(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
La question romaine. une querelle entre Frère et Rogier
(page 138) Au Conseil tenu le 17 novembre, Rogier entretint ses collègues du projet de Conférence préconisé par le Gouvernement français pour régler l'épineuse question romaine. Il leur montra des lettres et télégrammes de Londres représentant l'Angleterre comme peu enthousiaste de cette réunion.
Le Conseil ne décida rien, mais parut peu disposé à se mêler de pareille affaire. La Belgique, pour s'abstenir, pouvait invoquer sa neutralité. Il y avait toujours un précédent : elle avait accepté, en 1863, l'offre de faire partie du Congrès proposé par la France pour régler les affaires européennes, et qui, d'ailleurs, ne s'était pas réuni.
On revint sur ce chapitre quelques jours plus tard. A un moment, on pencha vers l'acceptation : la présence de la Belgique au Congrès pouvait renforcer sa nationalité. Après réflexion, l'abstention, motivée par la neutralité, prévalut. Notre Gouvernement, il est vrai, avait adhéré au Congrès de 1863 et assisté, en 1867, à la Conférence de Londres, qui avait réglé l'affaire luxembourgeoise. Ces décisions se justifiaient : en 1863 il pouvait être question de la Belgique; en 1867 nos intérêts étaient en jeu.
Vandenpeereboom résume les arguments favorables à l'abstention. Ils sont surtout basés sur les divergences de vues des ministres. « Aujourd’hui - dit-il - il s'agit de régler les affaires des autres, de donner, nous neutres, des garanties qui ne seraient pas sérieuses, vu notre position exceptionnelle, et de plus, notre présence là serait une source d'embarras intérieurs. Si on posait la (page 140) question : le domaine temporel doit(-il) être maintenu, que répondre ? Oui ? Tous les libéraux (nous) tomberont sur le dos (sic). Non ? Tous les catholiques nous jetteront la pierre et, après tout, la Belgique est un pays catholique ; peut-il voter la destitution du chef spirituel (même quant au temporel) de la grande majorité des Belges ? Puis. on ne serait pas d'accord sur ce point dans le Cabinet. Rogier déclare qu'il ne veut pas détrôner le chef d'un petit Etat, Bara se retire si on soutient un vote pour le domaine temporel, Frère, sans être aussi carré, incline aussi vers cette opinion. Vanderstichelen aussi, sauf à consulter le vœu des populations. Moi, je partage l'avis de Rogier, mais je ne me suis pas prononcé. »
Pour des raisons de politique intérieure donc, le Gouvernement belge cherchait à décliner l'invitation de la France, et son embarras visible se lisait dans les dépêches qu'il adressait à ses représentants à l'étranger. Il fallait éviter de froisser le Gouvernement impérial, qui insistait, et de sembler être sous la vassalité de l'Angleterre, dont le refus d'adhésion était envisagé.
On fut par suite d'avis de trouver un prétexte plausible de ne pas assister au Congrès. Il fut décidé d'écrire à Paris que l'on applaudissait « à l'idée de la France de chercher à ramener la paix en Italie », que l'on formait des vœux pour le succès de ses efforts, que l'on s'y associerait volontiers, mais que nous nous demandons si la position de la Belgique ne met pas des limites à son action, etc. »
Il s'agissait de rédiger la délicate dépêche qui permettrait de gagner du temps et d'attendre les événements. Divers brouillons préparés par Rogier n'ayant pas paru adéquats, les autres ministres firent trois tours de parc pour qu'il pût préparer un texte nouveau. A leur retour, il en fit lecture. « Ce n'est pas cela, s'écria Frère. C'est tout le contraire qui a été décidé. » Rogier s'emporte : « Je suis donc incapable... d'écrire une lettre; tout doit partir de votre cerveau, etc. » « Frère à son tour se fâche, prend son chapeau et dit : « Faites ce que vous voulez » et il s'en va... Et voilà rien de fait. »
C'était un des nombreux incidents qui rendaient fort difficile le maintien du Cabinet usé par sa longue existence. Rogier et Frère, d'autre part, n'étaient plus d'accord sur divers points. Le premier sentait dans le second un rival, et Frère, comme le faisait remarquer Vandenpeereboom, était enclin à trouver mauvais tout ce qui n'émanait pas de lui.
Frère-Orban avait, quant à lui, une solution assez (page 141) originale de la question romaine, que nous révèle Vandenpeereboom. Le Pape, chef spirituel et temporel, était un souverain élu. Le pontife actuel, Pie IX donc, « resterait en possession de ses deux pouvoirs; à sa mort les cardinaux éliraient un chef spirituel et les populations un chef temporel : le nouveau pape ou bien le roi d'Italie, et tout serait dit. »
Rogier revit son projet de dépêche et le soumit à Bara qui l'approuva. Elle fut ensuite expédiée à Paris et l'incident fut momentanément apaisé.
Un entretien de Vandenpeereboom avec Frère-Orban fait entrevoir une crise ministérielle
Vandenpeereboom ayant rendu, le 26 novembre, visite à Frère indisposé, il fut question de la dispute de l'avant-veille. Frère se plaignit fort de son collègue vieilli qui, disait-il, n'était « plus bon à grand-chose » depuis sept à huit ans déjà, Le ministre des Finances fit à ce propos une singulière confidence, révélant l'existence d'une sorte de « petit gouvernement occulte ». On avait organisé une diplomatie à côté de celle de Rogier : elle aboutissait au Palais. Frère et Van Praet en tenaient les fils. Pour qu'elle ne fût pas en contradiction avec la diplomatie officielle, depuis longtemps déjà le département des Affaires étrangères communiquait les dépêches diplomatiques au Palais et à Frère-Orban ; les diplomates, d'ailleurs, étaient priés de ne faire au ministre que des communications banales « et de ne pas trop écouter ses indications » !
Rogier ayant récemment réservé pour le Roi certaines dépêches, Frère s'en était aperçu et avait demandé d'en pouvoir prendre connaissance. Rogier finit par savoir ce qui se passait derrière son dos, et son irritation expliquait la scène précitée.
Frère trouvait la situation intolérable. Une explication nette devenait nécessaire. Rogier ou lui-même devait s'en aller.