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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

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Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome II. De la démission du général Chazal à la retraite de Rogier et Vandenpeereboom (octobre 1866 janvier 1868)

Chapitre premier. La succession de Chazal et l'interim de Vandenpeereboom

Vandenpeereboom au ministère de la Guerre. Les velléités de retraite de Chazal

(page 9) Au mois d'octobre de l'an 1867, la démission du général Chazal était virtuellement donnée. Il ne fut pas commode de lui trouver un successeur. Pendant quelques mois, l'on hésita et l'on tâtonna. Vandenpeereboom, qui s'était laissé conférer l'intérim, crut s'apercevoir que l'on cherchait à lui faire prendre déjà d'importantes mesures. Aussi se rebiffait-il. Il écrivait la date du 4 octobre :

« Le major Mockel est venu me voir, il revient d'Ostende où le Roi l'a chargé de dépêches pour Chazal qui est à Paris. Mockel m'a dit qu'il ignorait le contenu de ces dépêches, mais que le but du Roi était de se mettre d'accord avec Chazal sur la question militaire, (page 10) puis d'en saisir le Conseil des ministres et enfin la Chambre. Bon voyage, cher Major.

« Je n'ai pas laissé ignorer à Mockel que si on décidait avant le retour de Chazal de faire quelque chose d'important, ce ne serait pas moi qui le ferais ; comme intérimaire je consens à expédier la besogne courante, rien de plus. C'est pour ce motif que j'ai fait contremander l'achat de terrains sur le Bas-Escaut pour rétablir les forts Philippe et la Perle. L'achat de ces terres était un engagement posé en principe de dépenser deux à trois millions et de créer des travaux de défense non autorisés par la Chambre... »

Le 20 octobre, Vandenpeereboom signale les difficultés qu'engendrent les velléités de retraite du ministre de la Guerre, qu'il éreinte un peu, selon sa coutume :

« Chazal a écrit de Paris au Roi, à Rogier, aux officiers de son Cabinet, etc., qu'il est malade, qu'il ne peut reprendre son portefeuille pour la retraite des Chambres, que d'ailleurs il n'obtiendrait pas les crédits normaux nécessaires pour bien réorganiser l'armée, etc. Il désire se retirer et espère après cinq ou six mois de repos avoir repris assez de forces pour être encore utile à son pays qui, d'après lui, sera, l'été prochain, soumis à de rudes épreuves. Chazal voudrait bien qu'un autre tirât les marrons du feu, c'est-à-dire fît face à l'orage parlementaire que la question militaire va soulever, procédât à la réorganisation ; il est d'ailleurs dans une position très fausse vis-à-vis de la Chambre ; il a soutenu que tout - matériel, personnel, fortifications - était parfait. Il n'a pas fait son rapport en temps utile, n'a pas tenu ses engagements, enfin inspire peu de confiance à la Chambre et est fort mal vu dans l'armée, etc. Ces dernières considérations détermineront, d'après moi, le Roi à désirer que Chazal se retire... Mais il faut le remplacer... Or, il paraît que sauf Guillaume, qui est catholique (dit-on et moi, j'en doute), on ne voit pas d'officier général capable. Guillaume d'ailleurs dit qu'il ne veut pas. Renard a (page 11) eu de mauvaises affaires, procès, etc. dans le temps. Il serait vite démonétisé s'il était placé en évidence. On a engagé Frère à se charger du portefeuille de la Guerre, mais il refuse net. Rogier est venu m'engager à être ministre de la Guerre effectif ; je serais dans ce cas remplacé à l'Intérieur. C'est là un projet que je ne puis admettre : un pékin à la tête de l'armée... puis je suis éreinté et incapable de faire un travail sérieux. »

(Notes de bas de page, au sujet des « mauvaises affaires » de Renard : Vandenpeereboom fait ici allusion à un procès intenté en 1841 au major Renard, alors commandant du camp de Beverloo et directeur des travaux. Il avait été inculpé, avec trois autres militaires, d'actes indélicats, dénoncés notamment par une pétition du conseil communal de Bourg-Léopold à la Chambre des représentants. L'auditeur militaire Gérard, dans son réquisitoire, avait accablé le futur ministre et réclamé « la peine de cassation, avec déclaration d 'infamie. » Couvert par son chef, le général Hurel, Renard fut proclamé non coupable, comme ses coaccusés, par la Haute Cour militaire. En 1878, lorsque, pour la seconde fois, il devint ministre de la Guerre, une brochure anonyme, publiée chez l'éditeur Rozez, et intitulée « Procès historique du major Renard, etc., » reproduisit uniquement le réquisitoire de l'auditeur militaire. Fin de la note de bas de page.)

(Note de bas de page, au sujet d’un civil à la tête du ministère de la Guerre : On n'a plus eu, depuis, ces scrupules, et c'est un petit cousin d'Alphonse, Jules Vandenpeereboom, qui fut, en novembre 1896, le premier ministre civil de la Guerre.)

Le Conseil des Ministres du 20 octobre

« Dans un Conseil tenu le 20, on a décidé qu'il ne fallait pas s'opposer à la démission de Chazal. Mais quelle attitude prendre à la Chambre ? D'après moi, il faut adopter le système suivant et dire : On a modifié le système de défense en adoptant la concentration à Anvers après avoir démoli les places la frontière. Cette décision est exécutée. Il a été entendu que ce système nouveau de fortifications exigeait des modifications dans la force organique de l'armée ; examinons ce qu'il y a à faire sous ce rapport. Nommer dans ce but, avant la réunion des Chambres, une commission et promettre à la Chambre la communication du travail de cette (page 12) commission et demander le vote du budget. Cet avis n'est pas adopté par le Conseil.

« Frère croit qu'il faut gagner du temps, soumettre d'abord le travail de Chazal, arriver à un débat, ne pas trop s'opposer à la nomination d'une commission parlementaire, la laisser patauger, prouver ainsi l'impuissance de l'assemblée et gagner du temps ; enfin, au moment venu, soumettre un plan élaboré par le département de la Guerre ; tout cela peut durer plusieurs années. Bara croit qu'on ne peut rien faire sans connaitre les mesures adoptées en France.

« Le système de Frère a de grands inconvénients. Chazal n'étant plus ministre, voudra-t-il laisser déposer son rapport ? Que signifie ce rapport quand il n'a pas de père, c'est-à-dire d'auteur responsable ? Puis si on ne fait rien et que l'heure de l'invasion sonne, quel désarroi et quelle responsabilité ? Ce système est peu franc, c'est de la procédure. Enfin où trouver le ministre qui acceptera la responsabilité de cette manœuvre ?

« La majorité du Conseil semble pourtant adopter la proposition de Frère.

« Le Roi sc préoccupe fort de la question militaire. La garde civique, depuis la visite des Riflemen surtout, est en fort bonne odeur à la Cour ; on désire que le premier ban soit organisé et forme la réserve de l'armée. » (Note de bas de page : Un millier de volontaires anglais avaient visité Bruxelles et Anvers en octobre 1866, accompagnés par le lord-maire de Londres. )

La succession de Chazal

De nombreux généraux furent tour à tour sollicités d'accepter la succession de Chazal.. Plusieurs d'entre eux se déclaraient partisans du service général, Renard notamment, qui, comme le relatait Vandenpeereboom le 22 octobre 1866, avait, « dans un petit diner à Laeken » émis l'idée de faire de tout Belge un soldat. « Est-ce pratique ? » s'écriait Vandenpeereboom. « Que coûterait tout cela ? Puis que ferait-on à Anvers de 200,000 à 300,000 hommes ? Comment les payer ? les nourrir ? Le pays supporterait-il une telle charge en hommes et en argent ? Nos généraux ont de bizarres idées... Pas d'entente... Le général Eenens (artillerie) dit partout qu'il faut démolir les forts d'Anvers, que l'on vient (page 13) de construire à si grands frais ! Brialmont veut que l'on fortifie Malines, Lierre, etc. Triste, ridicule et stupide... »

Le 1er novembre, il écrivait :

« La question du ministère de la Guerre n'a pas fait un pas. Le Roi invite à dîner les généraux et colonels qui ont quelque réputation, les questionne sur les questions militaires et leur demande des notes. Rogier a écrit à Chazal une lettre tendre. Il lui laisse entendre que le Roi le remplacera à regret (eau bénite). On lui offre le titre de ministre d'Etat_.. Or Chazal, à la réception de cette lettre, s'est décidé à revenir... On l'attend. Voudrait-il rester ? On verra cela.

Il ajoutait le 4 :

« On a décidé en Conseil de ne rien faire avant le retour de Chazal. Le général Eenens est le candidat de Frère pour remplacer Chazal. Renard n'a pas bonne renommée... »

Chazal, revenu de Paris, assista, le 7, au Conseil des ministres. « Il ne parle pas de rester - écrit Vandenpeereboom - et les collègues ne l'engagent pas car sa position la Chambre serait très difficile. Le Roi, pour ce motif, ne tient pas, je crois, à ce que Chazal reste et celui-ci connaît ces dispositions du Roi. Sa retraite me semble donc inévitable. Mais par qui le remplacer ? »

Le lendemain, visite de Chazal à Vandenpeereboom. Une « conversation assez diplomatique » s'engage. Vandenpeereboom put en conclure que son collègue désirait le voir rester au département de la Guerre, tandis que lui-même se verrait nommer, quelques mois plus tard, chef d'état-major général. « Lui aurait la direction militaire, moi l'administration de la Guerre et la charge des débats parlementaires. En voilà une idée ; elle se rencontre, du reste, avec celle de Rogier. Le seul côté de cette proposition qui me plaît, c'est que je serais libéré du département de l'Intérieur. Je ne vois en ce moment qu'un moyen de sortir de ma galère, c'est de me faire battre par la Chambre ; je n'hésiterais pas à user de ce moyen si pour me sauver, je n'expose pas tout le Cabinet à sauter !!!

« Rogier a offert à Chazal le titre de ministre d'Etat et une mission militaire dans les principaux pays d'Europe. Cela sourit fort au général. En lui faisant (page 14) ces offres splendides, Rogier cède d'abord à un sentiment d'affection ; il cherche ensuite à ne pas rendre Chazal hostile au Cabinet ; enfin il veut en contentant notre collègue de la Guerre, éviter des (ses ?) velléités de rester au pouvoir. Le Roi pourrait avoir suggéré ces offres. Frère m'a dit que Chazal a des arrière-pensées ; il veut augmenter notre état militaire ; il a écrit au Roi une lettre que Sa Majesté a communiquée à Frère et dans laquelle il expose son plan au Roi. Chazal ne pouvant donner immédiatement suite à ses idées désire reculer pour mieux sauter.

« Le Roi ne cite aucun nom pour remplacer Chazal. « Faites-moi des propositions », dit-il. »

Le discours du trône du 13 novembre 1866

Léopold II allait se trouver pour la seconde fois en contact avec le Parlement. Rogier donna lecture au Conseil des Ministres, le 8 novembre, du projet de discours du trône, préalablement soumis au Roi, de qui les observations furent rares. Vandenpeereboom trouvait ce document très « pâle au point de vue politique ». Le désir de Léopold II était d'apaiser autant que possible les dissentiments intérieurs.

« Le Roi - ajoutait le ministre de l'Intérieur - a décidé qu'il ne se couvrirait pas comme son prédécesseur en lisant le discours du trône le 13. C'est une preuve de tact et une marque de déférence dont la Chambre lui tiendra compte. »

Léopold Il n'avait d'abord pas cru devoir réunir le Conseil pour discuter le discours de la Couronne, observait Vandenpeereboom voulant sans doute « laisser à son ministère toute la responsabilité. »

Toutefois, la demande de Rogier, qui jugeait désirable de pouvoir annoncer que le Roi avait présidé le Conseil réuni pour entendre le projet de discours du trône, Léopold II vint au Palais de Bruxelles le 12 novembre, à 5 heures. Il se montra fort gai, fit même de très agréables plaisanteries, remarque Vandenpeereboom. Le discours fut lu et approuvé sans observations.

Le Roi ouvrit le lendemain la session législative. Il se réjouit de ce que les malheurs de la guerre qui avait troublé le centre de l'Europe eussent épargné notre pays, et constata le calme gardé par la Belgique « confiante et pénétrée des droits et des devoirs d'une neutralité (page 15) qu'elle maintiendra dans l'avenir comme dans le passé, sincère, loyale et forte. » Il annonça le dépôt de divers projets de loi destinés à l'amélioration du sort de la classe ouvrière.

Refus de décorations

« Trois ecclésiastiques du diocèse de Bruges, - relate Vandenpeereboom - ont refusé la croix de Léopold qui leur avait été donnée à la suite du voyage de Bruges. L'un d'eux, M. Rysman, curé à Poperinghe, un digne prêtre, avait accepté tout d'abord avec la plus vive gratitude, puis le lendemain il a refusé. Cela prouve, connaissant surtout le digne prêtre, que les refus sont motivés par ordre de l'évêque et probablement parce que celui-ci n'a pas été décoré ; il en avait bien envie, il l'a prouvé en étant charmant pour les ministres lors du voyage de Bruges, et, de plus, il l'a laissé entendre à Rogier pendant leur séjour à Ostende. »

Les candidats à la succession de Chazal

Il avait été décidé en Conseil, le 12 novembre, que la démission de Chazal serait acceptée, avant même la désignation de son successeur ; Vandenpeereboom conservait, provisoirement, l'intérim de la Guerre.

Parmi les candidatures mises en avant, celle du général Eenens parut d'abord avoir les chances les plus grandes. Chazal en était l'adversaire résolu. Il exaltait même les mérites de plusieurs autres généraux, afin, disait Vandenpeereboom, qu'ils servissent de repoussoir à son ennemi personnel. Plusieurs de mes collègues se prononcent cependant pour Eenens, justement parce qu'il est de la coterie hostile à Chazal. Chazal, dit-on, ou plutôt pense-t-on, est mal vu dans l'armée, malgré son immense talent et ses brillantes qualités ; le faire remplacer par un adversaire c'est donner satisfaction (page 16) à des mécontents, c'est-à-dire à une grande partie de l'armée et même de mécontents civils.

Vandenpeereboom préférait, quant à lui, le général Goethals, qui fut finalement désigné. « Seulement, dit-il, on semble préférer Eenens pour les motifs indiqués plus haut. Chazal serait furieux si Eenens était nommé et le démolirait vite si possible. »

Le Moniteur du 15 novembre publia deux arrêtés : l'un qui acceptait la démission de Chazal ; l'autre qui le nommait ministre d'Etat. Une note portait que le ministre de l'Intérieur restait chargé du département de la Guerre.

Au Conseil des Ministres du 12, il avait été convenu que Chazal voyagerait à l'étranger pour compte du Gouvernement, avec mission d'étudier l'organisation militaire des pays voisins. On espère - dit Vandenpeereboom que pendant le temps de ce voyage, sinon lui, du moins son entourage laissera en paix le nouveau ministre de la Guerre qui pourra examiner sans entraves toutes les questions militaires. »

Mauvaise humeur de Vandenpeereboom

En attendant, Vandenpeereboom se plaint de la charge qui lui incombe par suite du retard que l'on met à régler la succession de Chazal. Il impute cet ajournement à une tactique de Frère : « On désire ainsi gagner du temps en évitant une discussion sur la question militaire à l'occasion de l'adresse, on répondra aux interpellations ; attendez qu'il y ait un ministre définitif ; un intérimaire ne peut trancher des questions aussi graves et aussi spéciales. »

Un projet de quadrilatère belge

« On a accusé - écrit Vandenpeereboom le 19 novembre - le général Chazal d'être d'accord avec Brialmont qui, dans une brochure récente (note de bas de page : cette brochure, qui fait suite à une autre intitulée « Réorganisation du système militaire de la Belgique », par un officier supérieur, a pour titre : « Considérations sur la réorganisation de l'armée. Justification du quadrilatère, etc. ») propose entre autres (page 17) choses de fortifier Lierre et Malines, afin de faire avec Anvers et Termonde un quadrilatère belge. Je serais tenté de croire que cet accord existe car dès le mois d'août dernier Chazal a envoyé à Malines un capitaine du génie pour étudier le terrain et faire des plans. On a adjoint d'autres officiers à ce capitaine (Vleminckx) qu'ils ont pour mission d'étudier les plans de fortifications passagères à établir au moment de la guerre, mais j'ai la conviction qu'ils sont chargés secrètement d'étudier les fortifications permanentes dont parle la brochure. Pour éviter la critique et toute apparence de complicité entre le gouvernement et l'auteur de la brochure, je voulais faire partir ces officiers de Malines, mais ce départ pouvant donner lui-même lieu ù commentaires, etc., je suis, d'accord avec Frère, revenu de cette idée et me suis borné à prendre acte, par une note laissée au dossier, de la mission donnée et qui consiste à étudier les plans des fortifications passagères établir au moment de la guerre. »

Toujours la défiance du militarisme et la crainte d'une transformation sérieuse, mais coûteuse, de l'armée et du système défensif !

Malgré le Roi, Chazal, Goethals et Brialmont, le Parlement ne sut pas dominer ses préjugés et ceux de l'opinion, en prenant l'initiative hardie d'une réforme nécessaire dès ce temps-là.

Réflexions de Vandenpeereboom au sujet de l' Adresse et de l'attitude des partis

Le ton modéré du discours du trône, son appel instant à l'union, la préoccupation du gouvernement de réaliser des réformes plutôt sociales que politiques, semblent avoir décidé la Chambre à voter l'adresse sans discussion et à l'unanimité, moins les cinq voix de l'irréconciliable banc d'Anvers.

Vandenpeereboom, le 21 novembre, souligne et explique cet événement « qui ne s'est plus produit depuis bien des années et qui contraste singulièrement avec la violence de la presse catholique depuis six mois ; aussi les journaux cléricaux ont-ils l'air bien dépités... D'où vient cette trêve ? A-t-on lait un pacte, y a-t-il (page 18) eu promesse ? Non, non, non ! Mais la situation n'exigeait, ni du Cabinet ni de majorité, des paroles violentes ; on est assez fort pour être calme et la minorité a été heureuse de pouvoir saisir cette occasion de faire de la modération ; elle est battue en paroles et en action, c'est-à-dire en action au vote et en paroles aux débats qu'elle ne peut plus soutenir ; elle n'a presque plus d'orateurs à opposer à ceux de la gauche et au cabinet. La droite est du reste fort préoccupée, et avec raison, des affaires de Rome. Enfin, le Roi exerce une grande influence sur les partis. Il parle à tous de modération ; il voit beaucoup de monde ; il a souvent des entretiens avec Frère qui est enchanté du Roi… Sa Majesté a magnétisé notre collègue... et cette influence n'a pas contribué peu à amener le calme général. »

(Note de bas de page : L’affirmation de Vandenpeereboom au sujet du manque d’orateurs de droite nous paraît excessive. Si la droite avait perdu Adolphe Dechamps, banni de la vie politique en 1864, il lui restait de Theux, Dumortier, Alphonse Nothomb, Victor Jacobs, Thonissen, Schollaert père ; ce dernier, il est vrai, se produisait rarement. La gauche était peut-être avantagée : Rogier, Frère-Orban, Bara, Dolez, Pirmez, Henri de Brouckère, d'Elhoungne, Guillery, formaient une pléiade d'orateurs remarquables.)

(Note de bas de page, au sujet de la bonne entente entre Frère-Orban et le Roi : C'était un grand revirement. Le duc de Brabant en avait voulu Frère de n'avoir pas approuvé ses vues d'expansion coloniale (Cf. Crockaert, « Brialmont », p. 417). On avait prêté à Frère, assez gratuitement selon nous, des propos significatifs. Il aurait dit, en août 1865, qu'après la mort de Léopold Ier, « il se retirerait pour n'avoir pas a se colleter avec la conscience catholique du duc de Brabant. »)

Nouvelles doléances de Vandenpeereboom

‘ »Je ne cesse de demander à être remplacé comme ministre de la guerre... On traine sans cesse... Tantôt on dit : faut laisser voter l'adresse... Puis : il faut que Chazal soit parti, et Chazal ne partira qu'au commencement de décembre. En attendant, je suis là avec deux portefeuilles sur les bras ! Cela ne peut durer. »

Chazal est maintenu en activité

« Un militaire ne peut toucher les appointements d'activité attachés à son grade, s'il n'a un emploi... (page 19) Quel emploi donner à Chazal ? Il sera mis à la disposition du Roi. Sa Majesté, Chazal et moi nous sommes d'accord sur ce point : Chazal en est enchanté. »

Entrevue d'Eenens avec Frère-Orban. II refuse le ministère de la Guerre

Comme on ne veut pas remplacer Chazal avant son départ, - écrit, le 24, Vandenpeereboom - je crois de plus en plus qu'on veut lui donner un successeur désagréable, qui lui a été hostile ; on croit que cela fera bon effet dans le pays et surtout dans l'armée où Chazal s'est fait beaucoup d'ennemis. Ce successeur me fait tout l'effet de devoir être le général Eenens. Le Roi ne souffle mot. »

Eenens eut à ce moment une entrevue avec Frère-Orban, qui désirait l'entretenir de la situation de l'armée, Le ministre des Finances lui dit d'ailleurs qu'il n'avait pas mission de lui proposer un portefeuille. Eenens, esprit critique et passionné, traça de l'organisation militaire un tableau pessimiste : il trouvait l'état de l'armée « déplorable ; quant à son esprit, il croit que le favoritisme peut tout, le mérite rien. La tête de l'armée, malgré le système des avancements au choix, est d'une faiblesse désespérante ; pas un colonel capable de passer général, c'est-à-dire de faire un hon général, plus de camaraderie, d'esprit de corps ; intrigues partout. Quant au matériel, il faut de nouveaux fusils, l'artillerie est bonne. Anvers n'est pas complet. Il faut fortifier la rive gauche. Quant au plan d'Anvers, il est critiquable ; il y a trop de forts, plusieurs sont inutiles, il eût été préférable d 'en faire moins, , faire moins, mais d'en construire quelques-uns en avant. (Cette idée rentre dans le système Brialmont.) Eenens a dit que si on lui proposait le portefeuille de la Guerre, il ne pourrait accepter ; il y a fort à taire et il ne veut (pas) consacrer à cette lourde tâche les dernières années qu'il a à servir.

« Frère a rendu compte au Conseil. Personne n'a rien dit ; je reste avec les deux portefeuilles sur les bras. »

Il est douteux, en présence du programme exposé par Eenens, que Frère ait persisté à le patronner. Le 4 décembre, après un nouvel entretien avec le ministre des Finances, le général refusa définitivement le portefeuille de la Guerre.

Accalmie politique

(page 20) Vandenpeereboom note à la date du 29 novembre :

« La situation politique continue à être calme. Il y a une espèce de trêve conclue tacitement, car aucun engagement n'est pris ni de part ni d'autre. C'est à l'influence du Roi que l'on doit surtout cette trêve. Un flatteur pourrait dire de Léopold Il ce que Virgile disait d'Octave par la bouche de Tityre : Deus nobis haec otia fecit !

Le comte de Flandre et l'inspection générale de la Garde civique

Après s'être plaint, selon sa coutume, de l'excès de travail que lui donnent ses deux portefeuilles et qui compromet sa santé, Vandenpeereboom raconte qu'il a écrit au Roi, le 2 décembre, pour le prier d'autoriser le comte de Flandre à accepter la position d'inspecteur général de la Garde civique On se rappelle que quelques mois auparavant, cette proposition avait été déjà faite, mais n'avait pas semblé sourire à Léopold Il

« Le Roi y consentira-t-il ? - se demande Vandenpeereboom. Sa Majesté serait-elle jalouse de la popularité que le titre pourrait donner à son auguste frère ? »

Le lendemain, il reçut une lettre autographe du Roi lui annonçant l'envoi de la proposition du ministre au comte de Flandre. Il n'y fut pas donné suite et, comme nous l'avons dit, la vacance de la haute fonction ne prit fin quec le 15 octobre 1870, par la nomination du général Renard.

Un débat à la Chambre sur la question militaire

Il y avait la Chambre des représentants, à gauche comme à droite, des antimilitaristes décidés. Les économistes libéraux Couvreur et Le Hardy de Beaulieu, notamment, n'étaient pas moins hostiles aux dépenses militaires que le banc d'Anvers. A la suite d'une interpellation de Le Hardy demandant quand serait discuté le rapport sur l'organisation militaire, Couvreur réclama le renvoi aux sections du budget de la Guerre et de la loi fixant le contingent militaire, annonçant aussi qu'il renouvellerait sa proposition d'instituer une enquête (page 21) parlementaire, repoussée le 9 mars 1866. Après que Guillery eut proposé, à défaut d'un général, la nomination d'un ministre civil, Couvreur, retirant sa motion, invita le Gouvernement à déposer sans délai le budget de la Guerre. Frère s'y opposa ; il demanda quelques jours de répit, pour attendre le choix d'un ministre définitif. Couvreur fut battu par 38 voix, toutes de gauche, à part celle de Thonissen. Neuf libéraux s'étaient unis à 22 catholiques pour l'appuyer. Dumortier et le comte de Theux s'abstinrent. Au cours du débat, Delaet compara ironiquement Vandenpeereboom à Fabius cunctator.

Le ministre intérimaire se plaint à cette occasion de la fausse position où l'a placé la tactique de Frère : « Tout ceci eût été évité - écrit-il le 4 décembre - et nous aurions prévenu de grands embarras si on eût été plus loyal, c'est-à-dire si on eût admis ma proposition de former une commission militaire avant l'ouverture de la session. Mais Frère n'a pas voulu. Il voulait manœuvrer pour gagner du temps. Cette tactique me met dans une fausse position et m'amoindrit. »

Il éprouve aussi des contrariétés du côté du Souverain :

« J'avais dit hier à la Chambre qu'il fallait laisser au Roi toute sa liberté, toute sa prérogative pour le choix d'un ministre de la Guerre. Sa Majesté a mal pris, paraît-il, la chose ; ce matin de Borchgrave est venu me dire que Sa Majesté aurait préféré que je ne parlasse pas de sa prérogative, qu'on pourrait croire que c'est lui qui met obstacle au choix d'un ministre de la Guerre. J'ai répondu que j'avais le droit de rappeler la Chambre la prérogative constitutionnelle du Roi, que cela avait été dit vingt fois, que tout le monde savait que l'on ne trouvait pas de ministre de la Guerre et j'ai profité de la circonstance pour rappeler combien était pénible et dure la position qu'on me faisait. J'ai été très vif. »

Léopold II et les anniversaires.

Après avoir noté, à la date du 7 décembre, que Frère, à la suite d'une entrevue avec le général Donny, estime ce dernier « assez bon, mais un peu mou pour faire (page 22) bonne figure à la Chambre. Vandenpeereboom rapporte « la réponse assez fine et diplomatique que lui transmit le Roi qu'il avait prié, par l'entremise de de Borchgrave, de prendre une décision à l'égard des deux anniversaires du 10 et du 17 décembre. Léopold II n'ayant pas l'intention, pense Vandenpeereboom, « qu'on célèbre l'anniversaire de la mort de son père (protestant) » informe son ministre de ce qu'il n'a entendu parler de rien pour les anniversaires précités. Le comte de Borchgrave ajoutait que si les intentions du Roi étaient modifiées, il en avertirait le ministre de l'Intérieur.

« Cela veut dire non, - souligne Vandenpeereboom - sans se compromettre. Le Roi craint sans doute qu'une cérémonie pour son père protestant inquiéterait les catholiques !’

Discussion la Chambre à propos des écoles d'adultes

Vandenpeereboom avait à cœur l'organisation des écoles d'adultes, qui avaient pris, sous son ministère. un développement considérable. Le 1er septembre 1866 avait paru au Moniteur un arrêté organique, adaptant à ces cours les dispositions de la loi de 1842 relatives à l'enseignement et au concours du clergé.

Un assez grand nombre de parlementaires libéraux étaient devenus partisans de la révision de la susdite loi. Dans le cabinet même, Frère, Bara, Vanderstichelen ne cachaient pas leur opinion à cet égard. Ils avaient cependant laissé Vandenpeereboom suivre les traditions de son département. A la Chambre, toutefois, surgit, le 7 décembre, lorsque l'on discuta le budget de l'Intérieur, un débat assez vif. De Fré, Bouvier, Van Humbeeck et Funck critiquèrent l'arrêté royal du 1er septembre. Le ministre de l'Intérieur soutint qu'il n'avait pas le droit d'organiser les écoles d'adultes en dehors de la loi de 1842. Il fut appuyé par le comte de Theux et Barthélemy Dumortier. Le bouillant député de Roulers accusa ses adversaires de vouloir créer des écoles d'athéisme. Cette attaque provoqua une réplique de Frère-Orban, qui protesta contre l'affirmation de Dumortier, déclara préférer voir l'enseignement religieux se donner ailleurs qu'à l'école publique, et soutint que l'existence d'écoles laïques sans enseignement confessionnel ne ferait nul tort la religion.

Vandenpeereboom notait à ce propos : « J'ai été (page 23) attaqué par les représentants maçons et défendu par les catholiques. Il n'y a pas grand mal à cela. Le clergé sera peut-être amené, à la suite de ce débat, à ne pas combattre les écoles d'adultes qui pourront être établies partout et faire le plus grand bien. »

Eloges du Roi.

« Mon budget - écrit-il le 9 décembre - a été voté hier après quatre jours de discussion. Tous les crédits proposés ont été admis, même les 100,000 francs d'augmentation pour les Beaux-Arts. J'en ai informé Devaux (Jules) en le priant de faire connaitre ce vote du Roi qui a répondu : « Veuillez dire M. Vandenpeereboom qu'avec des ministres comme les miens, je suis bien certain d'obtenir toujours ce que je demande dans l'unique intérêt... de la gloire, de la prospérité ou de la sécurité nationale. »

Embarras causés par la question militaire et le remplacement de Chazal

« La question militaire nous place dans le plus grand embarras » - constate Vandenpeereboom. « On a entendu les généraux Eenens, Weiler et Donny. Celui-ci ne semble pas convenir ; les deux premiers soutiennent qu'il faut fortifier la rive gauche de l'Escaut. Frère et le cabinet, sur les assurances données par Chazal, a (sic) combattu ces fortifications comme inutiles et dangereuses même ; on ne peut donc songer à ces généraux ; les autres conviennent peu ou pas. Puis nous ne pouvons admettre un système de fortifications que nous avons combattu, trouver utile ce que Chazal avec nous a trouvé mauvais ; nous aurions l'air d'avoir mystifié la Chambre, ce qui n'est pas ; mais ce qui semble vrai, c'est que nous avons été mystifiés par Chazal qui, pendant qu'il faisait des déclarations à nous et à la Chambre contre les fortifications d'Anvers, réunissait et présidait des commissions qui déclaraient que ces fortifications étaient indispensables... Belle position pour nous ! Quant à Chazal, il a adroitement tiré (page 24) son épingle du jeu ; il est couvert de décorations, nommé ministre d'Etat, et voyage par toute l'Europe aux frais de l'Etat....

« Le Roi veut les fortifications de la rive gauche, du bas Escaut, une armée nombreuse ; il posera ces conditions au nouveau ministre de la Guerre... Or, nous ne pouvons, après ce qui s'est passé durant les sessions antérieures, admettre ce système. Le Roi doit donc plier ou nous devons quitter.

« Si le Roi résiste, il trouvera difficilement un cabinet ; s'il cède, nous trouverons difficilement un ministre de la Guerre consentant à renoncer même provisoirement à un état militaire que tous les chefs de l'armée préconisent et qui, d'après eux, est indispensable pour assurer la sécurité du pays. Voilà la situation inextricable dans laquelle nous place la conduite de Chazal. Cette situation été exposée à Van Praet par Frère, qui doit en parler à Sa Majesté. Ma position personnelle comme intérimaire de la Guerre est détestable : si je reconnais que je prends la situation au sérieux, on me fera rester ; en disant que je ne fais que la besogne courante, j'ai l'air d'un plastron, c'est-à-dire d'un imbécile (sic). Puis il faut présenter la loi du contingent, le budget de la Guerre ou tout au moins une demande de crédits provisoires, et nous aurons une discussion formidable d'ou nous nous tirerons difficilement. »

L'entretien de Léopold avec Frère-Orban

Pour faire sortir le Cabinet de cette position difficile. Van Praet fut prié de négocier avec le Roi, qui fit appeler Frère le soir du 11 décembre. Le ministre des Finances représenta au Souverain si Sa Majesté persistait à envisager la construction de forts nouveaux sur la rive gauche de l'Escaut, la retraite du ministère serait inévitable. Léopold Il ne voulait pas de cette éventualité : il céda.

« ... Il a promis de soutenir le Cabinet, de pas insister près de son nouveau ministre de la Guerre pour obtenir les fortifications en ce moment, enfin d'inviter tel général qui conviendrait au Cabinet d'accepter le porte- feuille de la Guerre. Il a été question de Soudain de Niederwerth, général-major d'artillerie, qui semblait (page 25) plaire au Roi ; Frère, de son côté, a semblé favorable à ce nom. »

Le Conseil des ministres du 12 décembre

Le Conseil des ministres se réunit le 12 décembre, à midi. Il entendit Frère rendre compte de son entrevue avec le Roi. La délibération au sujet du futur ministre de la Guerre continua. La candidature de Soudain fut combattue par plusieurs membres du Cabinet : « il n'est que général-major, il est d'une timidité féminine, il rougit quand il doit dire un mot ; il est probable qu'il refusera. » Les autres généraux furent passés en revue. Renard (soutenu par Bara - il est Tournaisien) est très capable et ce serait parfait, mais il a des précédents qui détruiraient son prestige. Sapin est un homme fini. Eenens refuse et d'ailleurs a, quant à Anvers, des idées incompatibles avec celles du Cabinet ; il en est de même de Weiler qui a fait partie des commissions dont les conclusions étaient que la rive gauche devait être fortifiée ; c'est fâcheux, car Weiler conviendrait sous tous les rapports. Dupont est pensionné, cela ferait un fâcheux effet. D'ailleurs, son attitude à la Chambre serait difficile. Reste Goethals et c'est à lui qu'on s'est arrêté. Frère en écrira au Roi.

« Ce soir je dînais chez Liedts, gouverneur (de la) Société Générale, avec Rogier, qui a été assis à côté de Goethals. Après le dîner, Rogier m'a dit qu'il avait causé de la chose avec le général, que celui-ci était très raisonnable, qu'il était disposé à accepter. Rogier était enchanté et l'a dit à Van Praet qui était du dîner. J'ai fort engagé Rogier à réunir le Conseil demain, afin de pousser l'affaire ; j'ai le plus vif désir d'en finir. »