) mais maintint sa manière de voir quant à l'utilité d'une démarche directe de Beyens. Il estimait que la satisfaction de la Belgique « eût été plus grande encore... si le gouvernement du Roi avait reçu par l'intermédiaire de son ministre à Paris, et directement du gouvernement impérial, les assurances que ce dernier n'a pas hésité à donner au représentant de l'Angleterre... »
La veille, J.-B. Nothomb, écrivant personnellement à Rogier, lui disait qu'il avait été reçu par Drouyn de Lhuys, et qu'il devait le revoir le lendemain. Il avait eu aussi un entretien d'une heure avec le comte de Goltz-
« Les détails de ces entretiens ne peuvent être transmis par la poste. Il en est même qui ne sont pas de nature à être confiés au papier... » (Fonds Rogier.)
Le 19 août, J.-B. Nothomb faisait parvenir à Rogier la relation des impressions qu'il avait recueillies au cours de sa « fugue » à Paris.
Le rapport de Nothomb
Le sagace diplomate résume ses impressions.
Selon lui, il ne reste au gouvernement français que deux partis à prendre : « Tenter par une grande guerre de défaire la grande Prusse qui se constitue ou l'accepter en recherchant sincèrement son alliance ; tout parti (page 137) intermédiaire serait indigne de la France et impolitique... »
La dernière démarche de Benedetti à Berlin, « pour obtenir in extremis le rétablissement des limites du premier traité de Paris », encore qu'atténuée par l'initiative du négociateur, fut un acte maladroit, au point qu'on la nie à présent de part et d'autre.
Devant la résistance de Bismarck, Benedetti a demandé à se rendre à Paris : il a éclairé son gouvernement sur le risque à courir. L'Empereur, bien que gravement indisposé, l'a reçu deux fois. Il a été décidé que l'incident serait considéré comme non avenu...
On reprend à Paris l'attitude de « bienveillante abstention » pratiquée avant la guerre et pendant la guerre.
Napoléon III est de cette nouvelle école diplomatique qui croit que les deux épouvantails pour la France, la Triple-Alliance russo-prusso-autrichienne et la Confédération germanique, ont définitivement disparu ; elle admet aussi que la Prusse agrandie peut être une alliée sincère de la France.
L'Empereur se félicitait naguère encore devant l'ambassadeur russe, le baron de Budberg, de la disparition de la Confédération germanique. Il n'avait pas oublié, disait-il, son attitude menaçante de 1859.
Il est de fait - constatait Nothomb - que faire la guerre à la Prusse serait « une grande entreprise ». Il ne faudrait pas compter sur des défections en Allemagne, de la part des vaincus et même des annexés. Une coalition antiprussienne n'est guère probable non plus. L'Angleterre regarde la Prusse comme son alliée naturelle sur le continent ; « la Russie « se contient » parce qu'elle sait Bismarck capable de pousser la Pologne à la révolte. L'Autriche est impuissante : elle « doit se reconstituer. »
Supposons même une guerre et la France victorieuse. Dans l'hypothèse la plus favorable, elle aurait la limite du Rhin.
Que pèserait cet avantage contrebalancé par l'exaspération de l'Allemagne transrhénane, par la non-assimilation des populations d'en deçà ? Depuis la première République et le Premier Empire, des forces antifrançaises ont opéré sur leur esprit : elles sont entrées, à partir de 1815, dans la vie allemande. Aujourd'hui on pourrait, par souscription, faire élever à Aix-la-Chapelle une statue à Schiller, dont le nom y était inconnu en 1810. Ce qui fait la force de la France qui s'est formée (page 138) graduellement, c'est son homogénéité ; par une éclatante inconséquence, elle se donnerait au nord la Vénétie. »
Quant à l'intérêt dynastique, on l'estime sauvegardé : l'opposition à l'unité allemande de la vieille école, représentée par Thiers et les princes d'Orléans, a discrédité ces derniers outre-Rhin, et permet d'espérer, une régence fût-elle nécessaire, une reconnaissance et même un soutien du prince impérial.
On pense à Paris que la Prusse respectera la frontière du Mein. « La violât-elle, remarque Nothomb, je doute d'une intervention de la France. »
En résumé, l'acceptation sincère du fait accompli serait la seule attitude habile. Devant l'opinion des sphères officielles, quel est l'avis de la nation ? Le danger serait bien grand pour l'Empire si, comme sous la Restauration et la monarchie de Juillet, l'opinion publique croyait à la déchéance française. Elle se demande, semble-t-il, « si l'acceptation de la transformation si subitement effectuée en Allemagne est sincère de la part de l'Empereur, si elle ne cache pas des arrière-pensées, s’il ne compte pas sur une revanche, sur un dédommagement. »
On paraît admettre qu'une alliance franco-prussienne se conclura « aux dépens de la Belgique que la Prusse abandonnera à la France ».
« Cette idée, ajoute Nothomb, est repoussée dans le monde officiel. La Belgique, dit-on, veut vivre de sa vie propre, - c'est son affaire ; au total, nous n'avons pas à nous plaindre d'elle... Nous n'avons rien à lui demander ; nous n'avons pas même songé à réclamer le rétablissement en Belgique des limites du premier traité de Paris ; les forteresses de Philippeville et de Mariembourg sont d'ailleurs détruites ; la réclamation est devenue sans objet.
« Tel est le langage qui m'a été tenu spontanément, sans aucune provocation de ma part ; je m'étais proposé de ne parler nulle part le premier de la situation de la Belgique. »
Il a causé avec Benedetti, Budberg, Goltz, Rouher ; (page 139) il s'est entretenu deux fois avec Drouyn de Lhuys. Lors de son retour à Bruxelles, il se réserve d'indiquer à Rogier, d'une manière plus spéciale, la part qui revient, dans les considérations exposées, à chacun de ces personnages.
Il termine ce long rapport en rappelant que l'Empereur est lui-même le gouvernement, que « ses soi-disant ministres » ont ignoré les communications qu'il a faites à l'ambassadeur de Prusse. Drouyn ne partage pas les vues de Napoléon. Rouher, par contre, les a épousées « et semble se préparer à les défendre... condamnant impitoyablement la vieille doctrine... »
Impressions pacifiques
Rogier exprimait, le 17 août, à Van de Weyer son contentement d'avoir appris que, par ordre de l'Empereur, Drouyn de Lhuys avait écrit à lord Cowley a que Sa Majesté n'avait jamais songé à mettre en question un pouce du territoire de la Belgique...
Il se montrait non moins satisfait du langage tenu à Berlin par M. Benedetti, commenté à Paris, et fortifié par les assurances officielles données au nom du souverain dans ces termes au représentant de l'Angleterre... »
Le premier secrétaire Bartholeyns fit part à Rogier, le 18 août, d'un important article du « Times », enregistrant, disait-il, les nouvelles pacifiques qui lui parviennent de toutes parts
D'après le grand journal anglais, Napoléon III aurait écrit « une lettre autographe au roi Léopold désavouant toute intention d'annexer aucune partie du territoire belge, et exprimant ses dispositions à favoriser en toute occasion les intérêts de ce royaume et de la dynastie... »
La dissimulation n'alla pas jusqu'à ce point. « Le Moniteur belge » reproduisit, le 22 août 1866, dans sa partie non officielle, une note du « Moniteur Universel français » : « Le Times, dans son numéro du 18 août donne l'analyse d'une lettre que l'Empereur aurait adressée au roi des Belges. Cette nouvelle est erronée. Bien qu'il soit vrai que le ministre des Affaires étrangères ait fait savoir au gouvernement anglais que la France ne réclamait pas les forteresses de Mariembourg et de Philippeville, qui sont dans les mains d'une puissance neutre, il n'est pas exact, comme l'affirme le Times, que l'Empereur ait écrit au roi des Belges. »