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Au temps de l'unionisme
DE BUS DE WARNAFFE Charles - 1944

Charles DU BUS DE WARNAFFE, Au temps de l’unionisme

(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)

Chapitre IX. Le cabinet de Theux. La mutilation de la Patrie (1839)

Guillaume adhère aux XXIV articles - L’histoire d'une proposition de Dumortier- Retraite des ministres Ernst et d'Huart- Ajournement des Chambres - Premiers débats sur le projet à la Chambre - La majorité des sections favorables à l'acceptation - La discussion à la Chambre - Le traité de 1839

(page 193) Le 1er novembre 1831, François du Bus avait été l'un des députés qui refusèrent la ratification du traité des XXIV articles.

Depuis cette date le roi de Hollande avait fait le mort, et l'instrument diplomatique commençait à jaunir dans un dossier sur lequel s'accumulait la poussière. La partie menacée du Limbourg et l'actuel grand-duché de Luxembourg continuaient à participer à la vie nationale belge, malgré le glaive de séparation suspendu dans leur ciel.

Jusqu'au jour où la Hollande bougea, après plus de six ans de léthargie.

Ce n'est encore qu’une rumeur, relatée en postscriptum, au bas d une lettre du 19 mars 1838 :

« Le bruit s'accrédite que le roi Guillaume adhère aux XXIV articles ; Dumortier a voulu tâter un de nos ministres sur ce point dans une conversation particulière. - Je ne suis pas ministre des affaires étrangères, a-t-il répondu, et cette manière de répondre tend à confirmer le bruit. Cela nous a prépare des discussions orageuses, et peut-être un changement de cabinet. »

(page 194) Ceci étonne Edmond du Bus : « Ce que je ne comprens pas et ce que vous me mandez, c'est que cet événement amènerait un changement de cabinet ; pourquoi ? Ceux qui sont aux affaires n'ont, en tant que ministres, aucun antécédent qui les gêne relativement aux 24 articles ; pourquoi donc ne pourraient-ils, aussi bien que d'autres, gouverner cette barque ? » (20 mars).

François du Bus ne répond pas à cette observation. Comme en 1831, il espère de nouveau contre l'espérance, et se raccroche avec optimisme aux on-dit favorables :

« Dumortier est content des dispositions du cabinet relativement à nos relations extérieures. On tient à conserver tout le territoire. Le parti banquiste voudrait que l'on consacrât les cruelles cessions de territoire, en tâchant d'obtenir une diminution de la dette. Il paraît que la France et l'Angleterre nous sont favorables. » (2 avril).

Mais à la veille de l'année fatale, les visions bleues s'estompent.

« D 'après un renseignement très sérieux, il est arrivé hier soir des nouvelles peu favorables des dispositions de la France quant à notre question territoriale.

« Telle est la note au décembre 1838, avant le « drame de 1839 » qui va se précipiter en deux mois, février et mars.

Une fois de plus, cédons la place à François du Bus, car seules les opinions et réactions tout « chaudes » d'un contemporain peuvent donner vie à ces pages dans lesquelles notre rôle se borne à intercaler des titres, ou dessiner rapidement un cadre.

Comme prélude immédiat du drame, voici d'abord l'accordage des violons devant le rideau baissé. 2 février 1839.

« Vous avez vu dans les journaux, et dans le Moniteur de ce jour, qu'après le rapport du (page 195) ministre, Dumortier a déposé une proposition d'ordre du jour motivé signée de lui et de 32 autres députés. Cette proposition contenait d'abord un plus grand nombre de signatures. On m'était venu me la présenter le matin et j'avais dit que, dans une pareille circonstance, où il était si important qu'il y eût union entre le gouvernement et les chambres, je ne voulais signer que pour autant que l'on fût d'accord avec le ministère sur cette manière de se prononcer.

« On m'invita à une réunion chez Dumortier à une heure ; une quarantaine de députés et au-delà y vinrent. Il exposa qu'il savait que l'on communiquerait les protocoles sans aucune conclusion ; qu’il était nécessaire que la Chambre manifestât son dessein de persévérer dans les résolutions de son adresse ; que l'on avait pensé d'abord à une protestation, mais qu'on avait renoncé à ce moyen, parce qu'on était certain que le ministère ne s'y rallierait pas, et qu'il fallait prendre bien garde de se diviser ; que l’on avait pensé ensuite à proposer la question préalable ; mais que cette forme dédaigneuse de repousser les propositions de la conférence pourrait être considérée peut-être comme inconvenante u et offensante ; que l’on avait trouvé alors l'idée d'un ordre du jour motivé, qui n'avait rien d'inconvenant, et était même, quant sa conclusion, une conséquence nécessaire de ce que le rapport n'était suivi d'aucune proposition des ministres. Metz a dit alors qu'il avait communiqué cette idée au ministre Nothomb qui, sans l'approuver formellement, ne l'avait pas rejetée. Le ministre d'Etat Félix de Mérode était présent ; il ne critiqua point l'ordre du jour motivé ; au contraire, il dit que s'il n'était pas membre du conseil, il signerait, et son frère Werner signa. Je signai aussi avec nombre d'autres. «

Au lieu d'une simple communication des protocoles, nous avons eu un long récit de négociations (page 196) assez compliquées depuis 1833 jusqu'à présent, et en écoutant cette longue narration tellement quellement (car le débit était fort soporifique), certains signataires faisaient tout bas la réflexion, que répondre instantanément à un rapport dont la lecture a duré deux heures et demie, par une motion d'ordre du jour, cela pouvait avoir la couleur de la question préalable, à laquelle on avait renoncé.

« La lecture a été interrompue par pauses et dans ces intervalles on s'est adressé aux ministres qui ont blâmé cette forme de procédure et ont déclaré formellement qu'ils s'y opposeraient. Plusieurs signataires, du nombre desquels j'étais, ont alors demandé à Dumortier, en lui rappelant ses protestations de ne pas se diviser et de marcher d'accord avec les ministres, lui ont demandé, dis-je, de ne pas déposer cette motion sur le bureau ; il a prétendu la déposer tout de même : il nous est resté, à moi et à d'autres, la ressource de faire biffer nos signatures et la pièce a été produite avec les signatures de ceux qui n'ont pas eu la volonté ou le temps de les faire effacer.

« Une discussion s'est alors engagée ; mais quand Dumortier a vu Ernst lui-même s'élever contre cette précipitation et dire que persister dans cette forme était un moyen de diviser les esprits au lieu de les réunir, il a consenti à ajourner sa motion : elle reviendra mercredi Une complication de cette affaire, c'est que, selon ce que Félix de Mérode nous a confié. »

« Une complication de cette affaire, c’est que, selon ce que Félix de Mérode nous a confié dans (page 197) la même conférence, Ernst et d'Huart ne paraissent plus au conseil depuis deux jours. Il paraît qu'ils ont donné leur démission que le Roi refuse d'accepter ; en outre, on a beau les chercher pour conférer avec eux, ils se cachent ou se font nier et on ne peut leur parler. De Mérode blâmait sincèrement cette conduite dans un moment aussi critique ; il affirmait que tous les membres du cabinet étaient encore unanimes pour ne point céder, mais que peut-être tous n’avaient pas la même foi dans le succès de nouveaux efforts auprès des cinq puissances. Dumortier soutient qu'il doit y avoir un sujet grave et actuel de dissidence. Cependant ils ont encore paru à leur banc hier à la Chambre, et Ernst a même combattu comme ministre la motion de Dumortier, ce qui a un peu désappointé celui-ci. Mais ils n'ont point paru a aujourd'hui au Sénat.

« Ce qui me fait peine encore en Dumortier, c'est que dans les conversations particulières, même dans les lieux publics, il ne cesse de déclamer à haute voix contre de Theux, disant et criant même qu'il est impossible de montrer plus d'incapacité, d'ineptie et d'ignorance que lui ; il y a là en partie l'expression d'un blâme sur la direction des négociations que de Theux a reprises dans l'état où le précédent cabinet les a laissées en 1834, ce que Dumortier soutient qu'on n'aurait pas dû faire, en partie aussi un peu de levain à cause que des missions pour Londres ont été données à Fallon et à de Gerlache, qui auraient dû être confiées à Dumortier.

« Cette intempérence de langage, ces injures déblatérées publiquement contre le ministre dans le temps qu'il proteste qu'il veut marcher d'accord avec le ministère, font tort à Dumortier auprès de bien des députés. Plusieurs sont venus chez moi pour me demander s'il était vrai qu'il voulait renverser de Theux pour se mettre à sa place.

(page 198) Voilà des détails de coulisses, si je puis m'exprimer ainsi. Mais ils doivent rester entre nous. »

3 février 1839 :

« Les circonstances que deux ministres veulent, paraît-il, se retirer, est une complication fâcheuse, comme je vous l'ai dit ; parce qu'elle excite ou nourrit la défiance de ceux qui ne veulent pas céder aux exigences injustes de la conférence. Et comme ils se sont rendus inabordables, il n'est pas possible d'obtenir des renseignements certains sur les motifs de cette retraite. Réduit à des conjectures sur ce point, et d'après les discours de de Mérode tant dans la conférence subrappelée que dans la séance publique, je présume que les deux ministres susdits n'auront voulu rester aux affaires ni concourir à proposer des moyens financiers de résistance, que pour autant que le cabinet se prononçât d'avance pour la résistance quand même...

« P. S. On a exagéré, je le crois du moins, l'exaltation du peuple. Des scènes de désordre seraient fatales à notre cause, et Guillaume seul et ses partisans doivent les désirer. »

Ainsi donc on s'ausculte réciproquement, et l'on se cherche soi-même, avant le lever de rideau.

Mais celui-ci va être inopinément retardé entracte avant même que la pièce ne commence.

4 février 1839 :

« Je viens d apprendre, avec un extrême étonnement, que le gouvernement vient d'ajourner les Chambres au mars.

« On me confie que le ministère, vu le retrait de deux de ses membres, et après avoir vainement tenté de se compléter, a pris cette mesure qui fera un bien fâcheux effet dans le pays.

« Je souhaite bien vivement que nous n'ayons pas de manifestations populaires ! Ce ne sera pas assez (page 199) d'un ajournement ; il faudra, me semble-t-il, une dissolution, et la Chambre qui reviendra au 4 mars sera de fort mauvaise humeur. »

5 février 1839 :

« Cette mesure (l'ajournement) et la retraite de d'Huart et d'Ernst ont consterné les amis du pays ; elles n'indiquent que trop une détermination à l'acceptation du traité, après s'être ménagé le temps d'y préparer et la Chambre et le peuple. Car il est dérisoire de nous dire qu'on va continuer les négociations ; quel effet peut-on attendre en effet de nouvelles démarches diplomatiques, alors que les mesures mêmes du gouvernement sont de nature faire croire aux puissances comme à nous qu'il va céder ? »


Le rideau se lève plus tôt qu'il n'avait été prévu. La scène représente l'hémicycle de la Chambre. L'action se passe le 19 février 1839.

Au milieu de la scène, au banc du gouvernement, trois ministres ; tout ce qui subsiste du cabinet : de Theux, Nothomb, Willmar...

« On nous assure que les ministres ont fait dépouiller tous les Moniteurs afin de rechercher a tout ce que chaque membre a pu dire il y a cinq, six, sept ans, sur le point de savoir si le traité des 24 articles était obligatoire, et qu'il opposera dans cette discussion-ci, donc en 1839, ce que chacun a pu dire en 1832 ou 1833. Cela contribuera, comme bien vous pensez, à rendre la discussion acrimonieuse. »

Le reste de la scène est largement occupé par les députés. Après le rapport du gouvernement, l'attaque commence contre ce dernier :

« 3 h. après-midi. - Le ministre termine un (page 200) rapport qui a duré trois quarts d'heure par la proposition que l’Eclair (Emancipation) donnait déjà textuellement hier ; c'est le même texte d'autorisation et de conclure le traité, que celui de la loi de novembre 1831, avec la même faculté de stipuler des réserves ou modifications, plus un projet de loi en faveur des Limbourgeois et Luxembourgeois qui voudraient passer sur le territoire conservé à la Belgique.

« Sur la demande du Président si le projet serait envoyé en sections ou à une commission, Dumortier prend la parole et au lieu de parler sur cette question, il prononce un discours qui a me paraît une déclamation violente. Selon moi, malgré les applaudissements de tribune qui l'ont interrompu, cela fera sur les vaillants une impression contraire à celle qu'il s'est promise.

« Pirson lui succède et fait une motion d'ordre, tendant à savoir pourquoi nous n'avons que trois ministres ; à cette occasion, il attaque aussi le ministère d'une manière tellement violente, que le Président est obligé de l'interrompre.

« Doignon, qui est près de moi, se montre d'une violence aussi qui me dégoûte, et crie pour soutenir l'orateur dans ses sorties les plus inconvenantes.

« Gendebien insiste pour connaître les raisons qui ont déterminé une partie du cabinet à se retirer, et empêché le cabinet de se compléter.

« M. Ernst offre de dire les raisons de leur retraite, soit lorsque la discussion s'ouvrira, soit l'instant même ; on veut les entendre de suite. Les voici : il fallait un cabinet uni d'intention et de vues, ayant une pensée arrêtée soit pour l'acceptation, soit pour la résistance. Leur opinion à tous deux, Ernst et d'Huart, était qu'il était de l'honneur du pays de ne point fléchir sous la triple menace et de ne céder qu'à la force majeure (mouvement d'approbation).

(page 201) « M. de Theux dit que le cabinet n'a point cherché à se compléter et à associer des hommes nouveaux à la responsabilité d'une question arrivée à un point de maturité.

« M. de Mérode explique à son tour pourquoi il s'est retiré. Il lit, là dessus, un discours qu'il avait, paraît-il, en poche ; il mérite d'être lu. Le passage où il stigmatise ces marchés que font les Rois et par lesquels ils se cèdent les peuples comme de vils troupeaux, a fait une vive impression ; un passage où il exprime le vœu d'une discussion libre, calme et digne est remarquable après la séance qui a précédé. Son système était d'annoncer qu'on ne peut accepter, qu’on ne se défendra pas, mais qu'on ne payera pas plus que ce que l'on sait devoir de la dette. Il voulait aussi que l'on s'occupât des voies et moyens nécessaires pour cette résistance même passive.

« M. Pollenus parle à son tour, et croit que les projets de loi doivent être renvoyés aux sections ; il ajoute cependant qu'il n'entend pas reconnaître que le pouvoir législatif ait mission pour voter une loi semblable à la première et il expose ses doutes.

« M. Dumortier insiste sur cette dernière question et invoque l'article premier de la Constitution, qu'il combine avec l'article 131.

« M. Gendebien partage cette opinion, mais fait observer que le renvoi en sections ne préjuge pas cette question.

« La Chambre renvoie le projet dans les sections. (Sur cette question, on répondra par la dernière disposition de l'article 68, la question est difficile et la loi de novembre 1831 est un précédent fâcheux) » (Note de bas de page : Nous examinerons à la fin du présent chapitre la position de François du Bus dans ce problème de droit constitutionnel). 201

(page 202) Les sections ne tardent pas à se prononcer. François du Bus écrit le 22 février 1839 :

« Toutes les sections ont terminé leur examen hier et aujourd'hui ; mais le résultat est plus favorable, en réalité, à l'acceptation qu'au rejet du traité, quoique plusieurs aient en apparence voté pour le rejet. J'en juge par la nomination des rapporteurs ; on m'en a cité quatre qui se sont tous prononcés pour l'acceptation. Je sais que la première section se prononcera pour l'acceptation et nommera un rapporteur dans ce sens. Et de cinq ; j'ignore ce qui en est dans la deuxième section ; mais je sais que le Président de la Chambre qui est de ma section et qui est venu (comme les ministres sont allés aussi chacun dans la sienne), y a voté sans hésitation pour le traité, de sorte qu'il pourra bien arriver que sur cette question, qui divise la Chambre presque également, la section centrale se trouve unanime, et que l'opinion qui repousse le traité n'y ait pas un seul représentant.

« Ceux qui s'abstiennent jouent la comédie, et sont tout portés et tout disposés dire oui au grand jour du vote définitif. Ils diront que la discussion les a convaincus.

« Le soir :

« On est honteux pour certains députés des défections dont on entend parler. Par exemple, M. de Man d'Attenrode était chez Dumortier avant et après la séance du 1er février et après celle du 4 ; il s exprimait avec violence contre le traité et même contre le ministre de Theux, avec une violence qui me paraissait blâmable. Maintenant M. de Man est doux comme un mouton et on le dit tout fait converti : notez qu'il avait apposé sa signature sur la motion d'ordre du jour de Dumortier du février et qu'il l'y a maintenue malgré que cette motion fût combattue par le ministère.

(page 203) Des députés qui spontanément allaient trouver les Limbourgeois et les Luxembourgeois, leur pressaient la main et, sans en être requis, leur donnaient l'assurance que jamais ils ne voteraient pour le morcellement du territoire, ces députés se prononcent sans façon pour le traité ; ceux à qui un changement aussi brusque paraît honteux, s'abstiennent maintenant de se prononcer en sections, et préparent ainsi leur transition pour le jour du vote en séance publique.

« Mais comment qualifier la conduite de M. de Gerlache ? Relisez, dans le Moniteur du 2 janvier dernier, son discours de nouvelle année au Roi ; souvenez-vous de sa mission à Londres qui a suivi ; eh bien une brochure intitulée « quelques mots sur la question du territoire, par un ancien député », publiée le 19 de ce mois, cette brochure est de M. de Gerlache !!! Outre le scandale de cette contradiction, il résulte de cette conduite un autre scandale, celui de l'approbation publiquement donnée par le chef de la cour de cassation à un acte extrêmement grave du ministère qui, s'il était accusé à raison de cet acte, aurait précisément cette Cour pour juge.

« Il paraît que la majorité est maintenant acquise au ministère et que toute la question est de savoir si elle sera forte ou faible. »

Le 25 février 1839, trois lignes de François du Bus croisent trois lignes de son frère Edmond. Quelque part aux environs d'Ath, elles se font un furtif clin d'œil.

« Je ne sais que vous dire ici de l'esprit public ; on se fatigue d'attendre, on désespère de voir rejeter le traité ; d'aucuns prêchent la soumission et la présentent comme le moyen d'avoir la paix et de faire aller le commerce », écrit Edmond. « On est ici dans une telle préoccupation, qu'on ne sait se mettre rien, ni à travailler, ni à lire, ni à se distraire. On se rencontre le soir au café (page 204) et on cause, toujours du même sujet », écrit François.

Heure cruciale pour un pays, et dont un minimum d'imagination permet de comprendre combien elle devait être crucifiante pour des hommes qui cherchaient, comme François du Bus, l'accomplissement du devoir.

Le soir, au café, on cause ; toujours du même sujet. L'obsession...

C'est sur cette atmosphère que le rideau tombe, à la fin du premier acte, comme se termine février.


Deuxième acte : mars 1839 ; les débats publics à la Chambre et le « jour du grand vote ».

Dans les sections, 43 membres se sont prononcés pour l'acceptation du traité ; 39 1'ont rejeté. La partie est serrée. Seize membres se sont abstenus ; de quel côté va se porter cette masse hésitante ? François du Bus ne partage pas l'optimisme de Dumortier qui pense que bon nombre d'abstentionnistes se joindront aux 39 opposants.

Les ministres veulent plus qu'une stricte majorité ; ils cherchent une majorité « notable. »

« Il paraît que les ministres ont provoqué, pour arriver là, un contre-pétitionnement. Vous avez déjà vu dans le Moniteur le pétitionnement de plusieurs chambres de commerce, de la Régence de Liége et de quelques industriels du Hainaut. Il paraît que ces manœuvres s'organisent partout, car Dumortier vient de me dire qu'une pétition a été colportée à Tournay par Benoit Allard qui est, dit-on, agent de Cockerill ; il serait assez déplorable de voir nos fabricants se laisser prendre au piège qui consiste à leur dire : « voulez-vous la paix ou la guerre ? » Comme si voter contre la (page 205) loi, c'était. vouloir la guerre et l'accepter c'était assurer la paix !

« Plus d’une intrigue est mise en jeu, comme vous pensez bien. M. Fallon, qui présidait la section dont Dumortier faisait partie, a déclaré, à la fin de la délibération sur les 24 articles que Mgr Fornari lui avait dit, à lui Fallon, avoir reçu de Rome une lettre portant que la Belgique devait céder ; il a ajouté qu'il savait que telle était aussi l'opinion du Cardinal Sterckx ; sur quoi M. l'abbé Wallaert, membre de la même section, a dit : M. Fallon a raison ; nos supérieurs ecclésiastiques sont d'avis que nous cédions.

« Vous voyez qu'on n'a rien négligé, - pas même les poursuites judiciaires, comme vous pouvez le voir par les journaux. Le Courrier de la Meuse, qui était si énergique naguère pour la résistance, « chante maintenant la palinodie et déclare qu'il ne veut pas la résistance à tout prix, comme s'il s'agissait de résistance « à tout prix » ; il s'appuie au reste sur l'odieuse brochure de de Gerlache. » (27 février et 3 mars 1839).

La discussion est fixée à lundi à midi, écrit François du Bus le 1er mars 1839 - « Elle sera orageuse, quoique l'espèce de réaction contre-pétitionnaire ôte tout espoir de succès aux patriotes les plus confians. Je pense toujours que ce contre-pétitionnement est le résultat de l'intrigue. »

La section centrale avait adopté le projet du gouvernement par une majorité de six voix contre une, celle de Félix de Mérode qui avait émis un vote négatif « quant à présent », attendant de déterminer son attitude définitive à la suite des discussions publiques.

Celles-ci commencent le 4 mars 1839.

François du Bus a l'intention d'y participer. « J'ai dessein de prendre la parole pour établir (page 206) l'inconstitutionnalité ; mais il y a tant d'orateurs inscrits, que je ne parlerai pas si quelqu'un ne me cède son tour. Tous les Limbourgeois et Luxembourgeois se sont inscrits à la file et tiennent à leur tour ; cela nuit beaucoup au développement des raisons donner contre le traité, car eux réduisent toute la question à une. » (7 mars 1839).

Quinze séances, qui se déroulèrent au milieu d'une excitation que l'extérieur partageait.

« es groupes nombreux stationnaient aux abords du Palais de la Nation ; les tribunes de la salle de séances regorgeaient de spectateurs, et ceux-ci, malgré les efforts du président, manifestèrent plus d'une fois les sympathies qu'ils avaient vouées aux orateurs de l'opposition. Les péripéties de ces tristes débats, alarmant les intérêts des uns, excitant les passions des autres, étaient l'objet d'une préoccupation générale et exclusive. Le soir, dans les lieux publics, les récits des journaux étaient lus à haute voix et commentés bruyamment par les partisans et les adversaires d'une solution pacifique.

« L'attitude du gouvernement, dans les longues négociations diplomatiques terminées le 23 janvier, devint l'objet de deux reproches contradictoires. Tandis que les uns accusaient les ministres d'avoir cédé trop, les autres leur reprochaient d'avoir poussé la résistance au-delà des bornes de la prudence la plus vulgaire...

« Le fond même du débat se distinguait par une absence complète d'unité de vue et d'action dans les plans proposés par les partisans de la résistance. La variété, l'Incohérence, l’énumération seule de ces plans suffisait pour justifier l'attitude prise par les ministres...

« Malgré la variété de leur forme et de leurs tendances, tous les discours prononcés en faveur de la résistance partaient d'une erreur commune. Leurs auteurs ne voyaient qu'une question belge, là où il y avait en réalité une question européenne. Les (page 207) uns parlaient des Belges comme d'un peuple puissant et redoutable, tenant entre ses mains la guerre générale et la paix du monde ; les autres semblaient s'occuper d'une Belgique idéale, isolée de l'Europe et assez puissante pour faire prévaloir envers et contre tous les décrets de sa volonté souveraine. On discutait sans tenir compte des réalités, des faits, des nécessités de la politique générale. On oubliait que la Prusse, l'Autriche, l'Allemagne, la Russie, l’Angleterre et la France avaient aussi leurs opinions, leurs droits et leurs intérêts dans un différend qui avait pris les proportions d'un problème européen. Sans doute, elles se trompaient sur la nature et les conséquences de la solution qu'elles imposaient à la Belgique ; sans doute encore la mutilation de deux provinces belges était une iniquité diplomatique indigne du dix-neuvième siècle, une atteinte audacieuse à la dignité de l'homme ; mais pouvions-nous rendre nos opinions et nos vœux obligatoires pour l'Europe, alors que celle-ci était unanime à les repousser ? »

Considérations dictées par la sagesse. Ce n'est pas d'une lettre de François du Bus, mais d'un ouvrage de Thonissen qu'elles sont extraites (La Belgique sous le règne de Léopold Ier), III, 327 et suivantes.)

Suivant passionnément les débats, attendant son tour de parole, François du Bus mande à son frère les incidents qui ne seront probablement pas relatés par le Moniteur ou la presse.

« La discussion fatigue les ministériels, qui se sont comptés et qui n'aiment pas à voir arriver des pétitions contre le morcellement. Ils viennent de faire décider qu'à dater de demain les séances commenceront à dix heures.

« Nous avons eu un incident dont peut-être le Moniteur ne fera pas mention. Pirson a présenté une motion d'ajournement et a lu à l'appui un discours terminé par des paroles qu'il mettait (page 208) dans la bouche des martyrs de septembre, et dont a le sens n'a paru être que du vote à porter dépend la question de savoir si Léopold sera le Chef d'une longue dynastie, ou s'il sera Léopold premier et dernier. Les ministres et ministériels ont demandé avec force le rappel à l'ordre. Gendebien, sans approuver les paroles de Pirson, a fait remarquer qu'il n'a fait que traduire celles de Lebeau, en juillet 1831 : « Sans le Luxembourg, je défierais à tout Prince quelconque de régner six mois en Belgique. » Lebeau a répliqué qu'alors « la Royauté était absente. » M. de Mérode a fait quelques observations en faveur de notre doyen, et a invoqué son âge. Celui-ci s'est écrié qu'il n'acceptait pas cette absolution-là. Toutefois, se radoucissant, il a dit que puisque ses dernières paroles étaient mal interprétées, il consentait à les retrancher, et par suite du Moniteur, ce dont ceux qui demandaient le rappel à l'ordre se sont déclarés satisfaits. » (11 mars 1839).

Le 14 mars, François du Bus va prendre la parole pour affirmer l'inconstitutionnalité du projet. Il estiInscrit immédiatement après un député des Flandres, Bekaert. Mais Bekaert empêchera François du Bus de parler :

« Les journaux vous auront appris, avant ma lettre, l'événement funeste et inattendu qui a suspendu notre séance. Ce pauvre Bekaert s était prononcé pour la conservation du Limbourg et du Luxembourg à diverses reprises ; c'est lui, me dit Dumortier, qui mit en circulation à Courtrai, après l'avoir signée le premier, une pétition ou protestation contre le mot de de Muelenaere (« vaine parade de patriotisme. »).

« Il a figuré au banquet donné en janvier dernier ) MM. Metz et d'Ansembourg et s'y est montré l'un des plus chauds partisans des pays que l'on veut nous enlever. Mais il paraît que les « morceleurs » l'ont entrepris et persécuté, et l'ont décidé, à (page 209) force d'importunités, à se faire inscrire pour parler pour le projet de loi. Alors sont venues des pétitions signées des personnes les plus considérées à Courtrai : cela l'a fait revenir ; il a fait rayer son nom de la liste des orateurs inscrits et paraissait disposé à voter contre. Mais les « morceleurs », comme « on les appelle, l'ont alors entrepris de nouveau ; il a notamment été dîner dimanche chez Coghen et au sortir de ce diner, il annonçait la résolution ferme de se faire réinscrire pour et de prononcer son discours, ce qu'il a fait aujourd'hui. Il y en a qui croient que l’état d'anxiété où il s'est trouvé a pu contribuer à déterminer cette congestion cérébrale.

« Cet événement est arrivé au moment où la parole a allait m'être accordée. » (14 mars 1839).

Oui, un combat intérieur trop dur avait terrassé Bekaert dont le discours reflète les échos de cette lutte :

« J'ai été partisan de la résistance... Elle était nécessaire, elle était indispensable à mes yeux. Il fallait venger l'honneur national indignement outragé... Je ne me dissimulais pas la gravité de cette opposition mais je la jugeais possible... Mais avant de m'arrêter à une détermination de cette importance... je devais consulter nos moyens, mesurer nos forces avec celles de nos ennemis ; je devais surtout savoir quelles étaient à notre égard les dispositions de nos alliés... Hélas, il est dans la destinée des Etats comme dans celle des individus de pénibles fatalités que la faiblesse est condamnée subir... Triste nécessité. »

Et sur ces mots, la mort.

Elle scelle de son sceau la décision de la représentation nationale.

Le 19 mars 1839, le projet du gouvernement est adopté par 58 voix contre 42. François du Bus est l'un des 42.


(page 210) Ce n'est pas droite contre gauche, mais au sein d'une majorité et d'une minorité où se confondent catholiques et libéraux, que se groupent les députés suivant qu'ils sont « morceleurs » ou patriotes - s'il fàut accepter la classification adoptée par François du Bus.

Lui-même, n'est pas intransigeant. Député, il prend en conscience une attitude qu'il ne fait pas grief au chef du cabinet de ne point partager. Il ne tient pas rigueur aux trois ministres qui, courageusement, ont lutté sur la brèche jusqu’à la victoire. En quoi il se distingue et se sépare de Dumortier qui va, pendant des mois, mener contre de Theux une campagne d'une violence telle qu'elle creusera un fossé profond entre les deux amis. François du Bus, bibliophile, est reconnaissant à Dumortier de lui avoir, le 2 février 1839, fait le « fort joli cadeau » d'un des six exemplaires sur grand papier-vélin fort de son étude sur « la Belgique et les XXIV articles », hommage dont il partage l'honneur avec le Roi, la Reine et Louis-Philippe. Mais les emportements de Dumortier sont trop excessifs pour que François du Bus estime pouvoir les couvrir encore de son amitié. « Véhémence incroyable », « fou furieux », « fièvre chaude », sont quelques-unes des épithètes dont l'ami Barthélémy va se voir justement gratifier par François du Bus - « Amicus Plato, sed magis amica veritas »

Mais un jour, les amis se réconcilieront.

En attendant la réconciliation, en attendant la brouille, ils sont d'accord pour rejeter le traité.

François du Bus dresse contre le projet un reproche d'inconstitutionnalité. D'après lui, aux termes de l'article 1er de la Constitution, la Chambre de 1839 ne peut consentir à une amputation de territoire, car pareille décision exige une révision (page 211) de la Constitution, et partant toute sa procédure préalable : dissolution et élection d'une Chambre nouvelle. Selon lui, en divisant le territoire de la Belgique en neuf provinces, le constituant avait arrêté la configuration du pays dans ses parties constitutives, et nul autre qu’un pouvoir constituant ne pouvait les modifier. L'article 3 de la Constitution prévoit bien qu'une loi peut changer ou rectifier les limites de l'Etat, mais si cela peut impliquer certains ajustements, cela ne s'entend pas de l'abandon des arrondissements entiers de deux provinces.

Toutefois François du Bus lui-même a prévu la réfutation possible de pareille argumentation. « On répondra, écrivait-il, par la dernière disposition de l'article 68. » (voir page 201). C'est ce que l'on fit, en effet. Aux termes de cette disposition, « nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une loi ». En l'occurrence il s'agissait d'une cession, que le législateur était donc habilité à ratifier.

« La question est difficile, ajoute François du Bus, et la loi de novembre 1831 est un précédent fâcheux. » En d'autres termes, il ne se fait guère d'illusions sur la fragilité d'une thèse qu'il avait fait adopter par la majorité de sa section, mais qui ne rallia pas celle de la Chambre.


Le 26 mars 1839, le Sénat vota le projet par 31 voix contre 14 (et deux abstentions). Le 19 avril, Van de Weyer, Londres, notifiait à la Conférence l'adhésion au Roi des Belges. Mais, comme le proclama Nothomb, « jamais Sa Majesté n'a senti plus péniblement toute l'étendue de la tâche qu'elle a acceptée dans l'intérêt de la paix générale, et pour constituer une nationalité devenue une condition nécessaire de la politique européenne ; elle trouvera une consolation dans l'idée que cette nationalité et cette paix sont désormais à l'abri de toute atteinte. »