(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)
(page 207) Printemps 1922. L'Europe est à peu près sortie de la guerre universelle. Ses derniers tisons ont flambé en Pologne, assaillie et par après libérée du colossal voisin de l’Est.
Moscou a pu, d'autre part, refouler victorieusement les armées blanches de Koltchak, de Wraengel et de Denikine. Sn régime s'est stabilisé, mis hors d'atteinte des agressions du dehors et de l'intérieur.
Le rêve de la révolution mondiale, appuyé par une guerre de propagande, ne hante plus les dirigeants du Kremlin. Toute volonté tendue vers la construction de l'Etat soviétique, ils veulent se rapprocher des Etats capitalistes, se faire reconnaître juridiquement par eux, reprendre le cours des échanges commerciaux.
D'ailleurs, ce rêve s'est parfois brisé l'aile aux durs remparts des répressions d'anciennes castes qui se sont ressaisies.
L'insurrection spartakiste a été écrasée à Berlin ; Kurt Eisner a vu s'effondrer de même le gouvernement révolutionnaire qui avait saisi le pouvoir à Munich, et Bela Kun, qui avait réussi à établir un gouvernement soviétique en Hongrie, se voit, après une implacable répression, remplacé par le dictateur de droite, Horthy.
En Finlande, le général allemand Mannerheim accourt avec ses bandes de soldats démobilisés chez eux pour chasser gouvernement qu'ils jugent aux ordres de Moscou.
A n'en pas douter, la partie de la révolution mondiale, la « guerre sociale » succédant à la guerre des capitalistes, est perdue.
Et c’est pour Trotsky, qu'illuminait ce mirage d'impérialisme rouge, la disgrâce, et bientôt la proscription.
(page 123) L'Europe allait respirer, mais sous quelles oppressions encore ! Le Traité de Versailles, avec ses instruments diplomatiques subséquents de Neuilly et de Boulogne-sur-Seine, avait bien consacré la fin des hostilités, déjà annoncée par les clairons de l'armistice. Mais il n'avait pas ramené la paix sur le continent.
L'Italie, déçue et se jugeant mal payée, avait toléré, sinon organisé le raid de Gabriele d'Annunzio et de ses compagnons d'aventure, annexant Trieste au royaume de Victor-Emmanuel III.
Il se passait du vilain et du trouble en Albanie, où l'on voyait périodiquement introniser et détrôner les roitelets dont les ficelles étaient tirées, soit à Rome, soit à Athènes.
En Allemagne, une grotesque et dangereuse tentative d'établir une République rhénane, surgie des milieux les plus suspects et les plus disqualifiés de la population, avait lamentablement échoué.
Tant bien que mal, au jeu des annexions et des désannexions, de la création d'Etats nouveaux détachés des empires de proie, la carte politique de l'Europe s'était faite, offrant l'image d'un puzzle, devant lequel la génération montante devait laborieusement réviser ses notions premières de géographie.
Mais si cet agencement, combien difficile et précaire, donne quand même l'impression d'une certaine stabilisation politique sur laquelle devront veiller les augures de Genève, le chaos économique de l'Europe a succédé aux guerres que se livraient les belligérants à l'abri des blocus et des autarcies forcées, nées derrière la ligne de feu.
Le problème de la restauration économique de notre continent se pose impérieux, inéluctable, sous peine de voir ces civilisations, dont on se montrait si fier et que l'on dit avoir sauvées de la barbarie, sombrer dans une universelle banqueroute.
Il est dominant, pour les pays dont l'immense territoire a été dévasté, dont l'économie industrielle et commerciale a été bouleversée de fond en comble et dont les finances publiques sont ruinées par les réparations.
D'autant que ces puissances appauvries, créancières de la victoire, se voyaient harcelées par celles qui n'avaient pas été (page 208) touchées dans leurs ressources vitales et qui présentaient avec instance la note à payer des emprunts de guerre.
« Le boche paiera » (formule simpliste, slogan que les premiers contacts des vainqueurs à Versailles avaient dissipé) eût été traduit par des additions aux chiffres astronomiques.
Pour y faire face, dans des proportions raisonnablement ramenées aux possibilité, les peuples vaincus eussent dû être pourvu d’un potentiel de forces techniques et laborieuses, de disponibilités en capital et en outillage, leur permettant de faire figure honorable sur le marché du monde, et à la condition d'utiliser ces immenses ressources à la reconstruction de la paix économique, partant de la confiance, élément primaire de la paix tout court.
Entre-temps les marchés internationaux étaient eux-mêmes perturbés par la sarabande effrénée des fluctuations du change.
Aussi bien ce double et inextricable problème du paiement des réparations et du règlement des dettes interalliées, lié lui-même à la restauration des peuples vaincus, était-il envisagé et allait-il continuer à l'être pendant de longues années dans des conférences internationales tenues à Spa, à Londres, à Cannes, où sais-je encore. Chaque fois on avait cru s'en tirer par le truchement de plans internationaux, les uns assez opérants, parce que d'un domaine restreint, comme les accords Bemelmans, les autres, comme le plan Kellog, le plan Dawes et d'autres encore, fort beaux sur le papier, mais qui, à l'épreuve, se révélaient insuffisants, médiocrement efficients, sinon irréalisables.
En fin de compte, on s'était résolu, entre-temps, à créer, sur le plan économique, un instrument de collaboration Internationale que devait doubler l'organisme politique de la Société des Nations, et tenter d'organiser la solidarité économique de l'Europe.
Pour que l'action fût totale et complète, qu'aucune nation n'en fût exclue, on avait décidé d'assembler, pourvus de droits égaux, les représentants de tous les Etats, y compris de la République allemande et du gouvernement des Soviets, auxquels la plupart des puissances européennes n'avaient pas encore accordé la reconnaissance de jure.
(page 210) Et l'on avait désigné Gênes, l'antique cité ligurienne, comme lieu de rassemblement de cette réunion historique.
C'était accorder à l'Italie, toujours repliée sur ses déceptions et ses espérances inassouvies, une ,haute satisfaction morale de prestige.
Le gouvernement du roi Victor-Emmanuel III ne s’en trouvait pas médiocrement flatté. Aussi bien s’efforçait-il d'entourer cette manifestation d'un éclat et d'une pompe capables de répondre aux immenses espoirs que ce congrès européen des nations devait éveiller.
« Genova la Superba », la bien nommée, prêtait à cet épisode d'un film historique de haute classe, le décor magnifique de son amphithéâtre de pierre et de marbre, s'étageant autour de son golfe baigné du flot d'azur et de la lumière d'or de la magie méditerranéenne, et escaladant les frondaisons d'émeraudes des premiers contreforts des Apennins.
D'immenses bannières, aux gais et irais pavillons de la péninsule, pavoisaient les édifices publics. Sur les places encadrées de pelouses fleuries et des bosquets de palmiers, le jeu d'eau des fontaines chantait les claires chansons de la fête et de l'allégresse.
Les somptueux palazzi bordant les vieilles et étroites rues de l'orgueilleuse cité patricienne, ajoutaient au décor prestigieux de leur noble architecture le pavois de vieilles tapisseries couvrant les balustres des balcons et des loggias, reconstituant ainsi le cadre chatoyant des féeries de la Renaissance.
Tout au long de la Riviera Ligurienne, de Sestri Ponente à Rappalo en passant par les riantes oasis de Nervi, Portofino, Santa Marghareta, les grands palaces et les magnifiques villas blotties dans l'écran de verdure de leurs parcs avaient été nolisés pour accueillir les missions officielles des Etats représentés à la conférence.
Pour desservir sans arrêt ces palais de légations, des rames de wagons de luxe, qu'un facétieux confrère avait baptisés des ascenseurs horizontaux, circulaient sans interruption au long de la rive ligurienne.
La mission belge était magnifiquement installée à l'hôtel « Miramar », sur un promontoire de cette incomparable (page 211) corniche supérieure, « le boulevard de Circumvalazione , tracée à mi-côte des collines enveloppant la ville.
Elle était présidée par M. Henri Jaspar, alors ministre des affaires étrangères, que venait rejoindre, de temps à autre, M. Theunis, premier ministre, et pourvue de tout un état-major de techniciens et d'experts financiers, parmi lesquels figuraient MM. Van Zeeland, Omer Lepreux, Gutt, Bemelmans, Georges Janson et le vicomte Pierre Berryer.
La présidence de la conférence était dévolue à M. Lloyd George, premier ministre britannique.
M. Barthou dirigeait la délégation française.
Le Reich avait dépêché à Gênes son ministre des finances, M. Wirth, et son ministre des affaires économiques, M. Rathenau, qui tous deux devaient disparaître dans la bourrasque préhitlérienne.
Mais c'est vers la délégation de la république des Soviets - qui, pour la première fois, venaient prendre place à côté des représentants des Etats capitalistes à la table d'une conférence internationale - que pointaient toutes les curiosités, montaient toutes les espérances, et, comme on le verra par la suite, louchaient quelques convoitises.
Les délégués russes étaient véritablement les lions du jour. Leur arrivée en gare de Gênes avait fait sensation. Sur la foi caricatures, un peu périmées, qui devaient typer symboliquement, pour le peuple moujik, le gros bourgeois occidental, les plénipotentiaires russes avaient adopté l'accoutrement
qu'Ils supposaient idoine à la silhouette des diplomates de l'ancien régime...
Ils débarquèrent donc, sanglés dans des redingotes impeccables, mais qui dataient, et coiffés d'invraisemblables hauts de forme à huit reflets.
Cette élégance conventionnelle faisait contraste avec les complets clairs, les chemises de fantaisie et les gabardines caca d'oie dont s'affublaient les diplomates les plus racés de Downing Street, du Quai d'Orsay, du Palais Farnèse, voire de la Wilhelmstrasse et de la Ball Platz.
Au point que, pour marquer son ahurissement, un grand journal de Gênes résuma toute l'impression ressentie à la réception des Russes dans un large titre : « Tchitcherine in tuba » (Tchitcherine en haut de forme).
(page 212) Les délégués russes étaient flanqués d'une escorte de grands gaillards hirsutes, chargés de veiller sur leur sécurité, - laquelle ne courait aucun risque, - mais surtout de les protéger contre les assauts de curiosité du public, qui les considérait un peu comme des bêtes curieuses.
Ces vigiles, très aisément identifiés, réalisaient le désir baroque de ce ministre qui voulait que la police secrète fût pourvue d'un uniforme spécial, afin de la protéger, en cas de bagarre, contre les erreurs de passeurs à tabac de la police publique.
Leurs vêtements civils étaient faits de débris d'uniformes de la grande guerre, dont on s'était contenté d'enlever les galons et les passepoils. Quand on les voyait, par groupes de cinq ou six, attroupés à quelque carrefour, une rumeur courait dans le public : « I Russi sono qui » (les Russes sont ici.). Immanquablement on voyait surgir les automobiles ornées du pavillon spécial de la conférence - un soleil levant sur écu d’azur et du drapelet rouge au marteau et à la faucille.
Et les badauds s'écartaient et saluaient. Gênes appelée à devenir la glorieuse cité d'étape de la paix véritable en marche, baignait dans une atmosphère d'euphorie et d'optimisme.
Les fascistes eux-mêmes, en pleine ruée vers ce pouvoir, que quelques mois après devait leur assurer la marche sur Rome, avaient souscrit à la trêve. Plus de bastonnades, plus d'expéditions punitives, vers les « Casa del Popolo » où gîtait l'ennemi rouge, plus de libations forcées à l'huile de ricin.
Ils avaient fait placarder d'énormes affiches, où, avec une audacieuse désinvolture, ils déclaraient condescendre, par égard pour les hôtes de l'Italie et pendant toute la durée de la conférence, à laisser la rue en paix. Et l'autorité laissait s'étaler ces placards, semblant leur donner, par son insondable faiblesse, le caractère d'un accord tacite. C'est à peu près comme si quelques bandits de grand chemin proclamaient qu'ils consentaient à interrompre leurs brigandages, et si l'autorité, respectant ce décret, leur accordait une consécration officielle.
(page 213) Prodromes inquiétants d'une attitude de veulerie dont j’avais déjà frappé en passant par Milan.
On devait y recevoir le roi, qui allait inaugurer une foire commerciale. Or la municipalité républicaine, qui aurait pu être mieux inspirée, avait jugé bon de faire retirer du balcon de l’hôtel de ville le drapeau national, alors que toutes les maisons commerciales en étaient pavoisées. Ce que voyant, des chemises noires et des « arditi » avaient pris d'assaut la Municipio, y avaient réarboré le drapeau tricolore et s'y étaient installés en permanence, avec la tranquillité et l'assurance outrancière de grévistes occupant une usine.
Mais dans le monde gouvernemental italien, on ne voyait pas, ou on ne semblait pas voir le feu qui couvait, tout entier que l'on était à la fierté et au prestige que l'événement international allait conférer à la péninsule. Et la conférence commença par un lever de rideau sensationnel et spectaculaire : la séance inaugurale au vieux Palais Saint-Michel, situé en bordure de l'une des darses du port de Gênes.
Ce fut, sous l'œil un peu narquois de Lloyd George, une palabre solennelle où se dépensa l'éloquence théâtrale, optimiste et légèrement creuse des forts ténors de la conférence.
Puis, ce rite magnifique de présentation et de prise de contact accompli, l'activité des délégués se dilua dans l'ombre de réunions de commissions et de sous-commissions. Assemblées hermétiques et occultes d'où ne filtrait que la faible lueur des communiqués officiels et l'éclat furtif de révélations confidentielles.
Des centaines de journalistes, accourus de tous les pays « vivre de l'histoire » étaient, cette fois encore, joués, déçus et roulés par ce simulacre de diplomatie publique.
Pour les accueillir et les héberger à bon compte, on avait transformé en « Albergo dei Giornalisti » (Hôtel des journalistes) une magnifique villa située sur les hauteurs du quartier Carignan, d'où l'on découvre le prestigieux panorama de la rade génoise. Mes confrères et moi, nous étions accablés de prévenances et d'amabilités. Nous étions tous pourvus de cartons de la conférence, qu'il suffisait d'exhiber pour voir s'immobiliser au garde-à-vous les carabiniers allant par deux à travers places, avenues et venelles; pour voir (page 214) s'ouvrir à notre curiosité les innombrable galeries d’art, publiques et privées, de la noble cité.
Un antique palais, situé au cœur de la ville, avait été aménagé en « Casa della Stampa » (Maison de la presse). Une vieille salle d'armes aux boiseries ouvragées avait été transformée en vastes bureaux ultra-modernes, pourvus de tout l'outillage du rendement le plus efficient : microphones, dictaphones. parlophones, sans compter les machines à écrire de tous les âges, de tous les formats et de tous les claviers dont le cliquetis dominait les propos tenus dans toutes les langues. Tout un essaim de dactylos étaient là, qui annotaient notre prose et cuisinaient à des sauces potables, les maigres reliefs d'informations qui tombaient de la table de la conférence. Le Directoire de la conférence nous avait confiés aux bons offices d'un commissaire spécial, désigné pour aider la presse dans sa mission. Cet aimable homme, porteur d'un des noms les plus altiers de l'aristocratie génoise. n'était pas diplomate pour rien. N'ayant rien à nous dire et ne pouvant rien nous dire, il pratiquait avec virtuosité l'art des propos subtils et transparents qui, après avoir ébloui, vous laissait patauger dans l'ombre.
Aux heures critiques de la conférence, il traversait notre assemblée en coup de vent pour échapper à nos questions, ce qui avait valu à ce comte authentique le sobriquet de « le comte courant. »
Il va de soi que chacun des délégués officiels tâchait, avec force ménagements et circonlocutions, de tuyauter quelque peu ses compatriotes journalistes, mais si ses confidences disaient peu de chose, c'est qu'apparemment il en savait moins encore.
Les délégués russes étaient plus loquaces. Ils avaient imaginé, pour nous informer, d'aucuns disaient pour nous bourrer le crâne, un moyen plus original.
Tous les soirs, vers six heures, s'assemblait dans l’aula de l’université génoise, un petit soviet journalistique où, à trous ou quatre cents, nous écoutions les communications que voulait bien nous faire un délégué bolchevique, M. Racowsky.
Ce grand gaillard de Bessarabien, oui maniait toutes les langues européennes avec la virtuosité des Slaves cultivés, (page 215) n’avait pas son pareil pour répondre à côté de toutes les questions que nous lui posions.
Avec une volubilité et un bagout qui faisait un peu songer aux propos de l’illustre Gaudissart, il trouvait réponse à tout, nous accablait d'affirmations péremptoires, de statistiques décisives, d’évocations merveilleuses des richesses que la république des Soviets pouvait mettre à la disposition d’une Europe en velléité de renouveau économique.
Mais on sortait de là, la tête bourdonnante, l'esprit crispé par cette avalanche de documentation, d'hypothèses audacieuses, de promesses mirifiques. Couchés sur le papier, ces propos débridés et chaotiques donnaient moins que rien à information.
Si, comme le fameux congrès de Vienne, qui au dire de Talleyrand ne marchait pas, mais dansait, la conférence n’avançait guère, elle festoyait avec une éblouissante bonne volonté.
Fêtes, soirées, réceptions, raouts, banquets, thés dansants, garden-parties se succédaient sans interruption.
Les délégués des Soviets s'y multipliaient, et la curiosité que leur témoignait la haute société aristocratique de Gênes, se muait en engouement, où le snobisme avait sa large part.
Les plénipotentiaires russes se prêtaient à ces obligations mondaines avec une bonne grâce et un mimétisme qui tenait du prodige. Puisque tous ces personnages chamarrés et toutes ces dames ruisselantes de bijoux croyaient s'amuser en allant regarder « les fauves », il fallait leur en mettre plein la vue.
C’est ainsi qu'un soir, où une assemblée élégante se pressait dans les salons du palais ducal pour assister à une réception organisée par les autorités provinciales, on eut le spectacle, plutôt imprévu, de la rencontre de Son Excellence Rchichérine, commissaire du peuple aux affaires étrangères de l’Union des républiques soviétiques, avec Monseigneur Signori, évêque du diocèse de Gênes.
Le prélat en camail violet, où s'épanouissait la croix pectorale, figé dans une attitude de statue, recevait les invités dans un salon dont il semblait faire les honneurs.
Il se faisait présenter ces invités et chacun, selon le rite protocolaire, lui baisait l'anneau épiscopal, insigne de sa dignité ecclésiastique.
(page 216) Soudain, vers le tard, alors que la fête touchait à sa fin, la délégation russe s'amena, suivie par une cohue d'invités qui se demandaient malicieusement comment l'Excellence bolchévique allait se comporter avec l’Evêque.
Elle se comporta, l'Excellence, selon toutes les règles les plus strictes du protocole.
Tchitchérine, que le meilleur faiseur avait sanglé dans un habit super-chic, au revers duquel brillait la décoration de l'ordre du drapeau rouge, s'avança vers l'évêque, fit un plongeon cérémonieux et, avec la bonne grâce qu'il tenait de ses anciennes fonctions de chambellan du Tsar, baisa dévotement l'anneau que lui tendait le monsignor italien.
Il y eut des chuchotements et des sourires ; et je crus même apercevoir que les quelques élus communistes génois qui, en petit veston et la cravate lavallière au cou, marquaient ainsi ainsi leur personnalité dans cette assemblée chamarrée et parée, lancèrent au « camarade » moscovite un regard noir.
Ils devaient, d'ailleurs, avoir par la suite d'autres sujets d’effarement.
En effet, le roi Victor-Emmanuel s'était avisé, pour un particulier hommage à la conférence, de lui faire une visite officielle.
Un matin, un beau matin de cet admirable printemps italien, on vit entrer dans le port l'énorme cuirassé « Dante », portant à son plus haut mât le pavillon bleu de la maison de Savoie.
Accueilli par le cri rauque des acclamations réglementaires des équipages, par le tonnerre des canons de la rade et de la flotte d'escorte et par les vivats bruyants de la foule, le petit roi descendit au môle et se fit voiturer à travers la ville féeriquement pavoisée.
Le soir, il invita tous les délégués à bord de son cuirassé, et, par une attention politique très habile, fit placer à sa droite, à la table du banquet, Tchitchérine, qui se trouvait là comme chez lui. On observa, en effet, que l'entretien entre le monarque et le diplomate eut l'allure d'une conversation amicale.
Interrogé le lendemain sur le contenu de ces propos de table, assurément historiques, Tchitchérine déclara que la délicatesse lui interdisait toute indiscrétion. Mais il s’empressa (page 217) d’ajouter : « Le Roi m’a paru très averti des problèmes sociaux. Il me fait l’effet d’un excellent démocrate. »
O subtilité du parler diplomatique ! O souplesse de la dialectique slave ! Voilà que ce vocable « démocrate » avilissante injure quand il doit qualifier les frères ennemis du socialisme, devenait un propos flatteur lorsqu’il était appliqué à un dynaste; mais Tcihtchérine devait nous réserver d’autres surprises encore.
Nous croyons avoir dit que la conférence n’avançait pas, mais là, pas du tout. On entrait dans la semaine pascale. Comme aucune réunion importante n’était en vue, comme rien ne se précisait, un grand nombre de mes confrères, s'offrant une petite vacance, s'étaient rendus à Rome pour admirer les splendeurs liturgiques de la semaine pascale.
Or, c'est précisément le jour de Pâques que l'orage éclata, dans le ciel radieux de la plus adorable des journées de printemps.
On avait organisé, ce jour-là, dans le parc d'un castel de la banlieue génoise, une garden-partv. Comme j'avais pris le train-salon, le fameux ascenseur horizontal, pour m'y rendre, je perçus dans un coin de la voiture, la rumeur d'un colloque en langue allemande. C'étaient mes confrères d'outre-Rhin qui, se croyant entre eux, épiloguaient avec animation sur un événement qui avait dû se passer ce jour-là.
J'entends Schief, le correspondant du « Vorwärts », dire à Théodore Wolff, l'as des journalistes berlinois : « Quand ils vont apprendre ça à Paris et à Londres, cela va faire un joli vacarme. »
« - Oui, soupira Wolff, mais cela pourrait bien être la dislocation de la conférence. «
J'avais tendu l'oreille par indiscrétion professionnelle, mais mon geste avait été surpris, et l'un des partenaires de la conversation, me désignant du regard, mit l'index sur ses lèvres.
A n'en pas douter, il y avait du neuf et du pas bon dans l'air. On se figurait déjà la tête qu'allaient faire les augures de la France et de la Grande-Bretagne quand ils allaient apprendre ce qui s'était passé ce jour-là Gênes.
Mais que s'était-il donc passé ?
(page 218) Dès que je me posai cette question, le démon de l’information me posséda.
Comme le train s’arrêtait à Nervi, où un magnat de l’armement maritime génois recevait la Conférence, je résolus de brûler l’étape et la politesse à notre hôte et poursuivis ma route jusqu’à Rapallo, où la délégation soviétique avait pris ses quartiers de printemps.
Pourquoi allais-je voir les Russes ?
Une intuition me disait que puisqu’il y avait du mystérieux, de l’imprévu, du sensationnel, il y avait dû avoir du slave là-dessous.
La journée de Pâques s’étirait dans la chaleur lourde, et un peu étouffante, de ce qui aurait été chez nous – trois mois plus tard – l’après-midi d’un faune… un peu assoupi.
Ils somnolaient debout, les deux vigiles russes, qui, sous les paupières demi-baissées, portèrent sur mon laisser-passer de la Conférence un regard dépourvu de méfiance et sur-le-champ satisfait. Pareillement, un portier de grande maison m’accueillit en s’étirant les bras, en se frottant les yeux, et me conduisit, sans mot dire, vers le château de la Belle au Bois dormant, sans mot dire, où gîtait l’occupant princier de cette seigneuriale demeure : Son Excellence Tchitchérine.
Je fus immédiatement introduit dans le salon où certainement je devais avoir interrompu la sieste du diplomate soviétique.
Mais avec la souple contenance de sa race, il n'en laissa rien paraître - à moins qu'il ne l'affectât, une grande surprise de me voir, ce jour-là, en quête d'information.
« - Quel zèle, monsieur le journaliste, dit-il. Tout le monde est au repos dans la quiétude de cette admirable journée pascale, qui doit inciter tous les hommes à l'optimisme, au désir de s'unir dans la paix ! Et vous voilà à la recherche de nouvelles, d'événements, d'opinions sensationnels.
« Allez donc à la villa, où la vous attend, voir les danseuses de la Scala de Milan, faire sur l'herbe fleurie des rondes à la Boticelli. Il ne se passe rien, voyons ! »
Alors, lâchant, à tout hasard, le soupçon qui avait pris corps dans ma pensée, je dis :
« Vous appelez cela rien, un accord secret entre la Russie soviétique et l'Allemagne ? Mais c'est le coup de (page 219) poignard dans le dos de la conférence de la paix. »
« -Allons, allons, si aujourd’hui les informations font défaut, je vois que vous ne manquez pas d’imagination. Représenter comme un mystérieux secret un simple arrangement commercial né de la rencontre fortuite de nos deux missions, c’est évidemment très fort. Seulement, n’oubliez pas , que même sous cette forme, de pareils accords s’incorporent automatiquement de l’œuvre collective qui doit s’accomplir à Gênes.
« Je vais, du reste, vous en donner la confirmation officieuse. »
Il pressa du doigt le bouton d'une sonnerie électrique, et aussitôt apparut une jeune dactylo que sa plate coiffure à bandeaux noirs, les énormes binocles chevauchant son nez, n'arrivaient pas à priver de charme.
Dans ce musical parler russe, où d'innombrables voyelles s'enchaînent en rythmes syncopés, Tchitchérine dicta une brève. Quelques instants après, la jeune fille apparut, me tendant le texte dactylographié et traduit en français, de ce communiqué.
Il répétait en substance la version du diplomate russe : simple arrangement commercial... résultat d'une rencontre fortuite... éléments premiers d'un accord européen.
Mais on allait voir ce qu'en penseraient les autres partenaires, et comment l'opinion mondiale jugerait cette « combinazione ».
Je rentrai dare-dare à Gênes, où mon irruption au bureau télégraphique de. la « Casa delle Stampa troubla le... désœuvrement des agents vivant cette journée de totale accalmie.
Je copiai, commentai et expédiai mon communiqué avec toute l'allégresse un peu vaniteuse du reporter qui tient, en exclusivité, une primeur sensationnelle.
Puis je m'en fus au Soviet de la Presse respirer l'air de la maison, après ce coup de tonnerre dans un ciel sans nuages.
(page 220) Au lieu des trois cents journalistes qui, tous les soirs, llaient écouter les commentaires de M. Racowsky pour en prendre et en laisser, nous étions à peine une trentaine.
Le délégué russe, après y être allé, lui aussi, de ses propos bucoliques sur la sérénité de la paix pascale, s’excusa de n'avoir rien à nous dire, puisque rien - oh, mais là, vraiment rien, - ne s’était pas.
« - Pas même la signature d'un petit traité le Reich et la République des Soviets ? » fis-je.
Pour avoir risqué cette timide interrogation, je fus foudroyé d'un indigné et écrasé sous un flot d'imprécation :
« La voilà bien l'étourderie et la méchanceté de la presse occidentale, qui accueille toutes les accusations contre les Soviets ! Conclure des accords particuliers alors que nous sommes ici pour reconstituer l'économie de l'Europe entière serait une vilaine action, presque une félonie », s'écriait Racowsky, la voix étranglée par l'indignation.
« - Possible, ripostai-je, mais ce n'est pas ce que m'a dit M. Tchitchérine, qui m'a remis le communiqué que voici. »
Racowsky encaissa le coup, sans que rien n'y parût. Il parcourut le papier, d'un rapide regard, me félicita de savoir ce qu'il prétendait ignorer. Puis retombant immédiatement sur ses pattes, il se mit en devoir d'amenuiser l'incident, à la manière du chef de sa mission.
Mais déjà mes confrères ne l'écoutaient plus et m'enveloppaient pour déchiffrer le précieux communiqué.
Cependant il était temps d'aller se mettre en frac pour une grande réception offerte par la municipalité au Palazzo Blanco.
En m'y acheminant je rattrapai M. Rathenau, qui en raison de la chaleur persistante, avait laissé tomber la gabardine et se promenait par les rues en grand arroi de fête.
« - Il fait chaud ce soir, me dit-il.
« - Il fera beaucoup plus frais où nous allons.
« - Pourquoi donc ?
(page 221) « - Dame, après le coup de théâtre de votre accord particulier avec les Russes.
« - Oh, pour si peu de choses ! »
Et je n'échappai pas à la troisième mouture de l'explication que m’avait donnée Tchitchérine.
Le ministre allemand n'eut, du reste, rien à redouter du contact avec les délégués français et britanniques, car ils ne se présentèrent pas à la réception.
Sauf que M. Lloyd George apparut un moment, pour présenter ses civilités à M. Facta, le premier ministre italien, qui était accouru de Rome pour saluer la Conférence.
Ce dernier ministre constitutionnel du roi Victor-Emmanuel, personnage falot et grandiloquent que le fascisme balaya comme fétu de paille, n'était vraiment pas à la page. Il y alla d'un discours tonitruant, dans lequel il saluait l'œuvre en voie d'accomplissement comme un des plus grands événements du siècle, dont la gloire rejaillirait sur l'illustre cité de Gênes et sur le règne de son souverain.
Une illusion qui se dissipa quelques heures après.
En effet, les plénipotentiaires se trouvèrent convoqués, le lendemain, au Palais Saint-Georges.
Les places des délégués russes et allemands étaient vides.
S'adressant aux journalistes, Lloyd George trouva, pour flétrir les saboteurs de la conférence, les accents virulents qu’il employait quand il parlait de faire pendre le Kaiser. Et le « Damned German » en prit pour son grade.
Virtuellement, en dépit d'efforts discrets pour raccommoder les choses, la Conférence était disloquée. Il y eut bien des conciliabules et des négociations particulières pour régler certains intérêts isolés. Il y eut surtout des tractations entre coulissiers de la conférence, dont les pétroles du Caucase, des arrangements anglo-russes pour les affaires afghane, la fourniture de capitaux et de matériel à la sidérurgie allemande, l'utilisation de techniciens britanniques en Russie, firent les frais.
Mais c'était la monnaie courante des marchandages du haut capitalisme, que la guerre universelle elle-même, malgré ses murailles de feu, n'avait pu empêcher ni compromettre.
(page 222) En France, ce drame eût fini par des chansons. En Italie, cela devait finir par des anecdotes, des pasquinades.
Je crois déjà l'avoir dit, on vivait alors, sauf dans les pays demeurés neutres pendant la guerre, sur la table à secousses des crises épileptiques du change.
Comme, l'une après l'autre, les délégations reprenaient le chemin du retour, on racontait comment les chefs de mission avaient pris congé du personnel des palaces et des châteaux qui les avaient abrités.
M. Barthou y était allé royalement d'un pourboire de plusieurs milliers de francs. Et comme la devise française faisait prime en Italie, les majordomes s'étaient ployés en révérences reconnaissantes devant la munificence de son illustrissime Excellence.
M. Rathenau avait remis au personnel auxiliaire toute une valise remplie de milliards de marks-papier.
Le délégué autrichien avait remis au maître d’hôtel une clé, en disant : « Voici de quoi ouvrir le wagon-blindé de notre délégation. Prenez tout le chargement de couronnes que nous avons amené de Vienne. »
Et M. Tchitchérine, plus large encore, avait tout simplement donné au personnel deux planches à devises, en disant, avec un sourire qui, lui aussi, était large :
« Tenez, tirez à la presse autant de roubles que vous en désirez. »
Mais Lloyd George s'était contenté de déposer une livre-or sur le plateau, et cette largesse dépassait toutes les autres.
Seulement il était pareil à ce roi mythologique qui mourut de misère sur son tas d'or. Mais celui-là ne devait connaître, dans son royaume, la grande pitié de trois millions de chômeurs.