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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

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Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome II. De la démission du général Chazal à la retraite de Rogier et Vandenpeereboom (octobre 1866 janvier 1868)

Chapitre V. L'affaire du Luxembourg

Nouvelles inquiétantes

(page 65) Le 26 mars 1867, Vandenpeereboom notait dans son journal : Les nouvelles de Paris ne sont pas non plus très bonnes pour nous, on y parle beaucoup d'annexion ; la presse s'en occupe et les débats du Corps législatif sont peu rassurants pour nous. Le gouvernement français ne dit rien pour démentir les bruits ; on est assez inquiet . »

II croyait, bien gratuitement, voire de l'indifférence, dans la conduite de Léopold Il : « Quant au Roi, il s'amuse, reçoit beaucoup, donne force banquets splendides, il voit moins ses ministres. Serait-ce parce qu'il sent que le Cabinet faiblit et qu'il faudra bientôt songer le rabistoquer ou à le remplacer ? »

Les débats du Corps législatif

(page 66) Que se passait-il Paris ?

L'opinion publique était fort préoccupée de l'abaissement visible du prestige français, et les journaux officieux ne parvenaient pas à lui donner le change. Dans un grand discours, prononcé le 14 mars au Corps législatif, Thiers embouchait à nouveau le cor d'alarme : il avait montré la Prusse absorbant l'Allemagne et s'égalant au moins à la France, dont la politique traditionnelle, basée sur le principe de l'équilibre des Etats, avait été délaissée par le Gouvernement impérial. Il préconisa le retour à une sage diplomatie, protectrice des petits Etats, en renouant avec l'Angleterre cette entente cordiale qui pouvait assurer la paix du monde. Il termina son discours par ces mots impressionnants : « Il n'y a plus une faute à commettre ! »

Tandis qu'Emile Ollivier, prenant la contrepartie de Thiers, s'applaudissait de voir déchirés les traités de 1815 et ne découvrait nul danger pour la France dans l'ascension de la Prusse comme elle « affamée de paix », le ministre d'Etat Rouher, optimiste par système et par ordre, déclarait solennellement que la France, devant « une ancienne confédération divisée en trois tronçons », n'avait rien à redouter des récents événements !

Cette émouvante discussion, suivie par notre ministre à Paris, lui permettait de judicieux commentaires. Une première dépêche à Rogier, du 14 mars, n'apportait qu'une appréciation rapide et réservée, mais la clôture du débat, le 19, donnait au baron Beyens l'occasion de porter sur la politique de l'Empire un jugement sévère et d'une étonnante perspicacité. (Ministère belge des Affaires étrangères. Question du Grand-Duché de Luxembourg, I, 14 mars 1867, n°79 ; Ibidem, France, 18 mars 1867, n°25.)

« … Du moment - écrivait-il - où l'on gardait M. Rouher, on ne pouvait faire l'aveu des fautes commises : on l'aurait pu, en prenant des hommes nouveaux, et c'était le sentiment de l'Impératrice : mais adopter ce parti de la minorité était une grave détermination, un danger et une inconséquence de la part d'un gouvernement personnel ; une duperie, d'ailleurs, avec la (page 67) majorité dont on dispose : c'était encore se priver de l'individualité de M. Rouher, si difficile à remplacer.

« On a donc bravement soutenu une politique inexcusable... en laissant le mea culpa à l'état de sous-entendu... La solution était bien simple au fond - depuis le lendemain de Sadowa, on n'a cessé de la répéter, les fautes sont là ; il faut en subir les conséquences et se mettre au niveau de la puissance militaire de la Prusse. Ce sont donc les conclusions du gouvernement que tout le monde adopte, mais en lui infligeant un blâme qui l'atteint partout, et auquel, par une singulière anomalie, il n'échappe que dans le sein de la Chambre - sûr d'une majorité qui ne peut blâmer sans aller jusqu'à la personne de l'Empereur et risquer de dépasser le but, il a soutenu sa politique du ton le plus absolu, même le plus arrogant. Cette tactique et son succès ne trompent personne : mais il est à souhaiter que le pouvoir ne s'y trompe pas : à force de réussir dans le faux, il pourrait se croire dans le vrai. C'est ce qu'on se disait hier, lorsque l'Empereur chargeait Mme Rouher de porter au ministre d'Etat de chaudes félicitations...

« En réalité, l'effet des discours de M. Thiers a été profond sur la Chambre et il le sera sur le public. Mais, par leur nature, leur étendue et leur élévation même, ils ont permis à M. Rouher de s'égarer loin du terrain pratique, des faits précis et des documents officiels. Aussi, et ceci est plus significatif, l'orateur du gouvernement n'a pas répondu au discours de M. Jules Favre qui n'a été qu'une série accablante de citations dans l'ordre des faits les plus récents... »

Une minorité de 45 voix vota contre l'ordre du jour exprimant la confiance, mais, comme Beyens le constate, le Gouvernement se fût trouvé devant quatre-vingts adversaires, « sans le secours inattendu de l'incident violent et tumultueux » provoqué par une allusion de Rouher au coup d'Etat du 2 décembre.

Le lendemain du discours de Rouher, le journal officiel prussien publiait le texte des traités secrets conclus par la Prusse avec Bade et la Bavière, en violation du traité de Prague. A la demande d'explications de Benedetti, Bismarck répondit par une véritable pirouette.

Les craintes de la Hollande

(page 68) Depuis 1866 surtout, l'inquiétude régnait dans le sphères politiques de La Haye comme de Bruxelles. La Prusse était fort redoutée de nos voisins du Nord, dont les craintes s'étaient tout à coup accentuées, et qui se livraient même à certains armements. Baudin, le ministre de France en Hollande, signalait à de Moustier, Ie 7 mars, la communication très confidentielle faite à Londres - comme à Paris d'ailleurs - par le Cabinet hollandais, ainsi que le froid accueil que lord Stanley y avait réservé.

Ces inquiétudes se reflétaient aussi dans les dépêches de Nothomb et de Beyens comme dans celles de Du Jardin, et Rouher y avait fait, en niant du reste l'hypothèse, une allusion directe dans un passage de son fameux discours : « … Le jour où le Zuyderzée serait menacé par la Prusse, la France et l'Angleterre sauraient tenir à la Prusse le langage qui lui ferait comprendre que le temps des folles prétentions est passé. »

C'était probablement, selon la remarque d'Emile Ollivier (« L’Empire libéral », p. 295) une invitation au roi des Pays-Bas à signer le projet de cession du Grand-Duché.

Les premières réflexions de Vandenpeereboom

Le 26 mars, Vandenpeereboom caractérisait nettement, en quelques lignes, les négociations en cours ;

« Elles préoccupent fort notre opinion publique, dit-il. La Prusse consentira-t-elle à retirer ses troupes de la forteresse ? La France offre d'acheter le Grand-Duché. Cet achat lui ferait peu d'honneur. Jadis l'armée française faisait la conquête des provinces que convoitait la France. Napoléon III les achète. Il faut qu'il soit tombé bien bas. Cette affaire n'est pas sans intérêt pour nous. Le Grand-Duché a fait partie de notre province de Luxembourg. » (Note de bas de page : L'affaire du Luxembourg est suffisamment connue pour que nous n'ayons pas à en refaire l'historique. Nous nous bornerons donc à y apporter la modeste contribution que nous ont fournie les souvenirs d'Alphonse Vandenpeereboom.)

Les préoccupations de Rogier

(page 69) Rogier, naturellement, était très affairé. Il alertait nos représentants auprès des principales cours, et ne recueillait d'eux d'abord que des indications assez imprécises. Dès le 13 mars pourtant, Du Jardin prévoyait la possibilité d'une guerre franco-prussienne, tandis que Beyens considérait comme hors de doute que les tractations se poursuivaient en dehors de la Prusse, c'est-à-dire, probablement, contre la Prusse. (Ministère belge des affaires étrangères. France, 12 mars 1867, n°72.)

Le roi de Prusse prend attitude

Après des hésitations, car Bismarck s'était auparavant fort engagé, laissant croire à la France que le projet de cession ne rencontrerait, de la Prusse, aucun obstacle, le roi de Prusse avait décidé de se mettre en travers des pourparlers hollando-français, en livrant la décision aux puissances garantes des traités de 1839.

C'est ce qui résulte - écrit Vandenpeereboom le 29 mars - d'une dépêche télégraphique reçue par Rogier le soir même. Elle était envoyée par Nothomb (note de bas de page : le 28 mars, Nothomb écrivait à Rogier : « Au bal de cette nuit aux Affaires étrangères, le Roi m'a dit qu'il se passait quelque chose au sujet du grand-duché de Luxembourg ; mais, a-t-il ajouté, il ne peut rien se conclure sans mon consentement) et provenait confidentiellement de Paris : « Roi de Prusse déclare que question dépend des traités de 1839 et qu'il s'en réfère aux puissances. »

Ce télégramme - qu'il faut rapprocher de la déclaration de Guillaume Ier à notre ministre à Berlin - fut, semble-t-il, le premier coup porté à la combinaison si soigneusement échafaudée.

Le ministre de France à La Haye, Baudin, avait fini par obtenir un demi-consentement du fantasque roi de Hollande, après avoir gagné ses ministres. Dans un entretien fort incohérent, Guillaume III posa, le 19 mars, de nombreuses questions au diplomate. Il lui demanda notamment si la neutralité belge serait sauvegardée, donnant des motifs assez inattendus de son insistance à cet égard : il était né à Bruxelles, et son aïeul Guillaume le Taciturne avait été le premier fondateur de la nationalité belge. Il voulait surtout savoir si la France pourrait avoir, en noir sur blanc, la garantie certaine de l'assentiment de la Prusse. Baudin dut avouer qu'il ne la possédait pas ; il put se tirer d'affaire en expliquant que le gouvernement impérial, tout assuré qu'il fût, dans des entretiens confidentiels, des bonnes dispositions éventuelles de la Prusse, n'aurait « jamais consenti à disposer de la propriété (du Roi)... sans sa participation. » Sur présentation du traité, Guillaume III avait finalement déclaré : « Eh bien, je ne dis pas non. »

On aurait pu croire au succès de la négociation. Malheureusement, le roi de Hollande ne put se résoudre à conclure le pacte sans avertir le roi de Prusse. Les craintes de Benedetti, qui s'exprimèrent dans ses dépêches du 14 et du 22 mars relatant ses pourparlers avec Bismarck, se réalisaient. La lettre partit pour Berlin, malgré les instances du marquis de Moustier auprès de Baudin et les efforts de ce dernier auprès du gouvernement hollandais pour en obtenir le non-envoi .

Le 26 mars, Guillaume III, après avoir avisé le ministre de Prusse de son intention, pria Napoléon III d'obtenir l'adhésion de la Prusse à la transaction à intervenir.

Il chargea ensuite son ministre à Berlin de remettre à Guillaume Ier la lettre envoyée.

Le 28 mars, Benedetti transmettait à de Moustier un extrait de l'épître royale, après avoir insinué sans succès à Bismarck que cette communication n'exigeait pas de réponse.

Le télégramme confidentiel du 29 faisait bien prévoir le refus définitif du Roi et du Gouvernement prussien de laisser s'accomplir la combinaison franco-hollandaise. Aussi, dès le lendemain, Beyens, résumant la situation, estimait, avec une rare clairvoyance, que « ... le meilleur moyen de se tirer d'affaire serait d'obtenir que le roi des Pays-Bas déclare que les difficultés de la question sont hors de proportion avec l'objet, et qu'il renonce pour le moment à traiter de la cession. Je pense qu'on doit travailler déjà dans ce sens. » (Question du Grand-Duché de Luxembourg, A.E.B., 1866-1867, I, n°108.)

(page 71) L'appel aux traités de 1839 était inquiétant pour la Belgique, remarquait Vandenpeereboom. « On va donc les examiner, les mettre en question peut-être. »

De fait, cette affaire allait, pendant plusieurs semaines, donner des cauchemars à notre Gouvernement.

Appréhensions pour la Belgique

Naturellement, une période d'incertitude se déroula. Vandenpeereboom se demandait, le 1er avril, s'il se produirait un conflit. Il croyait que les Pays-Bas, dans cette éventualité, avaient conclu avec la France un traité offensif et défensif, et il basait cette supposition sur les armements de la Hollande.

Que fera la Belgique en cas de guerre ? « Serons-nous avec la Prusse et l'Allemagne ou avec la France ? Grosse question ! »

Malgré les déclarations de sympathie de l'Angleterre que pourrait pour nous cette puissance ? Etant donné qu'elle n'a fait aucune objection contre la cession du Luxembourg, ne pouvons-nous craindre qu'elle ne nous abandonne aussi ?

« Une guerre est probable ; les succès de la Prusse, son agrandissement excitent de plus en plus la jalousie des Français et l'opinion publique veut des compensations. Garde à nous ! »

La réaction allemande

L'attitude du roi de Prusse faisait pressentir l'hostilité à la cession de l'opinion publique allemande. Pendant quelques jours, « les nouvelles les plus divergentes » - comme l'écrit Vandenpeereboom le 5 avril - se répandirent. Le 1er avril, l'interpellation de Benningsen au Reichstag et la réponse de Bismarck amenèrent la question à son deuxième acte. La paix de l'Europe était en jeu.

Cette discussion n'éveilla pourtant pas tout d'abord, chez les contemporains, l'impression que l'opposition germanique était irréductible. Ainsi Nothomb écrivait, le 1er avril, que si, en haut lieu, on était à la guerre, certains voyaient dans les explications « plus ou moins (page 72) évasives » de Bismarck un présage de retraite. Il avait rencontré, le 2 avril, l'ambassadeur de France, qui n'était « nullement ébranlé par la discussion d'hier », et qui l'avait assuré que l'Empereur ne reculerait pas, malgré l'ouverture imminente de l'Exposition Universelle. Nothomb en concluait à un « double jeu » de Bismarck. Il insistait d'ailleurs sur l'humeur très belliqueuse de l'opinion berlinoise.

Après avoir constaté la baisse des Bourses et l'inquiétude générale, Vandenpeereboom reproduisait un télégramme de Paris, du 5 avril, ainsi conçu :

« La Prusse a déclaré à l'Angleterre sa résolution de ne pas céder et lui a demandé ses intentions. Réponse de Londres : Neutralité pour le Luxembourg, mais cas de guerre si la Belgique est menacée. Cette réponse notifiée ici a produit satisfaction.

« On peut augurer respect neutralité du territoire belge.

« Beyens. »

L'attitude de la France

Aux premiers jours, Napoléon III parut très décidé n'admettre aucune opposition à son projet d'achat du Luxembourg, aucune intervention non plus des autres puissances. Cette attitude était commentée, le 8 avril, par Vandenpeereboom :

(page 73) « La question du Luxembourg - dit-il - prime en ce moment toutes les autres, même le grand événement de l'Exposition Internationale de Paris. La Bourse baisse et l'on en revient aux cours de guerre.

« Il paraît que la France ne veut pas céder et qu'elle exige la cession du Grand-Duché. Cela se comprend. La grande France est humiliée ! Il faut bien qu'elle obtienne quelques parcelles de territoire, dût-elle les acheter, alors que la Prusse a conquis des royaumes.

« L'opinion publique est très irritée en France, bien que le chauvinisme français ait bien baissé le ton.

« Lord Stanley, Premier ministre, a déclaré à la tribune anglaise que l'indépendance de la Belgique, si elle était menacée, soulèverait une question anglaise, qui (sic) avait garanti cette indépendance... »

Léopold Il à Paris

Ce fut à ce moment critique que le Roi prit pour prétexte d'un voyage à Paris la visite de la section belge à l'Exposition, afin de s'assurer, avant l'ouverture solennelle, si elle était parfaitement organisée. Il partit le 10 avril, et fut « admirablement reçu par l'Empereur ».

« Bien que le Roi voyage dans le plus strict incognito - note Vandenpeereboom le 11, -l'Empereur avait envoyé à la station pour attendre Sa Majesté belge divers hauts personnages de sa Maison, et Sa Majesté Impériale s'est empressée de faire visite au Roi dès son arrivée au palais Walewski que notre Roi a loué. Notre Roi a rendu immédiatement sa visite à l'Empereur. On nous écrit que les entrevues ont été des plus cordiales. »

Léopold II quitta, le 18 avril seulement, la capitale de la France. Dès le lendemain, comme nous le verrons plus loin, il présidait un important Conseil des ministres.

Nous trouvons dans la correspondance, récemment publiée, de la reine Victoria (« Letters of Queen Victoria », seconde série, volume 1), la preuve que le voyage de Léopold II avait pour cause les difficultés politiques de l'heure. Elle écrivait, le 11 avril, à lord Stanley que l'Angleterre, tenue (« bound ») de maintenir l'indépendance de la Belgique, ne devait pas perdre de vue le danger qui (page 74) s'ensuivrait nécessairement pour notre pays de l'occupation de Luxembourg par la France.

Elle suivait avec inquiétude les péripéties de la crise et notait dans son Journal, le 17, qu'elle avait reçu la visite de Van de Weyer, revenant tout droit de Paris, où le Roi l'avait appelé. Le diplomate fit part à la Reine de la très grande excitation contre la Prusse qui se témoignait, en France, où l'on était mieux préparé pour la guerre qu'on ne l'avait cru. La Reine ajoutait d'ailleurs qu'il résultait de deux lettres « très inquiètes » reçues de Léopold II, que l'Empereur se montrait fort conciliant et très désireux de voir la Prusse faire vers lui la moitié du chemin : l'évacuation de la forteresse lui donnerait satisfaction, et il ne demandait aucun territoire. L'Angleterre pourrait presser la Prusse de se rallier à cette solution. « Léopold - continue la Reine — était de même très désireux qu'il fût clairement compris que l'Angleterre combattrait pour la Belgique, si elle était attaquée. J'ai promis de faire tout ce que je pourrais... »

Les projets d'annexion du Luxembourg à la Belgique. Dissentiments au sein du Cabinet

Dans l'entre-temps, l'affaire était passée à un troisième acte, du côté belge du moins. Rogier avait pris une grave initiative : la récupération du Grand-Duché.

Vandenpeereboom signale d'abord, le 12, l'évolution qui semble se préparer, en vue de conjurer une guerre franco-prussienne. « On parle -dit-il - de céder ce duché à la Belgique. Ce serait le moyen peut-être d'éviter des blessures à la France et à la Prusse qui sont en conflit et plus ou moins engagées. Cette solution rappellerait celle de la fable (pour un âne volé deux voleurs se battaient, un troisième survint... ou bien encore l'Huître et les plaideurs). »

Le 14, il relate la « scène très vive » qui mit aux prises Frère et Rogier. Il montre les deux ministres, d'assez longue date divisés sur plus d'un point, se heurtant de front au sujet du Luxembourg.

« Rogier - écrit-il - a depuis longtemps des idées d'agrandissement de territoire ; il est d'avis que l'on doit profiter des circonstances pour récupérer le Grand-Duché de Luxembourg ; il a parlé en ce sens à Nothomb, à Van de Weyer, à Du Jardin et au sénateur de Tornaco, (page 75) frère de l'administrateur général du Grand-Duché. Il est probable même que c'est à son instigation que divers journaux ont proposé de divers côtés de donner le Grand-Duché à la Belgique. Rogier agit donc en ce sens, il prépare, dit-il, les voies. Frère est d'un avis contraire et veut qu'on ne fasse rien. Le Roi est aussi de cette opinion et en veut un peu à Rogier à qui il fait dire par Van Praet : « Soyez prudent, pas de légèretés...,» etc...

« Or, pendant que Rogier agit dans ce sens, Frère semble agir dans un autre ; il a, paraît-il, de son côté, des relations avec divers diplomates ; il a vu Van de Weyer, Nothomb et leur donne des instructions en sens contraire de Rogier. »

Un article du « Journal de Liége »

Ce qui avait mis surtout le feu aux poudres, c'était un article publié par Le Journal de Liége à l'instigation de Frère. L'Echo du Parlement, qui passait pour l'organe officieux du Cabinet, et qui subissait plus particulièrement la direction du ministre des Finances, avait reproduit cet article, le 14, en l'approuvant sans réserve.

« Les faiseurs de projets - ainsi s'exprimait « Le Journal de Liége » -ne manquent pas pour trancher la difficile question du Luxembourg, et il semble, à les entendre, qu'il y aurait un moyen facile de mettre tout le monde d'accord ; ce serait de donner le Grand-Duché à la Belgique. De là à engager celle-ci à se mêler au différend, il n'y a qu'un pas. C'est précisément ce pas que nous considérerions comme une grande faute. Dans l'état d'excitation ambitieuse des deux grandes nations qui convoitent le Luxembourg, il ne pourrait être que très imprudent à la Belgique de manifester des vues ambitieuses dont l'effet immédiat serait de refroidir nos bonnes relations avec ces deux puissances. Notre position neutre, aujourd'hui si bien respectée, nous a, depuis notre régénération politique, préservés de tout danger, et ce serait de gaieté de cœur s'exposer à la perdre ou du moins à l'affaiblir. La possession d'une forteresse que convoitent deux nationalités rivales et ambitieuses pourrait aisément devenir pour notre pays une cause d'embarras. Et, d'ailleurs, de telles idées sont manifestement contraires au respect que nous, nation libre et indépendante, nous devons éprouver pour les nations sœurs. Or, il est manifeste que le désir le plus cher des Luxembourgeois est de rester ce qu’ils sont : ils le témoignent (page 76) assez haut. Est-ce à nous d'aller faire entendre des vœux contraires à ceux des populations attachées à leur indépendance ? Ce rôle peut-il nous convenir ?

« Conservons avec un soin jaloux notre neutralité, qui est une puissante garantie de notre indépendance, La Belgique est aujourd'hui bien plus respectée qu'il y a vingt ans. Tous, en Europe, savent combien les Belges aiment leur patrie et combien ils sauraient la défendre avec courage. Tous savent que notre unique ambition est de vivre en paix avec nos voisins et de contribuer à tous les progrès moraux et matériels de la civilisation. Gardons-nous donc bien de manifester le désir d'un agrandissement qui, pour un fort minime avantage, pourrait compromettre cette heureuse situation. »

A la suite de cette publication, Rogier s'empressa de convoquer le Conseil des ministres.

Le Conseil des Ministres du 14 avril 1867

Rogier, tout de suite, prit Frère à partie. Il lui reprocha très vivement, dit Vandenpeereboom, de vouloir tout. dominer, tout gouverner à lui seul, de ne permettre à ses collègues ni d'agir ni de penser, de toujours les contrarier, de vouloir faire la loi lui tout seul. »

(Note de bas de page : Quelques jours plus tôt, à propos de questions de politique intérieure, Vandenpeereboom se plaignait personnellement de l'autoritarisme de Frère-Orban, de son humeur difficile. « Il veut tout régler, tout faire, tout conduire ; toute proposition qui ne vient pas de lui est combattue par lui. Il va de l'avant sans consulter personne, engage le Cabinet à la Chambre et au Palais chez le Roi. Cet état de choses vexe Rogier et moi aussi. Je pense que Goethals n'en est pas enchanté, mais habitué comme militaire à avoir des chefs, il s'aperçoit moins que nous de l'autorité qui pèse sur lui. Vanderstichelen vit à l'écart ; il dit parfois un mot quand on parle de politique extérieure et se tait comme un poisson quand il s'agit de politique intérieure. Bara est le second de Frère, il ne lui résiste jamais et, je ne sais trop comment, est toujours d'accord avec lui. J'avoue que cela me va très peu et je cherche à avoir le moins de rapports possible avec mon collègue dominateur. » Il fait ensuite allusion au différend relatif au concours pour l'enseignement religieux dans les écoles d'adultes, sollicité par Vandenpeereboom, mais auquel Frère était opposé. On sait que ce désaccord fut une des causes principales de la retraite du ministre de l'Intérieur. Fin de la note de bas de page.)

(page 77) « Je ne subirai pas cette humiliation, continua-t-il. Vous me donnez des démentis dans vos journaux. Que penseront, en voyant les articles dans les feuilles officieuses, les personnes à qui j'ai parlé dans un autre sens ? »

Frère riposta non moins vivement : « Vous n'avez pas le droit, dit-il à Rogier, de parler de cette question du Luxembourg au nom du gouvernement. Nous n'avons pris aucune décision à ce propos. Le Roi ne partage pas votre avis : il veut l'abstention. Vous ne pouvez donc parler comme vous le faites et quant à moi, j'approuve le contenu de l'article dont vous vous irritez. »

Le débat fut passionné. Rogier répéta plusieurs fois. « Je ne resterai pas, il y a désaccord, je vais donner ma démission. »

Au cours de la réunion, Rogier avait reçu de Van Praet une « lettre solennelle », selon l'expression de Vandenpeereboom, qui augmenta son irritation. Le Roi exprimait en effet le désir « qu'une circulaire soit adressée à tous nos agents diplomatiques, pour leur dire que le Cabinet belge s'abstient complètement dans l'affaire du Luxembourg. »

« Une telle circulaire, observe Vandenpeereboom, serait un démenti donné par M. Rogier lui-même à tous ses propos ; la lettre l'a donc très fort fâché et, en fait, il ne peut lancer cette circulaire sans se donner à lui-même un rude soufflet. »

La séance prit fin à 5 heures et quart.

Commentaires de Vandenpeereboom

D'accord avec Goethals et Bara qui l'avaient entretenu quelques instants après le Conseil, Vandenpeereboom estimait « que Rogier a mal fait d'entamer, même dans des conversations particulières, une question grave sans être d'accord avec ses collègues et surtout contre le vœu et la volonté du Roi. » Mais, d'autre part, il trouvait peu correct le procédé de Frère à l'égard de Rogier, qu'il combattait ainsi, sans le prévenir, dans la presse officieuse. « De tels démentis engagent aussi (page 78) le gouvernement et donnent à un collègue une position impossible. »

Et insistant sur ce point, il marquait sa désapprobation de l'attitude absorbante et cassante de Frère-Orban qui exerçait une intolérable pression sur le Cabinet et sur la majorité parlementaire qu'il humiliait trop souvent.

Frère se plaint de Rogier

Le lendemain, Vandenpeereboom eut avec Frère-Orban un entretien au sujet de Rogier. Selon le ministre des Finances, le chef du Cabinet causait « de grands embarras au Roi. » Il se faisait vieux, et l'on s'en apercevait. « Dans ses rapports avec les ministres étrangers, Rogier devient parfois lassant, souvent léger. Plusieurs de ces ministres n'ont plus avec lui d'autres rapports que les rapports officiels ; il en est ainsi des ministres des Pays-Bas, de Prusse et un peu de France ; Rogier tarabuste Gerrickecet de Balan qui lui demandaient : « Avez-vous des nouvelles ? » Il a répondu : « Si j'en avais je ne vous en donnerais pas» ; il a dit après un dîner à Gui.aud (France) « qu'il trouvait parfaite la circulaire de Bismarck si offensante pour la France ». C'était après-dîner ; aussi Guitaud... a-t-il dit assez haut pour être entendu : « Voilà un ministre ivre ! » Et au fait, Rogier a souvent une pointe après les grands dîners officiels ; il fait alors de grosses plaisanteries et parfois est peu convenable près des dames. Bref, Rogier vieillit, c'est le sort de tous ! »

Selon toute vraisemblance, Frère-Orban aspirait à remplacer effectivement Rogier comme chef du Cabinet.

Rogier et le ministre de France

Le 13 avril, Rogier avait eu avec le comte de Comminges-GuiIaud - dont les dépêches pour cette période capitale sont assez espacées - un entretien qui tendait à rassurer la France sur l'attitude de la Belgique. (page 79) Certains bruits fâcheux couraient : on nous représentait comme des alliés éventuels de la Prusse contre la France ; on voyait dans le voyage projeté de Chazal à Berlin un jalon posé en vue de cette alliance ; on attribuait semblable portée au mariage du comte de Flandre.

Rogier s'efforça de dissiper ces incriminations. « Quand nous avons été informés de ces bruits, dit-il, pour éviter jusqu'à l'ombre d'un soupçon, nous avons décidé que le général Chazal n'irait pas à Berlin. » (Note de bas de page : C’est donc à tort que Discailles (« Charles Rogier », t. IV, p. 277) écrit que Chazal « était allé… à Berlin en mission militaire… et politique. » Le 24 avril, Chazal eut un entretien avec Guitaud et lui dit ne pouvoir s'expliquer l'injure qu'on lui a faite en le croyant capable, lui Français, d'aller traiter à Berlin une alliance pour le compte de la Belgique contre son pays natal).

« C'est sur notre conseil que le Roi vient de se rendre à Paris. (Note de bas de page : Vandenpeereboom ne fait pas mention de ce conseil). Tenez pour certain que le mariage du comte de Flandre est une alliance toute personnelle, et qu'il n'en existe aucune entre le gouvernement du Roi et celui de Berlin. Je dis plus : si même nous voulions faire un traité avec la Prusse, il serait impopulaire ; la Belgique n'a pas oublié qu'elle doit tout à la France. »

Le comte de Comminges terminait sa dépêche en soulignant le vif désir de Rogier de réunir le Grand- Duché à la Belgique ; il voudrait même « rendre la France favorable à ce projet. »

Le Conseil des Ministres du 16 avril

Il avait été décidé que l'on se réunirait le mardi, à 4 heures. L'apaisement s'était fait. « Rogier si vif (page 80) a préparé la circulaire demandée dimanche était tout calmé ; il semble revenu de ses idées de conquêtes ; il a préparé la circulaire demandée par le Roi pour tous nos diplomates. Enfin, l'orage intérieur est calmé, mais au dehors la situation est grave... »

Elle restait grave, en effet, malgré les concessions de la France. L'attitude décidée du gouvernement impérial n'avait pas persisté. Le 6 avril, de Moustier avouait à Benedetti que l'on avait été bien près de la guerre, mais que « des inspirations plus modérées » avaient prévalu. Il entrevoyait déjà, tout en la craignant, la décision finale : « un accord des Puissances pour faire démanteler la forteresse. » Faisant une communication, le 8 avril, au Sénat et au Corps législatif, il déclarait la France disposée à examiner, de concert avec les autres Cabinets de l'Europe, les clauses du traité de 1839. Le 15 enfin, dans une circulaire confidentielle expédiée à ses agents diplomatiques auprès de la Grande-Bretagne, de l'Autriche, de l'Italie et de la Russie, il se disait prêt à se contenter, pour assurer la paix de l'Europe, du retrait de la garnison prussienne de Luxembourg, si les puissances obtenaient de la Prusse cette concession.

A cette date, naturellement, le gouvernement belge n'était pas encore renseigné, et Vandenpeereboom ne pouvait que mentionner les bruits plus ou moins vagues qui circulaient. « On négocie, disait-il, entre les cinq puissances la question du Luxembourg. Que deviendra ce duché ? Tout faisait craindre que dans ces négociations il ne fût question de nous. Un télégramme chiffré adressé à la Cour afin de le cacher aux Bureaux de crainte d'indiscrétion, dit qu'on parle de nous donner le Grand--Duché, mais de rectifier en même temps nos frontières du côté de la France (en rendant à cette puissance la frontière de 1814). Il avait déjà été question de cette rectification après Sadowa. Il faudrait céder plusieurs cantons... Quid de la forteresse que nous ne pourrions certes conserver sans nous imposer de lourdes charges ?...

« Des journaux parlent aussi d'une alliance occidentale que la France proposerait à l'Angleterre, à la Belgique, à la Hollande... On dit même qu'avec la Hollande c'est fait. Il y aurait là un grave danger ; que deviendrait notre neutralité en cas d'alliance proposée ? Si nous nous drapons dans notre neutralité, il est probable qu'aucun des partis ne la respectera, et d'ailleurs comment la France irait-elle défendre la Hollande, son alliée, si elle était attaquée par la Prusse, sans passer par la Belgique ?

« Enfin, on parle vaguement d'un projet qui donnerait (page 81) à la Prusse le Nord maritime de la Hollande, à la Hollande nos provinces flamandes et nos provinces wallonnes à la France. La reine de Hollande serait à la tête de cette conspiration. Jamais la situation du pays n'a été si grave ?

« Il y a donc grande imprudence à chercher, comme Rogier, à intervenir dans les débats entre les grandes puissances en manifestant le désir d'avoir le Luxembourg allemand ; on peut, dans l'une ou l'autre éventualité, prendre note de ce désir. »

Un télégramme surprenant. L'embarras de Rogier

Les ministres étaient assemblés de nouveau le 17, lorsqu'arriva de Pétersbourg un télégramme chiffré, envoyé par Dudzeele, notre ministre. Il portait : « Le vice-chancelier entrevoit grandes difficultés dans acceptation propositions autrichiennes. Il hésite à se prononcer. »

Cette nouvelle produisit un effet singulier. C'était le premier mot qu'on entendait de propositions autrichiennes.

« Ce télégramme, remarque Vandenpeereboom, semble faire suite à d'autres communications. » On remarqua tout aussitôt l'air embarrassé de Rogier et l'on se demanda s'il n'avait pas donné des instructions secrètes, s'il n'avait pas reçu des communications qu'il cachait à ses collègues.

Vandenpeereboom poursuit : « Il a été décidé de télégraphier à Pétersbourg pour demander explications sur propositions autrichiennes, et à Vienne pour demander détails et mêmes explications. Les deux télégrammes finissent par ces mots : « S'il s'agit de céder parties du territoire belge, impossible. »

A la fin de la séance, Rogier parla d'un télégramme adressé par notre ministre à Vienne. On demanda à le voir. Rogier le chercha sans le retrouver. « C'est curieux, observe Vandenpeereboom, a-t-il voulu nous le cacher parce qu'il contrarie ses projets d'annexion du Luxembourg ? »

A 7 heures du soir, il ajoute dans son journal « Il paraît que le fameux télégramme est retrouvé. Rogier nous le communique, il porte : « Vienne, 15 avril (?) au Palais : Le Cabinet impérial cherche un moyen d'éviter la guerre en proposant un arrangement par lequel le Luxembourg neutralisé à donner à la Belgique (page 82) moyennant abandon par elle, aux Français, de frontières belges de 1814. Grand secret absolu. Communiquez seulement au Ministre. Détails ultérieurs par courrier. de Jonghe. »

Vandenpeereboom fait à ce propos des réflexions sévères sur l'attitude de Rogier. Est-il possible, se demande-t-il, « qu'il a nous ait caché une nouvelle aussi importante pour le pays ? C'est là de sa part un fait répréhensible au premier chef. Pour s'excuser, il dit qu'il attendait les détails annoncés. C'est impardonnable. La vérité est que Rogier était vexé de voir que ses projets étaient contrariés et que les démarches officieuses faites par lui pour récupérer le Luxembourg pourraient faciliter les projets de l'Autriche, etc... puis- qu'on pourra dire : Mais vous désirez le Luxembourg ! »

Il s'agissait. comme on sait, de la proposition du chancelier autrichien de Beust. La question du Luxembourg entrait dans son quatrième acte.

La proposition de Beust

Les rapports entre Rogier et ses collègues se ressentaient naturellement du télégramme celé - « Il semble même ne pas comprendre la gravité de sa faute », écrivait Vandenpeereboom le 18 avril. Les autres ministres étaient d'avis de ne rien céder, pas même Philippeville et Mariembourg, cession à laquelle semblait devoir consentir Rogier. Bara menaçait de s'en aller si l'on abandonnait un seul village du Hainaut. Frère et Vandenpeereboom estimaient « qu'il ne s'agit pas d'une question provinciale et que pas un village belge ne peut être cédé. »

On restait dans l'incertitude, lorsque le 19 au matin arriva, par Paris, la dépêche de de Jonghe apportant les détails annoncés.

« Ces détails - dit Vandenpeereboom - confirment le fameux télégramme ; on propose de nous céder le Luxembourg, à condition que la France reprenne ses frontières de 1814. M. de Beust y tient ; c'est, dit-il, le seul moyen (page 83) de conserver la paix à laquelle la Belgique doit tenir plus que personne ; il faut que la Belgique se montre raisonnable. De Jonghe a dit que cette combinaison rencontrerait de grandes difficultés, qu'elle ne serait pas sanctionnée par le Parlement, que la Belgique heureuse ne demanderait rien, mais qu'elle ne pouvait rien céder ! »

L'affaire, en était là lorsque Léopold Il, revenu de Paris la veille au soir, assembla Ic Conseil au Palais, à midi.

La guerre de plus en plus en vue

Une nouvelle dépêche de Van de Weyer, reçue le lendemain, était toute à la guerre. Elle annonçait le refus officiel de la Prusse, transmis par Bismarck à l'ambassadeur Bernsdorff, d'évacuer la forteresse de Luxembourg, et de renoncer à ses droits sur le Grand-Duché. La Prusse préférait « la guerre à la désaffection de l'Allemagne ». Van de Weyer ajoutait qu'il avait « exprimé son étonnement au ministre d'Autriche de voir un gouvernement aussi sage que celui qu'il représente proposer d'imposer à la Belgique la cession d'une partie de son territoire et disposer de nous sans nous ; le comte Apponyi a répondu qu'on ignorait probablement à Vienne les antécédents de cette affaire, les dispositions de notre Constitution et les sentiments de la Belgique. Du reste, par suite de la déclaration de Bismarck, les propositions autrichiennes tombent... mais après ? »

Nouveau Conseil royal. Mesures financières et militaires

Ce même jour, à 4 heures, les ministres se réunirent de nouveau sous la présidence du Roi. Léopold II « était inquiet, même agité, bien qu'il s'efforçât de sembler calme. » Il exprima « l'opinion qu'il fallait agir énergiquement et promptement. Il voulait réunir les Chambres dès mardi 25. On lui a fait observer qu'aucun projet ne serait prêt et qu'il fallait attendre un peu ».

Frère exposa la situation financière. Il dit « qu'il avait fait en vain des démarches à Paris et à Londres pour tâcher de se procurer de l'argent, qu'il verrait demain matin (21) les gouverneurs de la Banque Nationale et de la Société Générale pour examiner si les sociétés de crédit ne pouvaient pas faire un prêt. Le Trésor est peu fourni en ce moment, les contributions ne rentrent pas durant (page 84) le premier trimestre. Frère a fait vendre les fonds belges appartenant à la Caisse des Consignations et les a remplacés par des bons du Trésor ; il a fait vendre aussi des actions du Chemin de fer rhénan ; tout cela lui procure une encaisse de 10 à 20 millions, si j'ai bien compris ; mais il y a de gros payements à faire pour intérêts de la dette et pour une somme à payer à la Hollande, remboursement du péage de l'Escaut, 10 millions. Il faut donc de l'argent ; en dernier ressort, on peut : 1° faire payer par anticipation les contributions de l'année ; 2° exiger un supplément d'impôts, 50 p. c. ; enfin, l'emprunt forcé si un emprunt volontaire est impossible »

Quant aux mesures militaires, le Roi se montre plus pressé que les ministres. Il demande le rappel immédiat de 30,000 hommes. « On répond que ce rappel produira une profonde émotion dans le pays et rendra un emprunt impossible ! Décidé de tout préparer pour ce rappel, le Roi signera l'arrêté avant son départ pour Berlin fixé au lundi soir 22 courant.

« On autorise le ministre de la Guerre à acheter tous les chevaux nécessaires jusqu'à trois mille et à faire fabriquer toutes les poudres possibles. Les dépenses de ce chef peuvent s'élever à 9 millions. On convoquera les Chambres le plus tôt possible. S'il le faut, même avant le 30 avril, jour fixé pour la rentrée.

« Le Roi demande encore qu'on soumette au plus tôt le travail de la Commission mixte chargée de revoir l'organisation de l'armée et qu'on mobilise la garde civique. Il est répondu que j'ai examiné cette question, que d'après moi on peut trouver 30,000 hommes de garde mobile dans les Communes de 5,000 âmes et plus, que la Commission élabore un projet de loi pour organiser le premier ban, qu'il faut attendre ce travail qui ne tardera pas à être préparé. »

Le Conseil royal du 19 avril. Graves nouvelles de Londres

Jamais peut-être la situation n'avait été si grave, et le Roi ne dissimula pas ses inquiétudes, qu'avivaient encore sa pâleur, son air fatigué et un gros rhume.

« Il nous dit d'abord que la situation générale était très troublée. La Prusse ne veut pas évacuer Luxembourg. La France veut l'évacuation et c'est le minimum de ses prétentions. »

(page 85) « Aucun ne veut céder... donc, guerre probable... On est très irrité à Paris, dans les masses, contre la Prusse...

« J'ai eu les entrevues les plus cordiales... Nul ne m'a entretenu des propositions autrichiennes... J'ai bon espoir... Ces propositions de l'Autriche, sont-elles sérieuses ? Le sont-elles encore ?...

« Le Roi était fort réservé. Etait-ce à cause de Rogier dont, à tort ou à raison, il craint la légèreté... Il est évident que le Roi ne nous a pas dit tout ce qu'il pense ni tout ce qu'il sait. Il avait vu, je crois, Frère avant le Conseil.

« Rogier - continue Vandenpeereboom - a lu une dépêche très importante et très confidentielle de Van de Weyer qui rend compte d'une entrevue qu'il a eue avec lord Stanley, premier ministre de la Reine. Stanley ne s'est pas trop prononcé sur la question du Luxembourg, il s'est montré bienveillant pour la Belgique et a dit aussi que la Reine est toute dévouée à notre pays... Stanley a dit : Bismarck a voulu vous céder à la France, le roi de Prusse s'est révolté contre cette idée. Mais Bismarck est entêté... Il forcera le Roi à exécuter ses projets... Mais, a dit Van de Weyer, ne serait-ce pas le moment d'agir pour nous ? Nous verrons, a répondu le ministre anglais, nous savons que notre garantie nous oblige. Pressé encore par Van de Weyer, il a encore répété. Nous verrons. Le ton de la dépêche de Van de Weyer respire des craintes vives ; d'accord avec Ie ministre anglais, Van de Weyer croit que nous devons armer sans bruit.

(Note de bas de page : Le 19 avril, la reine Victoria avait exprimé au comte de Derby sa vive inquiétude au sujet du danger qui semblait menacer la Belgique. D'accord avec son ministre, disait-elle, si l'Empereur adopte la politique de brigand que lord Derby qualifie si justement d'« inique » et si les autres Puissances se tiennent à l'écart, la Belgique serait exposée à une ruine inévitable et l'Angleterre placée dans une position très pitoyable et humiliante. » La Reine ne peut admettre que, si même les autres Etats s'abstiennent, l' Angleterre les imite. Obligée par les liens le plus puissants à se tenir près de la Belgique à l'heure du danger, la foi des traités, le sentiment de l'honneur, et, en tout dernier lieu, la considération de son intérêt, « elle doit montrer au monde qu'elle n'est pas prête à abandonner sa position de grande puissance... qu'elle est déterminée à défendre l'indépendance de la Belgique avec la force entière de l'Empire britannique. » Du reste, un langage « ferme et non équivoque », donnerait à comprendre à l'Empereur et au comte de Bismarck, sans possibilité de s'y tromper « que l'Angleterre, aussitôt, volerait au secours de la Belgique. » Le 26 avril enfin, le général Grey - secrétaire particulier de la Reine - écrivait à lord Stanley que la Reine partageait les craintes de lord Cowley relativement à la méditation constante de Napoléon III d'arranger sa querelle avec la Prusse sur le dos de ses voisins ; qu'elle était d'avis que la Belgique et la Hollande devaient « avoir confiance en l'assistance de l'Angleterre si elles étaient injustement attaquées… »

(page 86) C'était aussi l'avis de Léopold II. Il insista fort sur ce point et exprima le désir de voir, dès 4 heures 1/2, les ministres des Finances et de la Guerre.

Le Roi demanda aussi à Vandenpeereboom qui, en sa qualité de ministre de l'Intérieur, avait la garde civique dans ses attributions, s'il avait pensé à la possibilité d'une mobilisation. « J'ai étudié la question, répondit Vandenpeereboom. Je viens, en effet, de terminer une étude qui me donne la conviction qu'en mobilisant huit à dix classes dans les communes de plus de 5,000 âmes, on réunirait plus de 30,000 hommes facilement. Le Roi s'est montré satisfait et a dit : « Nous en causerons demain ou dimanche. »

Vandenpeereboom, qui comptait aller à Ypres, avoue naïvement sa contrariété, mais admet que les circonstances sont trop graves pour se plaindre.. »

Le Conseil n'a pas été long, observe le narrateur.

« Il a été triste et ceux qui nous auront vu sortir auront pu comprendre à notre mine préoccupée que quelque chose de grave s'est passé. »

La situation de l'armée

Le Roi s'était vivement préoccupé de la situation de l'armée, de l'état de l'armement et de l'approvisionnement. Sa sollicitude prouvait la gravité de l'heure. Cette attitude, chez lui, était logique et réfléchie. Nous l'avons vu, en 1866, lutter contre ses ministres timorés ; nous le voyons encore, en 1867, avec autant de clairvoyance, réclamer, en vain, de grandes décisions.

(page 87) II avait conféré longuement, le 19, avec les ministres des Finances et de la Guerre. Goethals s'était fait accompagner de ses chefs de service.

« On a examiné - dit Vandenpeereboom - l'état des approvisionnements. L'artillerie de campagne est en bon état, des chevaux seuls manquent, mais on peut en requérir si on n'a pas le temps d'en acheter. On a plus de cinq cents charges par pièce de siège à Anvers et de plus des matières premières. Les magasins contiennent bon nombre d'habits et de souliers surtout ; il faudrait cependant des sommes considérables si on rappelait les sixième à vingtième classes.

« La cavalerie est mal montée ; on manque de selles, etc. Où en acheter ?

« L'effectif que l'on peut avoir sous les armes est de 60 à 70,000 hommes et l'on a à peu près ce qu'il faut pour se servir à peu près de ces forces.

« Tel est le résumé des explications données par le ministre de la Guerre. »

Réflexions de Vandenpeereboom

Les remarques de Vandenpeereboom, écrites toutes chaudes sous l'impression du conflit imminent, attestent aussi la gravité des conjonctures. Elles font honneur à son caractère, à son patriotisme un peu somnolent, comme celui du peuple belge en temps normal, mais s'éveillant en face du péril.

« Si l'armée, dit-il, n'opère que dans le pays, elle y trouvera des ressources de toute espèce ; si elle doit en sortir, ses alliés éventuels, Français ou Prussiens, pourront venir à son aide.

« Quoi que nous fassions, on nous blâmera, si on ne nous traite pas de traîtres !! Belle perspective.

« La position qui peut nous être faite sera peut-être toute nouvelle. Il ne s'agit plus de défendre Anvers, au moins dès le commencement de la guerre, mais d'empêcher une armée de violer notre territoire ; on aura donc à faire soit à la Prusse, soit à la France. Nos efforts ne peuvent aboutir, mais au moins on peut sauver l'honneur du drapeau et du nom belge. On ne peut exiger de nous l'impossible, mais il faut que dans cette circonstance suprême la Belgique fasse courageusement son devoir. Fais ce que dois, advienne que pourra ! Peut-être nos craintes ne se réaliseront-elles pas ! Dieu protège la Belgique ! »

(page 88) L'on voit que Vandenpeereboom n'avait pas l'air de faire grand cas de la sauvegarde britannique. Et pourtant le gouvernement anglais s'était montré, en 1867, plus résolu que l'année précédente.

Une importante dépêche de Van de Weyer

On reçut à ce moment une dépêche de Van de Weyer _ L'Autriche maintenait sa proposition. La France, considérant le Grand-Duché comme lié vis-à-vis d'elle, refusait de le délier : « Elle y consentirait peut-être si la Prusse évacuait la forteresse de Luxembourg. » L'Angleterre s'efforçait d'amener la Prusse à composition, ne concevant pas « que pour un pareil motif Bismarck mît l'Europe à feu et à sang. » Considérant la Belgique « plus menacée par la Prusse que par la France », elle signifiait aux autres puissances qu'elle était « toujours très bien disposée pour nous. » Van de Weyer comptait même obtenir bientôt plus que des paroles.

Notre ministre à Londres avait sans doute réclamé des précisions sur notre état militaire, car Vandenpeereboom dit qu'il envoya tout de suite une longue note de sa main, que nous supposons relative à la loi du 4 juillet 1832 constituant une armée de réserve de 30,000 hommes.

Le Conseil royal du 21 avril

(page 89) Les ministres se réunirent au Palais le 21 avril à 5 heures. était très écrit Vandenpeereboom

« Le Roi - écrit Vandenpeereboom - était très agité ; il veut sans cesse qu'on agisse ; il semble croire que le mouvement c'est l'action. Après avoir obtenu que l'on demanderait à la rentrée, le 30 avril, des crédits pour faire faire des fusils, et acheter des chevaux, il demande qu'on pétitionne (?) de l'argent pour fortifier la rive gauche ; il fait de grandes tirades patriotiques et semble préoccupé et ému ; il voudrait aussi que l'on rappelât des classes, etc... »

Les ministres, on le sait, étaient moins militaristes que le Roi, Frère surtout, qui eut « toute la peine du monde à faire comprendre à Sa Majesté que l'on devait avant tout avoir de l'argent, qu'il négociait avec les gouverneurs de la Banque Nationale et de la Société Générale pour contracter un emprunt, qu'on échouerait si l'on faisait d'abord des préparatifs qui seraient de nature à jeter l'inquiétude la plus vive dans le pays. » Vivement appuyé par Vandenpeereboom, Frère, devant l'insistance du Roi « pressant, agaçant même », fut sur le point de se fâcher. Léopold II obtint seulement que l'on demanderait les fonds pour fortifier le Bas-Escaut. « Quant à la rive gauche, nous sommes fort dans l'embarras ; on a vivement discuté ; on a dit que soulever cette question, c'était lever la question politique et créer des difficultés immenses... On n'a rien décidé pour le moment... »

A 7 heures, la séance se termina. Le lendemain soir, le Roi partait pour Berlin, où se célébrait le mariage de son frère avec la princesse Marie de Hohenzollern-Sigmaringen.

Goethals et Vandenpeereboom à Ypres

Vandenpeereboom se rendit dans sa chère ville d'Ypres, où la Société d'agriculture lui offrit un banquet de deux cent cinquante couverts à la Halle.

Le 23, le ministre de la Guerre l'y rejoignit. Il venait visiter l'Ecole de cavalerie. Il avait parlé au Roi avant le départ. Léopold II lui avait dit : « N'ai-je pas bien mené les choses au Conseil ? » Selon Goethals et Vandenpeereboom, (page 90) le Roi voulait « profiter de la circonstance et obtenir par la pression des événements ce qu'on ne pourrait obtenir en temps normal. » C'était effectivement une tactique propre à notre second Roi.

Léopold II, ajouta Goethals, aurait voulu que le travail sur la réorganisation de l'armée lui fût montré avant d'être communiqué aux autres ministres, mais Goethals répondit que ce n'était pas possible.

Le 25, Chazal rentra de l'étranger, « rappelé par le Roi directement à l'insu de Rogier même qui avait donné la mission. »

Les mesures financières de Frère

Revenu d'Ypres, le 24, Vandenpeereboom vit Frère qui, de bonne humeur, lui confia qu'il avait pu se procurer des ressources jusqu'à concurrence de 66,000,000. Ce renseignement « très confidentiel » ne devait pas être communiqué tout de suite au Roi.

La situation restait tendue, comme le disait à Vandenpeereboom le ministre de Prusse M. de Balan.

Nouvelles de Berlin

Le baron Beyens transmit, le 24, une dépêche d'après laquelle M. de Moustier considérait comme satisfaisantes les nouvelles reçues de Berlin. O11 espérait que Bismarck ne repousserait pas les démarches anglaises et autrichiennes. Le roi de Prusse se montrait bien disposé ; l'influence de Léopold II contribuerait sans doute à l'apaisement. M. de Moustier, toutefois, faisait « observer qu'il en était de même trois jours l'an passé avant la dernière guerre. »

Le 26 parvint au Palais un télégramme chiffré de Berlin, communiqué par Van Praet aux ministres. Il était ainsi conçu : « On se dit pacifique, on parle de Conférence à Londres. peu de chances d'aboutir ; Bismarck avoue qu'il commence à armer, demande si nous pouvons défendre notre neutralité, nécessaire de pousser armements avec une immense vigueur, fermer Borgerhout, prévenir Conseil, obtenez mesures immédiates »

« Ce télégramme - observe Vandenpeereboom - est évidemment combiné et dicté par le Roi. On y voit sa finesse pour justifier par une transition graduée la contradiction de la conclusion avec les débuts. »

Les craintes de lord Howard

Vandenpeereboom vit aussi le ministre britannique, lors Howard, qui confirma le projet de Conférence à Londres. La France, disait-il, se montrait fort conciliante ; pour marcher d'accord avec l' Angleterre. elle était prête à des concessions. L'attitude de la Prusse était moins rassurante : on pouvait craindre un refus de sa part de se soumettre éventuellement aux décisions de la Conférence ; sa réponse était attendue d'heure en heure.

Conseil de Cabinet. La situation s'améliore

Les ministres sc réunirent à 4 heures. Les nouvelles, assez vagues, étaient empreintes de pessimisme, quant à une guerre franco-prussienne. (Note de bas de page : Une lettre à Lambermont du consul belge à Cologne, Graff, datée du 25 avril, est fort suggestive à cet égard, Une grande inquiétude, écrit ce fonctionnaire, règne dans toutes les classes de la population, Moltke a déclaré à une personne connue de Graff qu'il tenait la guerre pour inévitable, L'opinion publique allemande se préoccupe fort de la Belgique, qu'elle considère comme devant être entraînée dans la guerre, en dépit des traités. « Grand est mon embarras, confesse le consul, quand on aborde ce point devant moi. Je ne puis donner aux questionneurs, surtout s'ils sont officiers ou fonctionnaires, de réponse qui les satisfasse pleinement. » Les Belges qui viennent à Cologne, et notamment le lieutenant adjudant-major Timmermans, qui est le gendre d'un avocat de Cologne « expriment des sentiments hostiles à la Prusse et proclament hautement que, dans aucun cas, l'armée belge ne marcherait qu'avec la France. » En terminant, Graff dit que l'on s'attend à Cologne « à la mobilisation de l'armée aussitôt après le mariage du comte de Flandre. »

On pensait, toutefois, que la neutralité belge serait respectée. Quelques mesures furent prises, notamment, la fermeture de la brèche de Borgerhout, en déblayant le cimetière.

Le 27, au soir, à 9 heures, Vandenpeereboom prit connaissance de deux télégrammes de Berlin assez rassurants, puisqu'ils annonçaient l'acceptation par la Prusse de la Conférence de Lon1dres. Le second, cependant, avertissait de ne pas croire encore à la paix.

(page 92) Les grandes Bourses européennes avaient salué par une forte hausse ces nouvelles meilleures.

Le lendemain, toute la presse était fort à la paix,

Les nouvelles rassurantes sont confirmées

Le 28, au matin, Rogier reçut un télégramme de Vienne. Le vicomte de Jonghe lui faisait part de l'acceptation, par la Prusse, de la neutralisation du Luxembourg, avec évacuation de la forteresse, à condition que la France renonçât à une augmentation de territoire, que la place fût démantelée, que les puissances garantissent la neutralité du Grand-Duché. Une Conférence se réunirait à Londres. La réponse définitive de la Prusse était attendue pour le soir, et Beust considérait la paix comme assurée.

Un autre télégramme, venu de Paris, était un peu inquiétant parce que la France demandait l'évacuation préalable à la réunion de la Conférence et pouvait ainsi créer des difficultés nouvelles.

Le retour du Roi et le Conseil du 29 avril

Le Roi, revenu de Berlin le 28, avait vu Frère peu après son arrivée. Très satisfait de sa réception à la Cour de Prusse, il n'avait plus parlé d'armements.

Il réunit ses ministres à 5 heures. L'air très content, il croyait à la paix. « Notre position, a-t-il dit, est fort belle à l'étranger. On apprécie de mieux en mieux notre neutralité. La neutralité belge, a dit Bismarck au Roi, est une barrière entre les grandes puissances. Non, a répondu spirituellement Léopold Il, « c'est un coussin qui amortit les coups. » - « Le mot a été goûté, » remarque Vandenpeereboom. « Soit, a dit Bismarck, un coussin,. c'est plus doux, plus moelleux, comme le gouvernement de Votre Majesté. »

A Paris comme à Londres on se préoccupait des moyens que possédait la Belgique pour faire respecter sa neutralité : avait-elle 100,000 hommes, dont 60,000 pour tenir la campagne, 40,000 pour assurer la défense d'Anvers ? La réponse affirmative du Roi aux deux demandes a produit grand effet, et le général de Moltke a fait observer au Roi : « S'il en est ainsi, dans l'état (page 93) des forces des grandes puissances. la Belgique peut exercer une grande influence sur la politique générale en se liant soit avec la France soit avec la Prusse. - Oui, a dit le Roi, mais nous sommes neutres et désirons le rester. »

Léopold II ensuite montra l'importance du rôle de l'armée belge « au moment où la force domine le droit et où l'on parle plus de l'effectif des armées que des traités. « Il faut, ajouta-t-il, que l'on sache à l'étranger que nos troupes sont bien organisées et prêtes à remplir la mission qui leur incombe. Nos préparatifs de guerre, les 60 millions mis à la disposition du Gouvernement, ont témoigné de « la virilité de la nation et (de) son ferme vouloir de maintenir son indépendance », et le Roi félicita Frère du succès de sa négociation financière

La question du Grand-Duché revint alors sur le tapis et provoqua une vive altercation entre Frère et Rogier. Le Roi avait vivement insisté pour « qu'on ne fît rien à l'effet d'obtenir la cession du Luxembourg neutralisé pour la Belgique. ». Il préconisait l'abstention comme « le meilleur moyen de l'obtenir. » Rogier, dans son ardeur, se regimba, voulant « agir au moins par conversation. » Frère s'y opposa, jetant même dans le débat les mots : « Pas de bavardages. » Rogier s'emporta, parla de donner sa démission. Le Roi soutint Frère, ce qui redoubla la colère de Rogier. Léopold II, trouvant alors « quelques bonnes mais fermes paroles », apaisa l'orage et le Conseil prit fin à 6 heures et demie.

Impression produite à Berlin par Léopold II

Vandenpeereboom sut par « papa » Devaux, l'oncle du jeune chef du cabinet du Roi, l'excellente impression que Léopold II avait laissée à Berlin. Il avait « fait la conquête de Bismarck » ; on le considérait « comme un homme d'Etat très sérieux, digne de son père. » Le roi de Prusse s'était montré enchanté de son hôte. Aussi Vandenpeereboom, de qui l'appréciation se modifiait favorablement au fur et à mesure qu'il pratiquait davantage son Prince, avouait-il qu'« au fait, il y a peu de jeunes souverains qui se tireraient d'affaire comme lui. »

L'arrivée Bruxelles du comte et de la comtesse de Flandre

Le 30 avril, le comte et la comtesse de Flandre firent leur joyeuse entrée à Bruxelles.

(page 94) Vandenpeereboom se borne à mentionner l'événement et renvoie aux journaux, qui s'accordent à constater la joie des populations, la bonne grâce de la comtesse, la satisfaction du Roi et des jeunes époux.

La réponse du comte de Beust aux observations du gouvernement belge

La proposition du comte de Beust avait, on s'en souvient, fort ému le Gouvernement belge. Par ordre de Rogier, Van de Weyer avait fait au comte Apponyi, son collègue autrichien à Londres, des observations assez vives, qu'il a consignées dans une dépêche adressée le 19 avril au ministre des Affaires étrangères. « Comment un gouvernement aussi sage que le vôtre, avait-il demandé, a-t-il pu commettre l'imprudence de proposer une combinaison pareille sans avoir consulté la Belgique ? Comment a-t-il cru devoir prendre sur lui de traiter de nous, sans nous », en nous exposant au danger de nous voir imposer la « violation » des traités dont il est un des garants ?

Le diplomate autrichien, pris au dépourvu, ne put que répondre que son gouvernement ignorait, comme lui-même, les raisons exposées par Van de Weyer d'une manière si vive et si saisissante. « Il lui promit de rendre compte à Vienne. »

Son rapport dut fort mécontenter le comte de Beust, qui lui reprocha de n'avoir pas relevé les objections mal fondées de son interlocuteur. Une expression l'avait particulièrement touché. Il ne concevait pas que Van de Weyer eût, pu qualifier d'« acte de brigandage » (note de bas de page : Ces mots ne figurent pas dans la dépêche précitée de Van de Weyer) le remaniement territorial envisagé.

Réflexions de Vandenpeereboom

Vandenpeereboom fait allusion, le 1er mal, à la réponse du comte de Beust à son ambassadeur à Londres. Elle avait été communiquée au baron de Hügel, ministre (page 95) d'Autriche à Bruxelles, avec mission d'en parler confidentiellement à Rogier.

Bien que la proposition parût abandonnée, de Beust faisait observer qu'« aussi longtemps que le sort du Grand-Duché... reste en suspens », une combinaison de l'espèce pouvait toujours se représenter.

Aussi Vandenpeereboom ne cachait-il pas son inquiétude et celle de ses collègues réunis en conseil. On peut craindre, dit-il, « que la proposition autrichienne ne soit soumise de nouveau à la Conférence de Londres, qui se réunit le 7 mai ; car tout fait croire que la dite proposition a été soufflée par la France ; il y aurait là, en effet, une satisfaction pour elle, les derniers vestiges des traités de 1815 qui ont rectifié ses frontières zn lui enlevant la lisière belge seraient effacés. Cette situation pourrait devenir grave pour nous, si la proposition autrichienne se produisait à Londres, car nous ne voulons rien céder et on pourrait nous accuser de mettre obstacle à la paix générale. »

Si Rogier paraissait disposé à « céder quelques bribes de terrain pour obtenir le Grand-Duché qu'il convoite lui, homme de 1830 et 1839 », le Conseil hésitait à se prononcer. « Il ne refuserait pas le Luxembourg peut-être, s'il ne s'agissait que de le payer en argent à la Hollande ; il semble donc prudent de se taire, de s'abstenir ; mais la proposition autrichienne peut se reproduire à Londres et nos agents doivent avoir des instructions. »

La nuit porte conseil, se dirent sans doute les ministres, qui convinrent de se réunir le lendemain.

Le Conseil des ministres du 2 mai

Le dernier acte de la pièce allait se jouer et, après des péripéties animées et parfois encore angoissantes, se dénouer heureusement.

Le 2 mai, au Conseil, il résultait « des notes reçues et (page 96) des nouvelles » une impression de détente. La perspective du maintien de la paix grandissait.

Une question délicate se posait : la Belgique serait-elle convoquée à la Conférence annoncée pour le 7 mai ? Fallait-il le souhaiter ? Les avis différaient. « Il est à espérer d'une part que non,- disait Vandenpeereboom,- car on peut avoir à se prononcer sur des questions qui divisent les grandes puissances, mais, d'autre part, si la Hollande est appelée et nous pas, ne serait-ce pas une humiliation ? Et il ajoutait dans son style un peu trivial : « Nous nous tenons cois, attendant que les alouettes nous tombent toutes rôties !! »

Il s'agissait aussi de savoir qui nous représenterait éventuellement à Londres. « Rogier voudrait bien y aller ; il veut même remplacer définitivement Van de Weyer qui demande sa retraite... Mais à son âge et léger comme il est, cela serait peu possible. »

Il fallait répondre à de Beust et ménager son amour-propre. Le Conseil s'en occupa. « Il est dit dans ce projet de réponse que la bienveillance de l'Autriche n'est pas mise en doute, mais qu'il serait impossible de céder une partie de notre territoire pour obtenir compensation. » Rogier fit encore une tentative pour réserver l'acquisition du Grand-Duché moyennant un léger sacrifice territorial. « Rogier seul voudrait être moins positif ; il céderait bien Philippeville, Mariembourg et quelques petites communes pour ravoir ses anciens frères. C'est l'homme de 1830 et 1839 !... » Son opinion ne prévalut pas. « On sera très carré et dans une note jointe on indiquera la grandeur du sacrifice à faire par la Belgique si les propositions autrichiennes étaient admises. »

Le Conseil royal du 4 mai

Tandis que les nouvelles reçues représentaient comme de plus en plus probable la participation de la Belgique à la Conférence, les ministres se réunissaient au Palais, à 5 heures 1/2, sous la présidence du Roi. Léopold II demanda que l'on traçât une ligne de conduite à notre représentant et qu'on lui donnât des instructions.

Tenu au courant notamment par le gouverneur du Luxembourg belge Vandamme des plaintes des (page 97) habitants de Luxembourg qui s'estimaient lésés par le retrait de la garnison et le démantèlement de la forteresse, le Roi désirait que Van de Weyer réclamât en leur faveur. « Il rappelle - écrit Vandenpeereboom - le bien qu'ont produit après la guerre de Crimée les réclamations de Cavour en faveur des peuples d'Italie. » Son but, ajoute notre mémorialiste, était visible : il voulait se rendre favorables les Luxembourgeois.

Les ministres, Frère surtout, hésitaient à s'engager dans cette voie. Comme le disait Vandenpeereboom, « on pourrait... nous accuser d'intriguer, d'user de mauvais procédés à l'égard d'un voisin.»

Aussi rien ne fut décidé et l'on résolut d'attendre la convocation avant de prendre parti.

Le soir, à 10 heures, l'avis en parvint à Vandenpeereboom. Est-ce un fait heureux ? se demandait-il. « On en peut douter. C'est très honorable sans doute, mais pas sans danger. Il se peut, en effet, que nous ayons à nous montrer, à voter sur des questions qui froisseront l'une ou l'autre grande puissance avec qui nous sommes bien et avons intérêt à le rester. Rogier est toujours d'avis que nous devons agir, sinon officiellement, au moins officieusement pour avoir le Luxembourg. Nous pensons qu'il est plus prudent de faire le mort, de laisser venir, d'accepter si on offre. Le Roi qui était pour l'abstention est ardent pour l'action en ce moment. Il nous a dit que les vœux des populations sont pour nous, que M. de Tornaco, premier ministre du Grand-Duché, est à Bruxelles, que la Régence de Luxembourg enverra au Roi Grand-Duc une députation qui lui laissera entendre que l'union du Grand-Duché à la Belgique est dans les vœux du pays. »

Les instructions de Van de Weyer

Les Conseils des ministres étaient pour ainsi dire quotidiens. A la réunion qui se tint au Palais le 5 mai, à 11 heures 3/4, lecture fut donnée des projets préparés par Rogier et Frère. Ils étaient conçus à peu près dans le même sens. On décida de les fondre. « L'analyse de ces instructions - dit Vandenpeereboom - n'est pas facile à faire. On prescrit de ne pas faire d'ouvertures quant à la réunion du Luxembourg à la Belgique, mais de ne pas dissimuler que l'on verrait avec plaisir le retour dans la famille belge des frères séparés de nous en 1839. On peut laisser entendre qu'on payerait, mais toute cession de territoire est impossible. »

Un incident anglo-prussien

(page 98). La Conférence, si malaisément décidée, faillit se disloquer avant d'être réunie. L'Angleterre, toujours prudente à l'excès, envisageait avec défiance et répulsion l'obligation de garantir la neutralité du Grand-Duché.

« Mon pays, avait dit lord Stanley à l'ambassadeur prussien Bernstorff, veut bien assumer de protéger la neutralité belge, mais non s'imposer de lourdes charges pour un petit coin de terre ». L'envoyé prussien, dans sa fureur, menaçait de tout rompre. Le spectre de la guerre reparaissait. Si la Conférence n'avait pas lieu, il était à redouter que les hostilités ne s'ouvrissent entre la France et la Prusse, dont les armements étaient activement poussés.

Les dispositions des Luxembourgeois

A diverses reprises, le gouverneur Vandamme avait renseigné les ministres sur les sentiments des Grands-Ducaux et les manifestations qui les extériorisaient. Comme la plupart des Arlonais, il y voyait volontiers de la belgophilie. Confirmant les assertions du Roi sur la situation des esprits, il écrivait le 4, que le Conseil communal de Luxembourg avait, dans une adresse au Roi Grand-Duc, protesté contre la neutralisation et I'autonomie, qui constitueraient pour la ville une menace, une ruine, une désolation.

Sous la phraséologie des pétitionnaires, disait Vandamme, on devinait le but réel, la réunion à la Belgique, qu'une lettre envoyée au bourgmestre d'Arlon par une personne bien posée dévoilait nettement. L'auteur de la lettre déplorait la tiédeur des frères belges et priait le bourgmestre de présenter une adresse à Léopold II, pour qu'il consentît à la réannexion.

Ce fut Vandenpeereboom qui répondit proprio manu. Il comprenait « les sympathies de nos Luxembourgeois pour leurs anciens frères », mais invitait le gouverneur, comme le bourgmestre, à une stricte abstention.

Le projet de traité

Van de Weyer le résumait en un télégramme transmis de Londres le 6 juin, à 11 heures du soir.

Il maintient, disait-il, les liens du Grand-Duché avec la Maison d'Orange. Le Luxembourg devient un Etat (page 99) perpétuellement neutre, et les Puissances s'engagent à respecter cette neutralité. La ville cesserait d'être une forteresse ; la garnison prussienne l'évacuerait.

Les pétitions luxembourgeoises

Le gouverneur Vandamme, qui suivait avec attention le mouvement des esprits dans le Grand-Duché, fit connaître au Gouvernement belge que l'on signait à Luxembourg des pétitions demandant à la Conférence de Londres le retour à la Belgique.

Il ajoutait, d'après « Le Courrier » et « L'Union », de Luxembourg, que le parquet avait fait saisir cette pétition comme inconstitutionnelle. La saisie semblait prouver que le mouvement était « très prononcé. »

Prétendus bruits de conflit entre Léopold II et ses ministres

Le comte de Comminges-Guitaud signala, le 6 mai, au marquis de Moustier une correspondance particulière de Berlin au « Journal de Bruxelles ». Elle avait ceci de piquant qu'elle attribuait à Léopold II, comme Benedetti dans une dépêche du 25 mars, une heureuse influence sur la détente politique amenée par son intervention auprès du roi de Prusse.

Le correspondant affirmait, d'autre part, et fort gratuitement, comme il ressort des révélations de Vandenpeereboom, que le ministère belge, « sans en référer au Roi et en laissant même Sa Majesté dans l'ignorance la plus complète de ses délibérations, s'est emparé, sinon en totalité, du moins en partie, de la proposition de Vienne, et a cherché à ouvrir, tant ici qu'en Hollande, et on ajoute également à Paris et à Londres, des négociations tendant à acquérir pour la Belgique, à prix d'argent, une partie du Luxembourg. »

Impressions de séance

Van de Weyer, qui avait encore recommandé, le 6, « la plus grande prudence », parce que, disait-il, il avait « tout lieu de croire que si la proposition d'une cession à titre onéreux en faveur de la Belgique se produisait à la conférence, la question d'une compensation territoriale y serait immédiatement posée », et que ce serait (page 100) un véritable danger, fit part à Roger, le 7, de ses impressions à la suite de la première séance. Il s'était entretenu avec de Tornaco, qui, avec Servais, représentait le Grand-Duché, et le baron de Brunnow, ambassadeur de Russie.

Les envoyés luxembourgeois n'avaient pas eu l'occasion de développer les « considérations très graves » qu'ils se proposaient d'évoquer dans l'intérêt de leurs compatriotes, et notamment en faveur des habitants du chef-lieu.

Le ministre de Russie ayant fait remarquer que la grande préoccupation était d'éviter une rupture franco- prussienne, le baron de Tornaco, se tournant vers Van de Weyer, affirma que le traité, soumis à un referendum, n'obtiendrait pas une seule voix. Le représentant de la Belgique l'appuya : « L'œuvre, dit-il, n'est ni durable, ni pratique, ni propre à satisfaire aucun des intérêts des Luxembourgeois. »

« ous verrons plus tard s, dit alors en a parte Brunnow à Van de Weyer, et il ajouta qu'une seule combinaison était bonne, que tout le monde la jugeait la meilleure, mais qu'il était impossible de l'aborder en ce moment.

Nouvelles inquiétantes de Berlin

Nothomb fit savoir à Rogier, le 9 mai, que l'on se plaignait à Berlin du prétendu manque d'instructions de Van de Weyer, du désir de la Belgique de laisser traîner l'affaire, de la volonté de l'Empereur de provoquer la guerre après l'Exposition. Il signalait aussi les menaces prussiennes de mobiliser si le traité n'était point paraphé le jour même.

Ces renseignements concordaient avec un télégramme du marquis de Moustier à Benedetti, du 7 mai, relatant les mesures militaires de tout genre poursuivies par la Prusse sur une grande échelle, notamment l'achat de chevaux un peu partout.

« Ces faits n'étaient pas entièrement dénués de fondement », répondit Benedetti, le 7 mai. Par contre, on prétendait, à Berlin, que la France redoublait d'activité dans ses préparatifs militaires et le général de Moltke les trouvait abusifs et révélateurs d'un désir belliqueux. Il en avait parlé à Bismarck et se proposait de faire au Roi un rapport détaillé, concluant à une riposte nécessaire. Le président du Conseil s'était ouvert là-dessus l'ambassadeur d'Angleterre, et Benedetti rapprochait ces (page 101) incidents du jeu de l'année dernière, grâce auquel Bismarck avait tiré parti de prétendus armements de l'Autriche pour attribuer à la Prusse un rôle purement défensif.

Singulière confidence du baron de Tornaco

Van de Weyer, le 9 mai, après avoir parlé du « désir ardent des Puissances d'en finir promptement » pour éviter une guerre très redoutée, rapportait à Rogier une conversation qu'il avait eue avec le baron de Tornaco. Le ministre grand-ducal, le regardant « d'un œil assez perfide »,, lui avait annoncé que de très grandes difficultés se rencontreraient dans le Luxembourg, « surtout en présence d'un parti nombreux qui demande la réunion la Belgique. » Van de Weyer, qui crut voir dans cette confidence l'intention de son interlocuteur d'arracher « l'expression d'un désir qui, ne pouvant se réaliser aujourd'hui, eût été présenté par lui comme un désappointement pour la Belgique », s'était tenu sur une prudente et froide réserve.

Une appréciation, par Rogier, de l'œuvre de la Conférence

Dans une lettre particulière du même jour, Rogier, après avoir dit à Van de Weyer qu'il n'entendait aucunement l'empêcher de prendre sa retraite, se laissa aller à une curieuse et désenchantée appréciation de la Conférence.

Il ne se montrait guère optimiste quant à l'avenir « d'un petit Luxembourg neutralisé, châtré de sa garnison, isolé, sans débouché pour ses produits matériels et pour ses hommes. » Il constituerait « un foyer d'intrigues et d'agitations continuelles », dangereux tout d'abord pour la Belgique.

Après diverses considérations sur le désappointement de la France, fatal et imminent, de voir se substituer, par le maintien du Luxembourg dans le Zollverein, à une simple garnison « toute une population prussienne », Rogier montrait le succès diplomatique qu'aurait pu obtenir Napoléon III retenant le Grand-Duché « dans le cercle franco-belge », éclipsant ainsi l'œuvre de la Monarchie de Juillet » qui avait baissé pavillon en 1839 devant la Confédération germanique, sacrifié 200,000 Belges et laissé une partie de sa frontière découverte. »

(page 102) Il ne voyait pas comment l'affaire pourrait être reprise, considérant comme impossible toute négociation avec la Hollande « pour un tel article. »

En terminant, il avouait sa tristesse, partagée, sans doute, par « tous les hommes... de la première période de notre Révolution, d'avoir vu, irrévocablement peut- être, s'échapper une occasion de reconquérir des concitoyens que nous avons été forcés d'abandonner en 1839. » Il s'honorait d'avoir désiré la reprise du Grand-Duché, » la grandeur du but à atteindre » faisant disparaître à ses yeux tous les inconvénients, voire les dangers que l'on pouvait objecter.

Réflexions de Vandenpeereboom

Le 9 mai, au soir, une dépêche de Van de Weyer annonça l'accord et la prochaine signature du traité.

Vandenpeereboom se réjouit de voir « la paix sinon assise sur des bases solides et durables, du moins assurée pour une saison. »

Le traité, dans son essence, repose sur trois bases principales : 1° neutralisation du Grand-Duché ; 2° évacuation et démolition de la forteresse ; 3° le Luxembourg conservé au roi de Hollande.

« Ce troisième point, dit-il, désappointera bien quelques personnes en Belgique ; le Roi, dans les derniers temps surtout, semblait assez désireux de voir restituer le Grand-Duché à la Belgique. Mais beaucoup d'hommes d'Etat ne convoitaient pas cette partie de notre ancienne province ; ils voyaient dans la réunion une source de difficultés pour l'avenir. La forteresse étant même détruite, la position de la ville est encore une position stratégique qui en temps de guerre sera disputée ; on pouvait donc craindre de voir, en cas de guerre, la lutte transportée en Belgique si le Grand-Duché nous était remis.

« A l'intérieur, la réunion n'eût pas été sans danger On eût eu de grands sacrifices à faire pour la ville de Luxembourg dont les habitants éprouveront un grand préjudice par suite du départ d'une garnison de quatre mille hommes. Mais il y eût eu compétition entre Luxembourg et Arlon pour posséder le titre de chef-lieu de la province avec les avantages y attachés, etc. »

Après avoir fait ressortir les inconvénients de la réunion, Vandenpeereboom examine les avantages qu'elle offrait : « Il faut cependant reconnaître que la restitution... (page 103) était la combinaison la plus favorable à une paix durable. La neutralité luxembourgeoise se confondait avec la neutralité belge ; le Grand-Duché et notre Luxembourg n'avaient fait qu'un durant des siècles, les intérêts étaient communs.

« Les puissances, en général, auraient provoqué cette réunion, les Grands-Ducaux la désiraient, mais il paraît que la Hollande ou plutôt son Roi n'ont pas voulu faire ce qu'ils considèrent comme un avantage aux Belges, dont ils n'ont pas oublié la révolte de 1830. Il leur répugnait, du reste, de revenir sur un avantage, sur une cession qui avait été faite à la Hollande en 1839 au grand regret des Belges. »

Les Luxembourgeois, mécontents du Roi grand-duc qui a voulu les vendre à la France, et de qui les sympathies pour les Belges sont grandes, ne vont-ils pas faire une vive opposition à leur Souverain, « se révolter peut-être, arborer notre drapeau tricolore ? » se demande Vandenpeereboom, qui craint pour la Belgique l'accusation de fomenter ces mouvements. « Qui vivra verra », conclut-il philosophiquement.

La neutralité du Luxembourg et la garantie collective

Vandenpeereboom, à la date du 10 mai, examine l'article 3 du projet de traité, qui dit en substance : « Le Luxembourg étant neutralisé, une forteresse serait sans objet... La forteresse sera démolie. »

Cet article, qui semblait consacrer un principe général : pas d'armée dans les pays neutres, n'est pas admissible, dit-il, pour la Belgique. Il sc demande si la disposition est spéciale au Luxembourg, et si l'on a voulu, par là, dissimuler le sacrifice que fait la Prusse.

« Un autre article - fait-il remarquer - parle de garantie collective des puissances, et lord Stanley a dit au Parlement qu'une telle garantie diminuerait les obligations de l'Angleterre. »

D'autre part, Du Jardin faisait savoir que la députation luxembourgeoise, trois membres désignés par le Conseil communal, n'avait pas été reçue par le roi des Pays-Bas, sous prétexte d'une indisposition. Après un entretien (page 104) avec le prince Henri, qui s'était efforcé de calmer ses inquiétudes, elle était partie pour Londres, où elle obtint une audience de lord Stanley, qui lui promit de soutenir toute proposition pratique qui pourrait être présentée en faveur de la ville de Luxembourg. Cette promesse fut consacrée par deux amendements au projet de traité.

Ces dispositions parurent assez obscures aux ministres belges qui décidèrent en Conseil l'envoi à Londres, auprès de Van de Weyer, d'Orban, chef de division aux Affaires étrangères, le beau-frère du ministre des Finances Frère-Orban. Il devait « tirer ces questions au clair et provoquer les explications et modifications jugées nécessaires. »

Un télégramme de Van de Weyer, du 10 mai, portait : « L'Angleterre, a dit lord Stanley, a en 1839 garanti au roi de Hollande possession pleine, absolue et illimitée du Luxembourg ; aujourd'hui elle ne garantit que sa neutralité d'une manière collective, d'où responsabilité officielle limitée ; jamais un seul mot dans la conférence qui pût faire supposer que la garantie donnée à la Belgique est diminuée.3

Le Conseil royal du 12 mai et la fin de la question du Luxembourg

Un Conseil des ministres, présidé par le Roi, se réunit le 12 mai pour recevoir communication de plusieurs dépêches importantes et du rapport de M. Orban, revenu de Londres. Les déclarations de lord Stanley, les stipulations du traité relatives à la « garantie collective » et à la démolition de la forteresse, déclarée sans objet vu la neutralité du pays, étaient peu rassurantes pour la Belgique, en dépit des additions mentionnant que rien n'était changé pour notre pays, qui gardait son droit de maintenir et d'augmenter ses forteresses, comme aussi ses autres moyens de défense.

Que vont prétexter les Anversois ? - demande Vandenpeereboom - lorsqu'ils liront que le Grand-Duché étant neutralisé, la forteresse est sans objet : ils réclameront le démantèlement de leur place.

Le Luxembourg restant dans le Zollverein « deviendra peu à peu prussien. » La Belgique voit donc s'éloigner l'espoir d'une reprise.

Le Roi qui, dans la dernière phase de l'affaire, s'était montré plus disposé que ses ministres, Rogier excepté, à tenter un effort de récupération du Grand-Duché, (page 105) « semblait contrarié mais résigné. Que faire, en effet ? Comme il le disait : Bonne mine à mauvais jeu... et surtout ne souffler mot des appréhensions que nous inspirent la rédaction des articles concernant la neutralité et le motif de la démolition de la forteresse. »

Conclusion

L'importante question du Luxembourg mit en lumière les diverses tendances des hommes d'Etat belges, les velléités royales, les hésitations de la France et de la Prusse n'osant encore s'affronter, la réserve de l'Angleterre, peu soucieuse de s'engager sur le continent, bien que son attitude à l'égard de la Belgique eût été plus ferme qu'en 1866. Rogier, très décidé à s'engager à fond pour la reprise du Grand-Duché, se heurte tout de suite à l'opposition de Frère qui voit un danger à posséder un territoire que la France et la Prusse convoitent si âprement. Léopold II hésite à manifester ses volontés devant des ministres peu souples : il ne se sent pas assez imposant ; il ne fascine pas, comme plus tard, ses conseillers. Le Parlement et le pays restent trop indifférents, selon l'habitude déjà prise, aux grandes questions nationales. Van de Weyer, un peu vieilli, prêt à partir, est laissé sans initiative. Il n'imite pas Talleyrand et ne sort pas du cercle où l'enferment des instructions trop prudentes. Faute d'audace peut-être, le Grand-Duché ne fit pas retour à la Belgique.