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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

Chez Thémis

(page 109) Les prétoires de la justice humaine sont, peut-être avec les asiles de souffrance et... les confessionnaux, les endroits où échouent, sous les aspects les plus pathétiques, les tumultes de nos passions. II n'est pas étonnant que ce « déballage d'âmes », quand il n'est pas voilé par de prudents et pudiques huis-clos, excite la curiosité, parfois cruelle, des masses, mais aussi celle des dramaturges, des psychologue, des satiristes, voire des sociologues.

Partant, des journalistes, à qui il arrive, consciemment ou non, de tenir tous ces rôles.

C'est bien pourquoi la chronique judiciaire représente, dans un journal, une rubrique sur laquelle les lecteurs penchent souvent une attention palpitante. De nombreux publicistes se sont spécialisés dans cette littérature de prétoire, qui n'a pas besoin des ressources de l'imagination pour évoquer, sous la lumière crue de la vérité, les tableaux les plus colorés de la tragédie, du drame, de la comédie ou du vaudeville humains.

Des noms de confrères éminents me viennent au bout de la plume.

Je ne veux en retenir qu'un seul, celui de ami Camille Roussel, qui inséra, dans un volume d’âpre et pénétrante synthèse sociale, les émotions et les impressions ressenties au cours d'une longue carrière professionnelle à L'Indépendance Belge. Et qui, pendant les dernières années de son séjour à Bruxelles, fit au journal Le Peuple (page 110) l'honneur d’assumer cette rubrique judiciaire, avec le talent, la conscience et l’indiscutable autorité que cette carrière lui avait fait acquérir.

Pendant longtemps notre pauvre journal ne put s’offrir le luxe de détacher à demeure, au Palais de Justice, un rédacteur attitré, chargé tout spécialement de découvrir, dans les innombrables salles d’audience, dans les couloirs, dans les antichambres des parquets, ces brides de nouvelles, ces fragments de drames qui se jouent chaque jour en ces lieux. Et ce n’est que dans de grandes occasions, pour des procès qui pouvaient devenir sensationnels, que l’on se décida à m’enlever de ma table de travail et à précipiter le touche-à-tout que j’étais de venu forcément sur la piste des événements qui pouvaient se dérouler devant les comptoirs de Thémis.

En somme, j'étais un assidu du grand répertoire.

En ai-je vécu, de ces heures de crispante émotion où le spectacle était dans le cœur angoissé des inculpés, dans l’implacable sévérité des rouges accusateurs, dans la fougue déchaînée des défendeurs rangés à leur banc, dans la gêne des jurés, écrasés sous leur responsabilité de justiciers d’un jour et dans les réactions du public participant au drame avec une exaltation fouettée jusqu'au sang !

Ah ! ce public aux curiosités toujours passionnées, souvent indécentes, il lui arrivait parfois d'outrer et de déformer l’image de la justice populaire !

J’en eus la vision horrifiante et scandalisée dans cette heure sinistre de la nuit où la foule hurlante, poussant des clameurs de haine et de vengeance, poursuivait, au galop, pour la lyncher, la fameuse Madame Jauniaux, que la cour d’assises d'Anvers venait de condamner à mort et qu'une voiture cellulaire, escortée, sabre au clair, par les gendarmes conduisait à la maison de force, d'où elle ne devait plus sortir vivante.

C'est qu'aussi bien le drame, balzacien, nous montrant cette grande dame, trônant dans la haute société de la nouvelle Carthage et empoisonnant ses proches pour capter leur prime à la mort, avait révolté le populaire anversois, C'était le reflet brutal d'une animosité contre un patriarcat opulent et jouisseur dont la vie mondaine était troublée par des (page 111) scandales trop fréquents. Au point d’oublier que la coupable, justement châtiée, allait expier dans la longue agonie de la détention perpétuelle, loin des orages de la haine et de la vindicte publique

Les procès politiques, pour être d’une essence supérieure propageaient aussi, mais à une autre altitude, leur émotion dans les couches populaires.

C’était surtout la propagande anti-militariste des Jeunes Gardes Socialistes qui, périodiquement, mettait en mouvement l’action répressive des parquets.

Ces poursuites amenaient régulièrement au banc des accusés ces compagnons de ma jeunesse militante, dont j’ai évoqué les noms dans le prologue de ce livre, et qui tous, avec fierté et crânerie, revendiquaient la responsabilité de leurs écrits, inspirés par le plus haut idéalisme de paix et par leur haine intraitable de la guerre.

La haute et froide salle de la cour d’assises du Brabanr faisait des taches écarlates, offrait au drame un cadre solennel et impressionnant.

Au pied du box où les accusés se présentaient librement, s’installaient des maîtres du barreau, Paul Janson, Eugène Robert, Edmond Picard et, presque toujours, Emile Royer, dont l’éloquence romantique, sentimentale, jaillissant d’un cœur inondé de bonté, séduisait, empoignait, captivait l’âme des auditeurs.

Mais la défense trouvait devant elle des adversaires de taille : M. Raymond Janssens, le procureur-général en personne, ou bien encore les avocats-généraux Edmond et Servais, juristes avertis, certes, mais dominés par une passion effrénée de répression, de sauvegarde de cet ordre bourgeois dont leur justice devait veiller sur l’arche sainte.

Il en résultait des duels oratoires virulents, enflammés des feux de cette collision entre deux forces ennemies/

Les jurés, témoins impassibles de ces joutes d'éloquence. se trouvaient cependant de par leurs origines censitaires, de l'autre côté de cette barricade où les accusés avaient fait le coup de feu.

(page 112) Les organes de la Loi le savaient aussi, et ils en tiraient profit.

A l’heure des dernières répliques, ils se dressaient, rouges dans leur robe de vengeurs de la Société outragée, prenaient des attitudes théâtrales et pathétiques. Ils évoquaient le spectre de la Révolution, le souvenir encore récent des émeutes sociales à la lueur des torches incendiaires, le cauchemar de la destruction et de la confiscation des fortunes.

Et presque toujours, secoués par l'apparition de tableaux terrifiants, les jurés rapportaient des verdicts affirmatifs, que la Cour sanctionnait de peines accablantes de mois, voire d'années de prison.

Aussi bien, deux aînés, Louis de Brouckère et Jules Lekeu décidèrent-ils de ramasser le flambeau tombé des mains de leurs jeunes camarades frappés et incarcérés. Ils voulurent rédiger, sous leur responsabilité, le petit pamphlet périodique, Le Conscrit, sur lequel s'acharnait la vindicte de la justice répressive.

Louis de Brouckère écrivit un virulent réquisitoire contre l'odieux privilège du remplacement militaire. Jules Lekeu paraphrasa la parole du Christ disant : « Tu ne tueras pas. »

La réponse du parquet ne se fit pas attendre. Louis de Brouckère et Jules Lekeu se virent attraits devant le jury du Brabant.

Cette fois, Emile Vandervelde se présenta à la barre du côté de l'équipe des défenseurs traditionnels. Pour plaider la cause de celui qui, sa vie durant, fut son frère de combat affectionné, l'éminent homme d'Etat avait endossé cette toge d'avocat qu'il avait délaissée afin de se vouer, tout entier, à son rôle de leader parlementaire et à ses travaux de maître de la doctrine socialiste.

Raymond Janssens, le procureur-général, avait voulu faire front à ce redoutable adversaire. Ce haut magistrat avait, plus encore que le physique et la stature imposante de l'emploi, une âme en bataille. Ardent, passionné, la voix impérieuse, il semblait possédé par la volupté de la répression.

Aussi y eut-il, entre la défense et le ministère public, des algarades violentes et passionnées. Ce n'était pas seulement la cause des accusés, mais aussi la barrière des conceptions sociales qui opposait les antagonistes.

(page 113) Témoin cet incident typique :

La défense avait jugé nécessaire de faire apparaître à la barre des témoins de moralité, personnalités de premier plan du monde intellectuel. Comme l'un d'eux avait rendu un hommage tout particulier la probité scientifique de Louis de Brouckère et au noble désintéressement de ce patricien abandonnant sa classe servir la cause des travailleurs, le procureur-général s'écria, avec une moue dédaigneuse :

« - C’est précisément ce que je n'arrive pas à comprendre. »

Flegmatique, Louis de Brouckère laissa tomber cette riposte : « Déformation professionnelle. »

Le superbe magistrat blêmit et proféra, sous les rires ironiques de l'assistance : « Merci pour le compliment, Monsieur. »

Mais si, ce jour-là, M. le procureur-général n'eut pas les rieurs de son côté - l'homme et sa fonction ne prêtaient guère à rire - il connut une revanche immédiate. Le jury, subjugué par son éloquence fantomatique, rendit un verdict affirmatif et les accusés se virent octroyer chacun six mois de prison.

Qu'ils durent « tirer » sans rémission aucune, dans l’isolement de la prison cellulaire. Même il arriva à Jules Lekeu que, pour avoir été présenté comme candidat législatif au cours d'une élection partielle où il n'échoua que de justesse, il fut libéré pour les besoins de sa campagne électorale. Mais il dut réintégrer sa geôle, une fois son échec acquis.

Un autre procès politique, dont j'assumai le compte rendu, devant la cour d'assise du Hainaut, eut un épilogue moins pénible, et même passablement comique. Il est vrai que l'instance judiciaire, qui avait amené l'agitateur Alfred De Fuisseaux devant le jury hennuyer tenait, elle aussi, du grotesque.

De Fuisseaux avait été parmi les accusés du fameux Grand Complot, au cours duquel éclata la bombe du scandale des agents provocateurs et dynamitards gouvernementaux. Tous les accusés avaient été acquittés hormis De Fuisseaux qui, absent du pays, avait été condamné par contumace. Croirait-on que, six années après, saisissant l'occasion d'une vacance parlementaire qui interrompait l'immunité acquise (page 114) aux élus de la nation, le parquet général commit la balourdise de rouvrir le procès contre Alfred De Fuisseaux ? Tous ses prétendus complices ayant été acquittés, Defuisseaux était donc Inculpé d'avoir fait un complot à lui tout seul !

Mais la forme devait être respectée, et le procès se déroula selon le coûteux et impressionnant protocole des causes graves.

On devine ce que fut ce débat tournant autour du néant. Maître Edmond Picard qui assumait la charge de la défense, avec sa virtuosité au picrate, voulut que la burlesque aventure s'achevât, comme tout se termine en France, par des chansons.

Et l'on entendit, au grand émoi des gardiens des tables sacrées de la Loi, le grand jurisconsulte, de sa voix aigre, chevrotante et pointue, improviser, en manière de péroraison et sur l'air d'une chanson-scie à la mode, ce couplet cocasse

« On a fait v'nir, incontinent,

« Sur le bi, sur le bout, sur le bi du bout du banc

« L'accusé, l'jury, l'Président

« Sur le bi, sur le bout, sur le bi du bout du banc ;

« L'Procureur et tout l'tremblement,

« Sur le bi, sur le bout, sur le bi du bout du banc

« Pour obtenir un acquittement,

« Sur le bi, sur le bout, sur le bi du bout du banc. »

Et l'accusation s'écroula sous la rafale d'un rire unanime, formidable, homérique gagnant jusqu'aux sévères gendarmes qui, dans la figuration de ce vaudeville judiciaire, encadraient le criminel immunisé.


On peut, sans hésitation, ranger parmi les procès politiques celui intenté à Camille Lemonnier, coupable d'avoir, dans un de ses romans tumultueux, décrit une scène de sadisme meurtrier inspirée par les exploits abominables du satyre londonien Jack l'Eventreur.

Pour découvrir un jury capable de flétrir dans le probe écrivain que l'on appelait alors le Maréchal des Lettres (page 115) belges, un pornographe exploitant le goût de la lubricité, le parquet général eut recours à un subterfuge indigne. Il fit saisir le volume incriminé au littoral, qui est sous l'obédience judiciaire de la Flandre Occidentale.

Or, dans cette province qui fournissait à l'armée un contingent de recrues dont 19 p. c. étaient analphabètes on pouvait présumer que le jury central, obtus et fanatique, allait aveuglément, en frappant le plus illustre des écrivains belges de ce temps, suivre les prétendus vengeurs de la morale outragée.

Le parquet en fut pour les frais de son astucieuse manœuvre. Car là aussi l'éloquence nerveuse d'Edmond Picard, appuyée par les témoignages de moralité des représentants les plus respectés de l'intellectualité belge, pulvérisa l'accusation. Et le jugement d'acquittement fut accueilli par les bravos d'une assistance où se pressait l'élite des écrivains français et flamands de chez nous.


Ce procès de tendances et bien d'autres encore que ma mémoire pourrait évoquer, doit me permettre d'ouvrir ici une parenthèse.

On a beaucoup épilogué autour de l'imputation socialiste, d'après laquelle régnait, dans l'ordre judiciaire, l'esprit d'une magistrature de classe. D'aucuns se sont cabrés et révoltés, indignés devant cette accusation atteignant en bloc cette noblesse de robe qui peut, non sans raison, invoquer sa réputation de haute équité et de fière indépendance.

Et pourtant... Peut-on nier l'ambiance sociale de la moralité courante du milieu, des préventions et des préjugés ataviques ? Le recrutement de cette magistrature dans la caste dite dirigeante et les nominations de parti, à l'époque de la prédominance persistante d'un seul parti, devaient éveiller des suspicions. On connaît le dicton du bon Lafontaine :

« Selon que vous serez puissant ou misérable

« Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir. »

(page 116) Qui donc voudrait soutenir qu'il se soit vidé de sens de vérité. Deux preuves, d'expérience personnelle, justifieraient mes réserves.

En ce temps-là, sauf dans quelques îlots, la magistrature était comme on le disait alors, presque entièrement « cléricalisée. » Si I 'expression doit devenir désuète, qui donc pourrait s'en plaindre ?

Un jour Le Peuple se vit assigné en 25,000 francs de dommages-intérêts, devant le tribunal de Courtrai, pour avoir publié un « faits divers » assez anodin. On y rapportait que la femme d'un hôtelier de Mouscron, lassée des mauvais traitements de son époux, avait mystérieusement disparu du domicile conjugal et qu'elle pourrait bien s'être décédée.

Le correspondant local, interrogé par nous, que déclara cette nouvelle était exagérée, et qu'en tout cas, elle n'émanait pas de lui. Un personnage inconnu avait réussi à se procurer une enveloppe d'expédition de copie, portant l'adresse imprimée du journal. Pour mieux donner le change il avait insinué sa petite vilénie dans un lot d'informations locales exactes : un accident de roulage, une noce d'or, le récit d'une épreuve sportive. Quel but poursuivait l'auteur inconnu de cette mystification de mauvais goût ? D'accord avec maître Emile Royer, alors avocat-conseil de mon journal, je décidai d'aller sur place, éclaircir ce mystère.

Je me mis en quête du mari abandonné et j'arrivai à le découvrir, non sans peine de l'autre côté de la frontière, à Halluin, où il travaillait dans une filature. L'homme m'apprit que son « hôtel » prétendument ruiné par notre article, qualifié de « diffamatoire », était un modeste cabaret, qu'il avait fermé, d'accord avec sa femme qui s'était séparée de lui, de son consentement, pour aller « vivre sa vie. » Il qualifia lui-même de tissu d'inventions ce récit, paru dans Le Peuple, et se demanda, avec moi qui avait pu trouver intérêt à nous envoyer ces ineptes méchancetés. Pressé de questions, il découvrit... le pot aux roses. Un avocat de Courtrai était venu le trouver en lui montrant la découpure du journal et lui avait dit : « Voulez-vous gagner 25,000 francs? Laissez-moi intenter, en votre nom, un procès au Peuple. Vous le gagnerez à coup sûr. Nos juges, chez (page 117) nous, chaque fois qu'ils trouvent l'occasion de croquer un socialiste, ne la ratent pas. Je fis comprendre, sans grande peine à ce pauvre homme, l'indignité du procédé dont on voulait le faire le complice. Et il s'empressa de me signer une lettre mettant les choses au point et se désistant de son procès.

Croyez-vous que l'avocat courtraisien eut l'audace de se plaindre « son confrère » Royer du procédé qui lui avait enlevé un client ? Emile Royer riposta dédaigneusement en menaçant le « cher maître » de saisir le Conseil de l'ordre de cet édifiant incident.

Le bonhomme n'insista plus. Mais n'était-ce pas de trop qu'il ait pu spéculer sur les sentiments mineurs des magistrats qu'il disait tenir en mains, à la faveur de leurs rancunes politiques ?

En une autre circonstance, la mentalité de certains juges me causa quelque effarement. Ceci se passait à Turnhout. L'idée socialiste, contenue par de solides barrages d'intolérance et de domination des consciences, commençait quand même à s'infiltrer dans la contrée que l'industrialisme envahissait. Des syndicats libres avaient vu le jour, et, pour réagir contre de flagrantes exploitations du travail, utilisaient de temps à autre les armes rudimentaires de grèves isolées et sporadiques.

Un conflit du travail ayant surgi à Turnhout, patronat, autorité et politiciens du crû conjuguèrent leurs efforts pour briser ce mouvement annonciateur d'autres réveils. Les grévistes étaient littéralement traqués comme bêtes nuisibles. Quand, dans leur désœuvrement, ils s'attroupaient aux carrefours pour deviser paisiblement des péripéties de la lutte, ils étaient dispersés à coups de sabre, et les policiers lâchaient sur eux des molosses aux crocs menaçants. Un cri, un chant, un geste étaient prétexte à poursuites immédiates pour contravention à ce fameux article 310 du code pénal, instaurant, pour les travailleurs en grève, un régime d'exception.

Au tribunal, la machine à condamner fonctionnait automatiquement et distribuait des mois d'emprisonnement en pluie de grêlons.

Emu par tant de sévérité, un des avocats des prévenus, (page 118) maitre Seerigers, du barreau d'Anvers, me dit : « Venez donc voir à Turnhout, comment on y applique l'article 310. »

Je me rendis au prétoire de cette ville, un jour que toute une fournée de grévistes comparaissaient devant le tribunal correctionnel. Comme je ne découvrais pas de table de la presse, j'allai m'installer, à la barre des avocats , à côté des défenseurs des prévenus.

La présence de l'intrus à la barre fit quelque sensation

Le président me fit demander par un huissier qui j'étais et ce que je venais faire à la barre. Je passai ma carte de visite au messager, en y ajoutant ces simples mots : « venu se documenter au tribunal de Turnhout pour voir comment on y appliquait l'article 310 du code pénal. »

Le magistrat, en consultant mon bristol, eut un sursaut presque imperceptible. Puis il interrogea les prévenus avec une aménité qui surprit tout le monde. On fut bien plus surpris encore de l'indulgence de ses jugements, contrastant avec la sévère jurisprudence qui avait été appliquée jusqu'à ce jour. Je ne tirai aucune conclusion flatteuse de ce qui pouvait n'être qu'une coïncidence.

Mais j'appréciai, plus que jamais l'excellence de cette devise que j'ai vue inscrite au fronton de l'Hôtel de Ville de Verviers : « Publicité, sauvegarde du Peuple. »

Plus d'un procès devait d'ailleurs m'édifier sur les imperfections des lois et de la procédure. Celle, par exemple, visant l'emploi des langues en matière judiciaire.

Un jour comparut devant le jury du Brabant, un pauvre diable de terrien du pays d'Assche. Les gens de la contrée sont pénétrés de foi mystique et rude. Ce qui ne les empêche pas, lorsqu'ils témoignaient en justice, après avoir invoqué Dieu et tous ses saints, d'apporter parfois devant les juges des témoignages réticents et d'avoir... chacun leur vérité !

Et aussi de jouer parfois du couteau avec la facilité que plus d'un auteur régional a notée dans le tableau des kermesses sanglantes. C

'est précisément une de ces batailles au couteau qui avait amené, dans le box des accusés, un jeune gars sain et râblé qui, ne comprenant rien au colloque auquel participaient – (page 119) – en français - le président, l'avocat-général et les défenseurs, avait pris des airs de bête traquée.

L'homme invoquait un alibi sérieux, au sujet de l'heure où s'était accompli le crime. Il dansait, disait-il, avec une amie sous une tente dressée pour une kermesse de hameau, à grande distance de l'endroit du meurtre.

La partenaire de la danse, citée comme témoin, était la seule à confirmer cette version.

Mais l'avocat-général se méfiait de ce qu'il tenait pour témoignage de complaisance.

« Demandez-donc, dit-il au traducteur, si le témoin n'est pas la... petite amie de l'accusé. »

L'interprète traduisit littéralement la question en oubliant pas qu'en flamand le terme « petite amie » (kleine vriendin) ne comporte aucune allusion à une intimité sexuelle.

Naturellement la jeune fille répondit affirmativement à une question aussi mal posée.

Et l'avocat-général de conclure triomphalement :

« - Parbleu ! Qu'un témoignage pareil émane d'une femme mariée ou d'une maîtresse et le jury sait à quoi s'en tenir. »

Je sursautai. A la suspension d'audience, j'obtins un entretien personnel avec le président et lui signalai la fausseté capitale de cette traduction de nature à entraîner une erreur judiciaire.

Le président me promit de réentendre le témoin. La jeune femme, interrogée nouveau sur la nature de Ses relations. avec l'accusé, rougit et se dressa, indignée d'être l'objet d'un soupçon aussi offensant.

Le président ordonna alors un supplément d'enquête. Voulant vérifier la distance séparant le local de danse du lieu du crime, il transporta en automobile - ce qui était bien nouveau à cette époque - la cour, les jurés, les magistrats, les avocats, l'accusé et les journalistes sur le théâtre du drame. Et l'on put ainsi se rendre compte qu'il n'avait pas été possible à l'accusé de quitter le bal et de se trouver, en un temps minime, dans le pré où l'on avait trouvé la victime poignardée.

L'homme fut acquitté.

On m'a assuré que les hauts et graves dignitaires de cours (page 120) et tribunaux avaient jugé fort mal les excentricités de leur collègue, pratiquant la justice ambulatoire et spectaculaire. Mais le président riposta qu'il n'avait rien de saint Louis dictant ses arrêts, immobile, sous un chêne, et qu’il s’estimait heureux d'avoir pu, par ce complément, mettre hors cause un innocent.


Et ceci m'amène, par une conclusion logique, bien qu’elle enjambe un espace de quelques années, à parler d'un autre procès où le drame linguistique fut rappelé.

Il s'agit de la comparution de Borms, le chef de l'activisme flamand, pendant l'invasion de la Belgique (Flandre et Wallonie) par les conquérants allemands.

Ce fut la justice flamande qui pesa les charges dans ses balances et trancha de son glaive la redoutable controverse.

Ici, tout était flamand : la cour, le jury, les magistrats, les avocats, la procédure.

Borms portait le poids de deux accusations : 10 l’atteinte à la force obligatoire des lois pour renverser les institutions nationales. Acte révolutionnaire, mais d'une révolution par procuration que devait accomplir l'envahisseur; 2' dénonciation de Belges à l'ennemi, crime crapuleux de droit commun.

Jamais, même au temps où d'aucuns firent de Borms un martyr, cette distinction entre le révolutionnaire idéaliste et le vulgaire dénonciateur ne fut suffisamment mise en lumière.

Ce n'était pas à l'avocat de l'accusé de marquer cette différence.

Celui-ci, maître Van Dieren, maîtrisant non sans peine sa fougueuse éloquence de partisan, trouva d'habiles justifications à l'acte d'un homme, acceptant l'aide de l'envahisseur de son pays, prêt à s'appuyer sur n'importe qui pour mettre fin aux injustices dont souffrait le peuple flamand.

A ce jeu, mené avec crânerie, l'honorable avocat jouait quitte ou double. Ou bien le jury, tout frémissant encore de I horreur que le pays venait de traverser, allait rendre un verdict de vindicte. Ou bien, compréhensif des pires fautes auxquelles peut conduire la ferveur passionnée pour une (page 121) cause, il allait se montrer clément, ouvrir au coupable voies du les repentir et de la réparation du mal causé.

Mais Borms voulut s'en mêler et présenter sa propre défense. Mais Il n'entendait pas se décoiffer de l'auréole de martyr que ses fidèles lui avaient accordée, mais songeait aussi au bonnet de coton de la quiétude à retrouver dans la liberté.

Il ergota, biaisa, témoigna des regrets atténués et pleins de réticences.

Alors qu'on l'accusait d'avoir voulu écarter du trône le roi Albert, il proclama, cauteleux et humble, que nul plus que lui n'admirait et ne respectait le roi-chevalier. Lui que j'avais entendu s'écrier triomphalement, au Théâtre de l'Alhambra, alors que les troupes du Kaiser étaient à l'apogée de leur ruée sur l'Europe : « Il n'y a plus de Belgique ! »

Et qui se laissait orgueilleusement décerner par ses séides le titre de roi non-couronné de la Flandre.

De même quand, suspectant la pureté de son idéalisme, on lui mit sous les yeux les mandats des prébendes qu'il s'était fait octroyer par l'autorité allemande, il trouva cette explication d'une rouerie puérile : « Les Allemands ont laissé traîner ces pièces comptables pour mieux me compromettre. Vous voyez donc bien que je ne suis pas leur ami. »

Se rendait-il compte de l'incroyable inconscience de cet aveu ? On peut en douter, et l'on comprend que ses partisans, reprenant du poil de la bête, après l'armistice, ne l'aient traité qu'en personnage de deuxième zone, un symbole un peu décrépi comme les sépulcres blanchis dont parlent les saintes écritures. Au point que l'un d'eux nous confiait un jour : « Borms en prison, c'est un martyr providentiel. » Une fois libre, il ne sera plus rien du tout! »

Ce qui confirme le mot de Vandervelde, disant que Borms en prison était plus dangereux qu'en liberté. Mais on n'avait pas prévu le retour de flamme de mai 1940.

Quand l'arrêt de mort fut prononcé contre Borms, l'auditoire entonna la Brabançonne. Mais dans les couloirs des jeunes gens fiévreux, la bouche grimaçant sous des rictus, entonnaient, en sourdine, le Lion de Flandre. Ils songeaient déjà à la revanche qui se préparait, de l'autre côté du Rhin...

(page 122) Pour en terminer sur le chapitre de mes impressions judiciaires, laissez-moi vous entretenir d'un des épisodes les plus pathétiques des spectacles entrevus sous la coupole du babylonnesque palais de justice.

La cour d'assises du Brabant devait mettre l’épilogue à un drame passionnel qui avait secoué le monde diplomatique de la capitale.

M. Carlos Waddington, le fils du ministre plénipotentiaire d'une république sud-américaine à Bruxelles avait abattu, d'un coup de revolver, un jeune homme, M.Balmadeda, attaché à une autre légation, également sud-américaine.

M. Waddington accusait M. Balmaceda d'avoir compromis et déshonoré sa sœur en passant la nuit auprès d'elle sous le toit paternel, avec la complicité d'une soubrette. Et d'avoir ensuite cherché tous les prétextes pour rompre des fiançailles peu près publiques.

Au banc de la défense siégeait maître Paul-Emile Jason, tout auréolé du prestige de sa prenante éloquence et de la réputation qu'il s'était acquise en plaidant, avec maître Henri Jaspar, la cause des princesses royales, que Léopold II avait voulu déshériter.

Il trouvait, devant lui, plaidant pour la partie civile, son adversaire dans la plupart des causes; un astre de première du barreau bruxellois, maître Bonnevie.

Les deux éloquences s'opposaient. L'une était servie par une langue châtiée, empreinte d'élans du cœur et chantée dans des tonalités incomparablement nuancées. L'autre était bâtie sur la charpente solide d'une forte érudition juridique. Mais elle explosait en apostrophes violentes, bourrues, dures, voire brutales, avec toute la liberté que s’accorde un maître du barreau.

Les colloques oratoires entre les deux adversaires étaient autant de bagarres, créant, dans l'auditoire, une atmosphère de fièvre et de passions chauffées blanc. A un moment donné, pour démontrer que le frère outragé et vengeur n'était pas, tant que cela, le chevalier de l'innocence outragée, M' Bonnevie entreprit de lire la correspondance amoureuse de la ieune fille. Chacune de ces lettres témoignait de l'ardeur des sens que le séducteur avait su éveiller chez son (page 123) amie. Chacune aussi poignardait le cœur du pauvre garçon qui, écroulé sur son banc en sanglotant, voyait ainsi s'effacer l’image pure de la sœur chérie, de la jeune fille respectée, dont il avait voulu venger l’honneur.

A un moment donné, comme l'accusé allait défaillir, Paul-Emile Janson se dressa, vibrant d'indignation, et cria : « Vous n'avez pas le droit de torturer ainsi mon client. Assez ! Assez ! »

Et comme l'adversaire voulait continuer sa lecture et que maître Janson, debout devant lui, lui ordonnait littéralement de se taire, tandis que le public, qui partageait cette indignation, debout sur les banquettes, criait lui aussi » Assez ! Assez ! », le président mit fin à l'agitation en suspendant l'audience.

Mais à la reprise des débats, à considérer la modération du réquisitoire, la physionomie des jurés, non encore remis de leur émotion, et le désarroi de Maître Bonnevie, qui sentait qu'il avait été trop loin, la cause était entendue.

Et le jury rapporta un verdict négatif, salué par de longs applaudissements. Mais ce n'était pas seulement la vaillante éloquence de l'avocat qui avait connu un nouveau triomphe.

Les raisons du cœur avaient fait plier les rigides sentences de la loi.

Ce qui n'arrive pas toujours chez Thémis.