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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

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Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome II. De la démission du général Chazal à la retraite de Rogier et Vandenpeereboom (octobre 1866 janvier 1868)

Chapitre XI. Persistance du désaccord, en matière militaire, entre le Roi et le cabinet

Le désaccord persiste entre le Roi et le Cabinet

(page 133) Une fois de plus, le Roi allait devoir céder à ses ministres sur la question de la défense nationale. Non toutefois sans avoir tenté jusqu'au bout de faire prévaloir ses idées. Un aveuglement presque général dominait le (page 134) monde parlementaire et les classes légales, tandis que le reste de la population se montrait hostile, indifférent, et surtout incompréhensif.

Une phrase de Vandenpeereboom confirme cette assertion. Les sections de la Chambre, écrit-il le 9 novembre, qui s'occupent depuis quelques jours des projets de réorganisation militaire, « se montrent peu favorables et les rapporteurs ne sont pas en général de zélés partisans du projet quand ils n'y sont pas hostiles. »

Le Roi tenait essentiellement aux fortifications de la rive gauche de l'Escaut. Frère y était formellement opposé. A la suite d'une très vive explication avec le Souverain, il avait même menacé de se retirer. Léopold II, tout en disant ne pas vouloir que Frère démissionnât, déclarait aussi ne pouvoir renoncer à fortifier la rive gauche.

Il envoya Van Praet sonder Vandenpeereboom qui s'expliqua très nettement devant le ministre de la Maison du Roi, Partageant l'opinion de Frère-Orban, il représenta qu'« après les discours de Chazal et de Frère, prouvant que tout était fini à Anvers et que la rive gauche ne devait pas être fortifiée pour assurer la défense..., ce serait un fait déshonorant que de tourner casaque aujourd'hui. » « En soutenant les dires de Chazal, - continuait-il, - ou nous avons été des imbéciles en nous laissant tromper par lui, ou nous avons trompé la Chambre en disant que les fortifications d'Anvers étaient complètes et qu'il n'y aurait plus rien à dépenser de ce chef ! Puis si on fortifie la rive gauche il faudra augmenter l'effectif de l'artillerie, nouvelle dépense ! »

Vandenpeereboom engagea Van Praet à persuader le Roi, s'il persistait dans ce système, de prendre d'autres ministres moins « usés ».

La conversation fut reprise le soir autour du Parc où les deux hommes se rencontrèrent. Van Praet apprit à Vandenpeereboom que le Roi avait écrit à Rogier une lettre dont les conclusions étaient acceptables. Il le pria de se montrer conciliant et de peser sur ses collègues « pour les amener à admettre les idées de Sa Majesté. »

La lettre du Roi à Rogier

Elle était ainsi conçue :

« Mon cher ministre,

« Le Cabinet sait à quel point tout ce qui touche à la défense nationale à l'honneur et à la sécurité du pays me préoccupe.

(page 135) « Bien avant de monter sur le trône je me suis énergiquement et constamment prononcé pour l'achèvement sans délai d'Anvers qui n'est aujourd'hui cuirassée que d'un côté. Le vif désir de faciliter la tâche de mon Cabinet, l'espoir d'une prompte solution civile de la question m'ont depuis un an imposé silence. Lors de la réunion de la dernière grande Commission j'ai même usé de toute l'influence que je pouvais avoir sur les membres non militaires et de toute mon autorité sur les officiers pour écarter des débats qui auraient pu compromettre le plan du ministre des Finances.

« Mais si les événements marchent vite autour de nous, il n'en est hélas pas de même pour la vente des terrains militaires de la rive droite de l'Escaut. Je dois donc en conscience prier le Cabinet de s'entendre avec moi pour fixer une époque à partir de laquelle si la combinaison civile devait continuer à échouer il serait recherché un autre moyen d'achever notre grande place de- guerre. Il est à remarquer que les millions votés par la législation pour les travaux maritimes d'Anvers sont encore sans emploi... et pourront, au moyen d'un virement, amener une combinaison dont la ville profiterait si largement.

« Le crédit à demander pour l'amélioration de Termonde ainsi que celui que le Cabinet m'a promis pour le bas Escaut (les travaux ne peuvent absorber la première année les sommes qui seraient accordées) aideraient de même, peut-être, un but que nous poursuivons.

« Enfin, malgré toute l'importance qui s'attache à la conservation de la citadelle de Gand, je consentirais probablement à un sacrifice sur ce point, s'il pouvait, en créant une situation militaire différente de celle qui existait pendant les discussions parlementaires antérieures, mettre le Cabinet plus à même d'adopter mes vues.

« Le chef constitutionnel de l'armée espère que son opinion, basée sur celle de tous les officiers belges et étrangers qui se sont occupés de notre défense, sera prise en sérieuse considération par le Cabinet ; aucune autorité militaire ne se rencontre aujourd'hui pour soutenir qu'Anvers est achevé.

« J'ai de bonnes raisons de croire que si le Cabinet, qui dans cette question avait fait sien le langage du général Chazal, voulait maintenant consulter cet honorable officier, le général, en face des armements de demander l'exécution (page 136) immédiate des plans qu'il avait du reste préparées avant de quitter le ministère.

« Je ferai tout mon possible pour continuer à faciliter la tâche de mon Cabinet mais je demande à mes conseillers de ne pas oublier que je suis convaincu qu'au jour du danger je me trouverais impuissant à défendre Anvers à toute outrance, si la ville n'est pas fermée à la gorge, si je ne suis pas libre de manœuvrer sur des deux rives de l'Escaut et d'abriter une flotte le long des quais. Ce point faible de notre système est parfaitement connu à l'étranger et spécialement en France ; il y a là, à côté d'un danger matériel, un danger moral très grave sur lequel je ne pense pas avoir besoin d'insister. La Hollande dispose d'inondations bien plus formidables que les nôtres; les plus grands fleuves, dans les principaux passages, sont depuis longtemps garnis de forts qui lui servent de barrière et forment autour de sa capitale trois réduits définitifs. Malgré tout cela, notre voisin du nord a en deux années, porté ses dépenses militaires (budgets de la Guerre et de la Marine réunis) à une somme de 60 millions de francs. On annonce un autre crédit de 78 millions de florins pour les nouvelles fortifications.

« En présence de tels sacrifices par le peuple moins nombreux que le nôtre et pour un pays bien plus facile à défendre que la Belgique, puisqu'il peut à volonté être mis sous l'eau, je crois pouvoir dire que ce que je demande au Cabinet se réduit à bien peu de chose :

« 1° Je désire voir fixer, d'un commun accord, une époque, la plus rapprochée possible, à dater de laquelle, si la combinaison civile échouait encore, le Cabinet rechercherait un autre mode de solution ;

« 2° Je désire aussi l'amélioration de Termonde ; il est bon de noter que dans le cas de la démolition de Gand, la vente des terrains de la citadelle couvrirait une bonne partie de cette dépense.

« Quant à ce qui est de Lierre, de Malines et éventuellement de la Durme, si le vœu du Cabinet y était formellement contraire, n'en parlons pas maintenant.

« Si le Cabinet voulait faire vers moi la moitié du pas que je fais vers lui, toutes les difficultés seraient résolues.

« Je ne puis terminer cette lettre sans remercier le Cabinet de ses efforts pour assurer le succès du projet de loi sur la réorganisation de l'armée, plein de confiance dans le patriotisme et l'affectueux dévouement de mes conseillers auxquels je n'ai jamais fait appel en vain, je suis et reste, mon cher Ministre

« Votre tout dévoué,

« LEOPOLD. »

Réflexions de Vandenpeereboom

(page 137) Vandenpeereboom voit dans la lettre une habile manœuvre. Le Roi veut dégager sa responsabilité, engager celle du Cabinet, pour le cas d'un siège d'Anvers malheureux.

Le ministre de l Intérieur reproche au département de la Guerre de n'avoir pas dit « toute la vérité ni au Cabinet, ni à la Chambre », de savoir « en demandant un premier crédit pour fortifier Anvers... qu'il serait insuffisant », d'avoir, pour parler net, « trompé le pays, la législature et le Cabinet.3

Les ministres, solidaires de bonne foi des déclarations du département de la Guerre, ne peuvent proclamer qu'ils ont été trompés, car on ne les croirait pas. Selon Vandenpeereboom, ils ne peuvent céder sur le principe. Aussi entrevoit-il de grandes difficultés.

Le Conseil de Cabinet du 16 novembre

Les ministres se réunirent le 16, à 3 heures, pour délibérer sur les propositions du Roi. Une seconde lettre leur était parvenue : Léopold II, renouvelant ses demandes, disait qu'« il se contenterait pour le moment du crédit nécessaire pour exécuter des travaux de terrassement. »

Frère, qui tint la parole pendant presque toute la réunion, donna lecture du début d'un mémoire très concluant relatant les faits qui se rapportaient à l'affaire de la rive gauche; il rappelait les déclarations formelles faites par Chazal et lui-même.

Goethals, ensuite, montra la nécessité de fortifier la rive gauche, s'appuyant sur l'avis de tous les officiers belges et des militaires étrangers, tels le Russe Totleben et l' Anglais Burgoyne, qui avaient visité Anvers. Il déclara que Chazal avait caché la vérité. Le ministre de la Guerre prenait ainsi nettement position.

Frère et ses collègues, « moi surtout » soulignait Vandenpeereboom, étaient d'opinion « qu'après les déclarations faites et tous les précédents, il leur était impossible de consentir à ces travaux et même d'admettre la nécessité en principe. »

Rien ne fut décidé. On s'ajourna au lendemain, prévoyant un conflit, si Goethals ne modifiait pas sa manière de voir.

Entretien de Goethals et de Vandenpeereboom

(page 138) Goethals rendit visite à Vandenpeereboom le 17, au matin, Il avait vu le Roi la veille l'issue du Conseil. Léopold II, qui semblait « très préoccupé, très agité », l'avait engagé à persister dans son point de vue.

Vandenpeereboom représenta à son collègue qu'il ne pouvait, quant à lui, que maintenir son opinion, tout en reconnaissant l'impossibilité de conseiller à Goethals de céder si dans sa pensée ces ouvrages étaient indispensables. « En abdiquant, il serait blâmé par toute l'armée, et il encourrait, « en cas de guerre et de défaite », une lourde responsabilité.

Vandenpeereboom lui demanda s'il était bien sûr, jusqu'au bout, de l'appui du Roi, et Goethals ne put répondre catégoriquement.

Ils examinèrent ensuite les éventualités d'une crise. Si Frère se retirait, Vandenpeereboom le suivrait. Tesch, probablement, ne voudrait plus redevenir ministre, car il était, comme Vandenpeereboom, solidaire des réponses de Chazal et de Frère et engagé d'autre part dans de grosses affaires industrielles.

Goethals émit aussi l'idée « que la retraite de Frère faciliterait peut-être la solution » en apaisant la droite, dont il était le cauchemar. Vandenpeereboom admit la possibilité de chances d'un ministère nouveau, citant l'exemple de Cabinet de Brouckère qui, en 1853, avait « fait voter l'organisation (militaire) proposée à cette époque et qui semblait devoir être rejetée quelque temps avant. »