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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

Les rois et les chefs d’Etat

(page 139) J'ai connu un confrère qui, faute de pouvoir prétendre au titre de roi des reporters, aspirait à celui de reporter des rois. De fait c'est lui qui, dans son journal, recueillait toutes titre les communications qu'une cour ombrageuse, distante et dédaigneuse au regard de tout ce qui tenait à la presse, voulait bien lui faire tenir ; pour les besoins d'une publicité dont un monarque - fût-il aussi dédaigneusement indifférent que Léopold Il à la vérité écrite des chroniques et à l'opinion des chroniqueurs de son temps - ne peut décemment se passer.

Le rôle de cet obscur officieux de l'Olympe royal consistait donc mettre en prose assimilable par les lecteurs des journaux, les petits papiers où le grand maréchal de la cour, le secrétaire du Palais, la préposée aux garde-robes des princesses ou le chef des cuisines royales, notaient la liste des invités, le texte des harangues à prononcer, décriaient les toilettes avec des minuties de moniteurs de la mode et copiaient les menus des banquets officiels.

Même il lui arriva, un jour, d'annoncer, huit mois à l'avance, qu'un événement heureux se préparait dans le ménage d'un jeune couple princier. Ce jour-là, notre reporter des cours avait sans doute reçu les confidences de la lingère.

Mais de là à recevoir celles du monarque, ou même recueillir ses propos personnels, il y avait loin. D'ailleurs, les chefs d'Etat, qu'ils soient souverains absolus, rois constitutionnels ou tout simplement présidents de la République, ne peuvent guère avoir de rapports publicitaires avec les (page 140) gens de presse. Les premiers, parce que tout ce qu’on pourrait raconter d'eux dans la presse censurée et synchronisée ne dépend que de leur caprice, de leur bon vouloir et, lorsqu'il s'agit de journaux de l'étranger, de l'intérêt qu’ils peuvent éprouver à rassurer ou influencer l'opinion internationale.

Les autres, parce que leur rôle irresponsable leur interdit de prononcer une parole publique que n'avalise pas le contreseing d'un ministre responsable.

Les interviews de personnages de cet ordre de grandeur sont donc rarissimes, et je n'éprouve aucune gêne à confesser, pour ma part, que je n'eus - pour ainsi dire – jamais l'occasion de les pratiquer.

Ce qui ne veut pas dire que je n'aie jamais vu de très près ces importants et majestueux personnages.

Encore que mes convictions républicaines m'incitaient à ne pas surévaluer leurs attitudes et leurs gestes.

Mais ils ne passent fichtre pas inaperçus dans le déroulement des choses humaines. Leur présence, leur comportement et leurs paroles, dans le cours des événements d'actualité, ne peuvent échapper à l'attention des informateur professionnels.

J'ai donc vu, d'un peu plus près que le public tenu à distance par les cordons de troupe et par « la garde qui veille aux barrières du Louvre », pas mal de chefs d'Etat, sans compter les souverains belges, l'empereur Guillaume Il, les rois d'Italie, d'Angleterre, de Danemark, de Norvège, d'Egypte et d'Afghanistan, le prince Albert de Monaco, la Grande-Duchesse de Luxembourg, les présidents de République Fallières, Poincaré, Paul Deschanel, Doumergue, Paul Doumer et Lebrun, le président Krüger, le président brésilien Hermès da Fonseca, M. Motta, président de la Confédération helvétique, ainsi que l'illustre pianiste Paderewskv, le premier président de la Pologne ressuscitée, et le président Benech, successeur de Masaryck, libérateur du peuple tchécoslovaque.

Seulement, n'allez pas croire que la plupart de ces hauts personnages me découvrirent une image ou une silhouette autre que celles que l'iconographie ou les révélations de la (page 141) caméra ont fait connaître au moindre des enfants des deux continents. Si j’ai bénéficié de ce que les reporters photographes et les cinéastes des actualités appellent, je crois, les vues rapprochées, c’est uniquement à la faveur soit de mon coupe-file d’informateur, soit d'invitations spéciales que j'obtins à l'occasion de réceptions officielles, de congrès ou de réunions internationales.

Je dois avouer, d'ailleurs, que je n'ai aperçu du Kaiser que pointe de paratonnerre de son cimier d'argent. Pour l'excellente raison qu'au cours de sa visite à Bruxelles en 1910, les journalistes admis à contempler et à décrire l'événement, furent parqués à longue distance du point de débarquement, dans des wagons fermés, des portières desquelles à travers les gerbes de baïonnettes des soldats de la compagnie d'honneur, ils purent apercevoir le casque s'inclinant pour des saluts protocolaires.

Il en fut à peu près de même pour le roi Alphonse XIII d'Espagne, que je parvins à découvrir derrière les croupes rebondies des chevaux de la gendarmerie qui escortait son carrosse de gala.

Et du roi d'Italie, Victor-Emmanuel III, entrevu deux fois : la première fois, lorsqu'il traversa la salle gothique de l'Hôtel de Ville de Bruxelles, où il était l'hôte du bourgmestre Max, et la seconde fois, dans la rade de Gênes, à bord du cuirassé « Dante », où il était venu saluer les délégués à la Conférence Internationale et avait, au banquet, à sa droite son Excellence Tchitchérine, chef de la délégation de la République Socialiste des Soviets Russes.

Les deux fois, le roi d'Italie me parut si petit, si menu, si fluet que j'ai facilement compris combien la stature massive et râblée de Mussolini devait l'obturer et effacer de la vue sa frêle silhouette.

Je n'en dirai pas autant du roi de Danemark, que je rencontrai, échappé aux corvées des cérémonies protocolaires, promenant sa haute stature devant les étalages de la rue Neuve avec la même aisance et la même simplicité qui le caractérisaient quand il accomplissait, chaque jour, ses petites balades de badaud dans les rues de sa capitale scandinave.

(page 142) La reine Wilhelmine m'apparut, une première fois, à Bruxelles, au milieu du faste de sa réception à l'Hôtel de Ville, fraîche et gentillette comme une petite princesse de conte de fées. Puis, plus tard, quand je la vis et l'entendis à La Haye, au cours de je ne sais plus quelle cérémonie officielle, maternelle et avenante, avec une voix bien posée, tout à fait idoine aux messages radiophoniques. Derrière elle, le prince consort, robuste, pesant, sanguin, avait de la peine à s'enfermer dans son rôle d'effacement. Tandis que dans le couple grand-ducal luxembourgeois, c'était plutôt la souveraine régnante qui semblait effacée derrière le beau et élégant prince de Bourbon qui cependant assumait son rôle d'époux et de père de famille, sans plus.

Que dire du roi Fouad d'Egypte, auquel je fus présenté, au titre de président de la presse belge, par le roi Albert en personne et qui m'assomma d'un compliment qui devait être des plus flatteurs, mais auquel je ne compris goutte ? Et du roi d'Afghanistan, rencontré dans les mêmes circonstances et qui, à mon petit laïus exprimé en anglais – on m'avait dit que c'était la seule langue européenne qui lui était intelligible - me répondit en quelques phrases dans une langue qu'on m'assura être du persan. C'est très probable ; il est à peu près certain que nous ne nous sommes pas compris, ni l'un ni l'autre. Mais pour ce que nous avions à nous dire...

Je n'eus jamais l'occasion d'échanger une parole avec le prince Albert de Monaco, mais je l'entendis prononcer, en un français châtié - il fréquentait beaucoup, à Paris, les milieux intellectuels de gauche - le discours inaugural du Musée océanographique, dont ce grand explorateur des mystères sous-marins avait doté la capitale de sa principauté d'opérette. Le discours du prince fut une véritable profession de foi matérialiste, qui dut scandaliser le parterre aristocratique se pressant autour du trône de Son Altesse Sérénissime. Mais cette sensationnelle harangue fut quand même applaudie avec toute la chaleur que commandait le protocole.

Papa Fallières, venu en visite de bon voisin à Bruxelles, plut beaucoup au public bruxellois par ses allures bonhommes et familières.

Il en fut de même de M. Doumergue-Gastounet le méridional - qui eût tout de suite conquis le peuple de curieux, si toute l'attention de la foule ne s était portée sur Aristide Briand, qui l'accompagnait au titre de président du Conseil et qu’auréolait, en ce moment, l'immense popularité accordée de la paix, de cette paix qui depuis...

J’ai rencontré plusieurs fois M. Paul Doumer avant qu'il acceptât, avec le poste de gouverneur général de l'Indochine, une sorte d'exil volontaire qui l'empêcha de réaliser, à ce moment, l'une des réformes essentielles du programme des radicaux français : l'impôt global et progressif sur le revenu. Il m'avait, peu de temps auparavant, exposé avec méthode et clarté, le mécanisme évidemment compliqué de cette mesure de justice fiscale.

Quand, plus tard, rentré en France, il devint président du Sénat, pour aboutir à la magistrature suprême de la République, j'eus plus d'une fois l'occasion de m'entretenir avec lui. Comme s'il sentait qu'un destin tragique pesait sur lui - il avait perdu ses fils à la guerre, et il ne devait pas tarder à succomber sous le poignard d'un assassin, l'homme, en dépit de la souriante courtoisie de son accueil, semblait, dans sa rêveuse mélancolie, déjà détaché de la vie.

C'est ainsi que, sans le vouloir évidemment, et pour s'être abandonné à son inamovible et jovial humour, mon excellent ami, le docteur René Branquart, lui porta une blessure au cœur.

C'était au cours de la Conférence interparlementaire de la paix qui se tenait au palais sénatorial du Luxembourg et que présidait, avec une grande allure, M. Paul Doumer.

A l'issue d'une séance, comme Branquart et moi descendions le grand escalier d'honneur, nous nous arrêtâmes devant un panneau décoratif d'une conception plutôt égrillarde. Il représentait des nymphes prenant leur bain au pied d'une stèle supportant le buste d'un satyre. Le malicieux artiste, auteur de l'œuvre, n'avait rien trouvé de mieux que de donner au satyre la physionomie du... président Doumer. Or, au moment où nous nous délections de cette facétie, vint à passer le président en personne. Il sourit en considérant notre surprise amusée et nous dit : « Alors, vous m'avez reconnu ? »

(page 144) « Parbleu, s’écria Branquart. Je comprend le symbole. C’est l’illustration rêvée du livre que vous avez écrit, sous le titre : « Pour mes fils, quand ils aurony vingt ans ! « Et bien ils ne vont pas s’emêter les gaillards ! »

C’était la sombre et cruelle gaffe. Un instant, les regards du président se voilèrent, et il dit dans un soupir : « Hélas, la guerre me les a pris. »

La réaction de Branquart fut celle de l'être foncièrement bon et sentimental qu'il était. De grosses larmes jaillirent de ses yeux. Et les deux hommes s'étreignirent.

J 'eus encore l'occasion de revoir M. Doumer, peu de temps avant sa fin tragique. J'assistais - je me demande bien pourquoi – à un congrès international des pompiers, M. Doumer honorait la séance inaugurale de sa présence. M’apercevant aux premiers rangs de l'assemblée, il me fit monter sur I 'estrade et m 'entretint pendant quelques minutes des possibilités de création de régies intercommunales ayant le monopole des assurances contre l'incendie

M. Paul Deschanel, je vous déjà dit qu'il était mon concitoyen schaerbeekois, ne fit que passer à la président de la République. Le temps de tomber d'un train…

Mais je l’ai connu au Palais Bourbon, alors qu’il président l’assemblée parlementaire, avec cette distinction un peu guindée, mais aussi avec le tact courtois de sa race. Un soir qu’il m’avait convié à un réception dans les salons de la Présidence, où se pressaient tous les augures de la Conférence de Versailles, il me prit par le bras et me présentant à diverses personnalités du monde parlementaire, il dit invariablement à tous nos interlocuteurs :

« - Voici quelqu’un qui a connu ma famille, à Bruxelles, au temps de la proscription. Dites-leur donc ce que ma famille a souffert là-bas pour la République.

Ma foi, par civilité, j’aurais bien voulu attester tout ce qu’on voulait. Mais comment invoquer mon témoignage alors que je suis né bien après que la Troisième République eut été instaurée et que la proscription eut pris fin ? Ceux de mes interlocuteurs qui considéraient le monsieur pas encore mûr qui j’étais, et qu’on leur présentait comme un témoin de ces détresses des temps héroïques de Marianne, ont dû se dire que le climat belge conservait bien.

(page 145) Le président Lebrun réserva aussi quelques surprises à un lot de confrères de la presse étrangère, qu’il avait bien voulu recevoir dans son cabinet de travail, à l’Elysée, à l’occasion d’une réunion internationale des présidents d’organismes de presse.

J’étais du nombre des invités, et le président me dit asseoir à sa droite, derrière son bureau. Excellent pste d’observation, d’où je pus saisir l’ahurissement admiratif de chacun de mes confrères, dont M. Lebrun connaissait les titres, la carrière, l’influence sur l’opinion, autant que le tirage des journaux auxquels ils étaient attachés.

J’eus tout de suite le secret de cette prodigieuse mémoire documentée. En polytechnicien appliqué et méthodique qu’il était, le président s’était fait dresser sur des fiches, qu’il consultait d’un regard furtif, de temps à autre, le pedigree de chacun de ses hôtes. J’imagine que le procédé doit être utilisé par tous les chefs d’Etat astreints à de pareilles corvées protocolaires de présentation.

Je n’eus pas l’occasion d’approcher M. Hermès da Foseca, président de la république du Brésil qu’une visite à notre exposition universelle avait attiré à Bruxelles. Quelques rangées de tables me séparaient de la table d’honneur où le traitaient les dirigeants de notre World’s Fair. Mais le président avait eu la gracieuseté de faire présider la table de la presse par l’un de ses fils, un éphèbe aimable et volubile. Le jeune homme écoutait avec une curiosité un peu narquoise les dithyrambes plutôt flagorneurs qu’émettaient d’importants journalistes portant au revers de l’habit, des brochettes de croix et médailles en réduction. Mais soudain, interrompant cette symphonie de louanges, il laissa tomber ces paroles : « Ah ! vous savez, j’ai oublié de vous dire qu’il n’y a pas de décorations, au Brésil ! »

Je n’oserais pas dire que le concert prit fin sur cette parole décisive.

Mais un ange passa.

Teddy Roosevelt, le parent de l’autre président, passa, lui aussi, par Bruxelles, pendant les jours fastes de notre grande foire internationale de 1900. Mais il passa en trombe, à la manière d’un cow-boy lancé à la piste. J’eus donc, dans la grande salle des fêtes de l’exposition, la vision-éclair d’un (page 146) homme massif à la mâchoire volontaire et à l’éloquence rude qui, pendant une heure, mâcha des phrases courtes et saccadées d’où je crus comprendre que la Grande République étoilée se portait garante de la prospérité des petits peuples d’Europe qui avaient infusé à la nation américaine le sang de leur race. Mais son discours terminé, le président Roosevelt disparut comme dans une trappe, poursuivant, à l’allure d'un bolide, son tour des capitales de la petite Europe.

A la grande déception de notre monde des affaires, qui espérait, de visite présidentielle, un adoucissement à la guerre des tarifs douaniers, inaugurée par la politique de Mac Kinley.

J'eus plus d'une fois l'occasion de voir de près M. Raymond Poincaré, que Marianne garda à la barre de sa nef pendant la tempête de la grande guerre.

Quelques mois après la victoire et dans le poudroiement doré de sa gloire, il fut l'hôte de la Belgique. De la frontière station d'Adinkerke-La Panne jusqu'au palais de Bruxelles, ce fut, à travers le pays flamand, une randonnée d’apothéose.

Dans les bourgs, les villes, les hameaux où se déroulait l'immense file du cortège automobile qui escortait le président, la température de l'enthousiasme était montée au degré maximum. Partout, le cortège se trouvait coupé, les voitures étalent bloquées par la masse des populations flamandes, acclamant éperdument l'un de ses libérateurs. Cette formidable démonstration, dont la spontanéité était évidente, accusait d'une façon significative la forfaiture de ceux qui avaient osé proclamer que la libération de la Flandre leur était apportée par les envahisseurs en armes.

Et quoi de plus significatif que cet incident qui bloqua les limousines du Roi et du Président de la République dans un village des environs d'Alost ? Pour contraindre le cortège à faire halte dans ce hameau, les bonnes sœurs de l'école des filles n'avaient rien trouvé de mieux que de fermer la chaussée par un barrage de fillettes tout de blanc vêtues.

Tandis que la fanfare de l'endroit rugissait la Marseillaise, la vénérable mère supérieure chantait à pleine voix, l'hymne révolutionnaire de Rouget de Lisle, dont elle martelait le rythme du claquement de ses grosses semelles.

(page 147) A ce compte-là, on peut se représenter l'accueil qu’on fit à M. Poincaré au pays wallon et dans la Cité Ardente, où tous les barrages furent rompus par la foule enivrée d’enthousiasme.

Bien des années plus tard, quand M. Poincaré avait depuis longtemps abandonné sa charge présidentielle, il ne put détacher ce souvenir de sa mémoire. Et ce froid Lorrain, réservé et impassible d'apparence, me dit un jour que je le rencontrai au Palais Bourbon : « Depuis que j’ai vécu ces apothéoses liégeoises, je sais désormais que pour retrouver le Midi, il me faudra descendre le cours de la Meuse. »

Après M. Poincaré, ce fut le président Wilson qui fit en Belgique Ie tour du champion vainqueur. Je l’avais vu pendant deux mois à l'avant-plan et dans les coulisses du théâtre où se jouait la tragi-comédie de la conférence de Versailles.

Il y apparaissait malade et préoccupé de ce qui se passait de l'autre côté de l'Atlantique où les isolationnistes et ses compétiteurs politiques s'efforçaient de ruiner son action et de briser son grand rêve de pacification de l'Europe.

Les heures qu'il passa en Belgique lui semblèrent être une courte trêve d'apaisement et de tranquillité.

La libération de notre petit pays représentait tout de même un des tributs de la victoire.

Il avait perdu son air soucieux et pensif, et son bon sourire reflétait l'immense joie qu'il ressentait devant notre délivrance. Je lui fus présenté dans les salons de la légation des Etats-Unis. Nous étions quelque cinq cents à défiler devant lui. D'un geste automatique, comme il prodiguait d'innombrables shake-hands du haut de la plate-forme du train de propagande qui l'avait promené dans les Etats-Unis, lors de la campagne électorale présidentielle, M. Wilson serrait des mains sans discontinuer.

Toutefois, quand ce fut mon tour d'être présenté, j'entendis le diplomate américain, M. Brand Whitlock, lui glisser à l'oreille ce simple mot : « sochelest. » Le président leva vers moi un regard curieux, me retint par le poignet et me dit:

« - Vous êtes socialiste ? Combien avez-vous de députés ? »

(page 148) – Trente-sept, lui dis-je, mais j'espère bien que le suffrage universel, qu'on vient de nous accorder, nous en donnera le double. » Il sourit de toutes ses grandes et passa à un autre visiteur de l'immense file.

Vingt ans auparavant, un autre président de République était venu visiter la Belgique, non pas pour saluer la résurrection d’un peuple libéré, mais pour en appeler à l'opinion européenne de l’anéantissement de sa petite patrie. C’était Paul Krüger, président de l'Etat du Transvaal qui, après les efforts désespérés de tout son peuple pour conserver son indépendance, pérégrinait à travers tout le continent pour que sa patrie ne fut pas écrasée et asservie.

Le peuple français avait fait à l'homme d'Etat un inoubliable accueil de sympathie ardente. Mais les dirigeants de la Troisième République ne voulaient pas troubler la lune de miel de l'Entente Cordiale avec la Grande-Bretagne, et ils ne s'étaient engagés à rien.

Le président Krüger avait reporté tous ses espoirs sur l'empereur Guillaume Il, s'imaginant que le Kaiser pouvait prendre en main la cause de sa petite nation et était de taille à tenir tête à l'impérialisme du gouvernement de Joe Chamberlain.

Pour se rendre à Berlin, la mission sud-africaine devait traverser la Belgique, d'Erquelinnes à Verviers.

Ce fut un voyage d'apothéose. Depuis la frontière méridionale jusqu'aux rives de la Vesdre, le pays tout entier était en ébullition. A Erquelinnes, à Charleroi, à Namur, à Liège et à Verviers, les gares avaient été envahies par d'effarantes multitudes.

Les curieux, ou plutôt les manifestants, bloquaient les quais, étaient montés sur les toitures des wagons, sur les buttoirs, sur les talus encadrant les voies. Et quand le train présidentiel pénétra en gare sous les voûtes de halles cintrées, un ouragan d'acclamations montait dans la nuit.

Le président Krüger, tout au long du parcours de Paris à la frontière, avait subi de pareils déferlements d'enthousiasme. Il était obligé de montrer à la portière son visage de vieux patriarche et de répondre aux bravos interminables en gitant son légendaire chapeau haut de forme.

(page 149) Je désirais ardemment m'entretenir avec lui ; mais d'impitoyables cerbères gardaient son wagon. Le pauvre homme était écrasé par les fatigues du voyage, la maladie et surtout l’émotion. Il en avait cependant connu bien d'autres, d'émotions, au sein du drame atroce que vivait son pays. Ce long voyage l'avait exténué. De plus, il souffrait cruellement des yeux et se proposait, pour sauver ce qu'il lui restait de vue, d’aller consulter un éminent spécialiste d'outre-Rhin.

Après chaque halte sur ce chemin de l'exil, qu'encadrait le décor dérisoire de la gloire, on devait l'étendre sur les coussins de son compartiment.

Insister pour être reçu par lui, était presque une cruauté. J’eus cependant cette audace. Car, au départ d'Erquelinnes, ayant sauté sur le marchepied du wagon déjà en route, je fus littéralement happé par un personnage de la suite présidentielle. S'imaginant avoir affaire à quelqu'un de malintentionné, il me saisit par les deux poignets. Mais un ami néerlandais de l'entourage me reconnut, m'identifia et je fus admis à échanger quelques mots, une minute au maximum, avec le président.

Le vieil homme, dont le visage épais et boursouflé s’enfonçait dans un collier de barbe, me considéra un instant de ses yeux de souffrance et de mélancolie.

Dans ce hollandais archaïque de sa petite patrie sud-africaine, il me dit : Je vais traverser la Belgique en quelques heures. Je sais combien votre peuple est épris de notre cause. Nous sommes tous les deux de petits pays, mais nous pouvons être grands par le courage. Hélas, c'est un grand malheur pour un petit pays d'avoir de trop grands voisins ! »

Sur ces paroles prophétiques, on mit fin à l'entretien, et le train continua sa fuite vers l'est, au milieu de l'ouragan des acclamations.

Mais à Verviers, une cruelle déception attendait le vieux pélerin de la paix. Le maître de l'Allemagne signifiait à M. Krüger qu'il ne pouvait le recevoir. Et c'est au foyer de la jeune reine de Hollande que le patriarche vaincu alla chercher le baume de son cœur ulcéré et désenchanté.

Mes entretiens avec les personnalités royales de Belgique furent naturellement plus fréquents et moins concis.

Sans doute, au temps où le Peuple menait ses virulentes page 150) campagnes républicaines. il ne pouvait être question de rapports entre la Cour et mon journal.

Léopold II détestait d'ailleurs les journalistes, qui le lui rendaient bien. La presse monarchiste n'était guère mieux traitée par le roi et son entourage. Léopold II tenait tous les représentants de la presse à une distance assez méprisante

Il ne condescendait à frayer qu'avec quelques rares publicistes entièrement acquis à sa politique congolaise personnelle, et ces rencontres n'étaient jamais publiques.

Ce fut en une circonstance solennelle - l'inauguration de notre Exposition Universelle de 1897 — , que je pus approcher suffisamment du roi pour avoir avec lui un colloque aussi bref qu'inattendu.

Chargé de faire le compte rendu de la cérémonie, je suivais le cortège royal, pérégrinant à travers les pavillons et s'arrêtant aux stands, suivant un itinéraire méticuleusement établi.

Les propos du vieux monarque s'adaptaient, eux aussi, au rituel établi pour la cérémonie. Mais il arrivait au roi, au gré des sautes de son humeur, de laisser échapper des remarques personnelles. Suivant la couleur de son climat mental, il vous sortait des éloges, toujours un peu teintés d'ironie. ou des aphorismes hérissés de pointes de rosserie.

C'était pour recueillir ces mots que je le suivais, à la piste, mais passablement tenu à distance. Ce fut un hasard qui abolit cette distance.

En effet, tandis qu'il s'arrêtait devant une vitrine, je contournai celle-ci, mais j'avais pris un élan un peu vif. En telle mesure que, sans le vouloir, je me trouvai nez à nez avec le monarque. Au grand scandale de son entourage, qui s'effarait de cette collision imprévue du souverain avec le représentant d'un journal républicain.

Me saisissant par le revers de mon habit où brillait la plume d'argent, insigne de ma dignité de membre du Comité de presse de l'Exposition, Léopold Il me dit à brûle-pourpoint :

« - Quelle est cette décoration ? »

« - C'est l'insigne de la presse, Sire. »

« - Ah ! vous êtes déjà journaliste ? »

(page 151) Ce « déjà » - allusion à mon aspect de blanc-bec - était-il un reproche ou un compliment ? Poursuivant son interrogatoire, le roi me demanda à quel journal j'appartenais. Comme je lui répondais que j’étais du Peuple, il eut un sursaut presque imperceptible, puis y alla quand même de son compliment en disant :

« - C'est très bien, à votre âge, de vous intéresser à cette glorification du travail. »

« - C'est mon rôle, Sire, de m'intéresser au travail, et surtout aux travailleurs. »

Léopold II sourit dans sa barbe d'argent, me tendit deux doigts de sa main osseuse et velue et s'en fut, claudicant, laissant son entourage partagé entre un sentiment d'effarement devant mon audace, ou de surprise devant ce qu'il tenait pour une manifestation de l'humeur bienveillante du maître.

Je ne dus approcher du roi qu'une deuxième fois, dans des circonstances émouvantes et pathétiques. Léopold II agonisait dans la modeste chambrette des communs juxtant l'entrée des serres horticoles de son château de Laeken. Dans l'attente du dénouement fatal, les journalistes, dont j'étais, passaient des soirées et des nuits glaciales dans le vieil omnibus que la compagnie des Tramways Bruxellois avait mis à la disposition de la presse, aux abords du domaine royal. Une nuit, le baron Goffinet, grand maître du Palais, vint, tout en larmes, nous annoncer que c'était fini. Et il nous admit à venir contempler et saluer la dépouille mortelle de celui qui, sa vie durant, avait consigné les journalistes à sa porte. Vision impressionnante et émouvante de cet homme qui avait régné sur notre pays et avec quelle autorité, pendant plus de quarante ans, qui avait créé un vaste empire colonial et qui s'était éteint dans un décor de simplicité, voire de pauvreté, sur un minable et étroit lit de fer. Mais sur ce visage de médaille, marqué par la souffrance, la mort avait étendu une majesté plus glorieuse et plus rayonnante que tous les reflets de faste et de grandeur des pompes souveraines.

J'éprouve une certaine gêne à évoquer quelques-uns des entretiens personnels, assez nombreux, que j'eus avec le roi Albert. Non pas que je redoute d'être soupçonné de (page 152) courtisanerie, en exprimant des sentiments que l'on serait tenté d’’opposer à mes convictions républicaines, auxquelles je demeure indéfectiblement fidèle. Je n'ai pas même besoin de la référence éminente de Paul Janson, ripostant à ceux qui mettaient en doute la solidité de ses convictions : « Je suis et demeure républicain. Mais, je suis loyalement respectueux des institutions auxquelles la majorité du peuple belge est, jusqu'à présent, demeurée fidèle. »

Mon opinion sur le chef de la nation souveraine qu’Albert Ier entendait être et rester, et sur l'homme .qui acceptait d'assumer cette lourde charge, je ne l'ai jamais dissimulée, je l'ai fait connaître du vivant du roi. Aux premières heures qui suivirent sa fin tragique, prié d'écrire sur-le-champ le premier article commentant ce douloureux événement dans Le Peuple, j'exprimai mes sentiments d'affliction avec une sincérité d'accent qui ne pouvait heurter les plus ombrageux des républicains de mon entourage.

Qui donc, au surplus, eût mis en doute la scrupuleuse loyauté avec laquelle ce monarque constitutionnel respectait ses solennels engagements envers la nation ? Quant à l'homme, on ne pouvait nier son courage moral et physique, la largeur tolérante de son esprit, la générosité de ses vues sociales - voir son remarquable message, au ministre socialiste Joseph Wauters, lors de la mise en application de la loi des huit heures, ainsi que le patronage public qu'il accorda à l'organisation syndicale des ouvriers peintres dans la lutte contre l'emploi nocif de la céruse - et la profondeur de son érudition.

Mais je sais que, dans la plupart de ces entretiens, ce n'est pas au journaliste que le roi s'adressait. Des raisons d'opportunité autant que de délicatesse et de tact m'interdisent de faire à ces entretiens une part trop large dans ce recueil de souvenirs journalistiques.

Mais je puis bien dire que, dès les premiers instants où la timidité des deux interlocuteurs était dissipée, on se sentait enveloppé de confiance et de sécurité réciproques.

Le roi Albert parlait lentement, son éducation de dynaste l'avant contraint à peser chacune de ses paroles. Un léger accent wallon, traînant sur certaines diphtongues et escamotant les autres ) il prononçait « le peup et la rène » - (page 153) lui était venu, sans doute de son entourage des Armerois où, au temps de son éducation de prince dans ce palais de la Régence, où tout le monde parlait l'allemand.

Son parler était direct, sans détours. Courbant sa haute taille, il vous plantait dans les yeux, ce regard bleu et transparent qui vous laissait découvrir toute sa pensée du moment. Ainsi, mis en confiance intégrale, on oubliait vite les formules du protocole, dans lesquelles j’aurais, du reste, pataugé à n'en plus sortir. Mais si la forme du dialogue avait une simplicité familière, il n'en était pas toujours de même du fonds.

Le roi Albert était un grand liseur, et sa curiosité littéraire pointait vers tous les horizons.

Il avait propagé ce goût de la lecture

(fin de la page 153 à retrouver)

(page 154) de l’Etat viennent présenter leurs vœux au roi à l’occasion du nouvel an.

Pour nous épargner ces discours lus, on nous avait aménagé, à côté de la vaste salle de réception, un salon où l'on nous transmettait au fur et à mesure qu'elles étaient prononcées, le texte écrit des harangues et des réponses du souverain. Je pus observer de la sorte que les manuscrits royaux se présentaient sons la forme de modestes feuilles d’un cahier d'écolier révélaient une calligraphie relative de petit élève sage et appliqué.

La cérémonie s'éternisait depuis de longues heures. Entre deux harangues, et pour passer le temps, nous nous amusions à d'innombrables facéties dc collégiens en récréation. Pour ma part, je n'avais rien trouvé de mieux que de me coiffer du claque emplumé qu'un général avait laissé traîner sur une crédence et je m'en étais couvert le chef, à la Napoléon. Je passais en revue mes confrères alignés sur la bordure des tapis. Soudain, une porte s'ouvrit. Tableau ! C'était le roi, en grand uniforme d'avant-guerre. Je n'eus que le temps de jeter mon bicorne.

Le roi prit notre effarement pour de la lassitude. Il nous dit : » Ah, voici Messieurs les journalistes. Je vous ai fait attendre bien longtemps, n'est-ce pas ? Mais, moi aussi, j'étais à la tâche. Dix-sept discours, c'est quelque chose. Celui du Peuple ne dira pas que je n'ai pas gagné ma journée ! »

« - Sire, interrompit Edmond Patris, en me désignant, voici précisément celui du Peuple.

« -Ah, mais je le connais, répliqua le roi. Et, me prenant par le bras, il me dit : « Je vous ai vu très souvent à la tribune de la presse du Sénat, quand je siégeais dans l’hémicycle. Et justement, cela me permet de vous demander quelque chose. Quand du fond de mon fauteuil, je vous considérais. je pouvais constater que vous vous entendiez fort bien. Vous causiez familièrement - parfois un peu haut - vous vous passiez vos papiers pour vous entraider, vous vous penchiez cordialement sur l'épaule de confrères, bref vous me donniez le spectacle d'une entente patriotique qui ne pouvait que me réjouir. Mais, quand, le soir venu, je rentrais à mon palais et quand je suivais vos polémiques (page 155) passionnées dans vos journaux, je me demandais si c’était les mêmes hommes qui tenaient la plume. »

« - Hé Sire, vous étiez perspicace, répondis-je à cette malicieuse remarque. Les polémistes se criblaient de flèches du haut de leur tout d’ivoire ; tandis que les informateurs jetés dans la mêlée des événements, à force de travailler en commun, côté à côté, découvrent des intérêts professionnels semblables, des affinités de pensée qui engendrent naturellement l’esprit de confraternité, de camaraderie, et parfois de sincères amitiés, malgré les divergences de vues. »

« - En ce cas, conclut le roi, il y aurait un intérêt national à ce que, de temps à autre, les rôles soient intervertis. »

Et il s'éloigna avec ce rire sonore en « o » qui est le reflet de sainte et bonne humeur.

Il avait un faible pour les anecdotes plaisantes. Il prenait autant de joie à les raconter qu’à s’en faire répéter.

Un soir, au théâtre de la Monnaie où il assistait à un gala de la presse, il me pria, en ma qualité de président, de prendre place à ses côtés, dans la loge royale. Comme nous causons, durant l'entr'acte, avec cette liberté de conversation qu’il vous accordait tout de suite, il m’interrogea sur mon âge.

Comme je lui répondais que j'étais de la même année que lui, il s'étonna de ce que je n'avais aucun cheveu gris. Alors que sa tignasse blonde, toujours peignée avec un clou, était déjà tissée d'innombrables fils d'argent.

« - Sire, répondis-je, je crois que je dois cette faveur à l'atavisme. Ma mère défunte est morte octogénaire sans un seul cheveu blanc. »

« - Cela prouve, répondit Albert Ier, qu'il faut bien choisir ses ancêtres. »

Et de rapporter son humoristique riposte à la reine.

Mais il parla évidemment, en plus d’une occasion, de choses plus sérieuses. Un soir qu'il avait convié les membres des bureaux des deux Chambres en son palais de Bruxelles, à l'occasion de l'entrée de son fils en qualité de prince héritier, il m’entretint des réformes (page 126) possible du régime parlementaire. Il se montrait un peu inquiet du discrédit que l'on tentait de jeter sur l’institution.

« - En somme. dit-il, ce qu'il faudrait surtout réformer, ce sont les mœurs parlementaires. Il y a trop de discours, et les discours sont trop longs. Moi, je trouve que, si l’on s’en tient à l'objet précis d'un débat, on peut tout dire en dix minutes. »

« Et puis, ajoutai-je, il y a l'esprit arrondissementier. »

« Ah ça, dit-il, c'est une plaie. Dès qu'une question ayant un aspect un peu local se trouve évoquée, si, de par le jeu de la représentation proportionnelle, tous les partis de l’endroit se trouvent représentés, les élus de chaque fraction se croiraient déshonorés s'ils ne plaçaient pas leur petite harangue dans cette parlote. »

Nous aurions pu en dire long sur ce chapitre, mais le roi avait des obligations pour ses autres invités Et comme à ce moment passait, superbe en son camail pourpre, insigne de sa dignité ecclésiastique, le chanoine-sénateur Deploge, le roi l'attira parmi nous.

« - Que disiez-vous donc de si intéressant à M. Fischer ? »

Voisins de table, nous avions, en effet, causé longuement et de la vie de Charles Péguy, et notre causette prolongée avait surexcité la curiosité, un tantinet narquoise, des autres convives.

Le chanoine s'expliqua et le roi conclut, en riant :

« Moi, je croyais à une collusion politique. Je me demandais qui allait déteindre sur l'autre. Mais, au fait – désignant le camail du prélai - vous êtes aussi rouge l’un que l’autre.3

Je pourrais aussi. sans trop d'indiscrétion, rapporter des propos royaux, très sagaces. sur le problème des logements à bon marché. sur la loi relative à l'assistance aux estropiés et à la rééducation, que j'eus la joie de faire adopter par le Parlement unanime, mais. je le répète, c'est au parlementaire et non au journaliste, que s'adressait le monarque, et ces indiscrétions-là ne pas indiquées dans mes mémoires d’informateur et de chroniqueur.

J’ai gardé, pour la bonne bouche, un brin d’histoire, bien qu’il ne vaille pas une bouchée.

(page 157) Je n'avais pas mis, depuis un jour, le pied en Angleterre que je fus présenté au roi George V. C'est comme je vous le dis. Seulement, n'allez pas m'accuser de fatuité et railler ma prétention à afficher de belles relations ! Le touristes que des agences de voyage véhiculent à travers l'Italie, ont parfois cette chance de voir inscrite au programme de leur liesse déambulatoires une visite collective au Saint-Père, qui les reçoit et les bénit en bloc.

Mais l’agence Cook ne pousse certes pas l'irrévérence kusqu’à prévoir, dans ses itinéraires, un arrêt au palais de Buckingham, pour y être admis, à la la présentation et au shake-hand de Sa Gracieuse Majesté, roi d'Angleterre et d’Ecosse et empereur des Indes.

Je dus ma bonne fortune - si tant est que c'en fût une – à une attention vraiment hospitalière du gouvernement britannique. C'était en février 1911, quelques mois après la clôture de notre exposition, qui avait failli, tout entière, disparaître en fumée.

L’Angleterre, dont le magnifique pavillon avait été complètement dévoré par les flammes, s'était mise en tête de nous offrir une compensation.

C'est pourquoi elle avait organisé, à Londres, une semaine belge, à laquelle était conviée toute une caravane de nos compatriotes, représentée par les édiles de nos grandes cités, les huiles du comité exécutif de l’Exposition et les journalistes faisant partie du comité de la presse de la dite « World's Fair.3

Une semaine anglaise à Bruxelles représente tout au plus pour nous une après-midi de farniente. Une semaine belge à Londres, c'était tout une huitaine de réceptions, festivités, visites aux monuments et musées, le tout agrémenté d'exercices gastronomiques ininterrompus, dont les lunchs, les five o’clock teas, les garden-parties et les somptueux banquets officiels composaient le programme.

II va de soi que, devant pareil élan de sentiments hospitaliers, la courtoisie nous dictait d'aller, en premier lieu, saluer le chef d'une nation si généreusement accueillante.

Dès le premier jour de notre arrivée à Londres, nous fûmes donc reçus en audience, au palais Buckingham, par le roi George V.

(page 158) Réception collective d'abord, où il nous fallut passer devant le roi, qui se tenait debout, se faisant décliner nos noms et qualités, et nous serrait la main. Cette formalité accomplie, le roi passa devant le front de bandière de ses invités et se donna beaucoup de mal pour adresser à chacun quelques paroles aimables.

Quand mon tour fut arrivé, le préambule fut aussitôt suivi de l’épilogue. George V me demanda si c'était la première fois que je venais en Angleterre et, sur ma réponse affirmative, me demanda si je n'avais pas eu le mal de mer. Je n’avais pas eu le temps de répondre non, que déjà il adressait à mon voisin de la suite, des paroles aussi imposantes et décisives.

C'était un rien, un souffle, un rien.

Seulement certain confrère londonien ne l'entendit pas de la sorte. Un journaliste socialiste chez le roi, c'était alors une stupéfiante innovation. Aussi bien, quand le soir je rentrai à mon hôtel, j'y trouvai, dans le hall, deux gentlemen qui m’avaient attendu, deux heures durant, avec une fiévreuse Impatience. C'étaient deux attachés à un quotidien illustré de Londres, un reporter et un photographe. Le reporter me demanda quel avait été l'objet de mon entretien (?) avec le roi. J'eus la tentation de mystifier quelque peu les diligents informateurs, qui s'étaient dérangés pour si peu et, prenant mon air le plus hermétique, je leur demandai s'il était vraiment correct de livrer au public le secret d'une conversation avec Sa Majesté Britannique. Mais ils me répondirent qu'un journaliste n'était pas tenu à de pareils scrupules, puisqu'il faisait métier d'être indiscret.

Et alors, je leur livrai délibérément la vérité tout entière, contenue dans les dix paroles totales et péremptoires que m'avait adressées le Roi.

Qu'on juge de ma surprise quand, le lendemain matin, je découvris dans le susdit journal toute une page consacrée à cet événement dont un gros titre flamboyant accusait la sensation.

« Un socialiste chez le Roi. » Ce que le Roi avait dit au socialiste était rapporté sur toute la longueur de plusieurs colonnes et ne comportait pas moins qu'une monographie sociale, très poussée, de notre petit pays. Il est vrai que, moi (page 159) aussi, j’'avais accordé ma laudative aux accords d'un extasié d’un lyrisme éperdu et que je m’étais extasié devant la haute et large compréhension des problèmes sociaux où s’était révélée la pénétrante sagacité du monarque.

Et pour que nul n'en doutât, on avait encadré dans l'article mon effigie photographiée, de face et de profil, assise, debout ou affalée dans un fauteuil club.

Façon comme une autre d'écrire l'histoire. Mais n'allez pas en conclure que les miennes d'histoires, se rapportant à mes conversations avec des chefs d'Etat, sont du même tonneau. Je n’ai pas à satisfaire la curiosité pressée d’innombrables lecteurs et je n'ai guère l'espoir que ces pages connaissent l'étourdissant succès des forts tirages de presse londonienne.