(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
La bonne volonté de Goethals
(page 50) Vandenpeereboom est assez sobre de renseignements sur les premiers jours de l'année 1867. Le 15 janvier seulement, il écrit sur son journal quelques lignes qui nous montrent le général Goethals en contraste frappant, à certains égards, avec son prédécesseur :
«... Autant Chazal - dit-il - se passait du concours de ses collègues, autant Goethals se réfère à eux pour toutes choses. Il se soumet à tout ce qu'on décide ; on dirait, en vérité, que, pénétré des idées d'obéissance militaire, il considère le Conseil, et surtout Frère, comme son Chef de corps. Le Roi a aussi une grande influence sur Goethals, homme excellent mais faible. » (Note de bas de page : Comme on le verra par la suite, Frère et Goethals en vinrent vite à s'opposer.)
Ce fut le 16 janvier que se réunit, pour la première fois, la grande Commission mixte constituée pour examiner les besoins de la défense nationale et préparer la réorganisation de l'armée.
L'abrogation de l'article 1781. Les troubles de Marchienne. La peste bovine
Le début de l'année 1867 fut marqué législativement par la discussion d'une proposition de loi déposée par le ministre de la Justice, et qui tendait à l'abrogation de l'article 1781 du Code civil.
Cet article était ainsi rédigé :
« Le maître est cru sur son affirmation :
« Pour la quotité des gages ;
« Pour le payement du salaire de l'année échue ;
« Et pour les acomptes donnés pour l'année courante. »
(page 51) Il se trouvait en contradiction flagrante avec le principe d'égalité proclamé par l'article 6 de la Constitution.
La Chambre, après d'assez longs débats, décida, le février 1867, de le supprimer.
Vandenpeereboom se borne à noter : « L'article 1781 été abrogé. Tout s'est bien passé. » (Note de bas de page : Le Sénat, par contre, repoussa, le 22 mars, par 39 voix contre 12, le projet de loi. On dut attendre jusqu'en 1883 pour obtenir la disparition de cette injuste disposition.)
Il ajoute, au sujet de deux événements assez graves à des points de vue divers :
« Les troubles de Marchienne n'ont pas eu de suite ; mais la peste bovine sévit en divers lieux et malgré les efforts faits par le gouvernement, elle éclate dans diverses provinces ; cette affaire me cause bien des soucis. »
Depuis quelques années, une agitation extraordinaire remuait les ouvriers. L'« Association internationale des Travailleurs », donnant le branle, poussait aux grèves et la révolte. Les bas salaires aidant, les ouvriers étaient accessibles à la dangereuse propagande. A propos d'une réduction de 10 p. c., motivée par le mauvais état de l'industrie sidérurgique, les métallurgistes de Marchienne avaient abandonné les usines. Ils se promenaient en bandes, exigeant la cessation du travail dans tous les établissements. Les houilleurs s'étaient joints à eux. La gendarmerie fut débordée. Malgré l'arrivée de la troupe, les grévistes mirent à sac un moulin à vapeur et s'attaquèrent à un détachement. Plusieurs soldats avaient été plus ou moins grièvement blessés, quand l'officier commanda le feu. Trois ouvriers tombèrent. Après ce triste incident, grâce au déploiement de forces considérables, la grève se termina.
Certains correspondants de journaux français, plus impérialistes que l'Empereur, mettaient à profit ces regrettables événements pour représenter le régime menacé et la Belgique gangrenée par l'esprit révolutionnaire. Van Ryk, dans « La Patrie » (les lecteurs voudront bien se rappeler que le soi- disant Van Ryk était en réalité un Français, Léon Estivant), prétendait, le 10 février, que la population des centres industriels du (page 52) Hainaut, « française d'origine, est française de cœur et d'âme » ; qu'un parti, dans la province, « voudrait l'annexion à la France » ; que le peuple avait acclamé Napoléon III à Marchienne et à Roux.
Quant à la peste bovine qui, concurremment avec le choléra, avait déjà désolé la Belgique en 1866, elle était reparue avec une intensité nouvelle au début de 1867. Il fallut de grands efforts, d'énergiques mesures pour écarter le fléau, qui fut enfin conjuré après une lutte de plusieurs semaines.
Le mariage du comte de Flandre
Assez inopinément se répandit la nouvelle des prochaines fiançailles du frère de Léopold Il. Vandenpeereboom, à la date du 15 février, commente cet événement :
« Le comte de Flandre épouse la princesse Marie de Hohenzollern-Sigmaringen, fort belle femme, dit-on. Le père est riche, mais peu généreux, puisqu'il ne donne à sa fille qu'une dot de 500,000 francs réversible à la famille en cas de décès sans enfants, et moyennant cette dot la princesse renonce à ses droits de succession. De tels arrangements sont toujours pris dans la Maison de Hohenzollern : afin de favoriser l'aîné de la famille, on donne peu aux autres enfants. On dit le comte très amoureux de Sa fiancée. »
Vandenpeereboom ajoute, le 18 : « Le Roi a soulevé tout doucement la question de l'augmentation de la dotation du comte de Flandre. Cette dotation est de 150,000 francs par an. On s'est réuni en conseil pour (page 53) délibérer sur cet objet. Frère, que le Roi a réellement séduit, se montre disposé à accorder une augmentation. Bara et moi émettons l'avis que cette mesure portera atteinte à la popularité de la Famille royale. Bref, on décide d'offrir au Roi pour le comte à son choix, soit une augmentation de 50,000 francs réversible sur sa veuve, soit le maintien de la dotation actuelle de 150,000, mais avec réversibilité de 100,000 francs sur la veuve. Je suis certain que le comte acceptera la première proposition : un tiens vaut mieux que deux elle aura. »
Cet incident matrimonial ne pouvait manquer d'être publiquement. interprété. Les journaux s'en emparèrent. Les chancelleries le commentèrent aussi, mais relativement peu. Nous n'avons guère relevé, comme offrant quelque intérêt, qu'une dépêche du 9 février de Benedetti à de Moustier, communiquée le 12 à de Comminges-Guitaud, puis une lettre du ministre de France à Son chef.
« ... Le Roi ayant donné - écrivait Benedetti, - en sa qualité de chef des Maisons de Hohenzollern son consentement à cette union, le Prince est venu à Berlin pour offrir ses remerciements à Sa Majesté. Arrivé hier matin, il a été reçu à la gare par le Prince royal et il est descendu au château, selon le désir que le Roi lui en avait fait exprimer. Comme Sa Majesté, les Princes et les Princesses de la Famille royale lui ont fait l'accueil le plus gracieux. Le Prince royal et notamment la Princesse, qui saisit volontiers toutes les occasions de témoigner de son attachement pour la famille du roi Léopold, son oncle, y ont mis un empressement particulier. Je sais, d'ailleurs, que la reine Victoria n'est pas restée étrangère à cette alliance.
« ... On pense que le mariage pourra avoir lieu à la fin de mai, et qu'il sera célébré à Berlin, avec tout l'éclat qu'on déploie, en pareille occasion, pour les Princesses de la famille de Prusse.
« Quelques membres du corps diplomatique inclinent à donner à cette union un caractère politique ; le comte de Flandre, menacé de surdité, avait, selon eux, renoncé au mariage et se dévouerait aux intérêts de son pays en s'unissant la princesse Marie... »
Le comte de Comminges-Guitaud fit ressortir la satisfaction que cette alliance apportait à la Cour de Belgique et au Gouvernement, qui pouvaient espérer une garantie politique suppléant à la déficience de l'Angleterre :
« ... Malgré l'antipathie que la Belgique témoignait si récemment encore contre la Prusse, le mariage du comte de Flandre est envisagé avec un certain orgueil par la Famille Royale et par le gouvernement. Si peu d'importance que semblent avoir aujourd'hui pour les Princes les alliances de famille, on espère que le mariage du comte de Flandre pourra peut-être exercer une heureuse influence sur les destinées de la Belgique et contribuer à assurer son indépendance qui ne paraît plus suffisamment garantie par l'Angleterre... »
Un échec du Cabinet à la Chambre
D'un échec, de médiocre importance du reste, subi par le Cabinet, Vandenpeereboom se complait à envisager une crise éventuelle et sa propre délivrance. La question électorale, soulevée en 1866 par Jules Guillery et tout de suite ajournée, était revenue à l'ordre du jour de la Chambre. Le Gouvernement avait proposé d'en retarder encore la discussion, mais une majorité disparate en avait autrement décidé.
« Le Cabinet - écrit-il le 19 février - a subi aujourd'hui un échec à la Chambre. C'est le premier de ce genre depuis bien longtemps. La Chambre, après un débat assez vif et malgré l'opposition du Cabinet, a décidé qu'elle s'occuperait, le 19 mars, du projet de loi sur la réforme électorale. Le Cabinet ne tenait pas à voir venir cette question irritante dans le moment actuel ; les avancés, quelques-uns de nos amis, députés de Bruxelles, etc., et tous les catholiques, sauf trois, ont formé la majorité, 50 voix contre 48. Cette coalition est fâcheuse si elle se maintient ; le projet de loi de réforme électorale présenté par le Cabinet risque de sombrer et dans ce cas le Cabinet sombrera probablement aussi. Dieu, quel bonheur si je pouvais être libéré ! » (Note de bas de page : C'est dans cette séance que Frère-Orban, fonçant sur le suffrage universel, répondit aux orateurs qui affirmaient, bien gratuitement, que ce régime ne connaîtrait plus la corruption : « Non, en effet, quelques tonneaux de bière ou de genièvre feront l'affaire. Voilà la vérité. » « Vous voulez, - ajouta-t-il - en deux actes, arriver au suffrage universel. Quant à nous, ni en un ni en deux ni en trois, ni en cinq actes, nous ne voulons y arriver. »)
Le Roi complimente Vandenpeereboom
(page 55) Le 27 février, Vandenpeereboom note avec satisfaction que Léopold II lui a exprimé son affection en des termes flatteurs ; « J'ai une grande confiance en vous, m'a t-il dit, vous êtes modéré et tout le monde, dans tous les partis, vous aime et vous respecte. »
Premières difficultés du général Goethals
Le ministre de la Guerre rencontrait ses premières difficultés. Il vint confier ses ennuis à son ami et collègue. Il était averti que les députés d'Anvers se proposaient de l'interpeller. Ils voulaient savoir si les fortifications nouvelles mettaient la ville à l'abri d'un bombardement et si l'œuvre était complète.
Goethals ne partageait pas l'opinion de Chazal sur le système de défense d'Anvers, auquel il trouvait « mille défauts ; les forts de l'enceinte étant pris, l'enceinte sera vite prise. Où se logera l'armée dans le camp retranché ? La ville peut facilement être bombardée par l'Escaut. Il faut fortifier la rive gauche et le bas Escaut.
« La citadelle du Nord est sans valeur ; il y a deux mètres d'eau dans la citadelle ; et l'on ne peut circuler que sur le terre-plein du rempart', il n'y aurait aucun inconvénient à démolir les fronts du côté de la ville, etc. »
Cette opposition absolue entre les vues de Chazal et celles de Goethals contrariait fort Vandenpeereboom, qui envisageait même la retraite du Cabinet :
« En un mot, ce que Chazal trouvait indispensable est aujourd'hui, d'après Goethals, inutile, Ce qui était parfait est détestable, ce qui était impossible est facile... Cela nous fait, surtout à Frère, une situation bien difficile. Goethals ne veut pas parler contre sa conviction, et nous, sur la foi de Chazal, sommes engagés dans une tout autre voie. Pour marcher avec notre nouveau collègue, nous devons condamner tout ce que nous avons soutenu avec Chazal. Je ne vois qu'une issue à tout ceci, notre retraite. Un Cabinet neuf en tout ou en partie serait moins combattu par les deux oppositions et pourrait faire décider la question militaire plus facilement qu'un vieux Cabinet usé et qui a des engagements (page 56) de toute nature... Mieux vaudra-t-il de se retirer... Le Roi y consentira-t-il ? »
Plaintes contre Frère-Orban
La forte personnalité de Frère-Orban s'affirmait chaque année davantage. Vandenpeereboom constatait, au Conseil et à la Chambre, des velléités de résistance à l'esprit dominateur du ministre des Finances, et prévoyait des déchirements au sein du Cabinet.
« Frère, il faut bien le dire, avec ses immenses qualités, a de graves défauts ; il est avant tout tacticien ; louvoie quand il ne peut arriver tout droit ; il est en outre dominateur et veut toujours avoir raison à la Chambre comme dans le Conseil. Cette domination pèse et déplaît à la Chambre et ses collègues. Rogier s'en plaignait l'autre jour, et Goethals s'en plaignait hier. Quant à moi, je m'en plains aussi depuis quelque temps surtout. Frère a complètement dominé Bara. Il fait coterie avec lui ; les autres collègues s'éloignent et sont moins confiants. Il y a une certaine froideur, suite aux procédés de Frère. Ce dernier est, du reste, très irritable en ce moment. C'est le printemps peut-être qui réchauffe la sève... Je prévois quelque orage. »
Lettre de Goethals à Frère
Vandenpeereboom poursuit à la date du 1er mars :
« Goethals est venu me voir pour me dire qu'il avait écrit à Frère, pour lui dire qu'il ne partageait pas les idées de Chazal défendues par ses collègues civils, au sujet de l'utilité de la citadelle du Nord, des fortifications qui sont incomplètes, de la nécessité de fortifier la rive gauche, etc... Cela fait au Cabinet une position bien difficile et qui pourra aboutir à une dislocation... »
Et Vandenpeereboom de caresser à nouveau des espoirs de retraite, d'autant plus que Goethals lui avait fait entrevoir la suppression de l'école d'équitation d'Ypres. « C'est là pour moi une détestable affaire et je ne sais trop comment je pourrais m'en tirer si je désirais être réélu représentant… Cette suppression me permettrait peut-être de rentrer dans la vie privée. » (Note de bas de page : L'Ecole d'Ypres ne disparut qu'en 1914, lors de la guerre.)
Irritation de Frère contre Goethals
(page 57) Vandenpeereboom entrevoit et espère la retraite du Cabinet. La lettre de Goethals mécontenta grandement Frère, qui sentait une pression royale dans l'insistance du ministre de la Guerre à vouloir compléter les fortifications d'Anvers. «... Bara m'a dit à la fin de la séance - écrit Vandenpeereboom le 2 mars - que Frère avait écrit au Roi, sinon pour donner formellement sa démission, du moins pour prévenir qu'il quitterait si les idées de Goethals devaient prévaloir. D'après moi, sa dignité ne lui permet pas de faire autrement et dans ce cas je l'imiterais. Je suis moins engagé que Frère qui a soutenu et poussé Chazal quand il soutenait que la nécessité de la citadelle du Nord était indispensable et que le travail des fortifications d'Anvers était complet. Je suis solidaire du système suivi. Les nouvelles opinions de Goethals seraient la justification de l'opposition anversoise ; de deux choses l'une : le Cabinet civil aurait été trompé par Chazal ou aurait trompé la Chambre. Dans l'une comme dans l'autre hypothèse, rester est impossible car nous avons été ou des imbéciles ou des trompeurs.
« D'un autre côté, s'il est prouvé qu'Anvers n'est pas complet, que dans son état actuel cette place est sans valeur, qu'il y a à faire sur la rive gauche, etc..., peut-on, dans l'intérêt de notre amour-propre, conserver cette situation' ? Ne faut-il pas, comme le Roi le veut, finir l'œuvre ? Puisque nous, qui sommes engagés, ne pouvons l'achever honorablement, ne faut-il pas laisser ce soin à d'autres et partir ? C'est là mon sentiment, je ne vois pas d'autre issue. » Et il ajoute candidement : « Peut-être n'en vois-je pas à cause de mon vif désir de pouvoir m'en aller !!! »
Le ministre malgré lui continue :
« Goethals, que j'ai rencontré à la promenade, m'a dit qu'en réponse à la lettre qu'il avait écrite à Frère concernant la nécessité de fortifier la rive gauche devant Anvers, il a reçu une lettre de son collègue se résumant en ceci : « Votre lettre ne me convient ni pour le fond, ni pour la forme... » C'est bien sec. Frère ne m'a rien dit de tout ceci... »
Les vues du Roi concernant Anvers
(page 58) Vandenpeereboom reçut, le 4 mars, la visite de Loos, l'ancien bourgmestre et représentant libéral d'Anvers. Ce dernier lui fit part d'une conversation que le Roi avait eue avec Prisse, le directeur des travaux que la Ville d'Anvers faisait exécuter en ce moment. « Il serait juste, avait dit Léopold Il, que le gouvernement intervînt dans la dépense, qu'une bonne capitale commerciale fit pendant à une belle capitale du royaume. » Il avait ajouté : « Vous pouvez faire connaître mes sentiments à Anvers... J'amènerai mon ministère à faire quelque chose. »
La régence d'Anvers, de son côté, comptait demander une audience au Roi. Il était question d'inaugurer enfin la statue de Léopold Ier et d'inviter le Roi et la Reine.
« Tour ceci - observe Vandenpeereboom - prouve que le Roi désire, veut même finir le différend avec Anvers et terminer les fortifications sur la rive gauche et sur le bas Escaut. La situation va donc devenir très tendue et très difficile... »
Important entretien du Roi avec Vandenpeereboom
Le même jour, au soir, Léopold II fit appeler Vandenpeereboom. La conversation, qui dura une heure et un quart, fut très cordiale. Le ministre de l'Intérieur parla de nouveau de son désir de retraite, mais le Roi, qui savait si bien prendre les hommes, n'eut pas de peine le retenir.
L'entretien porta d'abord sur la loi réprimant les fraudes électorales qui allait se discuter au Sénat. Le Roi dit sans insister que les catholiques demanderaient le vote obligatoire, l'indemnité à l'électeur et pas de couloir. (Note de bas de page : Les débats eurent lieu du 6 au 16 mars. Le Sénat, par une très forte majorité, rejeta l'établissement du couloir, prélude de l'isoloir préconisé en 1877 par Malou. Le Gouvernement avait voulu permettre à l'électeur objet d'une pression de voter en toute liberté. Les catholiques proposèrent d'indemniser de leurs frais de route les électeurs, qui votaient alors au chef-lieu d'arrondissement et de canton. Leur amendement fut repoussé. Par contre, l'article interdisant les dîners électoraux ne fut pas admis. Le principe du vote obligatoire ne fut pas présenté. Rappelons aussi que le 6 mars, le Sénat, à l'unanimité, vota le projet de loi qui portait à 200,000 francs la dotation du comte de Flandre. La Chambre l'avait adopté, le 2 mars, par 70 voix contre 2. Fin de la note de bas de page.)
(page 59) Il fut ensuite question de la réponse à faire lors de la discussion du budget de la Guerre, ainsi que du dissentiment entre Frère et Goethals. Léopold II n'entra pas dans de grands détails à ce propos, mais dit qu'il est à désirer que l'on trouve, et cela est, dit-il, facile, une phrase qui puisse être acceptée par les deux - Goethals « ne peut ni céder ni se compromettre, ni compromettre le grand intérêt qui lui est confié. » « Tout le monde - ajoutait le Souverain -— est d'accord que les fortifications sont incomplètes et insuffisantes ; on ne trouvera pas un général qui ne soit de cet avis « Chazal lui-même partageait cette manière de voir ; s'il a parlé dans un autre sens c'était pour pas effrayer d'abord les contribuables en n'annonçant pas toutes les dépenses à faire, puis pour entrer dans les vues politiques du Cabinet qui avait le conflit avec Anvers sur les bras.
Vandenpeereboom alors présenta ses objections générales : il reconnut avec le Roi « que Goethals ne pouvait dire le contraire de ce qui était son opinion, que ce serait perpétuer la faute de Chazal, mais que d'un autre côté nous étions très engagés et qu'il était très difficile, à Frère surtout, de renier tout ce qu'il avait dit si haut et si constamment, mais que d'autres pourraient résoudre. Cette question ainsi que la question militaire tout entière, qu'il en avait été ainsi en 1853 quand de Brouckere est arrivé pour faire résoudre l'organisation militaire - (page 60) qu'un ministère neuf, sans antécédents, sans ennemis, avait bien plus de facilités qu'un vieux ministère usé, pour faire pareille besogne... »
« Au mot de retraite, le Roi, comme toujours, s'est récrié ; il m'a dit entre autres belles choses : Je ne vous laisserai pas partir, je n'aurai jamais un ministre de l'Intérieur comme vous, je ne veux pas que vous me quittiez. »
Vandenpeereboom voulut enfin exposer ses raisons personnelles de départ : son ministère, très laborieux, l'obligeait à un travail excessif qui ne lui laissait pas de repos ; une telle vie était insupportable. Le Roi ne voulut rien entendre : « Non, non, -s'écria- t il, vous ne pouvez pas songer à me quitter. »
La conversation prit fin. Léopold II se sépara très cordialement de son ministre, en lui serrant la main et en lui répétant : « C'est entendu, vous ne songerez plus à me quitter... »
Le Roi et le ministère en désaccord
Comme Vandenpeereboom le constate le 12 mars, « le différend continue à régner entre Goethals, instigué par le Roi, et le Cabinet. Le Roi voudrait que les fortifications d'Anvers s'achevassent ; il veut que l'on ouvre le débat sur cette question. Le Cabinet ne le veut pas : il veut que la question reste la même sans que l'on ferme ou que l'on entrouvre les portes à la discussion. «
Un Conseil des ministres tâcha de concilier les divergences en trouvant une formule qui, écartant les interpellations prévues, laisserait les choses en l'état. Il fut donc proposé que Goethals demanderait à la Chambre de ne pas rouvrir la discussion sur la question d'Anvers.
D'après Vandenpeereboom, le Roi désirait se réconcilier avec les Anversois : « Il a fait faire des démarches ou accepté celles que l'on faisait dans ce but ; il s'est engagé et désire tenir les engagements pris dans le temps par le duc de Brabant et depuis par le roi Léopold Il. D'autre part, Goethals a vu des députés d'Anvers, a parlementé, a trop lésiné, je pense... C'est ce matin 12 que commence le débat sur le budget de la Guerre ; il est possible aussi que tout se termine en queue de morue ou en eau de boudin. »
Le Roi sonde D'Elhoungne
(page 61) Dans l'éventualité d'une crise ministérielle, le Roi prenait ses précautions. Il avait fait appeler, le 10, un des représentants de Gand, l'éloquent D'Elhoungne, avec l'arrière-pensée, supposait Vandenpeereboom, de lui proposer un portefeuille. Il s'était borné toutefois à lui parler « … de la nécessité de fortifier la rive gauche de l'Escaut », lui demandant « s'il consentirait à voter et défendre des crédits à cette fin ». Surpris, D'Elhoungne avait répondu affirmativement. « Mais, se doutant de quelque piège, en quittant le Roi, il est allé chez Frère pour lui dire sa conversation avec le monarque. Mis au courant de la situation, D'Elh0ungne demanda une seconde audience. Il dit au Roi « qu'il avait vu Frère et que d'après les explications données, la situation n'est pas aussi claire qu'il l'avait cru d'abord et qu'il croyait avec le Cabinet que dans cette circonstance il fallait tenir compte des antécédents.
« Le Roi qui a voulu finasser sera bien étonné de voir que Delhougne (sic) s'entend si bien avec nous ; il sera fâché, je crois, de se trouver vinculé... Oh ! les rois constitutionnels ! »
Négociations anversoises
Tandis que le Roi poursuivait une solution de la question d'Anvers qui, selon Vandenpeereboom, ne pouvait aboutir et risquait de provoquer des crises, des négociations secrètes, dont Vandenpeereboom et Bara seuls avaient connaissance, étaient engagées entre Frère et Coumont, directeur de la Société Immobilière d'Anvers, en vue de la vente de la citadelle du Sud et des terrains adjacents. « En cas de réussite, disait Vandenpeereboom, la question ferait un grand pas, la Ville trouvant ainsi des terrains pour ses établissements maritimes. »
Le Roi et les ministres se mettent d'accord sur une formule. Discussion du budget de la Guerre
Le Roi, d'accord avec les ministres, décida, le 12 au matin, que si des interpellations se produisaient, il serait répondu que le gouvernement jugeait inutile d'ouvrir la discussion sur cet objet.
(page 62) La Chambre se réunit l'après-midi. Elle commença avec beaucoup de calme la discussion du budget de la Guerre, sans que l'alerte annoncée eût lieu. « Il est à croire - écrivait Vandenpeereboom - Roi, qui est en rapport avec les Anversois, les a invités à s'abstenir de toute interpellation qui pourrait compromettre leur cause dans les circonstances actuelles. » Vandenpeereboom croyait pourtant que ce ne serait que du bois d'allonge, et que le conflit éclaterait à moins d'un accord sur les bases arrêtées entre Frère et Coumont.
Les jours suivants, la Chambre poursuivit avec le même calme l'examen du budget, qui fut voté, dès le 15, par 73 voix contre 18 et 7 abstentions.
D'incorrigibles utopistes, Coomans, Couvreur, Le Hardy de Beaulieu, plaidèrent la mauvaise cause du désarmement. Leurs erreurs et leurs sophismes furent réfutés par Henri de Brouckère.
Le projet de réforme électorale
On se rappelle le dépôt, en novembre 1865, par Jules Guillery, d'une proposition de réforme électorale pour la province et la commune. Les avancés ne s'aventuraient pas encore jusqu'à demander formellement la révision de la Constitution. Jules Guillery voulait abaisser le cens à quinze francs, il imposait aux électeurs la connaissance de la lecture et de l’écriture. Le ministère eût été bien inspiré en se ralliant à ce projet anodin. Rogier y paraissait disposé. Frère-Orban, par contre, avait tout de suite pris position contre l'extension, trop forte à son avis, du droit de suffrage ; il voyait dans la proposition une étape vers le suffrage universel, qu'il avait en horreur. Son opposition détermina le Gouvernement et la majorité à se contenter de quelques dispositions capacitaires dont l'effet fut d'augmenter le corps électoral de quelques milliers d'unités.
Indéfiniment ajourné, le projet, par suite d'une récente décision de la Chambre, devait être discuté le 19 mars.
Vains essais d'agitation
« L'on cherche à passionner les esprits - écrivait Vandenpeereboom le 17 mars. On convoque des meetings où l'on fait des discours les plus violents. Frère est surtout l'objet des attaques. Singulier revirement de la popularité. En 1857, Frère était acclamé ; en 1865, il est honni.
(page 63) Des meetings ont décidé de faire une démonstration à la séance du jeudi 19. Des députations du meeting se porteraient vers 1 heure 1/2 à la Chambre et occuperaient les tribunes pour surveiller la discussion. Bref, on verra ce qui se passera. »
C'est cette occasion que l'on relève dans les journaux de l'époque les noms des frères Georges et Paul Janson, d'Emile Feron, de Pierre Splingard, d'Adolphe Demeur, de bien d'autres encore, qui, après avoir fait leurs premières armes dans des meetings d'exaltés, jouèrent dans notre histoire politique un rôle discuté, mais marquant. Fait curieux, le mouvement pour le suffrage universel était combattu par une partie des militants socialistes qui n'attendaient de remède aux maux du peuple que de la révolution.
« Les projets de réformes continue Vandenpeereboom sont assez anodins ; il s'agit vaguement de réduction du cens, etc., pour les élections communales et provinciales, mais les meetings vont plus loin et demandent le suffrage universel, c'est-à-dire la révision de la Constitution. Il est possible qu'il y ait coalition entre la droite et l'extrême-gauche, et qu'à la suite d'un vote émis par la coalition, le Cabinet subisse un échec et doive se retirer... Que je serais heureux si je pouvais m'en aller !! »
Quelques précautions furent prises en vue de la séance du 19, mais elles furent vaines et tout se passa dans le calme. Une vingtaine de délégués à peine se rendirent à la Chambre et se confondirent dans les tribunes avec le public.
Discussion et vote de la loi électorale
Quant à la discussion, elle resta calme, inodore et ennuyeuse - selon les épithètes de Vandenpeereboom. « On fait d'interminables discours sur le suffrage universel... »
Au dehors, par contre, les meetings se multipliaient et les orateurs s'exaltaient, prononçant « les discours les (page 64) plus violents, les plus révolutionnaires. » Mais la classe ouvrière demeurait fort indifférente.
Le seul événement de ces débats fut un discours magistral de Schollaert, député catholique de Louvain, de qui les interventions étaient plutôt rares. Se séparant avec netteté des démocrates de la droite, il remua profondément la Chambre en la conjurant de ne pas laisser mettre en cause la Constitution. palladium de la Belgique. Il contesta que l'exercice du suffrage fût un droit naturel et déclara redouter dans le vote universel la perte de notre nationalité.
Nothomb et Royer de Behr, les protagonistes du suffrage universel, étaient consternés, constatait Vandenpeereboom.
Le 12 avril, la Chambre se sépara. Elle avait rejeté tous les amendements de la jeune gauche s'efforçant d'élargir la base de la capacité, et avait à peine modifié le projet gouvernemental, qui fut voté en seconde lecture, le 1er mai, par 61 voix de gauche contre 45 de droite. Le progressiste Van Humbeeck motiva son abstention en termes piquants. « Cette loi, dit-il, qui n'a pas pour conséquence d'initier à la vie publique l'élite de la classe ouvrière ne me paraît mériter ni l'honneur d'un vote approbatif, ni l'indignité d'un suffrage négatif. »
On sait que le Gouvernement ne se pressa pas de la faire discuter par le Sénat. Le 14 mars 1870 seulement, elle fut adoptée par la Haute Assemblée. Après leur arrivée au pouvoir, les catholiques s'en débarrassèrent, en réduisant à 20 et à 10 francs le cens provincial et communal, sans la moindre adjonction capacitaire.
Réflexions de Vandenpeereboom sur Frère-Orban et le projet électoral
La part prépondérante que Frère-Orban prenait à tous les débats frappait de plus en plus Vandenpeereboom, qui s'était fort effacé dans la discussion récente. Se résignant à cette mise à l'ombre, il avouait naïvement n'avoir plus d'amour-propre. Son seul vœu était la retraite et le repos.
« Mon cher collègue, M. Frère, - écrit-il le 10 avril, - (page 65) prend de plus en plus le dessus partout ; dans la discussion de la réforme électorale, il a constamment pris la parole au nom du gouvernement, la laissant à peine un instant aux autres ministres.
« Après tout, ce projet de loi est son œuvre et il a été élaboré quant au texte par M. Bara et les bureaux de la Justice. Cette position me diminue un peu aux yeux du public, mais peu m'importe. Je n'ai plus aucun amour-propre. Je n'ai plus qu'un désir, celui de pouvoir me retirer de la vie politique et de trouver un peu de repos pour les dernières années de ma vie. Je voudrais avoir quelques années pour régler bien des choses en ce monde avant de partir pour l'autre. »
Tandis que l'on s'occupait de la réforme électorale, les événements extérieurs prenaient, derechef, un caractère inquiétant. La question du Luxembourg se posait devant l'Europe alarmée.