(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
(page 5) Bruxelles, le 18 juillet 1934
Cher Monsieur Garsou,
C'est avec le plus vil intérêt que j'ai lu les bonnes feuilles du tome second de l'ouvrage que vous consacrez, d'après les mémoires du ministre Vandenpeereboom, aux débuts du grand Règne Léopoldien.
Il trace le tableau vivant et vécu d'une période émouvante de notre histoire - celle qui, de 1866 à 1868, tandis que la situation extérieure se révélait lourde de menaces pour notre jeune indépendance, fut, au point de vue extérieur, féconde en événements dont se prolongent encore les lointaines répercussions.
Rogier, au déclin. Frère-Orban au zénith de sa puissance, pressé, semble-t-il, de prendre officiellement ce pouvoir dont déjà il avait, en fait, conquis les réalités, le général Chazal, ce ministre qui reste, dans la mémoire de l'armée et du pays, le premier parmi ceux qui détinrent le portefeuille de la Guerre, las de lutter contre les électoralismes hostiles, résolu finalement à passer la main, parce qu'il se rendait compte de ce que ces électoralismes (page 6) trouvaient appui dans les incompréhensions et sans doute aussi dans les rivalités sourdes venant de certains milieux militaires. Autour d'eux, les ministres libéraux de l'époque, et Vandenpeereboom lui-même, ce dernier confirmant aux hommes de ma génération que les nobles choses qu'on rêve et que parfois on réalise, ont toujours eu de pauvres dessous, où les faiblesses et les petitesses humaines apparaissent en douloureux contraste...
Nous trouvons ces hommes aux prises avec des difficultés singulièrement angoissantes. Tel ce problème militaire, toujours sur le métier en Belgique, et qui n'a jamais reçu que des solutions imparfaites, transactionnelles, transitoires. Telle l’« affaire » du Luxembourg, qui reste pour les uns une grande occasion manquée, tandis qu'elle apparaît aux autres comme une des circonstances capitales où notre pays sut imposer à ses sentiments les plus légitimes la règle inexorable de la froide raison. Telle l'« affaire » hollandaise, dangereuse au premier chef, et qui finit par se perdre dans les incertitudes voulues d'une diplomatie compliquée et retardatrice. Et déjà la question des langues qui se pose. Et déjà la démocratie qui s'éveille, les premiers radicaux réclamant le suffrage universel, le socialisme qui s'organise, des troubles sociaux, de la répression parfois sanglante...
Au centre la figure captivante et encore énigmatique de ce jeune Roi, qui sera un jour le Léopold II de la colonisation, de l'expansion mondiale, de la grande Belgique dont il deviendra le grand Souverain, et qui n'apparaît encore que lorsqu'il s'agit d'imposer aux partis la modération, de faire prévaloir l'intérêt général sur les passions politiques, (page 7) et surtout de faire en sorte que l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire soient placés sous la protection efficace d'une armée solide et de fortifications bien conçues.
Ainsi le serment constitutionnel domine sa pensée, comme il dominera, plus tard, celle de ses successeurs...
Sans doute, il faut se garder de juger les hommes d'Etat d'après un seul témoignage, et non point d'après l'ensemble des principes qui les ont guidés et des œuvres qu'ils ont accomplies. Mais vous avez versé, au dossier de notre histoire, un document de grande valeur, auquel vous avez assuré par vos commentaires une présentation claire, intelligente, loyale. Tous ceux qui s'efforcent de trouver dans le passé, et l'explication des réalités d'aujourd'hui, et la haute leçon de l'expérience, vous en auront la gratitude la plus grande et la plus justifiée.
Veuillez agréer, Cher Monsieur Garsou, l'expression de mes sentiments les plus distingués.
(Signé :) Devèze, ministre de la Guerre.