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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

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Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome II. De la démission du général Chazal à la retraite de Rogier et Vandenpeereboom (octobre 1866 janvier 1868)

Chapitre IX. Les velléités de retraite de Vandenpeereboom

Les ennuis et les dégoûts de Vandenpeereboom

(page 120) Sur ces entrefaites. une bagarre locale causa de graves ennuis à Vandenpeereboom. Il avait déjà noté dans son journal, en février, le conflit qui s'était produit entre les deux aspirants bourgmestres de Namur, Namèche et Pepin. Le Roi ne voulait pas du premier, et Vandenpeereboom était du même avis, tandis que Frère et Bara penchaient pour Nameche, un de ces avancés pourtant, qu'ils combattaient à Bruxelles. Pepjn fut d'abord proposé, mais la majorité du Conseil qu'il présidait ad interim lui fit une vive opposition. Pour rétablir la paix, Vandenpeereboom fit nommer Lelièvre, membre de la Chambre des représentants. Cet expédient ne fit qu'irriter les partisans de Namèche que le choix comme échevins d'un libéral dissident et du catholique Dohet acheva d'exaspérer.

La presse libérale presque entière attaqua le ministre de l'Intérieur. Aussi les velléités de retraite de Vandenpeereboom en furent-elles renforcées, Il se plaignit à Louis Hymans, rédacteur en chef de l'Echo du Parlement, des « articulets malveillants » pour Lelièvre et pour lui-même, que publiait l'organe ministériel, « notre journal » comme il disait. Il attribuait ces égratignures à Canler, secrétaire de Bara, et peut-être même à ce dernier qui subit, dit-il, « la pression des jeunes maçons qui l'entourent. »

Ces coups d'épingle venant s'ajouter aux critiques, par la « presse maçonnique », de l'attitude prise dans la question des écoles d'adultes, et à « la fatigue d'un long ministère », déterminèrent Vandenpeereboom à faire part au Roi et à Frère-Orban de son intention de quitter le ministère. (Note de bas de page : "L'Etoile belge » du 8 août, par exemple, reprochait à Vandenpeereboom de sembler aspirer à l'honneur de réaliser le type de l'homme modéré selon le cœur de ses adversaires », d'avoir, contrairement aux principes du libéralisme formulés en 1847 par Frère-Orban, placé les écoles d'adultes sous le régime de la loi de 1842. « « L'approche des élections législatives - concluait méchamment le journal - rappelle évidemment à M. Vandenpeereboom qu'il doit son mandat... à un appoint considérable de suffrages catholiques... » et il devait donner des gages à ces partisans-là. Vandenpeereboom a conservé une lettre curieuse qui dénote bien le degré d'exaspération où l'« affaire » était montée. Un individu signant « Justin Delaire » lui écrivait : « Je connais un brigand de Namur qui parle de vous donner quinze coups de poignard. Prenez donc garde à vous. Je vous salue amicalement. P -S : Si vous voulez des détails, télégraphiez-moi poste restante à Namur. Je vais dénoncer cet individu au procureur du Roi. » Ce billet, non daté, doit être rapproché d'un autre écrit, le 3 avril 1867, par Frère à Vandenpeereboom : « N'oubliez pas - lui dit-il - l'affaire de Namur. Il faut absolument sortir de la fausse position dans laquelle nous sommes. » Fin de la note.)

Le mémoire à Frère-Orban

(page 121) La lettre à son éminent collègue en date du 14 août constitue un très long plaidoyer pro domo, mais elle présente, à notre sens, un document précieux. On voit rarement les hommes d'Etat s'exprimer avec cette sincérité et cet abandon. Nous assistons, grâce à elle, aux dessous, bien mesquins, d'une politique que les journaux mêmes du temps ne laissaient guère soupçonner. C'est à ce titre que nous en croyons utile la reproduction intégrale :

« Mon cher Confrère, Bara. le seul collègue encore présent à Bruxelles, m'a dit que vous ne viendriez probablement pas à Bruxelles le 19 (pour la réunion des Chambres). J'en suis contrarié, car je désirais vous entretenir de ma position personnelle ; mais lors de votre avant-dernier voyage je n'ai pu vous voir seul et lors du dernier, j'étais absent.

« Mon désir de quitter le ministère est chaque jour de plus en plus vif ; je me sens, en effet, tous les jours de plus (page 122) en plus incapable, physiquement, moralement et peut- être politiquement, de continuer utilement mes fonctions. J'ai cinquante-cinq ans, je suis entré au ministère il y a bientôt six ans, j'ai eu l'intérim de la Guerre pendant à peu près dix-huit mois, depuis 1830, aucun de mes prédécesseurs n'a fourni, d'une haleine, une aussi longue course ministérielle à l'Intérieur ; le Département est celui où l'on a le plus de besogne de détail ; je fais beaucoup par moi-même, depuis 1840 j'ai beaucoup travaillé, beaucoup lutté... mais aujourd'hui je suis éreinté et n'en puis plus.

« Je perds la vue, j'ai assez souvent la fièvre, la goutte me taquine presque toujours, j'ai l'estomac délabré et mon médecin me prescrit le repos le plus absolu pendant un assez long laps de temps, voire même un voyage dans le Midi, car un ministre de l'Intérieur ne peut prendre aucun repos, il ne peut même songer à prendre de courtes vacances. J'ai été absent du 7 au 13 ; pendant les sept jours, sans parler de ma besogne quotidienne et des solliciteurs flamands qui sont de vrais électeurs luxembourgeois, j'ai reçu trois cent vingt-deux lettres personnelles de tous les points du pays; voilà un singulier congé ! Quand je m'absente je suis plus tourmenté qu'à Bruxelles.

« Soit par motifs de santé, soit par fatigue morale, j'éprouve pour le travail une fatigue invincible, mon intelligence s'oblitère, je deviens plus bête, plus stupide que jamais et parfois il m'arrive de rester, comme un idiot, pendant des heures devant un dossier sans pouvoir suivre une affaire.

« Enfin il me semble que ma présence au Cabinet sera un embarras pour mes collègues et une cause d'affaiblissement pour le parti que je servirai, je crois, mieux désormais comme soldat que comme capitaine ; mais c'est là un côté accessoire puisque je désire quitter pour des causes tout à fait (sic) et pour mes convenances entièrement personnelles.

« J'espère donc, cher Collègue, qu'on ne s'opposera plus à ma retraite. Vous n'aurez pas oublié qu'à l'époque où Tesch s'est retiré, il a été entendu que chacun de nous pourrait s'en aller après les élections de 1866. Depuis lors, la peste bovine, le choléra, le renouvellement des administrations communales, les événements du dehors, (page 123) les élections pour le Sénat m'ont forcé de rester à mon poste, mais aucun de ces motifs n'existe plus aujourd'hui, je puis donc et je veux m'en aller.

« Il serait difficile, impossible même, je le sais, de composer un Cabinet nouveau, mais il est facile de remplacer un ministre et surtout un ministre comme moi : un peu de sang nouveau fortifierait même le Cabinet qui est, il faut bien le reconnaitre, un peu vieux et un peu usé, comme le dit de Boe.

« On fera peut-être, par un sentiment de bienveillance, appel à mon dévouement, mais je l'avoue, mon dévouement est un peu attiédi... à cinquante-cinq ans ; après vingt-sept ans de luttes les illusions s'en vont, et nos amis le sont si peu (sic) pour les ministres.

« Dans trois conseils provinciaux libéraux nos amis n'ont pas eu une parole bienveillante pour le gouvernement ni surtout pour le ministre, qui cependant a cherché avant tout à faire progresser l'enseignement populaire ; on a tout oublié pour ne se souvenir que d'un point au moins controversable, et à l'unanimité des amis ont crié haro sur le ministre !

« Dans les villes « nos amis » nous suscitent des difficultés de toute espèce ; sans parler de Namur et de Liége, Wincqz ne veut plus rester bourgmestre de Soignies. de Rasse ne veut pas être nommé bourgmestre à Tournai ; je vois des points noirs à Malines, à Gand, etc.

« Nos « amis » qui ont une certaine influence sur la presse rougiraient de soutenir, de louer surtout les actes du gouvernement ; un petit air d'opposition leur va à merveille et ce sont nos amis qui nous minent.

« Depuis que je suis à l'Intérieur, j'ai cherché à augmenter l'influence de « nos amis » dans les arrondissements. (page 124) Je les ai consultés sur tout, je les ai informés de tout, j'ai été attentif à leurs moindres désirs et aujourd'hui, ces amis ne m'adressent plus des recommandations mais des ordres. Ils sollicitent comme Fra Diavolo, le pistolet, c'est-à-dire leur démission, à la main ; le plus mince bourgmestre-ami qui demande un subside ou une nomination oublie rarement de me dire qu'en cas d'insuccès on d'observations il se retire et renonce à la politique libérale. Cela est humiliant et insupportable.

« En vous disant tout ceci, mon cher Collègue, je ne veux pas vous broyer du noir, ni récriminer contre les résultats inattendus que je constate chaque jour, mais faire comprendre que si mon dévouement pour les amis est moins vif qu'autrement, ce n'est pas sans motifs.

« On pourrait me dire aussi que ma retraite en ce moment serait peu opportune, peu honorable pour moi, que j'aurai l'air de tomber devant les criailleries de M. Namêche et de ses amis de la loge... d'être vaincu par le chef (bien impuissant pourtant) des radicaux d'Ypres qui paye de petits écrivailleurs de Bruxelles pour m'attaquer et me dénigrer dans les correspondances adressées à de petits journaux de province et que reproduit « L'Opinion » d'Ypres... On pourra lire tout cela et le public sera peut-être de cet avis, mais je m'en inquiète peu ou point ; la fatigue que j'éprouve est telle, le besoin de repos est si grand pour moi que je ne puis tenir aucun compte de mesquines questions d'amour-propre.

« Durant mon dernier séjour à Ostende, j'ai fait connaître au Roi mon vif désir de me retirer et j'ai indiqué les motifs de ce désir ; je n'ai pas été bien accueilli, je l'avoue, mais je vais revenir à la charge et je vais écrire au Roi pour le prier d'accepter ma démission. Vous avez été toujours si bon et si bienveillant pour moi, mon cher Collègue, que j'ose espérer votre appui (page 125) en cette circonstance auprès du Roi. Vous comprendrez qu'après vingt-sept ans de lutte, six ans de ministère, je désire et j'ai le droit de rentrer dans la vie privée et d'avoir un peu de repos en ce monde avant de partir pour l'autre. Dans cet espoir, je vous serre la main de Cœur. 15 août 1867. V.D.P. »

La lettre au Roi

Elle était ainsi rédigée :

« Sire,

« Pendant le séjour que Votre Majesté m'a autorisé à faire à Ostende, j'ai eu l'honneur de dire au Roi combien était vif mon désir de rentrer dans la vie privée.

« Depuis 1840, j'ai consacré tous mes moments à l'administration et à la politique, je dirige depuis six ans bientôt le Département de l'intérieur et l'intérim du Département de la guerre m'a été en outre confié pendant quinze mois.

« Une grande fatigue physique et morale a été pour moi la conséquence de ces longues et constantes occupations et je me sens aujourd'hui complètement incapable de continuer à remplir plus longtemps d'une manière convenable les hautes fonctions que le Roi, votre auguste père, a daigné me confier au mois d'octobre 1861 et dans lesquelles Votre Majesté a eu la bonté de me confirmer lors de son avènement au trône.

« Je supplie donc respectueusement Votre Majesté de daigner me décharger de ces fonctions.

« Je suis avec le plus profond respect de Votre Majesté le très humble et très dévoué serviteur.

« V.D.P. »

La réponse du Roi

Elle était des plus flatteuse pour Vandenpeereboom.

« Particulière.

« Ostende, 17 août 1867.

« Mon cher ministre,

« Je n'ai guère besoin de vous dire tout le chagrin que m'a causé votre lettre d'hier. Vous savez depuis longtemps combien m'est pénible l'idée de votre retraite. (page 126) J'ai protesté et je proteste encore ici de toutes mes forces contre une semblable pensée doublement fâcheuse dans les circonstances délicates que nous traversons.

« Vous m'avez, cher Ministre, donné déjà bien des preuves de votre affection et de votre patriotisme. J'espère que vous ne m'abandonnerez point et que vous ne vous refuserez pas à conserver quelque temps encore ce portefeuille si important de l'Intérieur que je ne pourrais placer en de meilleures mains.

« Je m'offre à faire tout ce qui dépendra de moi pour vous donner le moyen de prendre un congé auquel, je le reconnais, vous avez mille droits.

« Croyez-moi toujours, mon cher Ministre, votre tout dévoué et affectionné.

« LEOPOLD. »

Démarches pour retenir Vandenpeereboom

Rogier, revenu d'un voyage à Londres vit à Ostende le Roi, qui lui demanda de faire revenir Vandenpeereboom sur sa détermination. Il représenta à son collègue les graves inconvénients d'une démission à ce moment-là.

Un billet de Frère-Orban du 17 août ajournait sa réponse faute de temps.

Vandenpeereboom avait prié Jules Devaux de l'aider à sortir du Cabinet, Le chef du Cabinet du Roi, lui répondant, le 18, d'Ostende, s'efforça de le dissuader en lui représentant surtout le grand désir de Sa Majesté de ne pas renoncer à sa précieuse collaboration.

« Mon cher ministre.

« Le Roi vous a répondu. Sa Majesté ne peut se faire à l'idée de se séparer de vous et le fait est que votre retraite en ce moment aurait de nombreux inconvénients ; elle rendrait le gouvernement très difficile et créerait dans votre parti une division qui conduirait on ne sait où. Le Roi est d'avis que l'on organise les choses pour vous laisser prendre un bon congé. Je connais ces situations d'homme éreinté et je sais qu'un congé de quelque durée vous remet à neuf. »

Van Praet enfin quitta Blankenberghe, où il séjournait depuis plusieurs semaines, pour venir à Bruxelles, probablement envoyé par le Roi. Il rencontra comme par hasard Vandenpeereboom au Parc et l'engagea vivement à ne pas démissionner.

Réunion extraordinaire des Chambres

(page 127) La loi sur la retraite des magistrats entraînait des nominations nouvelles à la Cour de cassation et par suite la présentation de candidats par le Sénat. En vertu de l'article 59 de la Constitution, la Haute Assemblée ne pouvait se réunir seule hors du temps de la session de la Chambre des représentants. Il fallait donc convoquer le Parlement en session extraordinaire le 19 août. La Chambre n'avait à son ordre du jour que deux interpellations. Un accident, qui mit en lumière le malaise qui tourmentait la majorité, se produisit à propos de l'élection du bureau définitif.

« Grand nombre de collègues de la gauche - écrit Vandenpeereboom - étaient d'avis de ne pas constituer le bureau définitif ; on avait vent qu'une opposition se manifesterait contre le président Ernest Vandenpeereboom et en ne constituant pas le bureau on évitait cet incident fâcheux. Mais Ernest lui-même qui ignorait ces dispositions hostiles - ou ne les a connues qu'au dernier moment - a insisté pour qu'on procédât l'élection. Au premier tour de scrutin Ernest n'a eu qu'une voix de plus que Nothomb porté par les catholiques et au second tour la stricte majorité absolue. Il m'a demandé conseil. Je l'ai engagé à se retirer de la séance, sauf à voir demain ; il aurait ainsi le temps de réfléchir et de voir quel parti il lui convient de prendre.

« Si j'avais été à sa place je n'aurais pas hésité à refuser net; je n'aurais pas subi une pareille humiliation ; mais d'autres conseils ont prévalu. Ernest est monté au bureau et des interpellations ont eu lieu, etc..

« On avait annoncé que je serais vivement interpellé... Personne n'a ouvert la bouche et tous les collègues de la gauche se sont montrés pleins de bienveillance pour moi.

« Après la séance Ernest m'a dit qu'il pourrait bien avant la prochaine session se retirer de la Chambre même et prévenir ainsi une humiliation nouvelle ou une difficulté assez grande avec ses collègues. Je suppose qu'il ne fera pas cela ; après tout, on verra... Quoi qu'il en soit, cet échec est bien regrettable pour Ernest. Etre vaincu par ses adversaires, soit, mais être démoli par les siens, traîtreusement, cela est trop fort et certes, (page 128) je le répète, quant à moi, je n'accepterais pareille position. »

Vandenpeereboom reste au ministère et prend un congé

Frère-Orban étant rentré à Bruxelles, un Conseil de Cabinet réunit tous les ministres, Goethals excepté. Vandenpeereboom, invoquant sa lassitude, offrit sa démission, mais ses collègues se récrièrent. Il se laissa persuader de prendre un congé d'un mois à six semaines, Bara et Rogier le suppléant.

Il remercia, par lettre, le Roi de ses bontés constantes et lui fit part des propositions du Conseil, ne cachant pas qu'il éprouverait grande difficulté à reprendre et surtout à conserver ses laborieuses fonctions.

Persistances des attaques radicales

Les agressions néanmoins persistaient dans ce que Vandenpeereboom appelait la presse « libérouffle». « Chaque acte que je pose - écrit-il Ie 23 août — est injustement interprété. » C'était une conséquence des incidents namurois, qui avaient ému, voire irrité la franc-maçonnerie. « Je suppose - continue-t-il - que dans les loges on fait à peu près comme dans la sacristie : on excommunie. Me voilà donc excommunié par les cléricaux et par les radicaux. Je m'en inquiète peu. Depuis vingt-cinq ans je fais de la politique libérale et ce ne seront pas quelques criailleries de petits journaux et l'intolérance des loges qui me feront perdre la position d'hono-abilité que je me suis acquise et, après tout, quand on est à six pieds sous terre... qu'importent les vanités humaines ? »

Et cette hostilité de la presse « libérouffle », il l'attribue en partie à Bara « qui donne la main aux jeunes. »

Il interrompit ici son journal. Il se rendit, croyonsnous, dans le Midi de la France. ^

Le 11 septembre nous le retrouvons à Bruxelles.