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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

L’invasion rouge du Parlement

(page 67) C'est en bataille que les vingt-huit députés socialistes pénétrèrent dans l'enceinte parlementaire. Ce ne fut pas la ruée débordant les barrages de la zone neutre, mais une joyeuse entrée, dont le cortège, précédé de drapeaux et de musiques, s'arrêta sagement devant ces barrages.

Seuls purent passer les mandataires en lesquels Jean prolo avait placé sa confiance et ses immenses espérances.

Du haut de mon perchoir de la tribune de la presse, j'assistai à ce que les feuilles conservatrices appelèrent l'invasion de paysans du Danube. Ils étaient, ces paysans, plutôt impressionnés et intimidés par le cérémonial et les rites du temple parlementaire. Plus d'un se disait sans doute, comme ce doge de Gênes admis à contempler les splendeurs de la cour du Roi-SoIeil, que ce qui l'étonnait le plus, c'était de se trouver là.

Traçons de mémoire les silhouettes de ces ambassadeurs nouveaux de Sa Majesté le Peuple souverain.

Emile Vandervelde, dont le menton était encore imberbe s'avançant mince, fluet, le regard étincelant sous le lorgnon était le point de mire de toutes les curiosités. La réputation de sa haute valeur intellectuelle et de sa chaleureuse éloquence le précédait dans cet hémicycle parlementaire qu' allait, pendant plus de quarante ans, dominer par le magistral prestige de sa parole.

(page 68) Edouard Anseele gardait dans I 'épanouissement Jeune et viril de sa fougue oratoire, une réserve et une timidité bientôt vaincues, que justifiait sa connaissance imparfaite du français. Mais l‘incorrection de la phrase s'effaçait tout de suite devant la hardiesse de l'image, la poésie rude des comparaisons, faisant songer aux strophes d'Emile Verhaeren, et l'âpre passion de ses apostrophes.

Quel redoutable jouteur il était lorsqu'il déchaînait sa virulente combativité ! Un ministre catholique d'alors, M. Helleputte, l'appelait le « virtuose de la brutalité », et c'était un éloge déguisé.

Jules Destrée, au profil un peu ravagé de camée qu'encadrait une ondulante chevelure alors noire, semblait promener avec détachement et nonchalance, dans ce milieu fiévreux, sa fine silhouette d'intellectuel et d'esthète racé. Mais qu'un grand débat sollicitât sa science juridique de défenseur des opprimés et des droits de la pensée, et sa maîtrise incomparable de la tribune s'affirmait en plaidoyers ou en réquisitoires fortement charpentés. Sa voix prenante, martelée, inflexions finement nuancées, imprimait à ses discours une impressionnante puissance dialectique.

Entouré de respect et de vénération, Hector Denis, qui délaissait la chaire universitaire pour apporter au Parlement l'offrande de son savoir profond, suivait les débats avec attention appliquée. Ses interventions méditées et richement documentées étaient fréquentes, mais desservies par les intonations sourdes d'une voix de faible portée. Par trop chargées d'évocations chiffrées, de statistiques et de tableaux synoptiques pour être suivies par l'esprit de tous, elles provoquaient parfois la lassitude. Mais dans les circonstances pathétiques, la voix s'élevait, vibrait, trouvait les accents les plus nobles et les plus solennels pour traduire l'émotion, l'indignation ou la commisération.

Une même auréole entourait les frères De Fuissaux, champions attitrés du suffrage universel. L'aîné, un riche patricien montois, avait, quelques années auparavant, quitté ce Parlement censitaire, qui s'obstinait sottement et imprudemment à maintenir son régime de honte sociale. Mais devenus citoyens, les travailleurs de l'arrondissement de Liège et ceux (page 69) du pays borain avaient triomphalement élu l'homme qui avait répudié, avec mépris, le privilège dont il était le bénéficiaire.

Dans ce groupe d'hommes jeunes, ce beau vieillard à barbe blanche, d'imposante allure, à la chaude éloquence fleurant le romantisme, faisait figure de patriarche ou, si vous voulez, de père noble. Son frère, l'auteur du « Catéchisme du Peuple », qui avait propagé dans tour le pays un frisson de lutte et d’espérance, rentrait d’exil après avoir été la victime des vindictes de la justice d'une classe dont il s'était séparé.

Cet homme, adulé des foules populaires de la Wallonie. semblait ne plus pouvoir s'assimiler à cette patrie qui l'avait banni et gardait au sein de la liberté reconquise, un aspect un peu inquiet et ombrageux de conspirateur impénitent.

A la tribune, son éloquence était âpre, nerveuse, agressive, toujours en bataille. Mais il ne put donner au Parlement, la mesure entière de son talent de polémiste, miné qu'il était par la maladie qui devait l’emporter prématurément.

Léon Furnemont et Léopold Fagnart avait perdu confiance dans libéralisme avancé, dont ils se réclamaient jusqu'alors. Par le canal de la Fédération démocratique de Charleroi, ils avaient, avec Jules Destrée et les frères des Essarts. rejoint le grand courant qui emportait, à la fin du siècle dernier, tant d'intellectuels épris de la cause socialiste.

Le Pays Noir les avait élus tous les deux, mais ces inséparables étaient bien dissemblables.

Léopold Fagnart, qui avait été député libéral et occupait au barreau carolorégien une place en vue, était, sous son aspect de robuste bourgeois au visage enluminé et placide, toute modération et pondération réfléchies.

Il pratiquait, disait-il, le socialisme de raison, et ses discours, d'une forme vigoureuse, débordaient de bon sens et de logique.

Léon Furnémont était toute impétuosité, toute combativité alerte et primesautière.

Son visage rosé, juvénile. encadré d'une légère barbe blonde, avait des aspects de chérubin rassasié et... assouvi.

Derrière le lorgnon d'or chevauchant son nez aux lignes tortueuses, brillait un regard malicieux, pétillant reflet d'une perpétuelle gaîté d'âme et d'esprit. Cet esprit, il en avait à (page 70) revendre, mais il l'épandait gratuitement en traits d'une ironie et d'une jovialité intarissables. Et pourtant, il y avait, dans ce joyeux basochien doué d'une riche érudition classique, l'étoffe d'un grand parlementaire.

Il y tailla, plusieurs fois, des morceaux de grande éloquence, d'une voix chaleureuse, desservie cependant par un enrouement qui surgissait aux périodes les plus émouvantes.

Et cette émotion démentait les apparences sceptiques de cet optimisme invétéré, qui s'empressait de rire de toutes choses de crainte d'être obligé d'en pleurer.

La rédaction du journal « Le Peuple » a, bien souvent, été l'antichambre du Parlement, les travailleurs gardant un contact direct avec les hommes qui leur parlaient chaque jour.

Jean Volders, à n'en pas douter, eût été réclamé par eux au titre de candidat national dans n'importe quelle circonscription. Et ce plébiscite, sans être ni démagogique ni césarien, eût consacré le juste et légitime ascendant que son nom exerçait sur les masses. Mais déjà, quand les ouvriers reçurent le baptême du droit de vote, Volders se trouvait retranché de la vie des idées.

Louis Bertrand et Gustave Defnet, ses deux collaborateurs immédiats, avaient été portés d'emblée au Parlement, le premier par les électeurs de Soignies, le second par les fidèles camarades de sa terre natale, le Namurois.

Louis Bertrand, l'homme du fait et du document, l'administrateur prudent, le vulgarisateur sagace de la doctrine, n'a jamais prétendu à l'éloquence entraînante. On peut même dire qu'il s'en défiait. Craignant de perdre, dans sa propre émotivité, le fil de ses dissertations de robuste bon sens, il n'était pas tendre pour les bavards.

Qu'il écrivît dans le « Peuple », dans les revues ou dans les innombrables brochures de propagande, il affichait le même respect de la sobre vérité, le même souci d'aboutir à des solutions réalistes, mais il s'abandonnait à la fougue vengeresse du tempérament qu'il savait dompter, quand il s'agissait de dénoncer des abus ou des scandales financiers.

Ce fut un géant dans le nettoyage des écuries d'Augias. bien longtemps avant que de petits ignares, ou balayeurs à sens unique, eussent songé à mettre en tas quelques boues (page 71 et poussières, au lieu d'en débarrasser la maison de tous, par d'énergiques frictions aux ploutocrates de toute race.

Gustave Defnet était à la tribune le reflet de son style guilleret, mais passionné . Son visage intelligent et fin, au regard infiniment doux, surmontant un corps bedonnant et replet, dégageait et attirait la sympathie. Il mourut, lui aussi, prématurément, foudroyé par l’apoplexie, alors qu’il sortait d’une assemblée ouvrière.

Célestin Demblon avait été hissé sur le pavois par le peuple de la Cité Ardente. Ce grand diable dégingandé, à la voix puissante, aux accents de tribun et à l'endurance oratoire qui tenait du prodige - il avait un jour occupé la tribune pendant plus de trois heures sans marquer de lassitude - s'était attaqué avec une violente audace aux puissants et arrogants seigneurs de la féodalité industrielle liégeoise.

Ceux-ci s'étaient vengés en faisant jeter sur le pavé le modeste instituteur qu'il était, et ils en avaient fait un martyr. Le bon peuple du pays liégeois l'avait tendrement adopté. Il attendait l'occasion de lui donner sa revanche.

Elle vint sous la forme d'une élection triomphale, balayant comme fétu tout l'état-major du libéralisme doctrinaire. Célestin Demblon attendit assez longtemps avant de se produire à la Chambre. C'est que son éloquence, farcie d'érudition littéraire, d'images romantiques et d'imprécations truculentes, n'était guère dans le ton de la maison.

Si cette éloquence ne prit pas l'atmosphère de l'assemblée, on peut dire qu'elle la secoua et provoqua, sans relâche, ce que les comptes rendus appellent discrètement des manifestations en sens divers. Les uns s'esclaffaient devant la cocasserie de certaines comparaisons, d'autres se cabraient quand il les comparait à des rhinocéros piétinant leur fiente ou qu'il menaçait les faux dévots de venir déployer devant eux la chemise ensanglantée des papes incestueux.

Mais quand le volcan avait éructé toute sa lave, il s'apaisait instantanément, et, dans les couloirs et les salons de la Chambre, apparaissait un Célestin Demblon courtois et amène envers tous, entretenant ses collègues du charme de l'œuvre des petits maîtres italiens, récitant pour eux un sonnet de Sully-Prudhomme, ou chantonnant d'une voix de (page 72) faussets des chants bucoliques de Rameau, de Gluck ou de Grétry. Puis il grimpait sous les combles, à la bibliothèque, où il s’éternisait jusqu’aux petites heures de la nuit.

Alfred Smeets était tout l’opposé de son collègue liégeois. Petit, frétillant comme du vif d’argent, le regard en vrille, il prêtait un langage corrosif de révolutionnaire aux suggestions les plus réalistes. Mais comme toute discussion, dans ce Parlement divisé par des haines véritables, dégénérait en bataille, Smeets y prenait part, en tirailleur. II avait tout de suite exploré les arcanes de la procédure parlementaire et s'y promenait en pays connu. Aussi n'avait-il pas tardé à devenir le stratège de l’obstruction à laquelle la majorité contraignait l'opposition par ses incessants coups de force.

Et comme on avait découvert dans ses prénoms, celui de Napoléon, on l'identifia de la sorte avec le petit homme gris, pour toutes les grandes manœuvres de cette bataille sans fin.

Dans le groupe des intellectuels ou intellectualisants, il y avait encore deux instituteurs. L'un, Henri Roger, était le porte-parole et le porte-plume des mineurs borains. Ils lui vouèrent leur confiance jusqu'au jour où il sombra pour s'effacer à jamais dans la stérile dissidence.

L'autre, Eugène Berloz, un magister vénérable à barbe de fleuve, eut l'occasion de manifester son activité dès sa prestation de serment.

Le ministre catholique de Burlet avait révoqué son colistier socialiste pour l'arrondissement de Thuin, Jules Lekeu, maître d'études à l'Athénée de Chimay, pour le seul crime d'avoir accepté une candidature du Parti ouvrier. Et voici qu'un modeste instituteur osait, en plein Parlement, réclamer des comptes à son ministre pour son acte arbitraire. Berloz s'étonna lui-même de son audace et commença son discours en disant : « Que les temps sont changés ! »…

Ils l'étaient, en effet, car on vient de voir qu'il n'y avait pas que de pauvres ouvriers manuels pour dénoncer la détresse de leurs frères de misère et réclamer à grands cris le redressement des injustices sociales. On retrouvait le reflet de cet élan généreux dans la représentation des régions où dominaient spécifiquement les masses prolétariennes, notamment au pays de Mons. De tout temps, il y eut, entre la (page 73) paisible capitale de province hennuyère et la turbulente région du pays borain qui l’enveloppe à l’ouest, un écart social et mental caractérisé.

Mais dans le patriarcat de la cité montoise, on retrouve de nombreux bourgeois instruits, cultivés, à l'esprit libre et généreux, sympathisant de grand cœur avec les hommes de la mine qui peinent dans la région voisine.

Au delà de la frontière toute proche où, à défaut de bourgeois, ils eussent trouvé le soubassement d'un paysanat qui sait ce qu'il doit à la révolution de 1789, ces hommes, comme les Houzeau de Lehaie, les de Fuisseaux, les André, les Plisnier, eussent été des radicaux socialistes. Ici, ils entrèrent délibérément dans le courant rouge.

Arthur Bastien, un grand négociant montois,. avait trouvé dans le socialisme la voie de ses aspirations humaines.

De haute taille. le noble visage éclairé par des yeux d'apôtre, il symbolisait aux yeux des ouvriers borains, l'élément attractif de leur cause au sein de l'autre classe.

C'est aussi pour le récompenser de son déclassement et de l'apport de ses connaissances, que les rudes et frustes carriers du pays de Lessines avaient choisi, comme leur élu, le rentier Oscar Pacquay. Le socialisme de Pacquay avait la transparence de la simplicité, pour ne pas dire du simplisme, mais il touchait profondément l'âme sans replis de ces braves travailleurs de la pierre.

L'éloquence de Pacquay avait les élans mystiques de la prélature. Et pour cause : ce député socialiste avait été séminariste.

Du groupe spécifiquement ouvrier se détachaient particulièrement les figures de Jean Malempré, de Désiré Maroille et de Jules Mansart.

Le premier, tout menu et fluet, était le prototype de ces travailleurs du bassin textile de la Vesdre que l'étroitesse de leur vallée semble avoir resserrés et oblige à se concentrer sur eux-mêmes, pour mieux les contraindre à l'étude, à l'observation, à la méditation.

De là, alimenté du reste par une large diffusion de l'enseignement public, cet esprit de recherche, de critique, cette aspiration à l'émotivité artistique de la musique, du théâtre surtout.

(page 74) Avec ses camarades Jean ct Gierkens, tous ouvriers tisserands, mais boycottés par le patronat verviétois à raison de leurs opinions socialistes, ils se spécialisaient surtout dans la défense des intérêts des ouvriers textiles. Mais tous trois avaient bien garde de se cantonner dans le souci exclusif des intérêts corporatifs, et, plus d'une fois, les patrons, qui les avaient chassés de leurs usines, furent tout heureux de les retrouver pour promouvoir, avec une grande hauteur de vue, les intérêts supérieurs de leur puissante industrie faisant vivre toute la région.

Désiré Maroille, l'ouvrier mineur, était devenu administrateur d'une grande coopérative du pays borain.

Trapu, massif, son cou de bouvier enfoncé dans l'arche de ses épaules, le front dur et obstiné, les yeux de myope littéralement collés aux petits papiers qu'il consultait de temps à autre, il donnait l'impression d'une force tenace et têtue, agissant à coups de bélier. Mais ce qu'il disait était si profondément lumineux, si pitoyable, si fraternellement attentif aux peinards de la bure dont il était l'interprète, qu'on se sentait empoigné par cette force de la nature. D'autant qu'aux aspérités de cette rugueuse éloquence scintillaient, de-ci de-là, les paillettes du jovial et naïf humour borain.

Jules Mansart était toute pondération et toute mesure. Ancien porion, il s'était évadé de la mine pour devenir soldat, puis sous-officier, et ne plus revenir à la fosse. A sa rentrée dans la vie civile, il avait appliqué son intelligence innée et son instruction acquise à des travaux de gestion d'œuvres, qu'il cumulait avec sa fonction de correspondant du « Peuple »

Le large visage empreint de bonté, les yeux lumineux au regard franc, le charme d'une parole aisée et surtout la droiture de son jugement, ennemi de toute démagogie, lui avaient conquis d'unanimes sympathies de cette population ouvrière du Centre, alors la plus évoluée du Hainaut rouge.

Le bassin houiller s'étendant de l'est du pays aux confins du Pas-de-Calais, est l'épine dorsale de notre structure industrielle.

Le sort périlleux de sa population ouvrière, aux prises avec de permanentes tragédies, la condition misérable de ceux qu'on appelait justement les serfs de la bure, tout devait (page 75) pousser ces travailleurs vers les voies de révolte qui mènent au socialisme. Il n’est pas étonnant, dès lors, que ces hommes aient fourni à ce mouvement les plus larges et les profondes impulsions et qu’un grand nombre de leurs représentants directs aient trouvé place au Parlement.

On découvrait dans le groupe, le père Wettinck, qui portait, sur son visage pâle et émacié, le reflet des misères physiques des emmurés du sol, Alfred Brenez, le type plastique du bouilleur borain, petit, noueux ct toujours dressé en bataille. Faisant contraste avec lui, Jean Calluwaert, un géant flamand que le Pays noir avait adopté, représentait ce groupe on peu mystique de houilleurs aux rites et dévotions des anciennes confréries de compagnons, et qui s'intitulaient, à l'instar de leurs puissants adeptes des Etats-Unis, les Chevaliers du Travail.

Le groupe mineur était complété et présidé par celui qu'on appelait familièrement Papa Cavrot, ancien porion au Charbonnage de Mariemont.

Doué d'une grande émotivité, qui s'attendrissait à la description des misères endurées par ses frères de la mine, Papa Cavrot avait des colères blanches quand il se heurtait à l'indifférence ou à l'hostilité de ceux qui méconnaissaient l'effort libérateur de sa classe. Ses quotidiennes attrapades avec M. Hoyois, qui avait l'habitude d'aboyer à la face des socialistes des propos injurieux, faisaient la joie de l'auditoire et de la galerie. Les adversaires de Cavrot s'en autorisaient pour représenter celui-ci comme un meneur inculte, grossier et brutal.

Or il suffisait de voir avec quelle autorité, quelle intelligence et quel esprit de conciliation il assumait la vice-présidence du Conseil supérieur du Travail pour se rendre compte de la haute considération en laquelle le tenaient les grands industriels et les éminents sociologues qui participaient aux débats académiques de cette digne assemblée.

Mais à la Chambre, où l'atmosphère était constamment chargée d'électricité et d'orage, l'étroit esprit de parti empêchait la majorité de saisir la grandeur pathétique de la fresque de misère que les défenseurs des mineurs déployaient devant leurs yeux.

Un jour qu'à l'occasion d'une catastrophe minière, les (page 76) députés houilleurs avaient stigmatisé l’absence sérieuse d’une inspection du travail, il y eut à droite un concert de vociférations indignées, de dénégations passionnées et d’accusation et d'exagération et de démagogie. Mais soudain, on vit se lever, au milieu de la majorité, un député, M.Léon de Somzée, qui laissa tomber ce désaveu cinglant : « Je suis ancien ingénieur des mines. et je puis affirmer que tout ce qu’ont dit mes chers collègues mineurs est encore au-dessous de la vérité. »

L'impression fut énorme' Mais il fallut tout même de des années pour décider les Chambres à voter une loi confiant l’inspection des mines à des hommes librement choisis par les mineurs.

Le groupe parlementaire était une sorte de microcosme des éléments professionnels divers de notre classe ouvrière. Et ce n'était pas le hasard seul qui avait déterminé cette espèce de sélection, réalisant la représentation au Parlement de la plupart des corps de métiers. C'est ainsi que Henri Léonard, un robuste forgeron y représentait la métallurgie; Adolphe Larnbillotte, l'industrie verrière, Joseph Schinler, l'industrie des carrières et comme nous l'avons déjà dit, Thomas Niézette, les petits fermiers. Ajoutons que plus tard, quand le groupe parlementaire s'agrandit, on y vit des employés de commerce, des travailleurs du port d'Anvers. des diamantaires, des cheminots, des agents des services publics, etc...

Ces mandataires directs de la classe ouvrière assumaient évidemment la tâche primordiale de défendre la cause des camarades de leur profession, d'obtenir que l'énorme retard de la justice sociale dont les masses laborieuses avaient été spoliées, fût rattrapé. Mais représentants de la totalité de la nation, ils apportaient, dans la discussion des grands problèmes économiques, la richesse de leur compétence, de leur expérience et de leur esprit pratique.

Toutes choses que, très étourdiment ou par mauvaise foi, les contempteurs du régime parlementaire et de la démocratie contestent parce que, trop souvent, ils ne sont renseignés sur les travaux des assemblées législatives que par des comptes rendus tronqués, écourtés, déformés par le dénigrement mesquin ou haineux de l'esprit de parti.

(page 77) Il est d’ailleurs assez plaisant d’observer que toutes les accusations d’incompétence, d’ignorance et d’incompréhension des besoins vitaux du pays ne s’élevaient pas quand l’accès du Parlement était réservé à une poignée de ploutocrates et quand le bavardage des avocats, des hobereaux, des notaires et des magnats de la finance n’y alimentait que de stériles querelles confessionnelles.

On se représente que les vingt-huit premiers élus socialistes, ayant fait irruption au Parlement, n'échappaient pas ç ce dénigrement. A ceux dont on ne pouvait vraiment contester la valeur intellectuelle, on reprochait leur fortune réelle ou... supposée. Aux autres on prêchait une indigence intellectuelle notoire, les classant parmi les déclameurs et les hâbleurs, incapables d'un jugement sain.

Quand on ne leur imputait pas un passé douteux ! C'est ainsi que le député mineur Brenez se vit traiter de repris de justice parce que, le jour même où il vint siéger à la Chambre, il quittait une cellule de la prison de Mons qui l'avait hébergé pendant un an. On omettait de dire qu'il était un condamné politique, que seule son attitude dans la grève pour le suffrage universel avait motivé cette captivité et qu'un vote significatif de libération et de réparation l'avait porté au Parlement.

II est vrai que son collègue, l'ouvrier carrier Schinler, fut encore plus mal traité. On le disait totalement illettré, et, dans les salons bien pensants, sur la foi des bonnes feuilles, on se scandalisait de ce que le suffrage des ouvriers, des masses aveugles, eût doté le Parlement d'un analphabète.

Schinler laissa dire, mais se vengea spirituellement. Un jour, il monta la tribune de la presse, s'installa l'un des hauts pupitres du dernier rang et demanda papier, plume et encre. Puis, d'une main alerte, traçant des pleins et des ronds impeccables, il calligraphia le texte d'une question qu’il allait poser au ministre et qui intéressait le pays industriel tout entier.

Ayant achevé son texte, Schinler l'offrit aux journalistes conservateurs, en disant : « Le député illettré vous apporte une information dont il vient de rédiger le texte devant vous. Vous pouvez l'envoyer sans crainte à la typographie. »

Du coup, la légende fut pulvérisée. Mais combien d'autres (page 78) subsistèrent. Jusqu’au moment où, dans la trêve de l’après-guerre, certaines brumes opaques et nauséeuses dont la haine et le fanatisme politique enveloppaient ceux qui commettaient le crime de penser et de dire que la société était mal et injustement organisée.