(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)
(page 249) Si la grande tourmente de la guerre 1914-1918 alluma et attisa de sinistres brasiers, elle éteignit, chez nous, toute lumière que pouvait projeter une presse libre.
De même que tous les quotidiens de la capitale et la plupart des journaux de province, « Le Peuple » cessa de paraître dès que les troupes des envahisseurs occupèrent nos cités.
Des journaux, en petit nombre, naquirent sous l'inspiration, le contrôle et la censure des autorités occupantes ; mais à part deux ou trois défaillances - et que ceci soit répété pour l’honneur de la corporation - aucun journaliste belge ne leur accorda sa collaboration. Et ce fut, pendant plus de quatre ans, la grève magnifique, unanime, sans défection, des plumes brisées.
Ce fut aussi, pour la plupart, la pauvreté, voire la misère, acceptées avec une résignation discrète, alimentée par la pensée que d'autres souffrances accablaient ceux qui tenaient tête à l'ennemi, dans les tranchées, ceux que les massacres, les incendies et les pillages avaient chassés sur les routes de l'exil, ou bien encore ces multitudes de chômeurs voués à l'esclavage de la déportation.
Expulsés de leurs rédactions et dispersés, les journalistes bruxellois finirent toutefois par se retrouver autour des tables d'un réfectoire qu'une œuvre d'entr'aide avait réussi à installer dans les locaux d'une brasserie-restaurant, disparue depuis longtemps, le « Sésino » et qui faisait alors figure d'abreuvoir luxueux parmi les tavernes des boulevards du centre de Bruxelles.
Nous y trouvions, chaque jour, le réconfort de la camaraderie, de la conversation, des propos de table qu'alimentaient les nouvelles sensationnelles, vraies ou fausses, filtrées au travers des barrages qui isolaient la Belgique du (page 250) reste du monde. C'était d’ailleurs l’alimentation la plus substantielle qui pouvait nous aider à « tenir le coup. »
Car, sans vouloir trop de mal aux mânes de feu Jean Guilmot, le restaurateur qui s'était préposé à notre ravitaillement, nous souhaitons, qu’au purgatoire où il expie ses péchés contre la gastronomie, il soit condamné à ingérer sans cesse les fayots plutôt périmés et les viandes douteuses qui composaient invariablement notre maigre et monotone quotidienne.
J'imagine cependant que la pire des pénitences qui nous étaient imposées était celle qui nous obligeait à maîtriser le démon de la prose, lequel nous obsédait et nous possédait.
Plusieurs d'entre les nôtres entretenaient leur plume en collaborant à de petites feuilles clandestines, à éditions intermittentes, que l'on se passait sous le manteau et qui, lorsqu'elles étaient découvertes par la Polizei valaient à leurs auteurs quelques mois de séjour à la prison de Saint-Gilles.
Je puis bien confesser que, de temps à autre, j'y allais, moi aussi, de mon petit pamphlet contre nos oppresseurs, mais je réussis à garder si heureusement mon strict incognito qu'il m'arriva, plus d'une fois, de recevoir confidentiellement des petits libelles qui étaient sortis de ma propre plume. Ce fut le cas, notamment, pour une « Proclamation de la Marollie Libre et Indépendante » où, parodiant le fameux manifeste activiste du sinistre Conseil des Flandres qui avait proclamé l'autonomie du pays flamand, je décrétais toute une série de mesures loufoques, conférant au populaire qui grouille dans les parages de la rue Haute et de la rue Blaes, des droits souverains peu ordinaires, et nommais aux dignités les plus somptuaires, les plus sombres arsouilles du quartier. Personne n'avait retrouvé mon style dans le jargon truculent que parlait Pitje Snot, le héros légendaire des ruelles et impasses. J'en fus assez flatté et, par surcroît, préservé des attentions soupçonneuses de la Polizei.
J'eus évidemment des occasions plus sérieuses de dérouiller ma plume. C'est ainsi que j'écrivis et rédigeai d'une haleine le cours élémentaire de littérature française et de rédaction que je donnai, une année durant, aux élèves de la (page 251) centrale d’éducation ouvrière. J'en fis de même pour le cours d’histoire contemporaine, dont les cinquante-deux leçons furent suivies, avec une assiduité et une fidélité totales, par quarante élèves, la plupart secrétaires d'organisations syndicales. Puis-je ajouter que le plus assidu et le plus appliqué de ces élèves était… le citoyen Jacquemotte, qui devint, après la scission, le chef du parti communiste belge. Encore que mes leçons n'eussent été pour rien dans cette évolution !
Mais ce n'était pas, à proprement parler, du journalisme. Au surplus, il a été beaucoup écrit sur l'activité journalistique clandestine pendant l'occupation allemande. Ceux que la chose intéresse trouveront une documentation précieuse dans les archives et dans la bibliothèque de l'Association Générale de la Presse Belge.
Qu'il me soit simplement permis de rappeler qu'à son retour de la guerre, le roi Albert rendit un hommage solennel au civisme et à l'esprit de sacrifice des journalistes de son pays, auxquels il attribua une large part, dans le maintien du moral et de l'optimisme des populations tenues sous le joug de l'occupant.
On peut se représenter notre allégresse quand, au lendemain de l'armistice, nous pûmes redresser nos plumes volontairement brisées.
J'eus la charge et l'honneur de rédiger le premier numéro du « Peuple » un journal d'une seule feuille, tiré sur un papier de fortune et lancé le jour même de l'entrée des troupes victorieuses dans la capitale. Dame ! notre directeur, Joseph Wauters, était devenu ministre, et d'autres rédacteurs étaient sur le chemin du retour au pays.
Passant outre à ma propre consigne de ne reproduire dans ce livre de souvenirs aucun des milliers d'articles dont j'ai encombré les pages des journaux, je cède à la tentation de reproduire quand même ce cri de « Résurrection », c'était le titre de l'article, qui s'échappa de ma poitrine libérée.
Le voici :
« Après quatre années et trois mois de silence imposé à la presse libre dans cette vaste prison qu'était la Belgique occupée, « Le Peuple » retrouve la voix.
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• Cette voix veut tout d’abord s’exhaler en un Iong et joyeux cri de reconnaissance envers les armées qui, réunies sous les bannières de toutes les nations dignes de la civilisation, pénètrent aujourd'hui dans Bruxelles, chassant devant elles les débris miteux de ce qui fut un régime de tyrannie, de misère et d'épouvante.
« Confondue dans les acclamations dont le tonnerre va rouler, s'amplifier et secouer la cité à mesure que s'avanceront nos héros, tous également braves et méritants, du dernier au premier, notre voix ne saurait traduire, en ces premières heures d'indicible joie, que l'allégresse de la délivrance.
« Frères belges qui avez connu toute la gamme douloureuse de la détresse allant de l'oppression la plus brutale jusqu'aux confins de la famine, abandonnez-vous sans compter à cette joie qui élargit vos poitrines.
« Tâtez-vous pour sentir que le rêve est devenu réalité vivante, que la boucherie a pris fin, que le grondement du canon et le sinistre crépitement des mitrailleuses se sont tus. Dites-vous bien qu'il est vrai que la paix est descendue parmi les hommes comme parmi les nations, que les puissances de violence et de dictature sont brisées à jamais, et que le fusil est désormais condamné au silence, partout où la démocratie triomphante, armée du droit, garantie par la liberté, commandera impérieuse.
« Et serrez, serrez bien fort sur vos poitrines fraternelles, vos pères, frères, parents, amis et camarades de cette héroïque petite armée belge ; ils vous sont doublement chers, d'abord parce qu'ils sont le sang de votre sang, ensuite parce qu'ils sont, ainsi qu'en atteste la conscience des peuples et le dira l'Histoire, ceux qui, les premiers, ont sauvé l'humanité de la barbarie.
« Mais « Le Peuple » a d'autres choses graves et profondes à dire à ce prolétariat belge dont il est, depuis plus de trente ans, l'organe et le conseiller.
« Les heures de joie sont rares et de courte durée dans la vie des hommes et des peuples. Après les journées d'allégresse viendront bientôt celles de la réflexion, de la méditation et de l’action.
(page 253) « Quand les drapeaux seront enroulés et que l'ivresse de la victoire se sera dissipée, on verra la profonde blessure qui saigne au flanc de l’humanité et les nations les plus fortement éprouvées par la guerre offriront le spectacle d'un champ de ruines.
« Ruines matérielles dans nos villes ravagées, nos villages détruits, nos campagnes saccagées ; ruines matérielles dans nos fabriques pillées, vidées systématiquement de leur outillage, dans nos entrepôts dépouillés par les réquisitions, dans nos magasins de vivres cambriolés par les faméliques de la soldatesque allemande. Ruines matérielles dont nos services publics, détruits ou sabotés, chemins de fer, vicinaux, canaux, voies de communications, etc... De telle sorte que si quelque miracle de ces temps prodigieux, féconds en surprises, nous permettait l'appropriation collective des moyens de production, la classe ouvrière pourrait, tout au plus, « socialiser la misère. »
« Ruines morales dans les classes que leur cupidité instinctive a poussées vers les crimes sordides de l'accaparement ; ruines morales dans les consciences avilies où, par tous les degrés de la déchéance, la trahison, le commerce avec l'ennemi, du travail fourni à son plan infernal, des hommes sont descendus vers l'aberration.
« C'est le destin de la guerre de semer les ruines, de traîner dans son sillage rouge, la maladie, la famine, la révolte de la colère, de la vengeance et du désespoir et parfois dans tous les pays vaincus, d'accumuler toute cette dynamique de décomposition sociale pour l'explosion d'une révolution.
« La classe ouvrière belge a, derrière elle, tout un passé de luttes opiniâtres, d'efforts d'organisation et d'initiative hardie. Elle saura regarder en face tous les aspects de cette réalité et trouver dans son sang-froid, dans son énergie, dans son audace réfléchie, toutes les forces qu’exigent les responsabilités dont elle n'a pas peur.
« La guerre, écrivait Louis de Brouckère il y a de deux ans dans l'« Humanité » partage l’histoire en deux périodes bien distinctes ; rien de ce qui a été hier ne restera et ne subsistera dans sa forme à l’intérieur. Il faut reconstituer la Belgique, il faut refaire l’humanité. Mais, aveugles et insensés seraient ceux-là qui s’imagineraient que (page 254) l’édifice de demain puisse être reconstruit avec les matériaux d'hier.
« L'édifice de demain, c'est la démocratie triomphante du monde entier, qui nous en apporte le plan ordonné, rendant la maison humaine habitable à tous ; les matériaux de demain, c'est la commotion sociale, ébranlant l'univers qui les jette à nos pieds et nous permettra, dans un style élancé et altier, de bâtir le foyer d'une classe ouvrière ayant payé de son sang le droit à l'existence libre et heureuse.
« Fête aujourd'hui, lutte et travaille demain.
« Vive la Belgique nouvelle !
« Vivent le suffrage universel et la démocratie !
» Vive le socialisme ! »