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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

Interviews

(page 125) Le croirait-on ? II n'y a guère plus d'un demi-siècle que le procédé journalistique de l'interview a été introduit dans la presse belge. Les augures de la corporation ne prisaient guère cette façon de confectionner un journal avec les opinions, les impressions et les acquisitions du savoir d'autrui.

Ce fut Champal (Achille Chainaye) de La Réforme qui inaugura, en quelque sorte, cette rubrique dans les colonnes des journaux quotidiens d'alors, lesquels, à part une ou deux exceptions, arboraient tous une étiquette politique très nette.

Ce grand garçon blond, élancé, aux allures timides et discrètes, avait manié, avant d'entrer dans la presse, non sans talent, le ciseau et le burin de l'artiste sculpteur. Faute de tailler des visages humains, il s'était mis en tête de représenter, pour ses lecteurs, l'effigie morale et intellectuelle des vedettes de toute catégorie que l'actualité mettait en lumière.

Il faisait donc parler ses sujets de leurs préoccupations propres aussi bien que des grands problèmes et des petits riens du jour.

L'innovation eut quelque peine s'acclimater.

On eût tenu pour une hérésie l'usage, maintenant adopté un peu partout, de commencer chaque article en tête de colonne et de présenter toutes les catégories de produits journalistiques à la première page, comme échantillons posés dans la vitrine d'un commerçant. Quitte à renvoyer les lecteurs, pour la suite du morceau à peine entamé, à l'une des nombreuses pages du petit volume que représente actuellement un grand quotidien à fort tirage.

(page 126) Combien je préfère à ce procédé agaçant, rompant l’intérêt et la continuité de la lecture, celui d'un anglais comme le Times, pour lequel toutes ont une égale valeur. En effet, à la tête de colonne des pages, figure un sommaire de tous les articles, qui renvoie le lecteur à la page où se trouve imprimée la prose qu’il recherche spécialement.

C'est ainsi que le journal peut, sans gaver l'estomac, satisfaire le besoin de savoir de n'importe qui. Il est semblable à ces grands magasins, ces « wholesales » où, comme l'observe Bernard Shaw, on peut indifféremment acheter un éléphant ou un bouton de col.


Pour en revenir à l'interview, il fallut un certain temps pour y habituer nos personnages, et surtout nos journaux politiques. Faire entendre à ses lecteurs le son de cloche d'autrui, quelle profanation ou bien quelle naïveté ! S’ouvrir, se confier à des lecteurs habitués à vous considérer comme un adversaire, voire comme un ennemi, quelle imprudence !

J'ai connu autour de moi, autant que dans les camps d'en face, des hommes de premier plan qui, bien longtemps, par principe, étaient réfractaires à toute interview.

« Quand j'ai quelque chose à dire, proclamait l'un d'eux, j'ai mon journal, mes tribunes, mes assemblées de parti. » II aurait pu ajouter : ma chapelle.

Emile Vandervelde voyait les choses autrement. « Si j'avais, disait-il, l'occasion de prêcher la doctrine socialiste du haut de la chaire de Sainte-Gudule, j'y monterais avec empressement. »

Chose curieuse, M. Charles Woeste, qui était bien l'homme d'Etat le plus distant, le plus hermétique, le moins abordable, ne dédaignait pas de livrer des fragments de ses opinions aux journalistes du camp adverse. Pas à tous, évidemment. Si, au cours de ma carrière parlementaire, il lui est arrivé, dans de rarissimes occasions, de se laisser aller devant moi à un certain abandon, c'était à la condition préliminaire de parler à un collègue, pas à un journaliste. Sa (page 127) glaciale raideur fléchissait cependant devant quelques privilégiés, notamment un interviewer de La Gazette.

De la vieille Gazette s'entend, celle d'avant l’autre guerre, où se maintenaient les traditions de dignité, de libéralisme généreux et de large compréhension sociale de son fondateur, le père Renson.

Chaque fois qu'un gros événement parlementaire brouillait l'échiquier politique et gouvernemental, on pouvait être certain de trouver dans la Gazette l'opinion tranchante et dogmatique du chef qui s'imposait à la droite et que l'on appelait le pape laïc.


L'autre chef catholique, son rival de tout temps, M. Beernaert, était plus accueillant, plus rond d'allures. Il recevait volontiers les journalistes, en prenant soin de les avertir de ce qu'il n'accordait pas d'interview. Par après, il leur livrait ce qu'il voulait de sa pensée, de ses critiques et de ses suggestions, et l'informateur était libre d'en faire des choux et des raves.

Procédé assez rusé d'ailleurs, qui permettait à l'interviewé, lorsqu'il avait trop parlé ou lorsque l'interviewer avait été trop peu discret, de démentir à tour de bras, prétendant qu'il n'avait rien dit pour le public.

Quand, plus tard, M. Beernaert fut éloigné, sans retour, du pouvoir, et même du fauteuil présidentiel de la Chambre, où en proie à des colères blanches, il perdait tout sang-froid, il devint plus loquace.

II est vrai qu'on avait fait de lui un personnage hautement représentatif de la Belgique, un grand homme pour l'exportation. II fut le délégué belge à d'innombrables réunions internationales et présida, diverses reprises, la Conférence Interparlementaire de la Paix.

II m'arriva un jour de le rencontrer en Suisse, dans des conditions assez émouvantes. J'allais visiter l'Engadine et j'avais décidé de m'arrêter à Ragatz.

Arrivé là, j'appris que la veille, M. Beernaert, qui soignai ses rhumatismes aux eaux de la célèbre station thermale, avait été victime d'un accident. Au cours d'une promenade, il avait fait une chute et s'était cassé le bras.

(page 128) J'allai aussitôt m 'informer de son état. L’accident n’était pas très grave, mais pouvait avoir des conséquences chez un homme de son page – il était dans ses quatre-vingts ans.

Je trouvai M. Beernaert se promenant, le bras en écharpe, dans le parc de son hôtel. Dès qu'il m'aperçut, il m’accueillit avec un sourire amusé.

« -En voilà du zèle professionnel ! Vous accourez en Suisse pour cet insignifiant fait divers : un bras cassé ?

« - Oui, mais un bras très long chez nous, ripostai-je. D'ailleurs je ne suis, en ce moment, qu'un compatriote en balade qui, apprenant l'accident qui vous est survenu, vient s'informer du sort de la victime.

« - C'est très aimable à vous, mais alors, rengainez votre crayon, et causons. »

Vous pensez bien que notre entretien porta surtout, sur les nuages qui obscurcissaient l'Europe, lourds de l'orage qui allait éclater bientôt.

«- Il est vraiment triste, me dit le vieil homme d'Etat, que l'on n'apprécie pas davantage, surtout dans la presse qui forme l'opinion, les efforts de ceux qui, à tout prix, tentent de conjurer la calamité universelle. Ce ne sont que propos sceptiques, railleries, dénigrements, jusqu'à ce calcul sordide des dépenses que représente, ce que je qualifierais de budget de la paix.

« On ridiculise ceux qu'on dénomme les palabreurs de la paix. On fait appel au sentiment le plus bas, l'envie, pour critiquer, pour dénoncer les dépenses somptuaires, les gaspillages, les prébendes. En oubliant de dire que le coût de cette laborieuse préparation à la paix ne représente pas même la dépense d'une demi-heure de préparation d'artillerie dans un seul secteur.

« - Ce raisonnement logique et humain finira-t-il par prévaloir ?

« - J'en doute, mais j'espère avoir fermé définitivement les yeux avant de les avoir remplis de ce cauchemar que j'appréhende.

« - Qui vous parle de mourir ? Et qui ne vous envierait pas d'avoir, à votre âge, tant de santé, de robustesse, de vigueur intellectuelle et de combativité ?

(page 129) « -Ne m'enviez pas cela. Il est triste de vivre vieux quand, autour de vous, disparaissent tous ceux qui vous furent chers. Quand je regarde autour de moi, je en vois que des tombes. Je me fais l'effet d'être le chêne qui persiste dans la forêt déboisée.

« - Vous êtes vraiment seul ? Vous n'avez pas eu d'enfants ?

« - Hélas, non, dit-il avec un soupir mélancolique, mais je songe à ceux qui ont eu ce bonheur, et je lutte pour que la guerre ne vienne pas leur prendre ces enfants. »


M. de Smet de Naeyer, qui fut, au titre de chef du gouvernement, le collaborateur le plus zélé et le plus dévoué du roi Léopold II - celui-ci aimait à proclamer que son premier ministre était doué de facultés remarquables - se laissait facilement interviewer. Surtout lorsqu'il s'agissait d'initier les lecteurs aux grands travaux d'utilité publique dont le roi bâtisseur était féru.

M. de Smet de Naeyer, quelle que fût la dépense envisagée, entrait avec une ferveur totale, que l'on taxait parfois de courtisanerie mégalomane, dans les vues de son souverain.

On lui savait gré, certes, de défendre, avec opiniâtreté, les grandioses conceptions urbanistiques auxquelles Léopold accordait son patronage : la création de l'incomparable avenue de Tervueren, avec son porche d'entrée monumental de l'Arcade du Cinquantenaire, l'aménagement de larges boulevards circulaires de la deuxième et troisième ceinture de Bruxelles, jalonnées d'innombrables parcs publics, l'établissement du Mont des Arts réunissant les musées, les bibliothèques, les palais des concerts, etc. Par contre, d'autres groupes de projets étaient très discutés, et leur opportunité fortement contestée.

Les opposants à la Jonction Nord-Midi s'indignaient de ce que, pour un caprice du roi, qui désirait une gare centrale proche de son palais, on voulût opérer le raccordement du réseau septentrional et méridional de la Belgique en détruisant tout un quartier archaïque de la capitale. Alors que le tracé aérien par le bas de la ville devait réduire (page 130) considérablement le coût de la dépense et permettait d'atteindre, sans périlleuses difficultés techniques, le centre de la cité.

L'aménagement exagérément coûteux port de Zeebrugge, incessamment menacé d'être ensablé et délaissé par la navigation internationale, soulevait aussi de nombreuses protestations.

Le projet de la Grande Coupure de l'Escaut, délivrant le trafic de notre grand port des sinuosités du fleuve, avait, dans la métropole, plus d'adversaires acharnés que de chaleureux partisans.

Enfin, l'on s'irritait de ce que, toujours pour satisfaire un caprice royal - car Léopold II avait la manie des tunnels - on creusât et voûtât, au prix de cinq millions de francs-or, des tranchées, devenues, depuis lors, champignonnière, devant permettre au train royal de quitter directement le château de Laeken et de rejoindre, sous terre, notre réseau ferroviaire du Nord.

Par-dessus ce domaine des grands travaux, le vieux dynaste, au regard d'aigle planant haut, voyant loin et grand, pouvait largement déployer ses ailes, alors que, pour tout ce qui concernait la politique intérieure belge, il se sentait encagé derrière les barreaux de sa prison constitutionnelle, Aussi bien s'entourait-il d'une cour de collaborateurs aptes à saisir sa fulgurante pensée, s'attelant, avec des ferveurs de sous-diacres et des endurances de nègres, aux tâches de réalisation des rêves de satrape que forgeait l'imagination loyale.

Aussi longtemps qu'il pouvait tirer profit de leurs talents, voire de leur génie créateur, Léopold II les comblait d'honneurs, de faveurs, de flatteries et parfois de lucratives prébendes. Mais quand il en avait extrait toute la juteuse richesse de savoir, d'énergie ou d'agissante servilité, il les rejetait comme un zeste de citron pressé.

M. de Smet de Naeyer était parmi ces hommes représentatifs de cette époque passionnante de notre histoire. Issu de cette féodalité industrielle gantoise qui nous a donné les barons du lin et du coton, ce député de la droite était libéral et manchestérien sur le terrain économique, mais, rallié aux catholiques, qu'il jugeait conservateurs avant tout.

(page 131) Léopold II, qui avait flairé ses aptitudes d'homme d'affaires audacieux et joueur, eut quelque peine à l'imposer au sanhédrin gouvernemental. où les catholiques se flattaient de prolonger indéfiniment l'hégémonie de leur parti. Ayant trouvé son homme, pourvu d'une majorité fidèle, le roi lui octroya un blason authentique de comte. Cette petite vanité satisfaite, il obtint du bûcheur obstiné qu'il s'était attaché, satisfaite, le don total, jusqu'à épuisement, de ses aptitudes au travail.

Le démon du travail le possédait littéralement. Dès le matin, il entamait, dans son cabinet ministériel, de longues et savantes palabres techniques avec des ingénieurs, des architectes et des financiers. L'après-midi, il dirigeait, au Parlement, son équipe gouvernementale, attentif à tous les débats, intervenant dans toutes les discussions. Sa parole était nerveuse, sa phrase hachée, saccadée, boitant et clopinant derrière un flot tumultueux de pensées.

Parfois, surtout pendant les séances prolongées de la soirée et de la nuit, il appuyait la tête sur son banc comme un écolier terrassé par le sommeil, mais c'était pour se redresser à la moindre alerte et y aller de discours bourrés de chiffres et de citations documentaires, où seul il se retrouvait.

Car ce désordre de pensées était tout aussi apparent que celui régnant dans son bureau ministériel. Un jour où j'étais allé l'interviewer à propos de je ne sais plus quel travail d'urbanisme, il me dit : « Attendez, je vais vous expliquer cela sur le plan. »

Le plan en question était enfoui sous un fouillis inextricable de dossiers, de fardes et de cartonniers. Pour le découvrir, le ministre escalada une véritable montagne de paperasserie; il finit par en extraire un grand rouleau, qu'il déplia sur la table.

Non sans maugréer et pester contre les huissiers et les garçons de bureau qui entreprenaient parfois de mettre de l'ordre dans la documentation du patron.

« Je me méfie toujours, disait-il de leur façon de mettre de l'ordre dans mon cabinet. C'est leur ordre qui les inspire, c'est-à-dire qu'ils sont seuls à savoir où ils classent et cachent les documents, tandis que moi, je ne me perds jamais dans cet entassement de paperasseries. Les pièces que je désire (page 132) apparaissent quand je le veux, comme ma mémoire obéit à ma volonté. »

A pratiquer ce sport avec frénésie, conjugué avec la conduite d'entreprises particulières, le pauvre homme contracta une neurasthénie sérieuse, qui l'éloigna, à jamais, des affaires publiques et privées. Léopold II I avait vidé. Mais déjà le monarque l'avait remplacé, en dételant du char de la démocratie chrétienne, M. Renkin, un autre cheval de flèche au travail qui épuise.


Le colonel Thys avait pu se détacher, à temps, de l'attelage royal. Pionnier de la colonisation africaine, il avait vécu, aux côtés du roi, aux heures difficiles de la création de l'Etat Indépendant du Congo, tous les déboires et tous les avatars pénibles de cette colossale et grandiose entreprise.

Quelles raisons profondes, quels conflits d'idées ou d'intérêts avaient séparé les deux hommes ? On l'ignore. Toujours est-il que la rupture fut rendue publique et que le vieux monarque, alors que l'affaire était en plein rapport, tourna le dos à celui qui avait été... son bras droit.

Le colonel Thys ne s'en montra pas autrement affecté. Cet homme d'énergie et de savoir, que l'on appelait le Cecil Rhodes de l'Afrique Equatoriale, était devenu assez riche et assez puissant pour parler en citoyen libre.

Au cours d'une entrevue qu'il m'accorda, au sujet de cette conception grandiose du chemin de fer des Grands Lacs, anneau de la chaîne qui devait assurer, à travers l'Afrique entière, les relations entre Le Caire et Le Cap, ce colonial de grand style me fit connaître ses vues, hautement humanitaires, sur le problème de la main-d'œuvre indigène.

II me parla longuement de la suppression du travail forcé, de la colonisation agricole, de la nécessité des cultures vivrières, traçant les grandes lignes du programme colonial qui devait être celui du roi Albert.

Je constatai, au passage, que ses vues concordaient avec celles d'Emile Vandervelde et je ne fus pas étonné d'apprendre, par la suite, que les deux coloniaux, le nôtre et celui qui avait été le collaborateur de Léopold Il, étaient liés d'amitié.

(page 133) Cette interview fit, j'ose l'écrire, un beau tapage dans le monde colonial, où quiconque n'approuvait pas les pratiques léopoldiennes était suspect d'accointances avec les milieux britanniques qui convoitaient la jeune colonie belge.


Je n'aurai pas la fatuité de soutenir qu'un semblable retentissement fut réservé aux centaines d'interviews qu'au cours de ma longue carrière journalistique, je pus arracher au personnalités de premier plan d’ici, ou à celles qui étaient de passage à ce grand carrefour international que représente Bruxelles, ou bien encore à celles que je pus toucher au cours de voyages de reportage ou de vacances à l'étranger.

Quel intérêt pourrait d'ailleurs prendre la génération présente aux vues que m'exposa le ministre français des colonies, André Lebon, sur l'avenir de l'Asie française, à l'exposé des théories de solidarisme social que me fit connaître Léon Bourgeois, aux déclarations du maréchal Lyautey sur la mise en valeur des richesses du Maroc, d'Auguste Bébel sur la démocratisation possible de l'Allemagne, de lord Robert Cecil, sur les destinées de la Société des Nations, de Gustave Streseman, sur les conséquences pacifiques du traité de Locarno.

Mais je garde, comme on conserve ces roses de Jéricho qu'un peu de fraîcheur peut sans cesse rappeler à leur vie embaumée, le parfum inaltéré de pensées, que dans de nombreuses heures d'abandon, notre grand Jaurès, qui d'une paternelle amitié, voulut bien me confier en de multiples occasions.

Et notamment ce souvenir qui, à mes yeux, révéla l'un des secrets de l'éloquence magnifique de cet incomparable virtuose de la tribune.

Etant de passage à Paris, je cédais à une vieille habitude dont je me suis toujours bien trouvé : consacrer une heure à la contemplation détaillée et prolongée des œuvres d'une seule école recueillies dans ce temple de l'art que représente le musée du Louvre.

Je vouais ce jour-là mes dévotions aux petits maîtres de la Renaissance Italienne. Soudain, je découvris, penché vers la (page 134) cimaise, le cou puissant engoncé dans des épaules arrondies, la silhouette massive et râclée de Jean Jaurès.

Je le touchai légèrement au bras, et il tourna vers moi son masque de prophète où le regard de ses grands yeux lumineux s’éclairait de surprise bienveillante.

« -Venez donc voir l’exquise chose. »

Et il me montra une toile d’un maître inconnu, traitée à la manière de Botticelli.

Dans un paysage noyé d'une lumière bleue d’une nuit auguste, des jeunes filles dansaient en rond autour d’une fontaine d’où s'élançait un jet d'eau, qui semblait toucher la voûte céleste.

Et Jaurès déchiffra, au bas du tableautin, un distique emprunté, je crois, à la Divine Comédie et parlant de fontaines jaillissant tellement haut qu'elles vont mouiller les étoiles.

Il fallut un certain temps pour me ramener à terre. Jaurès me déclara que les devoirs de sa charge parlementaire l'appelaient au Palais-Bourbon, où il devait prononcer un discours sur l'école unique. Je lui demandai la permission de l'accompagner. Comme nous cheminions vers la rue de Bourgogne, nous rencontrâmes le président Paul Deschanel.

La présentation fut d'autant plus spontanément aimable que je rappelai à M. Deschanel qu'il était mon concitoyen, puisqu'il était né, au cours de l'exil de sa famille, à Schaerbeek.

Le président m'octroya, tout de suite, une carte d'entrée pour la tribune des... officiers supérieurs. Ces hautes autorités militaires se trouvaient, ce jour-là, représentées, dans leur galerie réservée, par une vieille dame sud-américaine, par un jeune élève en uniforme de l'Ecole Polytechnique et par votre serviteur.

Mais toutes les autres tribunes étaient bondées. Les auditeurs des tribunes prêtaient aux orateurs en activité une attention à peu près égale à celle des quatre ou bien cinq cents parlementaires qui, entassés dans cet hémicycle trop étroit, aux gradins surélevés, bavardaient éperdument dans l'attente du gros événement du jour : un discours de Jaurès.

Quand le tribun socialiste monta à la tribune, ce tapage s'étouffa de lui-même, De sa voix grave, nuancée, que faisait (135) chanter un léger accent du Midi, Jaurès exposa lumineusement les données du problème : ouvrir aux mieux doués, quelle que fût leur origine, l’accès aux études supérieures. Elever autour des avenues conduisant à ces temples de l’intelligence, de solides barrages évitant l’encombrement des lycées, des écoles supérieures et des facultés universitaires par ceux-là qui se réclamaient du seul privilège de la fortune.

A mesure qu'il pénétrait plus profondément dans son sujet, l’orateur s’exaltait, traduisait ses déductions en formules d’une logique, d'une clarté et d'une poésie irradiantes. Et, quand il en vint aux trésors d'intellectualité, de savoir, de génie, peut-être, que les dures lois du travail imposé et de la pauvreté refoulaient dans les couches profondes où ces lumières s'obscurcissaient, il s'écria prophétiquement : « Travaillons ensemble à la prospection de ces trésors inconnus, dédaignés ou refoulés, amenons à la surface., ces eaux génératrices de force et de lumière, et nous ferons jaillir du vieux sol gaulois, des fontaines qui monteront tellement haut, qu'elles iront mouiller les étoiles. »

L'image entrevue au musée du Louvre était apparue à la mémoire du tribun, et il la déployait magique, étincelante aux yeux d'un auditoire électrisé.

Confondus dans une acclamation unanime, car le charme de cette éloquence avait gagné toute l'assemblée, les députés réclamèrent l'affichage de cette belle page illustrant les annales parlementaires françaises.

Et Jaurès, tout en nage après l'effort physique qu'il venait d'accomplir, baissait modestement la tête sous l'avalanche fleurie des louanges et des compliments. Il vint me quérir ma tribune pour me faire déguster, à la buvette, le bon petit pinard de l'Hérault, dont un questeur jovial autant qu'inamovible, abreuvait ses collègues.

Jaurès, dont la bonté confinait la candeur, avait dans le particulier des sautes de gaîté familières et bon enfant.

Un jour qu'au congrès socialiste international qui se tenait à la salle Wagram, je cumulais mon métier de journaliste avec la dignité de délégué belge à ce congrès, j'avais été frappé par une réflexion assez drôle d'Auguste Bebel, Vétéran de la social-démocratie allemande.

(page 136) Il faut savoir que les délégués se trouvaient groupés dans la salle par nationalité. Or, le hasard voulut que la Belgique fut représentée par tout un lot de camarades doués d’un certain embonpoint, au milieu desquels, ma chétive personne - car j’ai été maigre - faisait piètre figure.

Passant auprès de nous, Bebel eut un sourire amusé, il s’écria : »Eh, mais voici le prolétariat de l’avenir ! » Et il ajoura : « Si l’on vote au poids, nous sommes battus ! »

Je rapportai le propos à Jaurès, qui rit dans sa barbe drue et conclut : « Le compliment aurait pu être plus aimable. Bebel aurait pu dire : La Belgique est vraiment une assise solide, capable de soutenir le pont qu’il faut construire entre la social-démocratie allemande et la France révolutionnaire. »


M'est-il permis, sans transition aucune, mais pour en finir sur ce chapitre, d'opposer à ces deux propos de socialistes, le mot typique, édifiant d'un des magnats du capitalisme belge ?

Je ne nommerai pas ce haut personnage puisqu'après qu’il m 'eut tenu le propos passablement cynique que je vais rapporter, il m avoua que l'apostrophe lui avait échappé dans un mouvement d'énervement. Je lui promis de ne pas le rapporter dans l'interview que je lui pris. J'ai tenu parole,

Mais je m'étais promis de l'exhumer, ce mot, longtemps, bien longtemps après, s'il me prenait fantaisie, un jour, d’écrire mes mémoires de journaliste.

L'incident que je viens rapporter se produisit avant l'autre guerre, au cours d'une de ces crises périodiques, de ces crises cycliques, comme on les appelait, qui semaient tant de ruine et de misère dans le monde industriel et dans le peuple réduit au chômage.

J'avais été chargé de faire une enquête sur les causes de la crise, sur sa durée éventuelle et sur les possibilités d'en sortir. J'avais déjà interrogé pas mal de capitaines d'industrie, de professeurs d'économie politique et de dirigeants de syndicats. Au cours de mes pérégrinations, j'abordai à Liège, où je sollicitai l'audience d'un des plus puissants seigneurs du fief industriel de la vallée mosane. Le moment était peut-être (page 137) mal choisi, car nous étions au feu d'un large et violent conflit social : un grève générale de mineurs.

Le grand industriel me reçut quand même dans son vaste somptueux et hôtel de l'île de Commerce, voisinant avec les riches demeures patriciennes de la cité ardente.

Mais après m'avoir infligé une assez longue antichambre, il me laissa debout dans son cabinet de travail, tandis que me tournant le dos, il se balançait dans un rocking-chair.

Comme cette humiliante attente se prolongeait, je toussotai pour rappeler ma présence à mon hôte. Il daigna finalement se retourner et, chiffonnant mon bristol entre ses doigts, me toisant d'un regard glacial, il me dit :

« - Monsieur! Je suis un de ces infâmes capitalistes que vous vilipendez chaque jour. Je gagne beaucoup d'argent, c'est vrai. Au bas mot plus de vingt mille francs (or) par jour. Alors, vous comprenez que quand vous venez prendre mon temps pour m'entretenir d'un tas de choses, de la question sociale, de l'influence des trusts, de l'échelle des salaires, de la contraction des marchés, toutes choses intéressantes, je vous le concède, mais qui n'entrent pas dans mes préoccupations actuelles, vous me prenez...

« -Un peu de votre argent ?

« Parfaitement. »

Je bondis sur mon chapeau et m'apprêtai à sortir. Mais en manière d'adieu, je ripostai :

« - Monsieur, je ne gagne pas vingt mille francs par jour, par semaine, par mois, ni même par année. Mais je crois avoir un tout petit pécule d'intelligence. Et je considère que c'est la gaspiller que de continuer plus longtemps à deviser avec vous. Adieu ! »

Aussitôt il me rattrapa par le bras et il me dit d’un air radouci : « Je vous ai froissé ? »

« -Un peu.

« -Il faut m'excuser. Je suis énervé, excité au possible. Nous sommes au milieu d’une vilaine bagarre de grève, chacun de son côté de la barricade. Vous escaladez celle-ci pour venir tranquillement me parler de politique sociale et de problèmes économiques. D’où ma sortie. Oublions-là. Oublions cette algarade et causons.

(page 138) Nous causâmes. Et il me dit des choses qui, de son point de vue, n’étaient pas trop déraisonnables. Mais il m’interdit de les reproduire, non sans avoir promis de se montrer moins intransigeant et moins intraitable dans l'examen des revendications des grévistes.

En me reconduisant, il insistait encore pourque je ne donne pas de publicité à l'incident initial de notre… collision.

Depuis, nous nous sommes rencontrés bien des fois dans des milieux divers, et nos entretiens ont été beaucoup moins fiévreux. Il lui arriva un jour, au théâtre de la Monnaie où nous voisinions de fauteuil, de me dire : « Et ces mémoires, ils avancent ? »

« - Je n'y songe pas encore. D'ailleurs, vous savez ce je vous ai promis en ce qui vous concerne !

« Oh, dit-il avec mélancolie, je partirai plus tôt vous, et alors, allez-y de tout cœur. »

Il s'en est allé, lui, et pour toujours.

Je n'avais plus de raison de taire cet incident d'une mentalité de milieu qui doit avoir un peu changé dans la parenthèse des deux guerres.