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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

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Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome II. De la démission du général Chazal à la retraite de Rogier et Vandenpeereboom (octobre 1866 janvier 1868)

Chapitre III. La tension hollando-belge

Grave tension avec la Hollande. Les antécédents de l'Affaire

On sait que la question de l'Escaut fut de tout temps une cause d'antagonisme entre la Belgique et la Hollande. L'application des clauses fluviales du traité de 1839 ne tarda pas à donner lieu à des conflits. Dès 1846, la Hollande médita d'établir un barrage sur le Sloe (on appelle ainsi le canal qui sépare l'ile de Walcheren de l'île de Sud-Beveland) et (page 33) un viaduc sur l'Escaut oriental, ainsi que de creuser un canal allant de Flessingue à Middelbourg. Ces travaux étaient nécessités par le projet de construction d'un chemin de fer de Middelbourg Maestricht.

La Belgique y vit un danger pour ses communications par eau avec l'Allemagne. Elle en vint à redouter également une perturbation du régime de l'Escaut occidental. Tout de suite elle fit entendre ses protestations, demandant un examen préalable en commun de la question. Le Cabinet de La Haye ne se prêta pas à cette suggestion : il n'admettait ni la nécessité ni l'opportunité d'une négociation. Bientôt, d'ailleurs, la résiliation de la concession octroyée interrompit l'échange de vues belgo-néerlandais.

La question se rouvre en 1849. La Hollande manifeste l'intention de fermer l'Escaut oriental, qui serait remplacé par un canal traversant l'ile de Sud-Beveland. De nouvelles négociations se poursuivent, longues et vaines. Les sociétés concessionnaires ne sont pas en état d'exécuter les travaux, et le débat cesse faute d'aliment immédiat.

Dix années plus tard le Cabinet de La Haye reprend pour son compte la construction des chemins de fer autrefois concédés, ainsi que les appropriations maritimes qui en découlent. Nouvelles protestations de la part de la Belgique. Des commissions d'ingénieurs sont constituées par les deux gouvernements. Elles ne tombent pas d'accord. Une enquête mixte est décidée : elle n'aboutit pas non plus à une entente.

Dans l'entre-temps, d'ailleurs, les travaux de barrage avaient été enfin adjugés ; l'adjudication avait même été approuvée, en septembre 1866, par le Cabinet de La Haye.

En présence de cette mesure préjudicielle, Rogier s'alarme. Il sollicite l'intervention du gouvernement anglais qui lui suggère la consultation d'ingénieurs étrangers. Rogier saisit la balle au bond et propose à la France, à l'Angleterre et à la Prusse de désigner chacune un ingénieur.

Cette proposition est très mal accueillie par la Hollande : elle y voit une atteinte, déclare-t-elle, à ses droits souverains.

Le 24 novembre, une dépêche de Rogier au baron Du Jardin se plaint d'une lettre écrite ab irato, en termes blessants, par le ministre hollandais des Affaires étrangères van Zuylen.

Le gouvernement de La Haye s'efforce, d'autre part, d'empêcher, à Londres, à Paris et surtout à Berlin, l'adhésion de ces trois cours à la proposition belge.

(page 34) Rogier insiste auprès de nos plénipotentiaires ; il se plaint de rencontrer à Berlin moins d'empressement qu'à Londres et à Paris. Il n'est pas éloigné de reprocher à Nothomb son manque de zèle. Notre ministre à Berlin se défend : il constate que Benedetti ne reçoit pas d'instructions et se voit par suite réduit à l'abstention vis-à-vis du Cabinet prussien.

Rogier presse Beyens d'agir à Paris. Notre représentant explique les retards par le caractère du marquis de Moustier qui « … a le goût exclusif de la haute politique... » et de qui d'ailleurs il fait un éloge.

Les esprits s'échauffent en Hollande. Du Jardin signale, le 12 décembre, un article du « Dagblad », journal ministériel, qui accuse Rogier d'avoir mené cette affaire avec passion.

Dans les sections de la deuxième Chambre, de vifs reproches sont adressés à van Zuylen qui n'a pas su prévenir l'immixtion des gouvernements étrangers dans une affaire purement hollando-belge... D

es journaux font courir le bruit d'un voyage de Rogier à La Haye. Le ministre autrichien à Bruxelles, Hügel, en parle à notre chef du Cabinet, ainsi que de la discussion du 19 décembre à la Chambre belge : « Moi aller à La Haye ? répond Rogier. Non, je ne saurais qu'y faire... »

C'était à cette séance que Rogier, en termes très modérés, avait exposé l'état des négociations.

Le 23 décembre enfin, Benedetti reçut mission d'agir à Berlin. Nothomb en avisa Rogier, ainsi que des propos tenus par le comte de Bylandt, ministre de Hollande près la cour de Prusse. Ce diplomate avait dit que si van Zuylen cédait, il perdrait son portefeuille ; que son gouvernement n'autoriserait pas les ingénieurs étrangers à poursuivre leur enquête : que les travaux projetés seraient exécutés, et que l'expérience démontrerait que l'on s'était alarmé à tort.

Le sénat belge, à son tour, se préoccupa de l'état de la question. Rogier attribua le retard de la désignation des ingénieurs au mauvais vouloir de la Hollande.

Le 27 décembre, Rogier fit remarquer à Van de Weyer la gravité des propos tenus par de Bylandt et montra que l'attitude de la Hollande pourrait provoquer « ... des difficultés, pour ne pas dire des dangers, qu'il est du devoir de tout le monde de prévenir.

(page 35) Un grave incident se produit le 28 décembre à la première Chambre des Etats généraux. Il met en cause, en termes inadmissibles, notre ministre des Affaires étrangères.

Il est aussitôt porté à la connaissance de Rogier par le baron Du Jardin. Un télégramme chiffré du 29 décembre est ainsi conçu :

« Discussion déplorable (variante : dégoûtante) à première Chambre. Avez été indignement attaqué. Envoie la relation par exprès qui arrivera à deux heures. Recevez-le. »

Le porteur de la dépêche, Leubenberg, du personnel de la légation, avait assisté à la séance et traduit le compte rendu du « Dagblad ».

Que s'était-il passé ?

Tout d'abord, le baron Schimmelpenninck van der Oije, grand maréchal de la Cour, avait parlé de Rogier en un langage violent, reproduit, avec plus ou moins de fidélité, par les journaux, et dont le texte officiel portait :

« … Et si je regrette que le gouvernement belge n'a pas publié tous les avis de ses hommes compétents, je déplore par-dessus tout qu'en Belgique un ministre ait pu se résoudre à parler au sein du Parlement d'une manière que je trouve inconvenante. Ce ministre est certainement un homme de mérite. Comme en 1830 et 1831 il s'est conduit en révolutionnaire, il est possible que maintenant qu'il a atteint un âge avancé, une dernière étincelle de cet esprit révolutionnaire l'ait enflammé... »

Loin de le rappeler aux convenances, le ministre van Zuylen l'avait approuvé, se déclarant parfaitement d'accord avec ce qu'il avait dit. Il avait ensuite ajouté :

« Je crois que, parce qu'un homme d'Etat qui a pris en Belgique la direction des Affaires étrangères accomplit des actes qui sont en contradiction avec les rapports bienveillants et amicaux que nous désirons entretenir avec la Belgique, ce n'est pas une raison pour que nous ne déclarions pas que nous souhaitons de vivre en bonne amitié avec la Belgique comme avec tous les autres Etats. Je me demande si, en ce moment, cet homme d'Etat ne rend pas difficile le maintien si désirable de pareilles relations... » (D'après le texte officiel, quelque peu édulcoré.)

(page 36) Fort ému. notre représentant à La Haye annonce à Rogier, dès le 28 au soir, qu'il se présentera le lendemain chez van Zuylen à l'effet d'obtenir « des explications sur l'intention et la portée de ses paroles. » Il demande son chef, en post-scriptum, s'il ne serait pas opportun de solliciter une audience du Roi pour se plaindre du langage de son ministre, ajoutant même : « Dois-je quitter ou rester ? »

Le 29, il fait part de sa visite chez le comte Van Zuylen, qui le prie d'attendre d'avoir lu dans les Annales parlementaires le texte véritable de ses paroles, qu'il pourra seulement alors « apprécier sainement ce qui avait eu lieu. »

Peu satisfait de cette réponse évasive et sèche, Du Jardin lui fait remarquer « que c'était en tout cas un fait grave et sans exemple que d'avoir laissé injurier en pleine Chambre le ministre des Affaires étrangères d'un pays voisin et encore ami ; et que loin d'en prendre souci, l'organe du gouvernement avait semblé y donner approbation. »

Le ministre hollandais ne sort pas de sa hautaine réserve et les deux interlocuteurs se séparent « très froidement.3

Le 30 décembre, Rogier répond à Du Jardin. Il se refuse encore à croire, tant qu'il n'aura pas vu de ses yeux le texte officiel des paroles prononcées « que le ministre d'un gouvernement régulier et ami ait pu tenir un langage aussi dégagé et aussi inconvenant. »

Il déconseille à notre ministre de porter ses plaintes devant le roi des Pays-Bas, à qui tout au plus pourrait être signalée l'attitude étrange de son grand maréchal. « Si j'avais eu à répondre à M. Schimmelpenninck - ajoutait-il - je me serais borné à lui faire observer que la révolution de 1830 (l'Europe elle-même l’a constaté) n'a dû son origine et son succès qu'à l'opiniâtreté inintelligente avec laquelle le gouvernement d'alors a résisté aux justes réclamations de la Belgique. J'aurais peut-être ajouté que l'ancien révolutionnaire n'a cessé de prêcher sur tous les tons la réconciliation et la fraternité entre les deux peuples que la force des choses et les traités ont séparés... »

Du Jardin, plus ardent que son chef, constate par télégramme chiffré, le 30, qu'aucun ministre hollandais ne s'est présenté à sa réception de la veille et, dans une dépêche du même jour, insiste sur « l'impolitesse intentionnelle » des membres du gouvernement des Pays-Bas.

Retournant les paroles de van Zuylen, il considère la (page 37) présence de ce dernier à la tête des Affaires étrangères comme un obstacle au maintien des relations amicales entre la Belgique et la Hollande. Comparant, sauf l'esprit, Schimmelpenninck à l'excentrique marquis Boissy, il lui attribue dans l'affaire « le rôle de compère facécieux (sic) » et dit n'attacher nulle importance à ses propos.

La véritable offense, la grande incorrection incombent, à son avis, au ministre des Affaires étrangères.

Répondant, le 31, la dernière dépêche de Rogier, il rend hommage à sa magnanimité, mais estime que l'injure a cessé d'être personnelle et va droit au cœur de tous les Belges, « car nous avons été et sommes tous des révolutionnaires contre la domination hollandaise et chaque jour la nation se félicite de l'avoir renversée. »

L'insulte doit être relevée avec dignité et fermeté, d'autant plus que l'abstention des ministres hollandais à sa réception du 29 aggrave l'incorrection de van Zuylen.

Le Conseil royal du 31 décembre 1866

Ce fut dans ces conditions qu'un conseil réunit les ministres chez le Roi le 31 décembre, à 5 heures. Vandenpeerebomn en a donné une curieuse relation. La discussion fut vive et mit à diverses reprises Rogier en désaccord avec Léopold II.

« Il a été donné lecture - écrit le ministre de l'Intérieur - des divers documents venus de La Haye et des discours prononcés à la première Chambre, discours violents contre Rogier. Celui-ci a exposé la marche qu'il a cru devoir suivre. La commission mixte nommée par le(s) gouvernement(s) belge et néerlandais n'ayant pu se mettre d'accord, Rogier a prié l'Angleterre, la France et la Prusse de nommer des ingénieurs pour faire l'étude de la question. L'Angleterre et la France ont consenti, mais la Prusse hésite. Frère fait observer que nous sommes mal servis à Berlin. Nothomb y a peu d'influence et ne voit pas Bismarck. Le Roi est d'avis qu'il faut renforcer (page 38) notre diplomatie à Berlin, y envoyer quelqu'un, par exemple Chazal, dit le Roi, et il prie Rogier de demander à Chazal, qui est à Paris, si sa santé le permet, de remplir cette mission. Rogier rechigne ; il est assez susceptible de sa nature, et croit que si Chazal réussissait on attribuerait au général tout l'honneur de cette affaire conduite, puisque Rogier croit avoir conduit, avec une grande habileté, et où il y a un peu d'amour-propre d'auteur.

« Le Roi était assez piquant par moment ; il faut, dit-il, activer la négociation. Rogier est piqué et réplique qu'il y met tout son temps et est très actif. La conversation devient vive. Le Roi dit qu'il fait toutes ses réserves quant à l'appel à faire aux puissances qui ont racheté le péage et qui, d'après Rogier, devraient être plus tard peut-être constituées en tribunal.

« Bref, on ne parle plus d'envoyer Chazal à Berlin. On décide d'écrire à Van de Weyer à Londres pour lui dire de prier le gouvernement anglais de peser sur le gouvernement prussien. Le Roi dit à Rogier : Vous me montrerez la dépêche que vous écrirez à Van de Weyer. » Rogier rechigne encore. N'aurait-on plus confiance en lui ? Il n'est pas d'usage de montrer au Roi les dépêches écrites sous la responsabilité des ministres. « Mais, dit le Roi, il faut que nous marchions d'accord. » Rogier bougonne et se montre piqué ; il finit cependant par dire qu'il ne refuse pas de se rendre aux désirs du Roi, mais il dit cela d'un air fort renfrogné.

« Je dois avouer que l'attitude du Roi vis-à-vis de Rogier était peu gracieuse ; il traite un peu Rogier comme on traiterait un vieux papa qui a perdu son activité. Le fait est que Rogier n'est plus jeune, il a de soixante-six à soixante-sept ans, car il marche avec le siècle. Il a un caractère assez irrésolu, il hésite sans cesse, tourne et retourne une question avant de se décider, et a parfois des idées un peu en l'air, peu pratiques et peu claires, mais, au fond, il fait ce qu'il peut.

(page 39) Il avait été question que le Roi écrirait au roi de Prusse, mais Sa Majesté a dit qu'il n'était pas en très bons termes avec Sa Majesté prussienne, qu'il venait de lui écrire pour la nouvelle année, qu'une nouvelle lettre pourrait sembler assez singulière ; toutefois, Sa Majesté ne refuse pas d'écrire un peu plus tard... »

Vandenpeereboom termine sa narration en rappelant avec complaisance qu'il est ministre depuis cinq ans et deux mois. Pour une fois, il ne se lamente pas sur le poids de sa charge. (Note de bas de page : A partir d'ici, Vandenpeereboom ne s'est plus occupé de la question.P pour la clarté, nous avons résumé à cette place, la marche de l'affaire pendant l'année 1867.)

Hügel et Rogier

Nous retrouvons, dans les dépêches adressées cette époque au chancelier de Beust par le baron de Hûgel, le chargé d'affaires autrichien à Bruxelles, d'intéressantes informations sur la politique belge. Le 31 décembre notamment, il relatait un entretien qu'il avait eu avec Rogier.

Le chef du Cabinet s'était montré « très irrité contre le gouvernement hollandais et particulièrement contre le comte van Zuylen... » Il avait représenté le différend devenu tellement grave, qu'on ne pouvait en prévoir les suites. A son désir d'entente, à ses ménagements pour l'amour-propre hollandais, on avait répondu par une insulte personnelle, qu'il devrait relever si une nouvelle interpellation se produisait au Parlement belge. Rogier enfin annonçait son intention de s'adresser aux Puissances garantes de la navigation de l'Escaut, parties au traité de 1863.

Appel à l'Angleterre

A Van de Weyer, Rogier signalait « la situation très tendue » et soulignait l'impossibilité pour le Gouvernement anglais de « demeurer indifférent aux conséquences d'une rupture ouverte entre [a Belgique et la Hollande.. » L'Angleterre tient l'affaire en main : si les autres Puissances ne la croient pas décidée, le cas échéant, à l'action même isolée, on ne sortira pas de (page 40) l'impasse où nous sommes aujourd'hui acculés et dont force sera à la Belgique de sortir n'importe par quelle voie »...

Van de Weyer, le 2, répondit confidentiellement à Rogier qu'il avait pressé lord Stanley de faire une démarche à Berlin où l'on semblait hésitant. Il avait fait remarquer « que si l'enquête des ingénieurs n'avait pas lieu, on ne voyait guère en Belgique d'autre solution possible qu'un recours à des moyens qui pourraient amener les plus graves complications. »...

Stanley promit son concours, mais détourna l'idée que la Belgique pût recourir à la force, car « ce serait commettre - dit-il - un acte de suicide. »

Appel à la Prusse

Rogier estimait, comme le prouve une note à son Département, que Noth0mb semblait « s'attacher de plus en plus au rôle de « spectateur », au lieu de prendre celui d'« acteur ». Aussi, l'invita-t-il, le 2 janvier, à bien méditer l'opinion Van de Weyer, qui avait écrit que, pour le moment, la solution du litige dépendait de Berlin, ainsi qu'à redoubler d'efforts pour que la Prusse désignât sans tarder un ingénieur.

Il fut répondu par Nothomb, le 5, que de Thill, le secrétaire d'Etat, avait amené Bismarck à s'occuper de l'affaire devenue si délicate ; une démarche à La Haye avait été décidée, ainsi que le choix d'un ingénieur.

Une démarche autrichienne

L'Autriche intervint La Haye ; elle chargea son ministre de conseiller amicalement au Gouvernement néerlandais de s'entendre avec la Belgique Le chancelier de Beust insistait particulièrement « sur le danger qu'il peut y avoir pour les petits Etats, si peu respectés et si menacés à l'époque actuelle, à provoquer ou à donner prétexte à un conflit européen.

Le comte van Zuylen avait rejeté sur la Belgique la responsabilité des dissensions et de l'appel aux étrangers (Du Jardin à Rogier, A. E. B., 3 janvier 1867.)

La désignation des ingénieurs

(page 41) Pendant quelques semaines, on put craindre que la Hollande ne se refusât à permettre l'enquête des ingénieurs, et lord Stanley ne voyait pas, en droit strict, la possibilité d'une intervention des Puissances intéressées, à moins que les travaux projetés n'entravassent effectivement la navigation.

Au début de février cependant, la résistance fléchit, et le consentement fut accordé, à condition que chaque ingénieur fit un rapport séparé. « Très bien ! dit Stanley à van de Weyer : Nous aurons ainsi trois rapports au lieu d'un. »

Une appréciation de Hügel

Dans une dépêche du 24 janvier, curieuse plus d'un titre, Hugel réduisait la question hollando-belge à une piqûre d'amour-propre et à la persistance d'une animosité mal étouffée, car, observait-il, la communication entre la Belgique et la mer du Nord était, en dépit du barrage, assurée par le Sud-Beveland.

Des brochures. L'opinion des diplomates étrangers

De nombreuses brochures, naturellement, furent écrites de part et d'autre pour étayer le bon droit des deux parties. Le baron Du Jardin lui-même se jeta dans la mêlée Les Hollandais, ayant compris que leur langue les mettait en état d'évidente infériorité, se décidèrent à faire leurs publications en français.

D'autre part, Jooris, le premier secrétaire de la légation belge à La Haye, signalait le 14 février à Rogier la mauvaise disposition pour la Belgique du corps diplomatique, qu'il attribuait à l'ignorance des faits.

La Hollande décide de construire le barrage sans attendre les rapports des ingénieurs

Une décision de la Hollande de commencer les travaux du barrage au 1er mars, sans attendre les rapports des (page 42) ingénieurs, fit jeter les hauts cris au Gouvernement belge qui signala le 9 mars, à Beyens, Nothomb et Van de Weyer, la « pénible surprise » qu'il ressentait.

De son côté, Du Jardin, qui avait embrassé la querelle avec passion, jugeait insuffisante, en riposte à cette « méconnaissance inouïe de l'équité et des convenances internationales », la retenue, par la Belgique, « de tout ou partie de la rente de 400,000 florins » payée par notre pays ; ce serait seulement « prolonger le différend et amener des améliorations de détail. » Pour lui, « la destruction violente quoique légitime du barrage est la seule voie qui nous reste pour faire triompher nos intérêts, nos droits et notre dignité » (Du Jardin à Rogier, 8 mars 1867. A. E. B. Pays-Bas.)

Et il pressait Rogier, le 11, de saisir les cinq grandes Puissances signataires du traité de 1839. Hügel, le même jour, faisait part à de Beust de l'extrême irritation qui régnait à Bruxelles contre le Gouvernement des Pays-Bas.

Les protestations de la Belgique

Rogier fit part de la nouvelle, le 16 mars, à Beyens, Nothomb et Van de Weyer, observant que les prévisions du Gouvernement belge, non accueillies par les puissances avisées, se réalisaient « avec une précipitation évidemment calculée pour devancer et rendre illusoire le résultat de l'examen auquel ont consenti les gouvernements étrangers... »

Il insistait, le lendemain, auprès de Van de Weyer, pour qu'il entreprît, malgré la goutte qui l'accablait en ce moment, des démarches auprès de lord Stanley.

« La Hollande - disait-il - se moque de la Belgique et de tout le monde... Notre devoir serait de prendre vis-à-vis des voies de fait de la Hollande une attitude des plus énergiques... »

Il croyait que l'Angleterre aurait élevé la voix. « Dans une situation semblable - assurait-il - les Américains n'auraient pas fait longtemps attendre leur quos ego On pouvait à la rigueur admettre l'indifférence de la France et de la Prusse, que les affaires du Luxembourg du Limbourg absorbaient ; mais l'Escaut, c'est le (page 43) fleuve de l'Angleterre, comme la Belgique « est presque son territoire.3

Il ne semble pas que les instances de Rogier aient été fort efficaces. Les puissances se retranchaient devant la nécessité d'attendre les conclusions des rapports des ingénieurs. (Note de bas de page : Le rapport anglais, avait dit, le 28 mars, Stanley à Bartholeyns de Fosselaert, qui remplaçait Van de Weyer, était favorable en partie à la Belgique ; le ministre britannique ne pouvait encore se faire une opinion ; il fallait les trois rapports. Beyens écrivait le 30 mars à Rogier : « Le travail de M. Gosselin conclut contre nos appréhensions et rassure sur la navigabilité dans l'avenir... Le rapport de l'ingénieur prussien n'était pas encore connu. Fin de la note de bas de page.)

Rogier répond officiellement à une communication du ministre des Pays-Bas à Bruxelles

Informé, le 6 avril, du remplacement de l' Escaut oriental par le canal sud Beveland, voie présentée comme beaucoup meilleure, Rogier répondit le 10, qu'il doutait de cette assertion. Même si on l'admettait, il restait un grave problème, d'intérêt primordial pour la Belgique et les nations maritimes : les effets du barrage sur la navigabilité de l'Escaut occidental.

Les rapports des trois ingénieurs, que le Gouvernement belge n'avait pas encore, devaient donner la solution.

Rogier renouvelait ses protestations, regrettait vivement que le Gouvernement hollandais n'eût pas attendu le résultat de l'examen des experts, et lui en laissait toute la responsabilité.

Le rapport Gosselin

Vers le 22 mars, Beyens avait fait une démarche pressante auprès du marquis de Moustier et n'avait reçu qu'une réponse peu nette, car les dispositions du ministre français, influencées par la situation politique - l'affaire du Luxembourg se déroulait - n'étaient pas sincères. Il était impossible, observait Beyens, de parer à cet inconvénient ; on ne pouvait dire en effet: « Je sais que vous ménagez les Pays-Bas parce que vous suivez (page 44) avec eux des négociations secrètes sur le Luxembourg et que déjà vous les traitez en alliés. »

Le 12 avril, Beyens informait Rogier de ce qu'il avait appris officieusement que le rapport Gosselin « concluait à l'absence de dangers et par suite d'intérêt pour la France. »

Le retard de la réponse du Gouvernement français à ses lettres officielles s'expliquait suffisamment « par la gravité de la situation politique qui était à présent dans une voie de pourparlers diplomatiques ordinaires. », ce qui faisait espérer une communication.

Le 14, notre ministre transmettait à Bruxelles le rapport Gosselin, qu'il appréciait avec sévérité. C'est - disait-il - l'aveu maladroit « que si l'intérêt français n'est pas compromis, le Gouvernement impérial se moque du reste. »

Aussi n'avait-il pas caché son impression à Herbet, l'un des directeurs du quai d'Orsay, auquel il avait dit que ce n'était pas là une communication franche, loyale et digne d'une grande administration et d'un grand pays. »

Rogier, dans sa réponse, disait avoir remarqué, comme Beyens, « le soin avec lequel M. de Moustier a fait ressortir... que... le gouvernement français n'a été guidé que par ses propres intérêts... »

La Hollande se targue des rapports des ingénieurs

Le 26 avril, le rapport de l'ingénieur prussien fut remis à Rogier par le ministre de Balan.

Le lendemain, Du Jardin communiquait à Rogier la communication triomphante de van Zuylen à la première Chambre des Etats généraux : les rapports des trois ingénieurs s'accordaient à représenter la Hollande comme ayant complètement satisfait aux conditions posées par le traité de 1839.

Une divergence subsistait quant aux conséquences possibles du barrage sur la navigabilité de l'Escaut Occidental inférieur.

Sans les craindre, van Zuylen assurait qu'éventuellement la Hollande y remédierait.

Une communication de J.-B. Nothomb

Résumant, le 17 mai, les explications qui lui avaic11L été données au ministère des Affaires étrangères, Nothomb (page 45) faisait remarquer que le Gouvernement prussien n'avait « aucune indication, aucun conseil à donner ». Notre ministre avait reçu recommandation « de ne pas faire naître l'espoir d'une démarche quelconque du Gouvernement prussien dans l'état actuel des choses ».

C'était au cabinet belge à voir s'il pouvait tirer parti des rapports.

Une interpellation la Chambre belge

Questionné le 24 mai par Victor Jacobs, Rogier demanda à la Chambre « de ne pas presser le gouvernement de s'expliquer sur la marche qu'il entend suivre. » Il avait donné lecture des conclusions des rapports des ingénieurs étrangers ; ils seraient soumis à l'examen des ingénieurs belges, et le résultat de cette étude déterminerait la conduite ultérieure du cabinet.

Les conclusions des trois rapports

Nous les résumons ici, d'après l'exposé du baron Guillaume, dans son livre « l'Escaut depuis 1830 ». (deux volumes, Bruxelles, 1906).

Trois points étaient envisagés

\1. Le canal du Sud-Bevela11d était-il équivalent l'Escaut oriental ?

Oui, d'après les ingénieurs anglais et prussien. L'expert français n'avait pas examiné ce point.

\2. Quels seraient les effets du barrage du Sloe sur la conservation de la rade de Rammekens ?

Le Français n'examine pas ce point. L'Anglais croit à la destruction hâtée de la rade, mais n'estime pas le fait assez grave pour exiger la substitution d'un viaduc à la fermeture complète du Sloe.

Le Prussien admet la même conséquence.

\3. Quels seraient les effets du barrage de l'Escaut oriental sur le régime de l'Escaut occidental ?

Pour le Français, la fermeture de l'Escaut oriental n'affectera pas les intérêts de son pays dans l'Escaut occidental.

Le Prussien ne croit pas à la nuisance du barrage, à condition de former, à la hauteur de Bath, un nouveau et profond chenal, mais ce dernier travail pourrait être (page 46) préjudiciable à la grande navigation,. Aux ingénieurs hollandais d'indiquer les moyens d'obvier à cet inconvénient.

L'ingénieur anglais estime que l'effet sera défavorable, et préconise un viaduc en remplacement du barrage.

Une campagne de presse

Dans les mois qui suivirent, pendant que les ingénieurs belges se livraient à l'examen des rapports des trois experts étrangers, l'affaire s'assoupit, mais fut réveillée au mois d'août par une campagne de presse assez violente. L'opinion publique s'impatientait.

« L'Etoile belge » surtout se distingua dans le concert. Elle écrivait le 8 août que le barrage était le résultat le plus clair des négociations entreprises par notre diplomatie.

L'attitude de « L'Etoile », à laquelle se joignaient beaucoup de journaux, même ministériels comme « Le Précurseur » et « L'Echo du Luxembourg », attira l'attention de Lambermont qui la signala, le 14 août, à Rogier qui voyageait en Angleterre.

On demande, dit Lambermont, ce que le Gouvernement a fait depuis décembre 1866 et on le somme de s'expliquer.

Il ne pouvait cependant agir, observe le secrétaire général, avant d'avoir reçu les rapports étrangers et l'eût-il voulu, il n'eût pu intervenir plus tôt, vu les complications de la question du Luxembourg.

Du reste, « nos droits ont été maintenus, nos protestations confirmées. » Saisi des propositions de ses ingénieurs, le Gouvernement pourra faire au dehors les démarches qui seront jugées nécessaires.

« Pour le surplus - ajoute plaisamment Lambermont - la politique fait comme les souverains et les ministres : elle se promène, et Rogier pourrait profiter de son excursion pour demander une intervention au Foreign Office. »

Le 19 août, lorsque la Chambre se réunit exceptionnellement pour un jour (voir pages 126-127), un député d'Anvers, Gerrits, posa une question à Rogier, qui répondit qu'il fallait attendre la fin des études : le Gouvernement savait ses droits et ses devoirs.

Le départ de Du Jardin

(page 47) La grande combativité du baron Du Jardin, certains incidents auxquels il avait été mêlé, avaient rendu sa présence difficile à La Haye. Le 1er septembre, il reçut un avancement de choix, en prenant la succession de Van de Weyer à Londres. Il fut remplacé par le baron Beaulieu, notre ci-devant ministre à Francfort.

D'après un article du journal, semi-officiel le « Dagblad », communiqué le 10 octobre par Jooris à Rogier, le changement de M. Du Jardin et la nomination de M. Beaulieu auraient eu pour but d'amener entre la Belgique et la Hollande un rapprochement que la situation critique de l'Europe fait de plus en plus désirer...

Les négociations du baron Beaulieu

Le baron Beaulieu se rendit provisoirement à La Haye et se mit en rapport avec van Zuylen qui se dit résolu à « réparer tous les dommages. » Nous sommes, reconnut-il, « responsable de l'Escaut et nous ne l'oublierons jamais. »

L'optimisme de Beaulieu, fortifié par cette déclaration, se maintint à la suite des entrevues ultérieures... Nous avons déjà fait du chemin dans la nouvelle voie... » constatait-il le 18 octobre. L'intérêt néerlandais garantissait la sincérité des paroles de van Zuylen : les Pays- Bas, « très en froid » avec la France et la Prusse aujourd'hui redoutées, se tournaient vers l'Angleterre dont ils craignaient autrefois les convoitises coloniales. Ils. n'avaient pas, il est vrai, grande confiance en une puissance « prodigue de promesses », mais « avare d'actions. » Toutefois, l'intérêt qu'elle témoignait à la Belgique impressionnait la Hollande et la disposait mieux à notre endroit.

Beaulieu résumait en terminant la situation relative à l'Escaut : la Hollande promet de taire tout ce, qu'elle doit, comme responsable du fleuve. Il ne fallait pourtant compter en aucun cas sur la démolition du barrage.

Appréhensions françaises

(page 48) Le Gouvernement impérial, « trébuché de si haut « dans l'affaire grand-ducale, se préoccupait du revirement subit du cabinet de La Haye et de l'opinion publique hollandaise. La légation française - selon Beaulieu - attribuait ce changement à des raisons politiques ; elle y voyait « l'indice, l'aurore d'une alliance dirigée en partie contre la France. » Notre ministre, dans deux entretiens avec le chargé d'affaires ad interim, croyait avoir adroitement dissipé les soupçons.

C'est à ce point peut-être qu'un billet confidentiel de Beyens à Lambermont - Paris, novembre 1867 - fait allusion : « Ne croyez pas cela, du moins comme motif déterminant. On a pu causer après coup de cette idée et par dessus le marché, mais le revirement n'a pas tenu à cela. Il a été brusque et violent et en coïncidence avec l'arrivée de Baudin et l'histoire du Luxembourg. »

Le « Moniteur universel » signalait l'amélioration des relations hollando-belges, et « La Gazette de Cologne », confirmant cette information, attribuait le changement à « l'envoi de M. de Beaulieu, homme modéré et animé de sentiments les plus amicaux pour le gouvernement des Pays-Bas ». Le journal prussien apportait aussi, d'après le Handelsblad d'Amsterdam, le bruit que la mission de Beaulieu pourrait avoir également pour but un accord militaire hollando-belge.

Le rapport des ingénieurs belges

Le ministre des Travaux publics, Van der Stichelen, avait chargé, le 9 août, deux hauts fonctionnaires des ponts et Chaussées, le directeur Maus et l'ingénieur Bondin, de faire rapport sur les conclusions des experts étrangers.

Ils déposèrent leur travail le 4 novembre, rappelant que, désignés en 1866 pour faire partie de la Commission internationale belgo-néerlandaise, ils avaient « considéré cette mission, non comme une cause à défendre, mais comme un problème à résoudre. »

De ce même esprit, ils s'inspireraient dans l'examen nouveau,

(page 49) Leur étude consciencieuse aboutit à des conclusions qui se rapprochaient beaucoup de celles des ingénieurs étrangers : ils avaient toutefois accentué les réserves et insisté sur la nécessité de travaux de garantie : divers points de l'Escaut étant particulièrement menacés.

Une crise ministérielle hollandaise et ses répercussions sur la question de l'Escaut

La position du cabinet conservateur van Zuylen n'était pas solide. La faveur du Roi seule l'avait maintenu au pouvoir. Une brochure de Thorbecke, cher de l'opposition libérale, incriminant son attitude dans la question de l'Escaut et dans celle du Limbourg et du Luxembourg, donna le signal d'une campagne qui amena bientôt la chute du ministère. Cette crise qui se prolongea jusqu'en avril 1868, ne laissa pas d'être défavorable au rapprochement qui s'était dessiné sur l'affaire de l'Escaut. C'est ce que constatait Jooris dans une dépêche du 17 novembre à Rogier.

Si les deux Gouvernements s'étaient rapprochés. observait à son tour Beaulieu, le 20 novembre, les Chambres, tant belge que hollandaise, n'étaient pas encore à ce niveau.

La bonne volonté des cabinets s'était manifestée par une déclaration dont le texte avait été rapporté de Bruxelles par Beaulieu, et que van Zuylen avait approuvé ; le Gouvernement néerlandais, se reconnaissant « responsable de l'Escaut », se disait prêt à faire « tout ce que cette responsabilité lui commande pour remédier, le cas échéant, aux dommages qui seraient contradictoirement constatés ou pour prévenir ceux que le cas échéant l'on serait fondé à prévoir. »

Ces dispositions favorables furent troublées par les débats de la seconde Chambre des Etats généraux, où des paroles malsonnantes à l'égard de la Belgique et de Rogier furent encore prononcées, sans que van Zuylen les eût relevées avec décision et fermeté. Objet d'un blâme, le cabinet démissionna.

C'est dans cet état provisoire que nous apparaissent les relations hollando-belges à la fin de 1867.