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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

Tempête sur les eaux basses

(page 161) Printemps 1903 ! Le petit Peuple, depuis la poussée rouge au Parlement, a considérablement grandi. Il a dix-sept ans d’âge, ce qui dépasse de beaucoup la période d’adolescence dans la vie d’un journall.

Il peut se permettre certaines audaces. Notamment celle d’aventurer des envoyés spéciaux sur la piste des grands événements de l'étranger.

Avantage qui nous était réservé, à Auguste Dewinne et à moi. Dewinne suivait passionnément les efforts pénibles et laborieux par lesquels les divers tronçons du socialisme français, sous l'impulsion inlassée de Jaurès, tentaient de se rapprocher, pour une action commune et de souder leurs tendances idéologiques.

Il ne ratait aucun de leurs congrès, et sa physionomie menue faisait partie du paysage de ces assemblées mouvementées.

Ma connaissance du néerlandais, de l'allemand, mes possibilités dans la langue anglaise, auxquelles s'ajoutèrent des notions assez poussées d'italien, m'avaient créé quelques titres au rôle de reporter international que j'ambitionnais. Jusqu'au jour où des obligations politiques m'accrochèrent à mon terroir, et où je dus passer la main à Louis Piérard.

Une première occasion de cette évasion hors frontière se présenta quand éclata la grève générale des cheminots aux Pays-Bas.

(page 162) C’était la première fois que se déchaînait, sur le continent, un conflit d’une telle gravité, de nature à entraîner des conséquences économiques incalculables. Fallait-il me dépêcher sur le théâtre du conflit ? On hésita, on consulta le caissier, et quand on se décida à m'envoyer en Hollande, la grève avait pris fin, au profit des grévistes.

Les deux compagnies qui exploitaient le réseau ferroviaire néerlandais, savoir la Société des Chemins de Fer de l’Etat et la « Hollandsche Spoorweg Maatschappij », avaient été surprises par la soudaineté de l'attaque ouvrière. Leur personnel avait à se plaindre de certaines conditions inhumaines. A la deuxième chambre des Etats Généraux, le leader socialiste Troelstra avait révélé que des ouvriers touchaient des salaires journaliers de un florin soixante, c'est-à-dire un peu plus de trois francs cinquante de notre monnaie, qu'ils fournissaient parfois des prestations de quatorze heures et se trouvaient soumis à un système d'amendes permettant de retenir jusqu'à 15 % de leurs salaires.

Les grévistes, redoutant un sort plus dur encore, s'étaient émus de l'embauchage systématique de non-syndiqués, susceptibles d'avilir davantage les conditions du travail. D'où la grève-éclair et son brusque dénouement, donnant satisfaction totale aux grévistes.

Mais l'alerte avait été grande dans ce pays de conformisme social, et, dans les milieux conservateurs, on songea à se prémunir contre de nouveaux coups de surprise.

La Hollande venait, précisément, de s'offrir un nouveau gouvernement de droite, présidé par M. Kuyper. Le ministre libéral, appuyé par une faible majorité, à laquelle les sept députés socialistes avaient dû parfois jeter la bouée de sauvetage, venait d'être renversé. II lui restait encore un soupçon de majorité à la première Chambre.

M. Kuyper avait constitué un ministère confessionnel, ou plutôt interconfessionnel, dont la majorité était composée de protestants, qui se qualifiaient chrétiens-historiques, de catholiques et d'un groupe qui s'intitulait anti-révolutionnaire, par opposition aux principes... de la Révolution Française de 1789. « Tout simplement. »

M. Kuyper qui, jadis, avait versé dans un évangélisme un peu démagogique, s'était découvert soudainement une âme (page 163) de réactionnaire et se montrait décidé à pratiquer la manière forte. Il crut pouvoir tirer profit de la panique qui s’était propagée dans les classes dirigeantes devant cette première épreuve, réussie, de la « gymnastique révolutionnaire », qu’avait été la grève-éclair. Il improvisa le texte de lois d’exception, dont la principale enlevait le droit de grève aux agents des services publics, tandis que les autres apportaient des restrictions au droit syndical.

La flamme se ralluma aussitôt dans les milieux ouvriers. Pour comprendre ces réactions, il est nécessaire que je déploie un instant le tableau panoramique des forces de résistance prolétarienne d'alors. Ces éléments de résistance étaient multiples, divers et particulièrement divergents dans ce pays que le rationalisme religieux intense voue à la multiplicité des sectes et des sous-sectes.

Le mouvement socialiste avait été contrarié, dans sa première ascension, par une cruelle et meurtrière scission. Domela-Nieuwenhuys, l'ancien pasteur protestant, qui avait été l'apôtre et l'animateur du réveil prolétarien en Hollande, avait, d'évolution en évolution, sombré dans un anarchisme virulent. Il dépensait surtout sa fougue combattive dans la lutte contre ses compagnons d’hier, devenus les frères ennemis, et menait contre les social-démocrates une guerre haineuse, caractérisée par les pires suspicions.

Le prestige de son éloquence mystique de prédicateur, son aspect de Christ délirant, son passé de sacrifices et de persécutions endurées, continuaient à galvaniser des milliers de travailleurs.

Mais ceux-là auxquels il portait ses coups les plus directs ripostaient avec vigueur. Ils proclamaient qu'en suivant les voies de l'anarchisme, les travailleurs néerlandais s'éloignaient du gros de l'armée internationale, qui, elle, par grandes étapes, se rapprochait du but. Dans l'équipe socialiste, des hommes s'étaient particulièrement distingués dans ce courageux effort de redressement. C'étaient Troelstra, l'agitateur et littérateur frison, Henri Van Kol, un éminent ingénieur qui avait fait carrière aux Indes Néerlandaises, et Vliegen. Les deux derniers, surtout, étaient acquis - entièrement - aux méthodes belges ; le premier faisant de fréquents séjours (page 164) chez nous, le deuxième ayant particulièrement milité à Maestricht, aux confins de notre frontière.

Leurs efforts tenaces avaient été payés de succès. Ils avaient mis sur pied un parti déjà puissant, puisque celui-ci avait réussi à faire entrer sept des siens à la Seconde Chambre, qui ne compte que cent députés. Un petit groupe, qui fut bientôt rejoint par le camarade Vander Zwaag, élu avec cette paradoxale étiquette de « socialiste antiparlementaire. »

Mais s’ils représentaient déjà une force politique estimable, les social-démocrates avaient une influence moindre sur le terrain syndical.

Les désabusés des querelles politiques avaient orienté les syndicats les plus forts, savoir les diamantaires, les cheminots et les métallurgistes, vers une neutralité bienveillante. Quelques corporations demeuraient infestées d'esprit libertaire. Il existait aussi des syndicats chrétiens, d'inspiration calviniste, et, dans le parti catholique, des organismes semi-corporatifs, des gildes, qui, sous l'inspiration de l'abbé Nolens, évoluaient timidement vers la forme des syndicats autonomes.

Toutes ces organisations, qui s'ignoraient quand elle ne se combattaient point, avaient cependant un même intérêt à ce que les projets de M. Kuyper fussent repoussés. Aussi bien la conjonction de leurs forces de résistance s'opéra-t-elle que automatiquement. Sauf pour les syndicats catholiques qui entendaient agir isolément et se flattaient, en raison de leur influence dans les autres milieux confessionnels, d'enlever tout caractère rétrograde et agressif aux textes du Premier Ministre. On verra comment, dans la suite, ils furent submergés par ce flot réactionnaire qu'ils n'avaient pas voulu contenir.

Du côté libéral, on formulait des réserves, des méfiances, des tentatives timides de conciliation. On crut, un moment, que cette opposition avait fait céder M. Kuyper, lequel rentra ses griffes et sembla consentir à une trêve. Mais il se ressaisit bien vite, reprit du poil de la bête et décida d'enlever le vote de ses projets, au pas de charge, en profitant de la contagion de la frayeur que la première réussite de la grève-éclair avait créée dans la bourgeoisie hollandaise. De l'autre côté de la ligne de feu, la coalition des syndicats proclama qu'elle résisterait, s'il le fallait, par la grève générale. (page 165) Et de fait, on signala, un peu partout, des cessations de travail. Il y eut aussi des arrêts de trafic ferroviaire. Bref, cela allait se gâter là-haut (au sens de la planisphère'). Craignant de ne pas arriver à temps voulu sur le théâtre des hostilités, mon confrère De Geynst, de l’Etoile Belge et moi, nous prîmes ce qu’on nous assurait être le dernier express pour Amsterdam.

Encore que le jalonnage de lignes et la garde des ponts assurés par des sentinelles, baïonnette au canon, missent une touche belliqueuse sur les paysages entrevus, il furent pour moi, ces paysages, une découverte et une révélation.

L'immense pont du Moerdyck, enjambant un bras de mer, une fois franchi, je retrouvai tout de suite les images de mes lectures dans la nouveauté, le pittoresque et l’originalité des paysages défilant devant les portières du train. On était à quelques lieues de la Belgique, et découvrait une terre nouvelle d'aspect.

Ce voyage, dix fois au moins refait depuis. m'a toujours, avec une égale fraîcheur d'impression, accordé l’émotion de la découverte. Damiers de pâturages découpés par des canaux rectilignes, où se mire la chevauchée des nuages bas ; vaches aux robes bariolées broutant l’herbe au pied des moulins en folie, apparition soudaine, au coude d’un fleuve ; d’une tour massive de cathédrale, écrasant la cité de Dordrecht, vue panoramique du vaste port de Rotterdam, du haut des ponts jetés sur la Meuse et le Rhin, et qui font pénétrer le rail au cœur de la cité d'affaires, traversée de part en part.

Vision rapide de ce qu'est – ou plutôt hélas ! de ce qu’était - cette métropole portuaire, où voisinaient avec des gratte-ciel modernes, d'étroites maisons de poupées s’étageant les unes sur les autres, logeant ces multitudes que, du haut des viaducs, on voit grouiller dans les rues étroites de la cité commerçante. Puis, à mi-chemin de la rite vers Amsterdam, le déploiement féerique de l’immense tapis des tulipes et des hyacinthes, guirlande merveilleuse du vieux sol batave.

L'esprit se refusait à admettre que, dans ce décor de paix où resplendissait l'apothéose du renouveau, allait se jouer le prologue d'une tragédie sociale : une grève générale révolutionnaire.

Car, en dépit des inflexibles consignes de calme et de (page 166) respect de la légalité données par les dirigeants, c'était bien une révolution que cette action qui allait opposer à la légalité de fait - c'est-à-dire la légalité de répression – la légalité du droit et de la liberté syndicale, invoquée dans un pays qui doit son existence nationale à la consécration de cette liberté qui enfante toutes les autres : la liberté de conscience.

Amsterdam. avec la calme animation de ses rues traversées par le flot ininterrompu de foules urbaines placides et lentes à se mouvoir, ne donnait pas l'impression d'une cité en effervescence et en ébullition.

Au Damrak, son avenue d'entrée autour de lanouvelle Bourse où l'architecte Berlaer avait révélé un modernisme alors audacieux. A la place du Dam, précédant les Palais de la Reine, c'était l'agitation normale des hommes d'affaires circulant, la serviette de cuir sous le bras, ou, le « city-sac » accroché à la main. foule pareille à celle qui compose à Londres dans le Strand, la Fleet Street, au Stock-Exchange et à Fenchurch le climat de la ruée vers l'argent.

Dans la Kalverstraat, cette tranchée découpée dans la chair vive de la cité, se promenaient, se heurtaient et sc bousculaient ces foules qui, de même qu'à Bruxelles, dans notre rue Neuve, à Cologne, dans la Hohestrasse, à Rome, au Corso ou Madrid à la Via d'Alcala, se sentent à l'étroit, mais mieux à l'aise que sur les larges boulevards, pour s'attrouper devant les vitrines des grands magasins, les portiques publicitaires des cinémas et les attraits tentaculaires des abreuvoirs à musique.

Une seule ombre - c'est le cas de le dire - à ce tableau de lumière clinquant. pareil dans toutes les grandes villes. Ici, pas d'éblouissements de lumière projetée sur la voie publique. C'était plutôt de l'occultation avant la lettre des temps promis aux assassinats tombés du ciel. Suivant une tradition que je n'ai observée qu'aux Pays-Bas, les consommateurs des tavernes et cafés se tenaient dans le local donnant sur la rue, mais cette salle était entièrement noyée d'ombre et d'obscurité. Ils pouvaient donc voir ce qui se passait dans la rue, sans être vus. Pourquoi ? Concession à ce puritanisme. un tantinet hypocrite, qui dans certains pays, arrêtent les femmes qui se respectent, au seuil des (page 167) établissements publics ? Ou délectation d’âmes repliées sur elles-mêmes qui, au pays de Rembrandt, se complaisent dans les clairs-obscurs ?

Mais je n’étais pas ici pour découvrir, avec des naïvetés de débutant, l'aspect psychologique d'un peuple. J'allais observer des hommes en action. Quand bien même cette action allait consister à se croiser les bras. Dans ces quartiers de grande circulation, où se confondaient toutes les classes, je n’arrivais pas à découvrir une trace d'agitation, même dans les esprits. Pas de rassemblements, pas d'éditions spéciales des journaux. A peine quelques attroupements devant les vitrines des salons de coiffure et des débits de tabac, où les journaux de la place faisaient afficher, d'heure en heure, de petits bulletins signalant, en termes brefs et sans commentaires, sans recherche de sensation, des épisodes du mouvement gréviste.

Même apathie dans les quartiers ouvriers, jusque dans cette espèce de ghetto dénommé le « Sint Anthonysgracht Ghetto » sans grilles ni chaînes, bien entendu, où logent des travailleurs israélites. On m'avait signalé qu'il avait éclaté là-bas, ce que nos voisins appellent des « relletjes » » c'est-à-dire des escarmouches entre grévistes et la force publique. Le tout s'était borné à des cavalcades de hussards, portant, comme nos gendarmes, des bonnets à poils, et qui avaient dispersé, comme un vol de moineaux, des gamins poussant des pépiements narquois.

Et cependant la grève s'était déclenchée, et commençait à tendre sa nappe d'eaux calmes et plates sur les populations ouvrières de la capitale et des centres industriels.

J'ai songé, plus tard, à cette combativité d'apparence passive, en lisant ces phrases du volume Montée de Périls de Jules Romains :

« Pas d'émeutes à réprimer. Des charges de dragons ne font pas tourner les dynamos, ne font pas marcher de trains. La grève qui est déficit, suspension, paralysie, ne peut créer qu'un enthousiasme contracté, de couleur sombre. L'inquiétude s'y loge plus aisément que dans une action offensive. »

C'est au Palais des Diamantaires que s'était installé le quartier général de l'opération stratégique dirigée contre les (page 168) projets liberticides de M. Kuyper. Comme tous les sièges d'état-major, celui-ci était gardé contre les intrus, les encombreurs et les suspects, par d'impitoyables consignes assimilant les flaireurs de nouvelles à des agents d'information de l'adversaire, mais aussi contre le zèle excessif de ceux qui, en de pareilles occurrences, se montrent trop préoccupés de sensation ou de bluff.

J'avais déjà observé que, dans les journaux les plus sympathiques à la cause des grévistes, tout ce qui s'écrivait sur ce mouvement était rapporté avec mesure, concision voulue. Pas de gros titres, pas de manchettes sensationnelles, pas de commentaires enflammés.

Un jour, on apprit - ce fut le seul drame sanglant de cette agitation - qu'au long d'une voie ferrée qu'elle surveillait, une sentinelle avait abattu d'un coup de feu un homme, gréviste ou supplanteur - on ne le sut jamais - qui s'était approché d'une zone interdite. Chez nous, le drame eût fait les frais d'éditions spéciales, de reportage à grand orchestre et de commentaires indignés. C' est à peine si je sus en découvrir la simple notation rapportée en trois lignes, dans la rubrique des « faits-divers » à la troisième page.

C'était donc au Palais des Diamantaires que les dirigeants du mouvement siégeaient en permanence. Palais n'est pas une qualification trop grandiloquente pour le superbe édifice d’un type architectural du dernier moderne, conçu par le novateur chef d'école Berlaen, que le puissant et opulent syndicat des divers diamantaires avait érigé à front de l'Avenue de Paris, l'une des plus élégantes artères du nouvel Amsterdam.

Henri Polak, le président des diamantaires, m'en fit les honneurs. C'était un homme d'une rare distinction d'aspect et d'esprit, jouissant d'une autorité morale incontestée dans cette corporation de travailleurs d'élite, qu'il avait organisée sur les plans du syndicalisme moderne.

Sur 9.500 travailleurs occupés dans cette industrie, localisée à Amsterdam comme à Anvers, 9.000 étaient affiliés au syndicat.

Celui-ci s'était offert, pour loger ses services d'action militante, d'assistance solidaire, d'éducation et (page 169) d'administration, ce bel édifice où, dans des salles claires, aérées et dans le cadre de mobiliers de bureau au dernier goût, travaillaient des équipes de propagandistes, de commis dactylographes, de comptables, d'agents de documentation et d’archivistes.

Tandis qu'une immense et opulente salle de fêtes et réunions, couronnait l'édifice, surmonté d'un phare flamboyant dans la nuit.

A ce moment, l'émoi qui animait les militants de toutes organisations syndicales avait rassemblé les masses ouvrières dans un effort commun de défense et de résistance. Mais la fièvre n'était pas montée très haut.

L'essentiel n'est pas fait – me dit Polak - mais le préliminaire indispensable est assuré.

Il fallait rassembler, en faisceaux, toutes les forces éparpillées dans l'organisation syndicale dispersée et hétérogène ainsi mise en péril : les syndicat adhérant au grand mouvement, parallèle à l'Internationale socialiste, les syndicats chrétiens protestants, les syndicats pénétrés de l'esprit anarchiste de Domela Nieuwenhuys, les syndicats systématiquement apolitiques.

Entre les dirigeants de ces divers organismes s'était imposé un esprit d'accord et d'action commune pour résister à l'agression.

« - Est-ce que les masses suivent ? » questionnai-je.

« Montez avec moi à la Salle des Fêtes, et vous serez édifié, » répondit Polak.

J'obéis et, à considérer l'immense assistance, je reconnus que je m'étais illusionné sur l'apparente apathie des travailleurs engagés dans cette lutte. Ce qui régnait là n'était pas pourtant une atmosphère chargée de l'électricité de l'émeute. II semblait que les milliers d'ouvriers assemblés là, heureux de se découvrir si nombreux, vivaient dans la surprise allègre de la découverte de leur force.

Positivement, la gaîté planait sur cette veillée d'armes. En attendant l'arrivée des orateurs annoncés, les auditeurs s'amusaient comme de grands gosses. Des rires et des chants fusaient de tous les coins de la vaste halle. De temp à autre, des galeries supérieures, les auditeurs, perchés là-haut, (page 170) lançaient sur les gens du parterre d'inoffensives flèches de papier.

Mais le silence s'imposa unanime quand les dirigeants syndicaux apparurent sur le « podium. » Pendant trois heures l'énorme multitude écouta, attentive et haletante, les appels pressants, persuasifs à l'union, à la collaboration, à la combativité accentuée, mais aussi au calme, de cette foule d'hommes de travail que leur esprit raisonneur avait éparpillés dans d'innombrables chapelles syndicales rivales et parfois ennemies.

A l'issue du meeting, Polak me dit avec assurance : « Ici tout est paré pour la bataille. Il vous faudra aller à La Haye, observer ce qui se passe dans l'autre camp, où se prépare l'épilogue parlementaire de cette bataille. »

Le Premier Ministre Kuyper, tout décidé qu'il était, d'enlever le gros morceau de son projet réactionnaire à la faveur de la coalition des frayeurs bourgeoises, semblait devoir céder du terrain. Un revirement s'était produit dans la presse libérale : du côté des démocrates catholiques, il y avait des hésitations. des tractations de coulisses. Et puis à la Première Chambre le gouvernement était toujours dépourvu de majorité.

J'allais donc assister à une bataille dans les brumes, où les participants se dirigeraient les uns vers les autres à pas feutré. La résidence de La Haye ne semblait pas troublée outre mesure par l’événement, ni dégagée de son aimable et reposante atmosphère de capitale sans foules ni remous, de village-résidence.

Le palais parlementaire, encastré dans tout un bloc d'édifices archaïques mirant leurs façades dans les eaux calmes du Vyver faisait un peu l'effet du château de la Belle au Bois dormant.

Au dehors, pas d'agitation, pas de mouvements de foule, pas de barrages ni de service d'ordre. C'est à peine si l'annonce de l'événement avait déterminé une quarantaine de curieux à faire file devant l'entrée des tribunes publiques. Pourtant les formalités pour notre admission, à mon confrère Degevnst et moi, dans la galerie réservée à la presse duraient, duraient.

Craignant de rater la séance, j'entrepris des pourparlers (page 171) avec les favorisés de la file : l'un d'eux m'offrit sa place pur la somme de cinq florins. Comme j’hésitais à entamer ce trafic, il eut cette trouvaille :

« Qu’est-ce que cela vous fait de payer cher ? Vous devez y être pour votre travail. Moi, c’est pour mon plaisir. »

Au moment où j'allais céder à ce marchandage, un messager vint nous remettre la patte blanche attendue. Je ne dirai pas que notre entrée dans cette enceinte fit sensation, mais notre comportement dans ce lieu fit, paraît-il, scandale.

Habitué que nous étions à la liberté d'allures qui régnait à notre tribune de la presse, nous bougions sans cesse de place pour mieux saisir les propos des orateurs et nous échangions nos premières impressions à voix basse. C'était comme si nous avions profané le temple. L'huissier de service nous foudroyait de regards menaçants, et nos confrères considéraient avec effroi ceux qui osaient balbutier quelques paroles dans cette académie du silence. Cependant qu'inlassablement un vieil homme n'ayant véritabllement plus d'âge égrenait tout un chapelet de phrases grises et monotones sur le palpitant sujet qui nous avait amenés en Hollande.

Troelstra lui-même, que nous avions vu ardent et passionné à la tribune des meetings internationaux de Bruxelles, semblait gagné par cette contagion de torpeur. Il alignait ses arguments avec la placidité incolore d'un avocat d'affaires devant les juges somnolents d'une chambre civile. Toutefois il échappa à ce poète de la tribune un éclat de voix, ponctué par un geste de poing tendu, appuyant cette phrase : « La classe ouvrière ne se laissera pas faire. »

Déclaration qui le fit rappeler à l'ordre, geste qui consterna l'assistance et provoqua, pendant plusieurs jours, dans la presse de droite, des commentaires horrifiés.

Les parlementaires de là-bas avaient cependant une chose de commun avec les nôtres. Ils bavardaient éperdument entre eux. A cette différence près que, là-bas, ce bruit de conversations s'élevait quand un orateur avait achevé son discours et en était, en quelque sorte, le commentaire poli, tandis que, chez nous, ces colloques couvrent généralement la voix de celui qui occupe la tribune.

Quand le ministre Kuyper obtint son tour de parole, il (page 172) dut, lui aussi, attendre que le bourdonnement des commentaires, qui avaient suivi la harangue de l'orateur précédent, voulût bien prendre fin.

Le ministre attendit patiemment, rangeant ses papiers, faisant des effets de manchette, qu'un groupe d'auditeurs vint se former en cercle autour de lui. Puis il entra dans la zone de silence qu'il s'était créée avec toute l'habileté d'un comédien ayant de la planche. Tranquillement, avec des gestes étudiés d'onction et de componction le masque impassible de prédicateur évangéliste, il parla d’une voix prenante, dont il réglait avec beaucoup d'artifice, les savantes modulations.

Comme une comparaison avec un illustre sociétaire de la Comédie-Française m'était venue soudain à l'esprit, je lâchai en sourdine, cette interruption : « Hé, mais c'est Coquelin ! »

Mes confrères hollandais daignèrent sourire et faire un sort à mon mot. Mais le Président, qui siégeait comme une grave idole sous un dais de velours vert-bouteille, et qui avait perçu ma boutade, me lança un regard glacial.

Et quand le lendemain. introduit cependant par un de nos agents diplomatiques, je me présentai à son hôtel, pour une visite de courtoisie, il me fit, sans aménité, mettre dehors par un de ses laquais.

Pour en revenir au discours du premier ministre, celui-ci, encore qu'il justifiât sa politique, laissait percer l'intention de revoir tout l'ensemble du problème dans un esprit de bonne volonté. C'était l'encommissionnement accepté, c'est-à-dire la forme traditionnelle de l'ajournement « sine die.3

D'aucuns parlaient même de l'enterrement, sans plus. D'autant plus que les vacances de Pâques étaient en vue.

Et la Hollande, un moment agitée, revint à la quiétude de ses eaux étales et calmes.


Pas pour longtemps cependant. Quelques semaines après, on apprit que M. Kuyper, à la faveur d'une concession dérisoire, accordant aux cheminots un droit précaire de recours (page 173) à un organisme arbitral dont le gouvernement gardait la direction, revenait à la charge.

Et la grève éclata, spontanément, déroutant, par sa soudaineté, les leaders syndicalistes eux-mêmes. M. Kuyper tira immédiatement profit de la panique nouvelle qui s’était emparée des esprits.

Il y avait, au reste, de quoi s'émouvoir. Le trafic ferroviaire était, pour ainsi dire, paralysé. Seuls quelques trains, conduits par les ingénieurs, circulaient encore. Tout chômait dans les ports, les métallurgistes avaient mis bas les outils. Les ouvriers des services publics annonçaient qu'ils allaient rejoindre le mouvement. La municipalité de la capitale faisait savoir qu'elle n’avait plu de gaz que pour trois jours.

Je fus réexpédié sur le lieu des hostilités, où je parvins, non sans peine. Les choses étaient certes plus graves que lors de la précédente alerte. Mais la consigne de calme était suivie avec une discipline unanime, encore que les grévistes s'irritassent de voir la maréchaussée caracoler dans les quartiers populaires.

Visiblement les grévistes avaient les nerfs en pelote, mais ils conservaient des attitudes de placidité. Une placidité atavique, sans doute, mais que semblait tout de même recouvrir d'une mince couche la passion des agitations intérieures. Le paysage de la rue n'en était pas affecté. Pas plus, apparemment, que l'atmosphère des assemblées de grévistes, il continuait à y régner un air de gaîté gouailleuse, Un soir, au palais des diamantaires, où les chômeurs attendaient les communications du comité de la grève, et, pour tuer le temps, chantaient des refrains, un des grévistes monta sur la scène et, me désignant du doigt, dit : « Il y a là un Monsieur bien habillé (Hél oui, chère Madame, quoi que vous en pensiez, le monsieur élégant, C'était moi). Il doit savoir jouer du piano.» J'eus beau faire de la tête des dénégations énergiques. Mon camarade Degeynst eut la rosserie de confirmer cette légende par des gestes approbatiis, Je fus donc hissé de force sur l'estrade et je solfiai d'un seul doigt les premières notes de l'« Internationale.»

Une immense clameur, l'hymne chanté à l'unisson, (page 174) couvrit mes prétentions musicales et mon imposture de virtuose à la manque.


J'eus du reste d'autres occasions d'observer cette placidité devant les événements les plus graves. Aux heures tardives de la soirée, car on vivait très tard, à Amsterdam on passait les petites heures du matin dans la tranquille et austère ambiance d'honnêtes estaminets, qui n'avaient rien de la boîte de nuit.

Une de ces vieilles tavernes, l'« Ysbreeker » (Le Brise-glaces) située au bord de I 'Y, recueillait, pour des palabres de nuit, les militants socialistes et syndicaux. Le père Tack, directeur du journal Het Volk, y trônait au milieu d'un cénacle de journalistes et de parlementaires, la plupart très jeunes. Tous étaient largement pourvus des dons de l'intellectualité, parlaient avec une lucidité enthousiaste et ; souvent, avec une grande compétence, des problèmes politiques sociaux, esthétiques et moraux qui passionnaient le monde de la pensée de ce temps.

Le père Tack, un puits d'érudition discrète, était un maître journaliste. Après avoir été le rédacteur en chef d'un grand journal libéral, il avait apporté la haute autorité de sa plume à l'organe du jeune parti socialiste, qui s'évertuait à dégager une force agissante du chaos des factions innombrables de l'opinion avancée.

Le père Tack avait le masque socratique d'un vieux philosophe aimable, spirituel, optimiste. J'eus le bonheur de vivre dans son intimité spirituelle au cours de plusieurs reportages à l'étranger. Au feu de nos longues causeries du soir, le père Tack, qui parlait avec une égale aisance le français, l'anglais et l'allemand, nous contait des anecdotes sur la plupart des grands hommes de son temps avec lesquels il avait frayé. Il tirait quelque vanité d'être un des rares journalistes qui avaient pu interviewer Bismarck...

Tack voyait lucidement le déroulement des événements qui m'avaient amené en Hollande. Il prédisait un échec momentané du mouvement, les forces en présence n'étant plus égales. Et puis, d'un instant à l'autre on allait se trouver devant le fait accompli du vote de la loi, ce qui ne (page 175) laissait d'autre issue que le renversement révolutionnaire du gouvernement.

Mais les travailleurs, à condition de demeurer unis et d’user de l’arme politique, pouvaient, dans un temps donné, renverser ce gouvernement par les voies légales, sans s'exposer à une boucherie.

Et il prédisait que tout s'arrangerait sous peu.

En effet, M. Kuyper ne resta pas longtemps au gouvernement, et sa loi ne devint plus qu'un souvenir, quand, parlementairement, le parti socialiste devint l'arbitre des autres partis.


Tout s'arrange, disait Caput, philosophie optimiste un peu effarante tout de même, mais dont j'eus le reflet dans un tout autre milieu.

Quand je rentrai, très tard, à mon hôtel, une archaïque auberge du Darnrak, fréquentée surtout par les officiers de la marine marchande, une dernière station s'imposait auprès des tables, toujours encadrées, du bar, où les hôtes placides sirotaient, en devisant, leur ultime « bonnet de nuit. »

Ce soir-là, il n'était question que de la grève et, de temps à autre, rompant le silence que berçait le balancement d'une horloge à poids, l'un des pensionnaires de l'hôtel, enlevant sa longue pipe des lèvres, laissait tomber un aphorisme définitif. Quand les méditations devenaient trop longues et qu'un ange passait, c'était l'aubergiste qui ranimait la conversation.

« - Vous avez tort, dit-il, de vous émouvoir de la grève. Ça n'a pas plus d'importance que le jeu à la bourse marchande de l'offre et de la demande. Seulement, ici, la marchandise, c'est du travail humain. »

Et, prenant dans la bibliothèque voisine trois volumes, il les déposa sur la table en disant : « Nous allons appeler ces livres A, B et C. A) Ce sont les ouvriers au travail; B) ce sont les supplanteurs; C) ce sont les sans-travail.

A est mécontent des conditions du travail, se met en grève et devient chômeur.

(page 176) B, supplanteur, prend sa place et y demeure que, mécontent à son tour, il devient gréviste et s’aligne derrière A, devenu supplanteur. Au bout d'un temps, C n'est plus satisfait, devient gréviste et cède la place à A qui a repris son travail primitif, et tout est remis en place.

« Vous voyez que le temps arrange tout. »

Et tandis que le vieux brave homme achevait sa naÏve démonstration, on entendait, dans la nuit, le martellement des fers à cheval de la maréchaussée poursuivant de vaines randonnée contre les émeutiers fantômes.


Car il n'était pas question d'émeutes.

L'audacieuse tactique de M. Kuyper avait réussi à enlever, en un tour de main, le vote du projet contre lequel le peuple avait mené la guerre des bras croisés. Plus de retour en arrière possible, sinon par un coup de force.

Les plus exaltés des syndicalistes révolutionnaires n'y songeaient pas.

Et ce fut d'un accord unanime que le Comité de grève, composé d'hommes de toutes les tendances, dans une résolution très digne, enregistra la défaite et décréta la reprise du travail.

Certes les divergences de chapelle n'avaient pas cessé, au point de mettre fin à cet éparpillement dangereux et insensé de la force ouvrière.

Mais la motion unanime reconnaissait la nécessité d'une unité d'action permanente.

Et les social-démocrates avaient pris leur avantage en faisant acter, malgré l'opposition des anarchistes et des apolitiques, qu'un pouvoir politique ne pouvait être battu que sur son propre terrain, la politique.

La leçon, amère et dure, encore qu'elle n'eût pas été ensanglantée par des massacres, comme l'échec d'autres grèves générales, fut largement mise à profit. Le parti socialiste réussit, par une action persévérante et grâce à son merveilleux cran, à entraîner la majorité des travailleurs hollandais dans son action politique. Et il arriva en Hollande ce qui est survenu dans tous les pays à mentalité publique (page 177) particulièrement saine, et où les travailleurs ont eu l'intelligence d’utiliser les institutions démocratiques. Il devint impossible de gouverner contre eux, et souvent sans eux.

Mais j’ai hâte de m'arrêter ici sur la pente glissante des cogitations de tactique politique. Je veux dire le mot de la fin de cette équipée journalistique, qui fut pour moi, et peut-être aussi pour mes lecteurs, si plein d’enseignements.

Comme la dernière réunion du Comité de grève allait se terminer, vers minuit, je pus me procurer le texte de la résolution qui, certainement allait être votée. Et je me précipitai à la centrale téléphonique pour transmettre cette grosse nouvelle à Bruxelles, en vue de notre édition du matin. En priant le camarade de rédaction que j'avais au bout du fil de m'adresser, en express, par le Paris-Amsterdam, quelques exemplaires du journal contenant la sensationnelle information dont j'avais eu la primeur.

Puis, non sans avoir accompli le rite habituel de la libation ultime au comptoir - autel de mon auberge, - je fus me coucher.

Je fus réveillé, vers les huit heures (on se lève tard dans cette cité où la soirée ne finit jamais) par une carillonnade effrénée.

C'était un obligeant confrère qui s'était précipité vers mon hôtel afin de m'apporter la nouvelle qu'il n'avait pas eu la patience d'attendre la veille et qu'il venait d'apprendre.

« - La grève est finie, bien finie, proclama-t-il. Le saviez-vous ? »

« -Parbleu si je le savais : mon journal en train d'en informer la Belgique... et la Hollande ! »

Et je lui passai mon édition de nuit.

Il hocha la tête, partagé entre un sentiment élogieux cette rapidité d'information et celui de l'effarement devant cette recherche de « sensation » qu'il ne prisait guère.

Pour conclure, avec cordialité :

« Quel tempérament, tout de même, ils ont ces gens du Sud ! »

Car on est toujours, sauf au Pôle Nord, le méridional de quelqu'un.