(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)
(page 255) Il n’y aura pas d'épilogue à ce brelan d'histoires vécues.
Si j'avais eu la vanité de vouloir me raconter, ce n’est pas moi qui eusse mis le point final à cette autobiographie, dont le dénouement tient aux mains du destin.
Mais, s'il y a une certaine mort civile et professionnelle pour quiconque se trouve, à un moment déterminé, mis obligatoirement à la retraite, elle ne coïncide presque jamais à l’heure fatale où l'homme de lettres sent glisser la plume entre ses doigts, ou serait bien inspiré en la laissant tomber...
A la vérité, ce n'est pas de la sorte que ma carrière journalistique faillit prendre fin.
Aux approches de la grande guerre de 1914-18 et au lendemain de celle-ci, je me trouvai à la bifurcation de deux routes. Deux événements, assurément fortuits, me poussèrent vers la carrière politique. J'avais été élu échevin par un vote de surprise, et la mort inopinée d'un ami vénéré dont le suppléant m'ouvrit les portes du Parlement. Ce qui m'obligeait évidemment, si je voulais assumer les charges dont j'étais investi, à renoncer à la vie trépidante, cahotée et merveilleusement diverse du journaliste d'information que l'événement mène à sa guise.
Cette perspective de devoir quitter la piste de la course aux informations me navra. D’autant que je professe, au regard de l’exercice des fonctions publiques, des idées dont je n’entends pas démordre.
L’expression « carrière politique » heurte en moi le sens même de la démocratie. Je n’ai jamais pu admettre qu’un homme public dépende, dans sa condition d’existence matérielle, des rémunérations attachées à son mandat. S’il est légitime qu’il soit indemnisé pour ses débours et pour son (page 256) manque à gagner, il n'est pas souvent désirable que son sort dépende de ces rémunérations.
Il peut être tenté, pour demeurer en place, de faire des compromis avec l'indépendance de sa pensée et les exigences de sa conscience. Ou bien ses mandants voudront parfois, mus par un sentiment d'amoindrissante pitié, lui conserver sa charge et se priver ainsi de la collaboration d'éléments nouveaux, plus jeunes, plus à la page.
Je m'ouvris de ce scrupule à des camarades de la rédaction du « Peuple » et ils s'empressèrent d'établir un point d'attache, pour que je demeure de la maison.
Décidé à accomplir ponctuellement les obligations de mes charges nouvelles, mais décidé aussi à rester le journaliste inamovible et irréparable que j'avais choisi d'être au sortir de l'adolescence, j'acceptai l'offre flatteuse qui me conviait à assumer la rubrique de l'éditorial quotidien.
Il me fallait évidemment renoncer aux randonnées de reportage à travers l'Europe, à mes enquêtes politiques et sociales sur les problèmes du jour, à mes « poignets » de discours et conférences, où j'avais gagné quelque dextérité mais perdu toute notion de calligraphie, à mes récits des drames vécus de la rue ou du prétoire.
En sorte que, pour avoir été détaché de ma chère maison du « Peuple » par le choix des électeurs j'y fus, plus que jamais, accroché aux heures tardives de la journée, où, du fond de mon cabinet de travail, je pouvais considérer l’événement le plus récent de la politique belge, Car mon domaine était restreint au commentaire de l'actualité de politique intérieure,
Il ne se présentait chaque jour un fait saillant digne d’être monté, comme nous le disons, en « épingle de cravate », dans ce petit pays dont un ministre désabusé disait : « La Belgique s’ennuie. »
Et mes camarades surveillaient d’un œil narquois mes prospections laborieuses du fait à commenter, mes reniflements au long des colonnes que les feuilles adverses consacraient aux polémiques, mes promenades de fauve en cage à la recherche d’une idée.
(page 257) Puis, quand ils me voyaient me frotter l'une contre l'autre mes paumes nerveuses, ils s'écriaient : l'incubation a commencé ; il va pondre son « italique. »
Car en caractères italiques que devait être composé mon article, dont la dimension ne pouvait, en aucun cas, dépasser la moitié d'une colonne. Il s'identifiait, non par ma signature, mais par l'initiale « P » traversée d'une plume, ce qui signifiait que c'était le journal tout entier qui parlait à ses lecteurs.
Ce n'était pas toujours chose facile que de prétendre improviser une opinion qui nous liait tous, et quelque peu aussi le parti dont notre journal était le moniteur officiel. Il fallait tout d'abord être bref, concentrer sa pensée, comprimer la phrase, trouver des formules concises, enlevées à l’emporte-pièce, illustrer le texte d'images sobres, au trait acéré.
Le père Dumas. dont le style était toute prolixité, s'excusait auprès d'un ami, de ce qu'il n'eût pas le temps de lui écrire « court. »
Pois, le texte achevé devait être lu aux rédacteurs, qu'il engageait quelque peu et, dans des circonstances graves, être soumis à l’avis du directeur politique, parfois aussi à Emile Vandervelde, le « patron » du parti.
Au risque de paraître immodeste, je dois la vérité de dire que jamais Anastasie ne porta sur ma copie ses ciseaux indésirables.
C'est qu'aussi bien, malgré l'anonymat auquel elle me contraignait, cette tache, pratiquée pendant plus de vingt ans, loin d’effacer ma personnalité, la façonna et me conféra ce que je crois être une particularité de mon style : l’obsession de la synthèse.
Evidemment, elle m’effaçait. Je ne signais pas cet article quotidien. Mais c’était assez dans mes goûts, qu’il ne faut pas expliquer par la modestie. J’estime qu’un journal, surtout un journal de parti et d’opinion, est une œuvre collective, dont la parole gagne en autorité quand on sait ce qu’elle engage. Ce n’est que dans les occasions assez rares, où je voulais exprimer des opinions qui m’étaient propres et pouvaient ne pas être celles de mes collaborateurs, que j’abandonnai le piédestal de ma demi-colonne quotidienne, (page 258) pour me hisser au poste de vedette de l'article de fond, en tête de la première page.
Mais par contre, quelle joie, mélangée d'un peu d'orgueil, de trouver, chaque matin, à son poste d'écoute, les quelque cent mille lecteurs qui, pour être invisibles et inconnus finissaient quand même, j'ai du moins la fatuité de le croire, par communier avec moi, dans un même ordre de pensées.
Que dis-je! Cet auditoire s'amplifiait, dans les grandes circonstances, à l'occasion d'événements marquants où le public était avide de connaître le pour et le contre de chaque controverse et où, pour la satisfaire, les journaux reproduisaient, dans leur revue de la presse les commentaires des feuilles de toutes nuances. Ces jours-là, excusez du peu, j'avais beau, pareil au speaker de la radio, être blotti dans mon obscurité et mon anonymat, je n'en avais pas moins pour auditoire tout ce qui, en Belgique, se penche sur la lecture d'un journal.
Cette damnée politique, qui avait enserré dans ses mailles et immobilisé le journaliste baladeur que j'avais voulu être, m'avait donc - révérence parler - transformé en « cul de plomb. » Certes, le fil à la patte qui m'attachait à mon siège de polémiste de cabinet était serré et ténu. Mais pas au point cependant de ne pas se relâcher durant les vacances parlementaires, ou mes vacances personnelles, pour me permettre de m'adonner au seul luxe que je me sois permis dans la vie : celui de la bougeotte.
Non pas que j'aie jamais songé à conjuguer, pour ces trêves au travail, tourisme et journalisme. Mais tout événement rencontré au hasard de ma route me faisait aussitôt oublier les droits imprescriptibles du farniente en temps de vacances. Et, d'instinct, j'y allais de mon petit papier.
La rédaction du journal trouvait d'autres moyens encore de m'incorporer à ses tâches quotidiennes. Je crois l'avoir déjà dit, ma mémoire est de taille, d'aucuns disent monstrueuse. On m'avait baptisé le « Gotha » du journal, et on s'en autorisait pour solliciter ma mémoire chaque fois qu'un personnage connu occupait une telle vedette qu'il convenait de retracer toute sa vie.
Le pauvre ne jouissait pas toujours de l'ivresse de cet encens, car c'était généralement à l'occasion de sa mort que (page 259) les biographes et les nécrologues, dont j'étais, accordent la laudative de leur guitare.
J'ouvre ici une large parenthèse.
Un des aspects des plus curieux des modernisations techniques dans la confection des journaux, c'est la place qu’a prise le service de documentation.
Jadis, quand un événement inopiné mettait en vue un personnage important dont il fallait décrire la carrière, le pauvre chien de garde du journal, chargé du secrétariat, était aux abois. Heureux encore quand la notoriété du grand homme à présenter lui avait valu d'entrer tout vivant dans le panthéon du dictionnaire encyclopédique ! Sinon il fallait gratter le fond de sa mémoire ou dépister sur-le-champ des collaborateurs capables de croquer le personnage à mettre en vue avec le plus possible de fidélité, de caractère et de relief.
Depuis, l'outillage documentaire de la plupart des journaux s'est amélioré, perfectionné, même un peu standardisé. Ainsi se constitue le cadastre biographique du temps présent. La plupart des personnalités du pays, et même de l’étranger, possèdent leur dossier contenant les éléments descriptifs de leur carrière, l'énumération de leurs œuvres et de leurs gestes publics, mais aussi leur documentation iconographique, photographique, croquis, caricatures... A telles enseignes qu'à tout moment la rédaction se trouve mise en possession des documents lui permettant de présenter les personnages sous les aspects les plus spectaculaires.
Pour être ainsi organisé aux vœux d'une certaine méthode, le procédé n'en demeure pas moins incomplet, précaire et parfois empirique.
Au sein des associations professionnelles de presse, nous nous sommes demandé s'il ne convenait pas d'organiser de la façon la plus précise, la plus méticuleuse, et si possible, la plus complète, ce service de documentation, dont nul ne saurait méconnaître la valeur d'apport historique.
Toutes les publications seraient systématiquement dépouillées et les données ainsi recueillies, transcrites sur fiches d'après le classement des instituts de bibliographie.
Il va de soi que cette documentation se constituerait dans le sens et en fonction de l'information journalistique.
(page 260) C'est précisément ce dépistage qui constituerait la partie la plus délicate du travail.
Mais il y a, dans la plupart des journaux, de vieux « rats de rédaction », piliers d'érudition, qui trouveraient dans ce travail, utile et même indispensable, une fin de carrière idoine à leurs habitudes de labeur de bénédictins.
Fermons ici la parenthèse.
Les nécessités de l'information rapide ou de la parution immédiate d'un journal, lorsqu'un gros événement met en vedette un personnage de marque, ne pouvaient évidemment s'accommoder d'un long et minutieux travail de recherches. Et c'est alors, très souvent, que je fus mandé téléphoniquement à la rédaction, pour improviser des biographies au moyen des seuls éléments de ma mémoire.
Ce fut le cas dans cette soirée tragique et orageuse de fin juillet, où l'on apprit l'assassinat de Jean Jaurès.
Malgré l'émotion qui me serrait le cœur et me crispait les doigts, je dus, pour l'édition de minuit qui devait transmettre cette douloureuse nouvelle au peuple consterné de la capitale, évoquer toute la vie du noble penseur et tribun socialiste.
Une autre fois, l'accomplissement de ce devoir me fut encore pénible. Nous avions fêté joyeusement, à Mons, en un repas fraternel, la fin de cette journée de Sainte-Barbe qui marque une date faste pour le peuple mineur du Borinage.
Tout à coup, Edouard Anseele, qui se trouvait parmi les convives, s'affaissa et dut être transporté d'urgence dans une clinique.
Je dus rentrer sur-le-champ à Bruxelles et passer toute une nuit à écrire quatre pages de journal consacrées à la vaste carrière de l'apôtre flamand de notre cause.
En une série d'articles, documentés à la diable, j'évoquai tour à tour le tribun, l'organisateur, le grand homme d'affaires, le journaliste, l'orateur parlementaire et le ministre.
Jamais tâche ne m'apparut si pénible, car chaque souvenir évoqué m'arrachait des larmes, et je songeais à l'acteur du prologue de « Paillasse » dont « les sanglots rythmaient le poème. »
Anseele survécut, heureusement, et pendant des années, à cette dangereuse alerte.
(page 261) Il règne d'ailleurs, au sujet de ces nécrologies anticipées, une légende qui, plus d'une fois, s'est confirmée.
Il suffisait qu'un article biographique consacré à la personnalité dont la mort était imminente fût rédigé, composé, prêt à paraître, pour qu'un mieux sensible s'accusât chez celui qu’on inhumait de façon prématurée.
Ce fut le cas, notamment, pour la reine Marie-Henriette, qui s’éteignit lentement. Elle survécut pendant des années à l’article nécrologique anticipatif que je lui avais consacré un jour où l'on s’inquiétait pour sa vie, et elle resta ainsi, comme on dit en notre argot, « couchée sur le marbre » pendant des mois et des années.
Mon vieil ami Léon Meysmans, alors vice-président de la Chambre des représentants, subit le même sort, un jour que l'on redoutait une issue fatale à l'opération qu'il avait subie dans une clinique chirurgicale.
Comme il connaissait toutes les ficelles du métier, ce petit ambitieux qui voulait, à l'instar de Charles-Quint, s'assurer l'encens de sa propre pompe funèbre, déploya des ruses d'apache pour se procurer des épreuves de sa biographie dithyrambique.
Je résistai à ses promesses les plus fallacieuses, dont la plus séduisante était sans doute l'offre de faire une large brèche à sa cave.
Mais quand on célébra son soixante-cinquième anniversaire, je lui fis la surprise d'apporter, à la table du banquet, l'épreuve de son éloge funèbre, en ayant soin, auparavant, de mettre au temps présent tout ce qui avait été écrit au passé.
Meysmans comprit et s'exécuta largement. Ce jour-là, Bacchus fut dignement révéré, et la Bourgogne vécut heureuse.
Et maintenant, il est temps de m'arrêter, car plus d'un lecteur malicieux pourrait se demander si, à mon tour, je ne suis pas en train, en vue de condoléances anticipatives, de me coucher moi aussi sur le marbre !
Il n'en est rien, et j'entends bien continuer.
Quand on fêta sa mise à la retraite, si l'on peut appeler fêter le fait de prendre congé de quelqu'un que la limite (page 262) d'âge atteint irrévocablement, Louis de Brouckère s’écria joyeusement : « Je vais enfin pouvoir travailler ! »
Il pensait évidemment à des ouvrages de plus longue haleine qu'un article de journal, lequel ne fleurit que l’espace d'un matin.
Je me suis efforcé de faire de même. Ceci n’est pas mon premier livre. Il ne dépendra pas de moi que ce ne soit le dernier.