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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

La bataille électorale de 1894

Un saut dans l'inconnu : 1.200.000 électeurs au lieu de 120.000 - La bouteille à encre - Les pronostics d’un premier ministre - 28 députés socialistes au lieu de 4 a 5 - Effondrement libéral - La forêt noire de la droite

(page 59) Octobre 1894. La Constituante, ayant accompli sa tâche révisionniste, est dissoute. Le nouveau corps électoral, aux effectifs décuplés, est appelé à choisir les députés et sénateurs représentants, cette fois, de toute la nation.

L'événement bouleverse toutes les traditions. Il va dérouter toutes les prévisions.

Songez donc. Ils sont plus de douze cent mille au lieu de cent vingt mille citoyens à exercer ce qu'on appelle la souveraineté politique, et, plus d'un million de travailleurs traités jusqu'alors en ilotes, vont, pour la première fois, participer au scrutin.

Que va-t-il sortir de cette multitude, de sa ruée vers le pouvoir ? Les petites gens des villes et agglomérations industrielles, ainsi que les terriens des villages, qu'un doctrinaire hautain et arrogant avait osé traiter de racaille et de barbares, montant à l'assaut du pouvoir, avec une fraîcheur, une impétuosité et une foi délirante qui fait songer aux élans romantiques du peuple français émancipé sur la révolution de 1848.

(page 60) Dans les milieux dirigeants de la bourgeoisie, on manifeste plus de curiosité intriguée que de frayeur et d’appréhension. Les moins optimistes se bornent à dire qu’on ne peut voir clair dans cette bouteille à encre.

Le chef du gouvernement catholique, M. de Burlet, proclama, avec une assurance passablement étourdit, que trois ou quatre socialistes à peine franchiront les portes du Parlement. Il devait en voir venir 28.

Rencontré au cours d’une tournée de propagande dans la région de Charleroi, le baron Drion, député conservateur, s’imagine me faire un compliment condescendant en disant ;

« Vos amis socialistes ont quelques chances par ici, ils ne recueilleront pas moins de dix mille voix au pays noir. »

Ils devaient en obtenir dans les soixante mille.

Les catholiques se croyaient en sûreté dans leurs fiefs ruraux, protégés contre l'infiltration des idées nouvelles par le double rempart du clergé et l'omnipotence féodale des châtelains et hobereaux.

Dans les villes, les libéraux comptaient sur l'influence des grandes familles patriciennes, sur le rayonnement intellectuel de maîtres du barreau, de l'université, du notariat, qu'ils tenaient pour l'élite de nation. Les radicaux, eux, pouvaient assez légitimement escompter la reconnaissance des masses plébéiennes qu'ils avaient aidées à se libérer de leurs chaînes de servitude. Calcul un peu illusoire car, en politique, la reconnaissance est monnaie peu courante. Et puis les intérêts économiques d'une classe prolétarisée, paupérisée à l'excès, devaient parler plus haut que les sentiments. Tous ne furent d'ailleurs pas payés d'ingratitude puisque,. dans les circonscriptions wallonnes où ils avaient fait alliance avec les socialistes, ils partagèrent avec eux le butin de la victoire rouge. Et puis d'autres, en ballottage avec les catholiques, furent sauvés par les socialistes, reportant automatiquement leurs voix sur les listes bleues.

Dans le parti ouvrier, cette première entrée en lice politique avait suscité une véritable fièvre de combativité, d'enthousiasme et d'esprit de sacrifice.

On peut trouver un reflet du remous profond de ces masses populaires dans l'opuscule vivant, pittoresque et (page 61) émouvant, qu’Emile Vandervelde et Jules Destrée consacrèrent à leur « Campagne électorale au Pays Noir. »

On eût pu en écrire tout autant sur les péripéties et épreuves de toute nature caractérisant cette lutte frénétique menée dans toutes les régions wallonnes et flamandes du pays.

Un foi mystique soulevait la montagne de rancunes, de colères et de révoltes qu'une longue oppression de classe avait accumulée. Si quelque intellectuels de grande allure, comme Emile Vandervelde, Jules Destrée et Hector Denis figuraient sur les listes socialistes, la majeure partie des candidats était des travailleurs manuels, des mineurs, des métallurgistes, des carriers, des verriers, des tisserands, voire des fermiers-cultivateurs.

L'un d'eux, le père Niezette, entra la Chambre d'emblée et y demeura pendant des temps sans fin, ce dont les socialistes tiraient un grand orgueil en représentant aux hobereaux et aux grands propriétaires, réunis dans Ie groupe catholique agricole, qu'eux seuls avaient fait retentir au Parlement la voix d'un paysan authentique.

Le parti catholique, ployé tout entier alors sous la férule conservatrice de son chef intraitable et autoritaire M. Woeste, avait, de-ci de-là, dû admettre sur ses listes quelques ouvriers, désignés parmi les membres inoffensifs des patronages et cercles paroissiaux.

Il réussit en faire élire quelques-uns, notamment à Bruxelles et à Gand ; mais ces personnages falots et amorphes se comportèrent au Parlement comme les plus dociles et les plus obéissants des figurants de la troupe conservatrice. En sorte que, à la première élection suivante, dès que les démocrates-chrétiens levèrent timidement la tête, ils s'empressèrent d'expulser ces figurants, arrière-faix, comme le disait l'un d'eux, des vieilles générations de réactionnaires. Une seule dissidence fissurait le bloc puissant de la majorité catholique. Elle s'était produite, symboliquement, dans ce pays d'Alost que la droite tenait pour sa redoute inexpugnable; car, de tout temps, le vieux parti catholique avait réalisé cette gageure de faire représenter cette région, peuplée de petits paysans et d'ouvriers industriels exclusivement flamands, par un Bruxellois, conservateur à outrance et qui (page 62) ignorait jusqu’au premier mot de la langue courante de ses électeurs.

Le bas clergé couvait M. Woeste, tout comme plus tard il devait couver les apôtres du séparatisme flamand.

Or, on vit se dresser contre cette muraille de puissante et de richesse, un pauvre petit prêtre, armé de sa fronde ; c’était l’abbé Daens. Ce prêtre n’était du reste pas le premier venu. Il avait enseigné la philosophie dans un collège de Flandre. Mais son caractère indépendants et ses opinions démocratiques nettement avouées l’avaient fait mettre en quarantaine. Tout au plus, l’avait-on autorisé à dire sa messe à l’oratoire d'un petit couvent de sœurs hospitalières à Alost.

Ses loisirs forcés, il les utilisait en faisant, auprès des petits gens, de longs et patients efforts pour les convertir à la démocratie,.

Un jour, on le vit apparaître à Bruxelles, aux côtés de libéraux et de socialistes notoires, dans un grand meeting en faveur de la représentation proportionnelle.

Un curé parlant à la tribune d'un meeting public, à côté de mécréants, c'était chose assurément nouvelle dans la capitale.

Dès le premier contact avec le public, la confiance et la sympathie naquirent. L'homme était de haute et imposante stature en sa soutane plutôt usée. Son visage rond, large, épanoui était éclairé de regards à la fois ardents et malicieux.

Il parla en tribun, décrivant avec des accents tour à tour apitoyés, courroucés ou férocement ironiques, la détresse des parias de la Flandre, terre de misères. Il flagella, sans pitié, les hobereaux tyranniques et intolérants et les pharisiens des couvents où le paysan voyait tout entrer, mais ne voyait sortir que la fumée des cheminées. Et il plaida, avec émotion, la cause du Christ égalitaire, lequel n'avait pas voulu que la fraternité évangélique fût faussée par des privilèges de caste. Son discours fut une révélation. Il fit scandale dans les milieux conservateurs, mais eut un retentissement dans tout le pays.

Peu de temps après ce meeting sensationnel, j'allais interviewer l'abbé Daens dans la modeste maison où l'abritait sa sœur, dans ce coin pittoresque dénommé, à Alost, l’île Chipka.

(page 63) L'abbé Daens m’expliqua son programme politique et social, qu'il disait inspiré de l'encyclique pontificale « Rerum Novarum », mais qui, dans le monde conservateur, devait singulièrement sentir le roussi.

Ce programme d’apparentait, en tout, ) la plateforme des revendications immédiates que formulait alors le socialisme belge.

Pour le réaliser, l'abbé Daens n'avait pas hésité à se jeter tout entier dans la lutte. Une lutte opiniâtre, où il connut des succès électoraux éclatants, mais aussi des déboires, des peines intimes, des offenses diffamatoires et d'implacables sanctions ecclésiastiques, qui, au bout de quelques années, finirent par le terrasser et le faire mourir dans la pauvreté et l'isolement.

Mais revenons à cette campagne électorale, qui marqua l'apogée de sa trop brève carrière politique.

Les opérations du vote se déroulèrent dans un calme parfait.

On ne signala de tumulte qu'au pays d'Alost, où la dissidence de l'abbé Daens avait précipité les conservateurs dans un délire d'affolement et de fureur.

Sur cette terre classique de la corruption électorale, ils s'étaient, cette fois, surpassés, distribuant notamment, selon la plaisante expression de Demblon, des myriamètres de saucisses. Aussi bien le Procureur-Général dut-il intervenir pour réclamer des poursuites contre le parti du tout-puissant chef de la majorité, M. Woeste, dont l'élection, avec celle d'un de ses acolytes, fut invalidée. Au nouveau scrutin, les électeurs alostois envoyèrent les deux adversaires nez à nez, M. Woeste et l'abbé Daens, siéger en même temp à la Chambre. Tous deux allaient s'y affronter, l'un vindicatif et rageur, l'autre, ironique et frondeur, sauf lorsque des exactions réactionnaires l'animait de la fougue d'un moine prédicateur.

Mais ceci ne fut que l'épisode intensément coloré de la véritable révolution pacifique qui venait de s’accomplir.

La surprise absolument inattendue de cette journée historique fut l'écroulement massif du parti libéral et l’éclatante victoire du parti socialiste.

Cette victoire, qui assurait au parti ouvriers 28 (page 64) (mots illisibles)

Eût été plus grande encore, si le régime de la majorité absolue et la détestable géographie électorale qui

Grandes agglomérations urbaines

Puremenr rurales, n’avaient foncièrement

Le produit de cette opération de recensement politique.

En effet, pour leurs 300.000 suffrages, les socialistes n’obtenaient que 28 sièges de députés, tandis qu’avec un nombre de voix à peine double, les catholiques allaient être plus d’une centaine à la Chambre.

Première cause d’irritation et d'exaspération, qui allait tendre, à l’extrême, les rapports entre majorité et minorité. Et dangereuse excitation au conflit des races, puisque le socialisme du pays flamand, encore qu'il eût déjà acquis une puissance à considérer, n'avait aucun représentant au Parlement. Des hyper-wallons tentèrent même d'exploiter cette situation contre l'unité belge, en disant que la Wallonie démocratique et rouge ne pouvait pas traîner indéfiniment le boulet d'une Flandre cléricale et réactionnaire. Mais les socialistes wallons, plus conciliants plus prévoyants, comprirent que les temps viendraient pour leurs frères flamands. Et ils prirent, sur leur liste, les hommes les plus représentatifs des Flandres et de la circonscription de Bruxelles, enveloppés par la cuirasse des masses rurales. C'est ainsi qu'Emile Vandervelde fut élu à Charlero i; Louis Bertrand à Soignies et Edouard Anseeie à Liége.

Le deuxième résultat de la journée avait été l'élimination presque totale de la fraction parlementaire libérale.

Quel écroulement ! Frère-Orban, Bara, Magis, Lippens et toute une série de grands bonzes doctrinaires, magnats orgueilleux d'une caste qui, depuis une soixantaine d'années, alternaient au pouvoir, avec les seigneurs terriens et les barons de haute finance du parti catholique, tous furent rayés de la carte politique. Quelques-uns auraient pu se sauver, mais ils refusèrent de le faire. Les uns, avec dignité, comme le vieux chef, Frère-Orban qui, en ballottage avec la liste des socialistes et progressistes unis à Liége, refusa avec hauteur, l'offre de ralliement des catholiques autour de son nom, en disant : « Je ne veux pas mourir entre les bras d'un capucin. »

(page 65) D’autres, comme les dix-huit députés libéraux de Bruxelles, pouvaient, grâce au ralliement socialiste, escompter leur rentrée au parlement. Mais la Cour, la bourse, le haut négoce y allèrent de toutes leurs influences et provoquèrent cette désertion des masses libérales, votant contre leur propre liste de crainte d'affaiblir le rempart qu'une majorité catholique et nettement conservatrice pouvait opposer à l'inquiétante poussée socialiste qui venait de révéler sa force.

Il en fut à peu près de même partout, hormis dans les conscriptions où les libéraux s'étaient montrés plus démocrates et avaient fait passer, en alliance avec les socialistes, un petit peloton d'une dizaine de députés progressistes, dont Georges Lorand, rédacteur du journal La Réforme prenait la tête.

Il arriva ainsi que, dans la nouvelle Chambre, le parti catholique, bien qu'il eût à peine récolté, à la faveur du vote plural, la moitié des suffrages du nouveau corps électoral, se vit pourvu d'une majorité formidable, telle qu'il n'en avait jamais connue depuis l'avènement de l'indépendance belge.

Situation délicate et dangereuse, qui aurait dû détourner les hommes d'Etat catholiques de la tentation d'abuser d'un pouvoir aussi fragile et aussi contesté. Ils n'en firent rien, hélas, pratiquant une politique qui tendait à mettre les adversaires hors la loi, en frappant les fonctionnaires et agents de l'Etat coupables d'adhérer au parti ouvrier, en refusant de nommer des bourgmestres socialistes, portés au pouvoir communal par l'immense majorité de leurs concitoyens, en interdisant la vente des feuilles socialistes dans les gares et en réprimant, avec une rigueur féroce, les mouvements de grève et les démonstrations populaires.

Procédés qui créèrent souvent, au pays, un climat de guerre civile et dressèrent au Parlement, la majorité et l'opposition en posture belliqueuse, voire haineuse.

Aussi bien, dès qu'une proposition s'élevait des bancs de l'extrême-gauche, on voyait se dresser ce que Vandervelde appelait l'opaque et impénétrable forêt noire d'une majorité réactionnaire, enivrée jusqu'à l'imprudence de sa fortune subite, insolite et usurpée.