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Au temps de l'unionisme
DE BUS DE WARNAFFE Charles - 1944

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Charles DU BUS DE WARNAFFE, Au temps de l’unionisme

(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)

Chapitre V. La première législature (8 septembre 1831 - 28 avril 1833)

Au lendemain de la campagne des dix jours - La commission d'enquête - Le traité des XXIV articles - les difficultés de son exécution et les incidents qui s’ensuivent - Visite du Roi à Tournai - Les dernières semaines du cabinet de Muelenaere - Seconde session - « Les hommes du Phénix » dans la tempête - Dissolution de la Chambre

(page 96) La loi électorale votée par le Congrès attribuait la qualité d'électeur aux citoyens payant un cens fixé entre 100 et 20 florins, variable suivant les localités. Le gouvernement provisoire avait proposé la double base de la capacité et du cens ; le principe exclusif du cens, défendu par Defacqz, avait fini par prévaloir.

55 mille électeurs étaient ainsi, dans tout le pays, appelés aux urnes pour le 29 août 1831.

On n'assista pas à une ruée de candidatures. L'absence de partis dispensait de recourir à ces organisations savantes qui, sous la dénomination des polls, ont eu dans la suite pour objet de dresser un premier barrage contre le flot des aspirants parlementaires, et d'opérer entre les appelés un classement combiné selon des procédés qui n'ont pas nécessairement pour critère la sélection des meilleurs.

Les candidats de 1831 se présentèrent motu proprio. Loin de devoir décourager leur afflux, il fallut au contraire les exciter à entrer en lice. Et le Courrier des Pays-Bas n'hésita pas à stimuler leurs nobles ambitions en les assurant que « la plus belle (page 97) récompense de ses talents et de son patriotisme que puisse ambitionner un citoyen, c'est d'être appelé par le suffrage public à représenter et à défendre les intérêts de la nation. »

Représentation et défense parfois ingrates : les membres du Congrès venaient d'en faire l'expérience.

Au surplus, les circonstances n'engendraient guère l'euphorie. Il ne s'agissait plus de franchir le seuil de l'hémicycle sous l'impression exaltante des journées victorieuses de septembre. La campagne des dix jours venait de se terminer grâce au secours des armes françaises, et l'ombre de la défaite précédait les députés sous le péristyle du palais des ci-devant Etats-généraux.

François du Bus avait mis le doigt dans l'engrenage ; il y engagea la main. Le 29 août 1831, au premier tour, il recueillit la majorité des suffrages des 788 votants du district de Tournai. Son ami Dumortier, qui eût donné tout au monde pour siéger ne fût-ce que quinze jours au Congrès en suppléance d'un député en congé, eut cette fois le bonheur d'être porté avec lui à la représentation nationale. Ces deux catholiques laissaient sur le carreau le général Goblet et Ch. Le Hon, que le second tour de scrutin devait repêcher.

L'ouverture du premier parlement eut lieu le 8 septembre. 75 des 200 anciens membres du Congrès avaient été réélus à la Chambre ; sur les 102 députés que comptait alors l'assemblée, les trois quarts avaient donc déjà fréquenté la Maison ; quelques-uns furent probablement assez fiers de faire remarquer qu'ils en connaissaient les aîtres, que les huissiers les saluaient de leur nom, et qu'ils ne devaient pas chercher au vestiaire l'emplacement de leur porte-manteau.

Somme toute, le corps électoral avait donné un satisfecit à ses représentants au Congrès. Seul le (page 98) district de Nivelles avait cru bon de renouveler intégralement sa représentation.

Si dans l'assemblée la majorité des têtes étaient restées les mêmes, leur physionomie avait changé. Elle traduisait les sentiments qu'échangeaient entre eux les collègues d'hier à la suite des rapides et fatales journées d'août, et ceux-là qui avaient voté le traité des XVIII articles s'illusionnaient peu sur les chances de le voir maintenir au bénéfice d'un pays dont les armes avaient été malheureuses.

L'ouverture de la première session du parlement belge ne se fit pas au son des fanfares.


« Il semble que nous soyons encore en juillet. La conduite du ministère pour le premier ban des gardes civiques des villes est inconcevable : ceux-là ont des armes, n'ont jamais été exercés, sont incapables du moindre service, et cependant depuis qu'ils sont rentrés dans leurs foyers, on n'a pas encore commencé à les exercer !!! On eût a dû les laisser mobilisés, les tenir loin de chez eux, les exercer deux, trois, quatre fois par jour, toute la journée enfin, et à l'heure qu'il est nous commencerions à avoir une armée... Néant... »

Ainsi débute la première lettre envoyée par Edmond du Bus à son frère, le 10 septembre 1831.

On n'est jamais aussi militariste qu’au lendemain d'une campagne désastreuse. C'est le moment classique où les aveugles découvrent la lumière, comme si elle n'avait commencé à luire que depuis lors, et si, précédemment, des clairvoyants n'avaient pas mis en garde contre les menaces qu'elle avait fait apparaître à quiconque avait des yeux pour voir. C'est le moment, classique aussi, où la fierté nationale se rebiffe contre le revers et se refuse à lui reconnaître des causes qui obligeraient peut-être (page 99) à un nostra culpa. C'est donc l'heure où l'on doit régulièrement dénoncer quelque sombre trahison et l'incapacité des chefs, - diversion commode pour les imprévoyances ou les défaillances collectives dans lesquelles chacun devrait s'avouer une part de responsabilité.

« L'avis de Doignon (alors commissaire du district a de Tournai) est que toute mesure propre à remonter le moral, à faire voir que c'est non par faiblesse ni manque de courage, mais seulement par impéritie des chefs que notre armée a dû céder, est urgente et désirable ; et que malgré toute l'activité de de Brouckère, il faut tous les jours et sans cesse lui demander des armes pour la garde civique : c'est un des points les plus importants, c'est sur ce point surtout qu'il faut diriger son activité dont on fait tant de bruit. »

En transmettant à son frère l'opinion de Doignon, Edmond du Bus, le 19 septembre, trahissait probablement la sienne propre, et se faisait certainement l'écho du sentiment général.

Dumortier, tournaisien et tempérament impétueux par surcroît, n'allait pas tarder à lui donner une forme spectaculaire en déposant à la Chambre une proposition d'enquête sur « les causes et les auteurs de nos revers pendant la dernière campagne. » (25 septembre). Cette proposition fut contresignée par onze députés, parmi lesquels François du Bus ne figure pas.

Admis à développer sa proposition, Dumortier déclara :

« Rien n'avait été prévu. Où était cette armée de 66.000 hommes dont nous berçait le ministère et pour laquelle on lui avait alloué des subsides ? où était cette organisation civique, qui devait rendre nos soldats citoyens propres à tenir la seconde ligne et même la première au besoin ? où était cette organisation supérieure, sans laquelle il n'y a pas d'armée ? Où étaient les armes, les munitions ? où (page 100) étaient ces corps de réserve, ces plans de campagne depuis longtemps préparés ?... Qui le croirait ? dans le pays le plus riche et le mieux cultivé du monde, au milieu des moissons les plus abondantes, nous avons vu nos soldats dénués des choses les plus nécessaires, privés de vivres et succombant bien plus sous les coups de la faim que sous le fer des Hollandais!... »

Répondant au sentiment populaire, ce discours devait plaire à la Chambre, bien davantage que le sévère examen de conscience par lequel y répondit Félix de Mérode :

« On vous propose une enquête sur les causes de nos revers. Messieurs, je vous en définirai les plus essentielles en peu de mots : Force, unité d'action dans l'exercice du pouvoir en Hollande ; faiblesse et division en Belgique jusqu'à l'avènement du roi Léopold. Armée disciplinée en Hollande, étrangers admis en masse dans ses rangs ; amour-propre national exclusif chez nous ; opposition à l'introduction d'officiers d'expérience et de vieux soldats dans nos régiments, et par suite défaut de subordination. Secret des négociations pour les affaires extérieures en Hollande ; débats tumultueux des nôtres dans cette enceinte, au milieu des bravos et parfois des sifflets. Officiers de la schuttery nommés par le chef de l'Etat en Hollande ; élection des officiers du premier ban de la garde civique chez nous. Argent prodigué en Hollande pour la création d'une force nombreuse ; argent épargné en Belgique par la crainte, très légitime sans doute, de fouler le pays. Impossibilité de conspirer en Hollande ; liberté presque absolue des machinations en Belgique. Ministère bien secondé par les Chambres en Hollande, tiraillé en tous sens par la représentation nationale en Belgique. »

Langage clair, vigoureux et lucide d'un homme d’Etat. Durus est hic sermo.

Mais « sous la pression de l'opinion, avec cette (page 101) unanimité qui est pour les assemblées le signe le plus fréquent de la servilité, l'enquête fut votée par 63 voix et 3 abstentions. » (Comte Louis de Lichtervelde, Léopold Ier, p. 98.)

Ajoutons immédiatement que ce procès de Riom n'eut jamais lieu. Humaine en se trompant le 8 octobre, la Chambre refusa d'être diabolique en persévérant dans son erreur. Si elle nomma la commission le 14 novembre, elle lui refusa en détail ce qu'elle lui avait accordé en gros, et finalement, le 1er décembre, après de longs débats, elle rejeta toutes les demandes des commissaires par 48 voix contre 31. Et l'on n'en parla plus.

A dire vrai, l'émotion publique n'était pourtant pas sans fondement. Ce qu’avait dit Félix de Mérode était exact ; ce qu'avait interrogativement affirmé Dumortier n'était pas faux. C'est pourquoi, avant les élections, Charles de Brouckère, ministre de l'Intérieur chargé du portefeuille de la guerre depuis le 16 août, avait le jour même nommé une commission militaire chargée d'indaguer sur les défaillances des cadres ; cette commission s'était immédiatement mise à l'œuvre et non sans résultat ; mais, l'opinion, impatiente dans ses exigences, ne s'en contentait pas.

Alors comme toujours en pareilles circonstances, le problème consistait moins à remuer ce qui était révolu et à revenir sur des fautes payées par les événements, qu'à en empêcher le renouvellement et mieux préparer le futur. Ce fut Ch. de Brouckère qui eut le « sens de l'Etat », à l'encontre du parlement qui justifia en l'occurrence le propos de Bainville : « Les assemblées, âpres à demander des comptes pour le passé, sont peu soucieuses de l'avenir » (Réflexions sur la politique, p. 43.)

Sans rien sacrifier aux investigations qui s'imposaient ni aux sanctions indispensables, Ch. de Brouckère consacra le plus positif de ses efforts à la reprise en mains de l'armée ; il le fit avec ténacité, en dépit d'obstructions, d'oppositions et de rancunes qui eussent découragé un caractère moins résolu. En trois mois, l'armée réorganisée comptait 87.000 hommes, sous un commandement épuré et renforcé. Malgré ces réalisations, Ch. de Brouckère se retirait le 15 mai 1832, excédé d'être pris à partie à propos d'un marché d'intendance, et de voir plusieurs postes de son budget critiqués ou réduits. Il devait être remplacé le 20 mai par le général Evain, français à qui fut conféré la grande naturalisation.


Hélas, malgré les commissions d'enquête pour hier et le travail de redressement pour demain, une traite douloureuse restait à payer. Portant la signature d'un tireur impitoyable - la défaite -, elle fut présentée par Van de Weyer qui la ramena de Londres, le 18 octobre 1831 : les XXIV articles.

Avant cette date, François du Bus espérait encore, contre l'espérance.

« Voici une nouvelle qu'on vient de me communiquer et qui paraît venir de bonne source, a écrit-il à son frère le 3 octobre. C'est que la Conférence va nous adresser, ainsi qu'à la Hollande, des propositions nouvelles d'après lesquelles 1° on nous donne, dans la Flandre zélandaise, Dam, Hulst, enfin deux ou trois points qui puissent nous rendre maitres des eaux ; 2° on nous donne le Luxembourg, moyennant des millions ; 3° on nous ôte la plus grande partie du Limbourg, puisque Venloo, Maestricht et les deux rives de fa Meuse au moins à partir de Maestricht appartiendraient à la Hollande.

« Comme il s'agit de modifier le territoire, il faudra le consentement des Chambres ; et il me semble qu'il ne sera pas obtenu »

(page 103) Le 18 octobre, les illusions s'évanouissent, mais l'esprit de résistance paraît intact :

« Il paraît vrai que M. Goblet apportait de mauvaises nouvelles. Au moins est-il certain que le gouvernement a reçu des propositions de la Conférence qui s'écartaient sensiblement des dix-huit articles en ce qui concerne la question du territoire et qui supposaient une cession d'une grande partie du Limbourg à la Hollande. Mais il est certain aussi que, dès samedi, notre gouvernement a envoyé à Londres le refus le plus absolu et le plus énergique. Celui qui me l'a dit a puisé a à la source même et on lui a lu des passages de la dépêche. Il m'en a cité des phrases textuelles et ces mêmes phrases m'ont été répétées par une autre personne qui est souvent aussi bien informée.

« Il a donc été répondu que le nouveau projet de règlement des limites n'était ni logique, ni historique, que c'était de l'arbitraire formulé en articles ; que plutôt que de se départir des préliminaires, le gouvernement sacrifierait tout, et que s'il pouvait penser que son ministre eût accepté ad referendum de semblables propositions, il le rappellerait - Van de Weyer vient d'arriver aujourd'hui! !

« Un député du Luxembourg, qui se dit très bien informé, vient de me dire que le Roi montra la plus grande énergie et qu’il fera la guerre à outrance plutôt que de céder. Remarquez que les Princes français étaient ici hier ! Ce député (qui était du parti français) ajoutait qu'en désespoir de cause le Roi abandonnerait, plutôt que de céder, abandonnerait, dis-je, le sceptre et remettrait notre pays la France. Ceci me paraît un peu fort. Un député limbourgeois disait avoir ouï dire que c'était là une menace que le Roi avait fait faire à la Conférence, et cela se conçoit davantage. «

Je dois vous dire encore que selon ce que me (page 104) disait hier Faure, le général Belliard, à son retour d'Anvers, avait pressé notre ministre de Brouckère de faire démolir les retranchements qui viennent d'être reconstruits à Anvers et que de Brouckère a répondu par un refus positif ajoutant qu'il était prêt à recevoir les Hollandais quand ils voudront, et en mesure de leur tenir tête.

« Je ne puis vous dissimuler qu'il y a en ce moment de grandes apparences de guerre. Vous pouvez le remarquer comme moi.

« Aujourd'hui est arrivé un supplément extraordinaire du Sgravenhage Courantw/ contenant le discours du Roi Guillaume à l'ouverture de la séance des Etats-généraux d'hier. Il y parle, en style gascon, des efforts glorieux de ses troupes et de ses milices qui ont vaincu et anéanti des ennemis deux fois plus nombreux et les ont contraints à appeler à leur aide des hordes étrangèresi>. Ce style est encore un indice de rupture européenne. »

François du Bus écrit le lendemain :

« Il se confirme que M. Van de Weyer nous apporte un fâcheux protocole. Nous sommes la guerre. »

On n'était pas à la guerre, mais le cabinet de Muelenaere se trouvait plongé dans un de ces problèmes cruciaux qui engagent les destins d'une nation, et d'autant plus difficiles à résoudre que chaque solution entraîne des risques graves, et sous une forme ou l'autre une chance quasi certaine de perte. En l'occurrence, il fallait choisir entre la rupture avec l'Europe et le reniement des engagements solennels du gouvernement provisoire. - « Désespéré en cas de refus, honteux en cas d'acceptation », écrivait François du Bus.

L'angoisse était d'autant plus grande que la tribune nationale résonnait encore de certains « jamais » et « toujours » dont les hommes politiques sont facilement prodigues au début de leur carrière, (page 105) mais que plus tard la force des choses leur fait regretter d'avoir prononcés avec une imprudence novice, n'entachant d'ailleurs en rien leur sincérité.

Le sort du Luxembourg était particulièrement épineux. - « Luxembourgeois ! restez unis et fermes ! Au nom de la Belgique, acceptez l'assurance que vos frères ne vous abandonneront jamais », avait promis le Régent sous le contreseing de tous les ministres. - « Nous conserverons le Luxembourg, j'en ai pour garant notre droit, la valeur des Belges et la parole du Prince », affirmait Lebeau à la tribune le 5 juillet 1831, dans son discours qui emporta le vote des XVIII articles.

Or, voici que les XXIV articles arrachaient la Belgique la moitié du Luxembourg...

Le gouvernement commença par prendre officieusement l'avis du général Belliard et de l'ambassadeur d'Angleterre. Ils furent aimables, mais fermes ; le mieux qu'il en apprit était que l'on ne contraindrait pas les Belges par la force, mais qu'on ne s'opposerait pas aux mesures de rigueur qui seraient prises contre eux.

Ne pouvant compter sur aucun appui du dehors, la Belgique était placée devant une alternative fort simple : accepter ou refuser. Le gouvernement eut le courage de mettre le parlement en face des réalités, et celui, plus grand encore, de lui dire pour quelle branche de l'alternative il devait opter l'acceptation.

Affrontant le problème brûlant du Luxembourg, Muelenaere posa le cas de conscience en des termes où la logique ne trouve rien à redire : « Placés entre nos affections et l'intérêt dominant du pays, ayant opter entre l'abandon de quelques-uns de ses membres et l'anéantissement de toute la famille, notre choix n'a pas été libre ; nous sommes forcément entrés dans la voie où vous nous trouvez. »

Nous avons signalé déjà (fin du chapitre III) le cruel débat auquel François du Bus fut en butte (page 106) et comment, finalement, jugeant lâche de s'abstenir, il vota contre le traité.

Le 1er novembre 1831, par 59 voix contre 38, la Chambre autorisait le Roi à conclure et à signer le traité définitif de séparation entre la Belgique et la Hollande.


Cette cérémonie faite, le pays n'était pas au bout de ses angoisses ; le parlement n'allait pas encore connaître des heures calmes ; le gouvernement ne serait pas autorisé à rayer cette question de la liste de ses préoccupations. L'exécution du traité allait, au contraire, faire réapparaître le spectre de la guerre, provoquer des débats tendus aux Chambres, et amener finalement la chute ou plus exactement la démission du gouvernement, car le premier ministère de la Belgique indépendante s'éclipsa sans avoir été mis en minorité devant le parlement, donnant en cela un exemple qui, un siècle plus tard, devait devenir un phénomène chronique.

L'article final du traité portait qu'aussitôt fait l'échange de ratification du traité à intervenir entre les deux parties, les ordres nécessaires seraient envoyés aux commandants des troupes respectives pour l'évacuation des territoires, villes, places et lieux qui changent de domination. En ce qui concernait la Belgique, cela visait plus particulièrement la citadelle d'Anvers et les forts de l'Escaut, encore occupés par les Hollandais.

Une première difficulté devait naître de la ratification elle-même. La France et l'Angleterre l'accordèrent bientôt et inconditionnellement. Mais bien qu'imposées à la Belgique comme finales et irrévocables, ses stipulations firent l'objet de certaines restrictions de la part de l'Autriche et de la Prusse, et de réserves plus graves encore de la part de la Russie.

(page 107) Première occasion de vifs débats à la Chambre qui à l'unanimité, le 14 mai 1832, vota au Roi une adresse énergique se résumant en deux de ses phrases : « La Belgique a foi aux engagements contractés. Le traité sera exécuté, notre territoire sera évacué. » Le Sénat vota une adresse dans le même sens, par trente voix contre deux. Le chef du gouvernement, de son côté, avait déjà chargé le plénipotentiaire belge à Londres d'exiger l'évacuation de la citadelle d'Anvers et des forts, comme condition préalable de la reprise de négociations ; la Belgique a accepté les XXIV articles, sans droit d'amendement ; elle y a adhéré ; les cinq puissances l'ont ratifié ; le traité comprend des dispositions susceptibles d'exécution immédiate, et d'autres susceptibles de nouvelles négociations en vue de leur exécution ; si le Roi était disposé à ouvrir des négociations sur ce dernier point, ce ne pourrait être qu'après un commencement d'exécution consistant au moins dans l'évacuation du territoire.

Solidaire du parlement, le gouvernement avait donc marqué les limites en deçà desquelles il ne reculerait pas.

La Hollande en profita pour jouer double jeu. Sachant que la Belgique exigerait l'évacuation préalablement à toute discussion, elle commença se répandre, auprès de la Conférence, en dispositions conciliantes, insistant sur le fait que si les choses n'avançaient pas, c'était en raison de l'obstination des Belges. Cette propagande réussit auprès des puissances, qui invitèrent notre gouvernement à plus de souplesse.

Par contre, dans le pays, l'impatience croissait : voilà huit mois que le parlement avait adhéré à un traité que la contrepartie se refusait à exécuter. Le ton de la presse redevint belliqueux ; les Chambres reparlèrent de recourir aux armes ; l'opinion réclamait le dénouement de la crise. Mais les Hollandais devaient d'abord évacuer.

(page 108) Une fois de plus, le gouvernement se trouvait coincé entre les deux branches d'une alternative : renoncer à l'évacuation préalable constituait, vis-à-vis du pays, une reculade inadmissible ; continuer à en faire une exigence sine qua non revenait à indisposer l'Europe.

S'il avait possédé un gramophone, François du Bus aurait pu y remettre son disque : « Nous sommes à la guerre. »...

Mais Palmerston veillait.

Il avait de sérieuses raisons de penser que l'attitude conciliante de la Hollande était une feinte, et que, mise au pied du mur, elle reculerait. Du coup, l'opprobre devrait tomber sur elle.

Palmerston soumit alors un « thème » à nos émissaires Goblet et Van de Weyer ; il se bornait, les clauses essentielles restant sauves, à fixer les bases au-delà desquelles la Belgique ne pouvait être entraînée dans une négociation directe avec la Hollande, mais qui serait entamée avant l'évacuation du territoire. Ce « thème » fut communiqué le 9 septembre.

Le gouvernement de Muelenaere était trop engagé pour pouvoir accepter un scénario dont le premier acte ne serait pas le départ des troupes hollandaises. D'autre part, conscient d'être paralysé dans une impasse, il ne manquait pas de trouver judicieux le plan anglais. Il restait une solution : c'était de passer la main. Le cabinet offrit au Roi sa démission. La suite de notre histoire politique devait offrir d'autres exemples d'un cabinet, dirigé vers un objectif par une voie dont il avait promis de ne pas s'écarter, et contraint par les événements à confier à son successeur le soin d'arriver au même but par d'autres chemins. Faut-il ajouter que les raisons de haute politique dictant semblable manœuvre ne sont toujours comprises dans leur (page 109) signification réelle par une opinion prompte à juger sur les apparences ?

Le Roi, se rendant aux raisons de ses ministres, accepta leur démission, et confia le portefeuille des affaires étrangères au militaire qui s'était révélé brillant négociateur, le général Goblet. Ce dernier encaissa les épithètes de lâche et de traître, et se tut. Mais il commença par ne point trouver de ministres, et dut se résoudre à demander à des membres de l'ancien cabinet de continuer à assurer la gestion de leur département au titre de « commissaires. »

C'était le 18 septembre 1832. Le même jour, aux fins d'ouvrir des négociations directes avec les plénipotentiaires hollandais, Van de Weyer recevait des pleins pouvoirs expirant le 10 octobre.

Les annales diplomatiques conservent depuis lors le souvenir d'une aventure étrange.

Après un vain échange de notes, la Conférence, rompant avec tous usages, cite à comparaître devant elle le plénipotentiaire hollandais et le soumet à un interrogatoire comportant neuf questions, (page 110) auxquelles le baron de Zuylen de Nyevelt est contraint de répondre sur-le-champ, sans échappatoire possible. Il en apparaît qu'il n'a pas de pouvoirs pour traiter, que la Hollande se rebiffe devant des dispositions capitales du traité, et que les avances conciliantes des dernières semaines étaient pur bluff, comme l'avait pressenti Palmerston. C'est donc le mauvais vouloir de la Hollande et non de la Belgique qui éclate.

Il restait à en tirer les conclusions. En désaccord Sur les modalités d'exécution avec les trois autres puissances et résolues à en terminer, l'Angleterre et la France décident que si pour le 15 novembre le territoire belge est encore occupé par les Hollandais, une armée française - au cas où le Roi des Belges en formule la demande, - pénétrera en Belgique et expulsera les Hollandais d'Anvers et des forts de l'Escaut.

Présentons en bref des événements qui ne furent pas simples : le 30 novembre, le maréchal Gérard met le siège devant Anvers ; le 23 décembre suivant, le maréchal Chassé rend la citadelle, après avoir subi des bombardements qui parurent, à l'époque, terrifiants.


Voici que depuis le 1er novembre 1831, date du ralliement de la Chambre au traité des XXIV articles, nous avons été amenés à franchir prestement l'étape d'une grosse et difficile année, en laissant en carafe François du Bus.

Il vit toujours bien au temps dont nous parlons. En dehors de toute fin de législature ou de dissolution du parlement, il a même dû se faire réélire à la Chambre. Nommé président du tribunal de première instance de Tournai, le 4 octobre 1832, il tombait sous le coup d'un article de la Constitution qu'il avait élaborée et votée, et aux termes (page 111) duquel le membre de l'une des deux Chambres, nommé par le gouvernement à un emploi salarié, qu'il accepte, cesse immédiatement de siéger et ne reprend ses fonctions qu'en vertu d'une nouvelle élection.

Depuis le 5 octobre 1832, il ne pouvait donc plus paraître à la Chambre.

Le 5 novembre 1832, le collège électoral du district de Tournai fut convoqué, le matin, en vue d'élire un sénateur en remplacement du Baron de Rasse, nommé conseiller à la cour de cassation, et, l'après-midi, un député en remplacement de du Bus aîné. Ce dernier fut réélu par 429 voix sur 465 votants et, réinvesti de la confiance de ses mandants, il reprit le chemin du parlernent.

Depuis le 1er novembre 1831, il n y avait pas été inactif. Son rôle croissant fait d'abord l'objet d'une des rares lettres que son père lui écrit vers la fin de sa vie, et qui dénote une fierté paternelle touchante :

« Nous voyons par votre lettre du 15 que vous êtes nommé de diverses commissions ; mais vous ne dites pas quelles sont ces commissions. Je sais par les papiers publics que vous êtes de celle des finances, et que vous y êtes appelé par une grande majorité. Honneur à vous, mon cher, dont le talent en cette partie a percé tout-à-coup. Je ne m'y attendais pas, mais je m'attends bien que quand il s'agira de législation civile, on ne manquera pas de mettre vos connaissances à contribution, et ce sera fort bien. Je me transporte à Bruxelles en imagination ; je vous vois en séance, en section, en commission, je cherche à vous parler en allant et venant, et je ne puis y parvenir. Revenez donc le plus tôt qu'il sera possible, car nous soupirons tous après le plaisir de vous voir ; nous avons soif de vous. » (16 novembre 1831)

Le 18 novembre, François du Bus n'oublie pas de souhaiter la fête son frère.

(page 112) « Et je vous présente pour bouquet une nouvelle que je reçois à l'instant (à neuf heures du soir), de la bouche de Raikem. Un courrier est arrivé ce soir apportant de Londres un vingt-cinquième article dont la teneur est qu'il y aura paix et amitié entre S. M. le Roi des Belges et LL. MM. l'Empereur d'Autriche, le Roi d'Angleterre, le Roi de France, le Roi de Prusse et l'Empereur de a Russie. Voilà donc la reconnaissance de Léopold par toutes les puissances. Probablement cela sera-t-il annoncé à la Chambre demain ; mais j'ai voulu devancer auprès de vous tous les journaux. J'en suis aussi satisfait que si j'avais voté les 24 articles. Vous savez qu'en matière politique je ne tiens pas à voir se réaliser mes prévisions, mais plutôt mes vœux pour mon pays. Au reste tout n'est pas encore fini. »

Dimanche 20 novembre :

« En ce moment on illumine ici pour le traité du 15 courant. Depuis vingt-quatre heures, on n'entend que coups de fusil, pétards, voire même le canon et les cloches. »

Car si François du Bus se fait pour son frère le plus précieux des informateurs politiques, il est tout aussi généreux de petites nouvelles, - et ces dernières font oublier les trop nombreuses tensions diplomatiques :

« Demain je dîne à l'Hôtel de la paix avec une trentaine de députés. C'est un dîner par souscription.

« Mercredi, Dumortier et moi, sommes allés à la Cour, où il y a cercle les mercredis et samedis soirs. Le Roi est venu causer assez longtemps avec nous. (26 novembre 1831).

A sa mère, il envoie de plus amples détails sur ce qu'il croit de nature à l'intéresser.

« Samedi, je fus invité au concert de la Cour ; j'y fus avec Dumortier et le bourgmestre d'Anvers dans la même voiture...

(page 113) Hier j'allai dîner à la Cour... » (24 janvier 1832). Et de rapporter la conversation qu’il eut avec le Roi, pour le plus grand bonheur de Marie-Aimée du Bus.

Il sait quelles informations peuvent plaire à sa sœur quand il lui écrit (4 février 1832).

« On ne parle ici que du brillant des actes de la ratification de la France et de l'Angleterre. Celui d'Angleterre, y compris la reliure en velours, les ornemens, cordons, houppes en or pur, et la boîte en vermeil contenant le sceau royal, est estimé avoir coûté 1.500 florins. Cela n'est-il pas galant ? »

S'il relate les moindres faits de nature à faire partager de loin sa vie aux siens, il exige d'autre part qu'on ne lui ménage pas le plaisir inverse.

Le 20 février 1832, il est préoccupé du voyage que doit faire le Roi à Tournai :

« J'arrive de la Cour, écrit-il ce jour-là à 9 heures et demie du soir. La réunion était plus nombreuse que de coutume ; sans doute à cause du départ prochain du Roi.

« Le Roi nous a parlé, à Dumortier et à moi, de a son prochain voyage pour le Hainaut. Dumortier lui a parlé des fêtes que la ville, c'est-à-dire la Régence, lui préparait. Moi, je lui ai parlé du vif désir que le peuple avait de le voir. J'al eu soin de dire aussi au marquis de Chasteler et au comte d'Aerschot, qui accompagnaient le Roi, que le peuple recevrait le Roi avec enthousiasme, et que si la Régence faisait des fêtes, il était vrai de dire a que c'était le seul moyen pour elle de se réhabiliter dans l'esprit du peuple.

« Je désire vivement que l'enthousiasme du peuple se manifeste ; c'est l'élu du peuple qui se rend parmi nous : il importe de marquer la différence entre l'accueil qui lui sera fait, et celui qui a été fait en 1829 à l'homme imposé par les puissances et qui exploitait la Belgique dans l'intérêt de la (page 114) Hollande et de sa politique. Il faut montrer l'esprit tournaisien ; il est très possible qu'à Mons l'accueil soit assez froid.

« Il me semble que le Courrier de l'Escaut de demain et celui de jeudi devrait parler au peuple et réveiller les sentimens qui lui sont naturels.

« Voyez de suite Doignon. »

Retenu par des travaux de commission à Bruxelles, François du Bus était dans l'incapacité de retourner dans sa ville à l'occasion de la visite royale. Mais, comme on le voit, il ne néglige rien pour que la réception fût chaleureuse.

Son frère. le tranquillise (21 février) :

« J'espère que le Roi sera bien reçu, et ce en dépit des orangistes qui s'agitent et se donnent beaucoup de peine pour accréditer parmi le peuple des bruits plus ridicules les uns que les autres, tels que celui-ci : que le Roi vient à Tournai avec toute sa vaisselle afin de la faire passer en France parce qu'il croit à une seconde invasion des Hollandais, et autres bourdes plus bêtement ridicules les unes que les autres. »

Le reste de la lettre n'est pas moins savoureux :

« Une partie des invitations pour le bal est distribuée et l'on entend l'un et l'autre grogner, souvent à droit. C'est ainsi que De R. est invité et non sa femme ; il en est fâché tout rouge ; même chose est arrivé à B. qui est furieux, promet bien que X. ne le portera pas en paradis et assure que si au lieu d'une femme honnête il avait une gourgandine comme Madame X., on n'aurait pas fait faute de l'inviter...

« La Régence a imaginé de faire circuler une liste de souscription pour l'embellissement des rues ; le bourgmestre a signé pour dix francs et les échevins et conseillers chacun pour cinq francs. Tous les autres ont suivi, et personne ne croit devoir souscrire pour plus de cinq francs. Avec cela qu'aura-t-ont ? 4 ou 500 francs ! une belle somme (page 115) pour embellir les rues... C'est celui qui porte les invitations pour le bal qui est chargé de présenter cette liste de souscription, de sorte que l'on vous donne votre invitation d'une main et que de l'autre on demande l'aumône. Cette liste vient aussi de me parvenir ; il y avait déjà environ 40 50 signatures, dont quelques-unes pour trois francs ; j'al souscrit pour cinq, n'osant mettre plus. Du reste, il est vrai de dire que si l'on s'était avisé de faire chose semblable pour l'entrée de Guillaume, on n'aurait pas recueilli trente signatures ; aussi entendait-on hier, à la société littéraire des orangistes, trouver mauvais et ridicule que l'on fasse ainsi payer pour l'embellissement des rues par où doit passer le cortège, les personnes qui n'y habitent pas.

« Voilà jusqu'à présent les cancans.

« Chaffaux se donne beaucoup de mouvement pour tâcher d'apprendre aux gardes civiques à marcher d'ici samedi...

« Vous parlez du rôle que devrait jouer à cette occasion le Courrier de l'Escaut, mais ce journal est plus mort que vif ; il est sans rédacteur, sans article de fond, partant il n'est plus lu par personne. »

François du Bus ne laisse pas sans explications l'affaire de la vaisselle royale :

« Il est vrai, répond-il le 23 février, que le Roi a envoyé sa vaisselle à Tournay. Au moins l'ai-je entendu dire. Et c'est une attention qu'il a pour l'évêque chez qui il descend, et dont le mobilier n'est probablement pas suffisamment complet. Nos orangistes sont incorrigibles et font flèche de tout bois. Au reste, cela ne peut pas prendre à Tournai. »

A d'autres époques, on prétendra que ce sont les joyaux royaux, et la couronne royale (sic) qui passent la frontière française.

Cette frontière a décidément bon dos.

Revenons aux choses sérieuses.


(page 116) Pendant que se trament dans les coulisses les négociations diplomatiques, les choses sérieuses pour François du Bus à cette époque, ce sont surtout des travaux de commissions.

Le 21 février 1832, il est nommé rapporteur de la section centrale pour le budget de l'intérieur. « A toutes les voix sauf la mienne », proteste-t-il.

« Ce travail sera long et fastidieux, car il faut, d'après le règlement, y donner l'analyse de tous les procès-verbaux des sections qui ont examiné le budget dans ses détails les plus minutieux. »

En huit jours, il a terminé, « ce triste travail de 65 pages. »

Il refuse d'accepter de nouveaux rapports, estimant avoir les bras pleins de ceux qu'il a déjà acceptés.

Pour le reste, il continue à émailler ses lettres de considérations personnelles sur les incidents et la marche des travaux parlementaires :

« Je passe sur une assez longue discussion qui a m'a fait de la peine, parce que Gendebien, de Robaulx, etc., en se livrant à des déclamations imprudentes et pleines d'exagération, n'avaient pour but que de préconiser la sagesse de leurs prévisions antérieures, et perdaient entièrement de vue l'intérêt public, l'intérêt que nous avons à nous soutenir, à nous encourager les uns les autres, et à nourrir et exciter même le patriotisme et l'énergie de la nation jusqu'à la fin de cet embargo diplomatique. Ils auraient été payés par le Roi de Hollande, qu'ils n'auraient pas mieux parlé qu'ils n'ont fait. » (9 février 1832

Il commente comme suit un épisode de la discussion générale du budget (9 mars 1832) :

« Vous aurez remarqué les vives discussions élevées sur le budget général de l'Etat, et les attaques dirigées contre le rapport et le rapporteur, qui les a repoussées et énergiquement repoussées. Le discours du ministre des finances avait un caractère de personnalité bien étranger à tout ce que l'on (page 117) sait de ce fonctionnaire jusqu'ici inoffensif, mais où tout le monde a reconnu l'effet de la colère du secrétaire général des finances, mécontent à la fois et de ce que l'on veut aujourd'hui diminuer son traitement, et de ce que l'on a mis des bornes précédemment aux envahissements fiscaux sur les biens des fabriques, et aux tantièmes que le susdit secrétaire, en sa qualité de commissaire aux a recherches, comptait réaliser. Dumortier l'a à peu près montré du doigt dans sa réponse. - Aujourd'hui, on me dit que L. a donné sa démission. Ainsi soit-il. »

Comme oraison funèbre, cela peut revendiquer, tout le moins, le mérite de la brièveté.

Ailleurs il s'effraie avec Raikem du travail effectué dans la section centrale chargée d'examiner le projet d'organisation judiciaire :

« Nombre d'individus considèrent, dans toutes les questions, leur intérêt personnel ou leurs convenances particulières ; cela rend les vues encore plus divergentes et complique singulièrement les questions. Dieu sait le système qui surgira de tout cela ! » (28 mars 1832).

Quotidiens et menus aperçus sur la vie intérieure du parlement, tandis que sur le plan extérieur l'opposition larvée de la Hollande exaspère l'impatience belge.

En même temps, la ratification conditionnelle du traité des XXI V articles par la Russie continue exciter les esprits :

« Demain nous avons une discussion sur nos relations extérieures. Elle sera vive, si le ministère n'annonce pas qu'il ait pris une détermination quelque peu énergique. Je tiens de Raikem que « Van de Weyer, en acceptant la ratification conditionnelle de la Russie, a outrepassé les instructions qui lui ont été données en présence de Raikem. Et cependant le ministère hésite s'il rappellera Van de Weyer ! Ce n'est pas assez, ce rappel ; il (page 118) faut renvoyer la ratification qui remet tout en question, et réclamer la mise en liberté de «Thorn à coups de canon. Je pense que telle sera l'opinion d'un grand nombre de membres de la Chambre. Raikem est pour les mesures énergiques. Les autres ministres sont des trembleurs. » (11 mai 1832)

Le 14 mai, à l'unanimité, la Chambre vote une adresse au Roi proposée par Leclercq : pas de négociation avant l'évacuation.

Les ministres offrent leur démission au Souverain.

Le 16 mai, l'éventualité d'un renouvellement du cabinet se fait jour.

« Il n'est bruit ici que d'un changement du ministère. Nos ministres actuels sont tout à fait dégoûtés, par suite des attaques par trop vives de quelques hommes, dont les uns dépassent leur but en se livrant inconsidérément à leur ardeur, et les autres savent au contraire ce qu'ils a font et cherchent à rendre le poste vacant. Selon ce qui se disait sous le manteau aujourd'hui, ceux-ci sont sur le point de réussir, ce qui donnerait aux premiers de vifs regrets. Bref nous paraissons menacés d'un ministère De Brouckère, et Ch. de Brouckère ne serait chargé de rien moins que du département de l'intérieur, et c'est à ses bons soins que seraient confiés l'instruction et les cultes. Selon les bruits qui circulaient, ce serait chose faite ; j'ai été en parler à de Theux : ce n'est pas encore fait. Mais il m'a dit que de Muelenaere paraissait résolu à se retirer. Je l'ai fortement à lui représenter qu'il placerait par là le Roi dans une position fâcheuse, un ministère de Brouckère ne me paraissant pas pouvoir inspirer de la confiance à la majorité de a Chambre et de la nation. »

(page 119) En réalité, c'était à Leclercq que le Roi allait proposer de constituer un nouveau cabinet.

François du Bus ne devait pas tarder à l'apprendre personnellement.

« Le croiriez-vous, mon cher Edmond, écrit-il le 17 mai 1832. Il a été question de me faire entrer, moi chétif, dans le ministère. On a senti qu'il y fallait faire représenter l'opinion catholique et c'est sur moi qu’on a jeté les yeux ; et c'était le ministère de l'intérieur qu'on me destinait. M. Leclercq, chargé par le Roi de former son ministère, m’en a parlé aujourd'hui. Comme vous le sentez bien, j'ai refusé net. Je me suis retranché dans mon insuffisance physique et morale, et ce motif est très réel. J'en avais d'autres encore, que je n'ai pas dits. C'est que l'on renvoie Raikem et ses collègues ; ils ne se retirent pas, on les renvoie. C'est évidemment une intrigue de Cour. On a mis sous les yeux du Roi des gazettes et vous savez comme les gazettes de Bruxelles représentent l'opinion du pays. On lui a fait valoir les discours des députés et notamment de quelques députés catholiques trop chaleureux. Le Roi s'est laissé entraîner par là et a remercié Raikem et consorts. Maintenant ceux qui doivent les remplacer savent que l'appui des catholiques leur est indispensable. Un catholique, parmi eux, serait le plastron et couvrirait tous leurs actes, et s'il se laissait circonvenir et tromper, il porterait vis-à-vis de ceux de son opinion toute la responsabilité des fausses mesures auxquelles on l'entraînerait. C'est ce rôle qu'on me destinait et que j'ai décliné pour vingt raisons.

« Leclercq m'a dit que, vu mon refus, il n'accepterait pas non plus. Puisse-t-il avoir dit la vérité! Et que le Roi détrompé rappelle des ministres qui avaient la confiance de la Chambre. »

Force nous est bien de relever ici que ce ministère de Muelenaere en qui François du bus affirmait sa (page 120) confiance le 17 mai, était celui-là même qu'il dénonçait, le mai, comme composé - à part Raikem - de « trembleurs. » Pour lui, la figure dominante du cabinet, c'est Raikem.

« Trop de franchise, de sincérité, de probité est, paraît-il, un défaut dans un ministère et laisse un grand avantage sur eux à ceux qui mettent ces qualités au rang de préjugés. Je crains que ce ne soit là l'histoire de la retraite de Raikem. C'était, sans aucun doute, l'homme énergique du ministère ; mais, il ne cherchait aucunement à se faire a valoir ; et dès qu'une résolution avait été prise dans le conseil et qu'il avait été amené, fût-ce à regret, à y adhérer, il se croyait obligé la faire prévaloir et à la défendre, fût-ce aux dépens de sa popularité.

« Voici ce qui vous fera apprécier cet homme véritablement rare et un autre homme qui ne lui ressemble sous aucun rapport. Lors de l'arrivée des 24 articles, Raikem s'opposa dans le conseil à l'acceptation. Ce fut Charles de Brouckère qui l'engagea vivement à signer le projet de loi d'autorisation, d'y adhérer, et qui l'y détermina. Dès qu'il eut pris ce parti, en homme consciencieux, en homme d'honneur, il défendit le projet de loi et dans la Chambre et au dehors, et contribua à le faire passer, aux dépens de sa popularité. Et de Brouckère, qui avait si vivement sollicité Raikem de signer, joua la comédie devant la Chambre et devant le public, s'abstint d'assister à la discussion, s'abstint même de voter, et eut l'air, en un mot, de désapprouver la mesure autant que, dans sa position, il le pouvait faire : et tout cela pour usurper la popularité qui appartenait réellement à son collègue.

« Lorsque Dumortier et moi, à notre arrivée, disions à Raikem qu'il fallait rappeler Van de Weyer et renvoyer la ratification russe, il trouvait que nous avions raison ; mais c'est qu'en effet (page 121) il avait proposé et fait adopter ce parti dans le conseil. Depuis on le modifia par suite de la nouvelle de la défaite du ministère Grey. Le rapport de M. de Muelenaere fut arrêté en conseil et Raikem en fit retrancher le passage où l'on présentait comme possible et même probable la justification de Van de Weyer d'après l'événement relatif au ministère Grey. Cependant, en lisant son rapport à la Chambre, de Muelenaere y rétablit ce passage sans l'aveu de ses collègues, sans même les avoir consultés.

« Cet acte ne me paraît guère pouvoir s'expliquer que par une influence supérieure.

« Ce fut précisément ce passage qui donna lieu à une discussion orageuse, dans laquelle la mollesse du ministère fut vivement attaquée.

« Coghen, dans le conseil, se laissait guider ou plutôt empaumer par de Muelenaere et finissait toujours par être de son avis ; cependant il imagina de donner sa démission en la motivant dans le public sur le changement apporté sans son aveu au rapport de de Muelenaere ; il a escamoté ce motif à Raikem. Et aujourd'hui le même Coghen est content de rester ministre avec de Muelenaere, mais à condition que de Theux fût remplacé. Il s'est laissé faire le bec par les de Brouckère, Charles ayant envie du ministère de l'intérieur.

« Samedi, de Muelenaere demanda à Raikem si cela ne le contrarierait pas de quitter le ministère : sur la réponse que vous devinez assez, il lui a demandé s'il consentirait à conserver les fonctions de Procureur général et s'il pouvait dire au Roi qu'il voulait bien encore occuper ce poste. Le lendemain, Raikem parla au Roi qui s’empressa de lui dire qu'il n'était question de rien et qu'il espérait bien qu'il continuerait à faire partie du ministère. Lundi, de Muelenaere vit répéter à Raikem le compliment du samedi. Raikem s'empressa d'aller de nouveau offrir sa démission au (page 122) Roi qui, cette fois, lui dit qu'il espérait bien que plus tard, les circonstances venant à changer, il voudrait bien rentrer dans le ministère. - Jamais, Sire, répliqua Raikem. L'observation du Roi lui démontra qu'en effet de Muelenaere était chargé de provoquer sa démission. En un mot, on le renvoie.

« On le renvoie, probablement parce qu'il est le seul homme énergique du ministère et parce que plusieurs de ceux qui ont l'oreille du Roi, qui l'entourent, qui forment la camarilla, ne sont pas de ses amis.

« De Muelenaere avait toujours dit à Raikem et à : de Theux nous donnerons ensemble notre démission. Et maintenant on dit que de Muelenaere reste. De sorte que je crois que cet homme a été double dans toute cette affaire et qu'il a joué ses collègues. Il a imaginé peut-être de satisfaire aux exigences de l'opposition en faisant entrer au ministère Leclercq, qu'on vante comme un homme de tribune, qui serait un athlète toujours prêt pour la défense ; et pour faire place à Leclerc, il aura fait renvoyer Raikem, qui d'ailleurs était un peu importun par son énergie.

« P. S. Samedi soir.

« Je reviens de chez Raikem chez qui j'ai dîné. J'y ai trouvé de Gerlache et de Theux. D’après ceux-ci, il paraît que Leclercq renonce. Nous avons sollicité de concert Raikem de rester au moins provisoirement et jusqu'après l'organisation judiciaire. Mais en vain. Il voulait absolument insister pour faire accepter de suite sa démission. Nous avons demandé instamment qu'au moins il différât, et nous l'avons un peu ébranlé sur ce point. »

Du sein de ce malaise, François du Bus semble saisi d'un remords :

« J'ai toujours bien peur que nous, catholiques, (page 123) n'ayons vivement à regretter de n'avoir pas eu l'esprit de soutenir le ministère de notre opinion, au lieu de faire chorus avec ceux qui, dans le dessein unique de le renverser pour se mettre sa place, ne cessaient de l'accuser de faiblesse, de mollesse. Les meneurs ont été adroits et nous sommes dupes et bernés. Nous avons fait ce que nous avons pu pour perdre le ministère dans l'opinion, tandis que nous devions faire en sorte que l'opinion lui demeurât. Cette conduite a entièrement dégoûté Raikem. » (21 mai 1832).

Leclercq ayant échoué dans sa tentative de formation d'un cabinet, le ministère de Muelenaere reste en charge.

« Vous aurez vu par les journaux que notre ministère reste. Félix de Mérode me l'avait dit à l'ouverture de la séance de vendredi. La veille, il était encore douteux si Raikem restait ; Dumortier et moi avions fait, à ce sujet, le même soir, des représentations très fortes au comte de Mérode et lui avions signalé sans détour Raikem comme celui qui inspirait le plus de q confiance la majorité de la Chambre, ce dont il a nous a semblé qu'il avait besoin d'être persuadé.

« ...Vous aurez remarqué que Dumortier, dans la discussion de vendredi, a touché un mot de la camarilla. Aujourd'hui, le Roi l'a fait appeler et a eu un long entretien avec lui. Il a tenu à le bien persuader qu'il n'existait point de camarilla, que a son ministère avait toute sa confiance, et l'a engagé à le redire. » (27 mai 1832)

Tout va donc bien... Le tonus national reste élevé :

« Le gouvernement est tout à fait résolu, non seulement à ne pas céder aux exigences de Guillaume, mais à en appeler à la dernière raison des peuples et des Rois. Je suis personnellement convaincu qu'avant qu'il se soit écoulé deux mois, nous aurons attaqué la Hollande. » (12 juin 1832)


(page 124) En attendant cette extrémité, une bataille moins sanglante mais fort vive met aux prises deux opinions de la Chambre, au cours de la discussion relative à la création d'un ordre civil et militaire, qui devait devenir l'ordre de Léopold.

« J'ai dîné hier chez Raikem. Les ministres étaient tristes d'avoir vu échouer leur Ordre civil. Il paraît que le Roi y tient beaucoup. Mais lorsqu'il m'est démontré que le Congrès a voulu le proscrire, peu m'importe le désir du Roi. Au reste, c'est un moyen d influence dont il pourra être fait abus plus tard. » (4 juillet 1832)

Ennemi des hochets, et même des honneurs, François du Bus a voté contre l'institution d'un ordre civil.

Le gouvernement, toutefois, revient la charge.

« L'ordre civil, écarté il y a deux jours, a été remis en question aujourd'hui parce que, d'après notre règlement, les amendemens admis une fois doivent être soumis à une seconde épreuve. Les ministres avaient, paraît-il, fait venir leurs hommes : quelques-uns de ceux qui avaient voté contre se sont absentés ; certains, on le croit, sont candidats diplomates et prédestinés à des ambassades. Bref l'ordre civil a été admis à la majorité de deux ou trois voix, et la loi entière à la majorité de deux voix seulement. La Chambre a donné d'autres preuves de versatilité. Elle a admis en détail, par assis et levé à 2/3 des voix, un article, que j'ai proposé, pour exclure les membres des deux chambres, ceux des Etats provinciaux et les membres de l'ordre judiciaire ; puis, l'ensemble de cet article a été rejeté à la majorité d'une seule voix.

« Les sénateurs étaient leur tribune, et leurs visages s'épanouissaient ou s'allongeaient selon que a l'ordre civil prenait faveur ou subissait un échec. » (6 juillet).


(page 125) La première session du parlement belge fut close le 18 juillet 1832 ; la seconde s'ouvrit le 15 novembre.

Nous avons vu que, dans l’intervalle, Palmerston avait communiqué son « thème » ; que le cabinet de Muelenaere avait démissionné en bloc pour passer la main au général Goblet ; que la France et l'Angleterre avaient décidé qu'une armée française, si le Roi le demandait, pénétrerait en Belgique pour expulser les Hollandais d'Anvers et des forts de l'Escaut s'ils ne les avaient pas évacués pour le 15 novembre.

« Je voudrais voir cela », écrivait François du Bus le 14 mai quand de Muelenaere lui avait déjà dit tenir cette nouvelle de Goblet.

Or le jour même de l'ouverture des Chambres, le maréchal Gérard franchissait la frontière.

Les esprits n'en étaient pas moins échauffés. La France se livrait à une opération pour compte de la Conférence de Londres, et l'armée belge devait rester spectatrice : l'amour-propre national le supportait d'autant plus difficilement que l'armée était sérieusement réorganisée et que l'opinion attendait une revanche.

Faute de pouvoir bombarder les Hollandais, une partie de la Chambre tira à boulets rouges sur les ministres. Sous les huées des tribunes, Ils encaissèrent des bordées d'injures à l'occasion de la discussion de l'Adresse au Roi. Conscient de son sort, le Gouvernement proposa un amendement revenant à surseoir au jugement à porter sur ses actes. Le 26 novembre cet amendement passa à deux voix de majorité, y compris celles de trois ministres... Cédons la plume à François du Bus.

« Hier soir vers onze heures nous terminions en (page 126) commission notre travail de l'adresse ; et encore quoique la rédaction, défectueuse quant au style, fît désirer une révision et que j'eusse proposé cette mesure, la majorité de mes collègues s'y opposa par crainte de ne pas satisfaire assez l’impatience de l'assemblée.

« Les pères conscrits ont voté la leur aujourd'hui. Ils avaient eu une velléité d'énergie ; des amendemens avaient été proposés et fortement appuyés dans leur séance d’hier. Aujourd'hui ils ont été presque complètement abandonnés et coulés à fond. On me dit qu'il n'est point de moyens qui n'aient été mis en œuvre pour effrayer ces bonnes gens. C'était, à l'égard des uns, la crainte d'un ministère ultra-énergique composé de Seron, Gendebien, Lefèbvre-Meuret, etc. ; à l'égard de quelques autres, la crainte d'un ministère catholique ; à l'égard de la plupart, la crainte d'un coup d'état, car on a été, m'a-t-on dit, jusque là. » (19 novembre 1832)

Il écrit le 22 :

« Voilà deux jours de discussion sur l'adresse. Jusqu'ici le ministère est battu. Mais ce n'est pas une question de ministère. De Theux et Raikem paraissent embarrassés. Ils se sont retirés, parce qu'ils désapprouvaient la marche que l'on voulait prendre ; mais au point où en sont les choses, ils craignent qu'une protestation ne fasse plus de mal que de bien. »

« Nos débats se prolongent, écrit-il le lendemain, et je crains que dans tous les cas ils ne fassent du mal au pays. Le ministère sent maintenant la faute qu’il a faite de provoquer que la Chambre approuve ou improuve un système que, tel (page 127) qu'on l'exposait, elle ne pouvait évidemment pas approuver. »

Pour terminer, le 27 novembre :

« Enfin nous voici débarrassés de l'adresse. Elle a été votée ce soir par 44 voix contre 38. Hier 44 voix contre 42 ont admis un amendement tendant uniquement à différer le blâme, car la question en était là réduite. Aussi les ministres ont-ils annoncé aujourd'hui à la Chambre qu'ils avaient offert au Roi leur démission et qu'ils appelaient de tous leurs vœux le moment où un nouveau cabinet aurait pu être composé.

« D'aucuns pensent que personne, dans l'état actuel des choses, ne voudra chausser leur soulier ; et qu'ainsi ils resteront forcément. Mais les intentions de la Chambre, sur la fausse direction donnée dernièrement aux relations extérieures, sont toujours suffisamment manifestées. »

Le Roi pressentit alors de Muelenaere, qui déclina, puis de Theux, qui fit de même, puis Fallon qui, à l'encontre des deux premiers, était adversaire du cabinet démissionnaire.

« Point encore de ministère. Mr Fallon vient de me demander si j'étais bien résolu à ne pas y entrer. Vous pouvez bien penser que je lui ai dit que oui. Je ne rencontre que des gens qui m'engagent, au nom de la patrie, à me dévouer. Je vous avoue que cela me fatigue beaucoup. Mr Fallon m'a donné clairement à entendre que si j'acceptais, cela le déterminerait. Vous pensez bien que je lui ai répondu par des politesses et en persistant à refuser. » (11 décembre 1832)

N'ayant pas plus de succès que Leclercq sept mois auparavant, Fallon dut avouer au Roi son échec. On reprit donc les mêmes, et on continua.

« Vous savez que le ministère reparaît, ou, comme l'a dit plaisamment M. Jullien, qu'il renait de ses (page 128) cendres, ainsi que le Phénix. On l'appellera le ministère-Phénix.3 (18 décembre).

Le 23 décembre, les Hollandais rendent la citadelle d'Anvers.

« Je puis vous dire, comme le tenant de très bonne source, que, selon toutes les apparences, l'armée française va s'en retourner en France immédiatement. Il est officiel que Guillaume le têtu refuse de rendre Lillo et Liefkenshoek. La nouvelle est parvenue la nuit dernière. C'est tant mieux. Nous avons Anvers et nous garderons Venlo. Nos hommes du Phénix sont enchantés de ce concours de circonstances ; ils disent modestement qu'ils avaient prévu cela, lorsqu'ils ont arrêté la note du 2 novembre où rien n'était prévu. » (27 décembre 1832)

Comme se terminait l'année 1832, la Belgique indépendante possédait depuis dix-sept mois son gouvernement propre. Le moins qu'il faille reconnaître, est que, pendant cette période, les ministres du Roi n'avaient pas dormi sur un lit de roses...


Dès le début de la seconde session, l'opposition avait donc mené vie dure au ministère. Lors de la constitution du bureau de la Chambre, elle avait porté Gendebien comme candidat la présidence et aux deux vice-présidences. « Pour la première fonction, Gendebien obtint 27 voix sur 74 votants. La majorité lui préféra, pour la vice-présidence, deux opposants plus modérés, Fallon et du Bus. » (Garsou, Alexandre Gendebien, p. 123.)

François du Bus accepta cette marque de confiance (page 129) de ses pairs, en cette année 1832, au cours de laquelle il avait, par contre, refusé deux fois l'offre d'entrer dans une combinaison ministérielle, et, malgré les instances de Gerlache, décliné celle qui lui avait été faite d'être nommé premier avocat-général à la Cour de Cassation.

Il avait goûté de la lutte et s'y complaisait ; il entendait y rester indépendant, et les confidences de Raikem, dont il était un commensal assidu, l'avaient vacciné à vie contre les tentations possibles du pouvoir.

Il était, plus que jamais, submergé par les travaux de commissions, qu’il attirait sur sa personne comme le paratonnerre attire la foudre. - « Il y a toujours de la besogne et peu d'amateurs pour l'empoigner. » (27 décembre 1832). Lui l'empoigne et, « incapable de faire les choses à demi », comme l'écrit sa mère, il s'acharne sur sa besogne. Les problèmes nouveaux ne l'effraient pas, au contraire. Le 17 février 1833, le Roi s'entretenant avec lui annonce son intention de le comprendre dans une commission de cinq membres chargée de constater la situation de la Société Générale. Désigné à ces fonctions, il les envisage aussitôt sous leur double aspect : « Encore une corvée. Mais encore une occasion d'apprendre quelque chose.’

Il « apprend » ainsi sans cesse, et sa prodigieuse mémoire emmagasine des connaissances qui feront, de son cerveau, le pendant de sa bibliothèque qu'il enrichit presque quotidiennement de trésors amoureusement choisis.

Lorsque les membres de la Chambre rentrent dans l'hémicycle après les vacances de nouvel an, ils ne soupçonnent pas que leur vie parlementaire ne sera plus fort longue et se terminera, le 28 avril par un arrêté de dissolution.

L’atmosphère dont le ministère demeure entouré provoque à bref délai de nouvelles sautes de (page 130) mécontentement. Pour changer, on stigmatise sa faiblesse, à cause de la Hollande encore qui, cette fois, maintient son pavillon sur les forts du bas-Escaut.

Une pétition adressée à la Chambre à propos du déplacement du général Niellon, fournit à François du Bus l'occasion d'exhaler sa mauvaise humeur.

Il en écrit à son frère (17 février 1833) :

« La Chambre vient de faire une faute grave, qui est le résultat des exagérations de quelques-uns de ses membres ; elle a voté l'ordre du jour sur la pétition relative au déplacement du général Niellon, ordre du jour motivé par la commission des pétitions et l'unanimité, sur l'incompétence de la Chambre. Or la Chambre était éminemment compétente pour recevoir les plaintes auxquelles donne lieu l'usage imprudent, impolitique ou dangereux qui est fait, sous le contreseing et la responsabilité des ministres, de la prérogative « royale ; elle était compétente, autant et plus que ne l'était en 1829 et 1830 la seconde Chambre des Etats-généraux, pour recevoir des pétitions sur « l'inégale répartition des emplois. Je dis autant et plus, parce que notre Constitution consacre le droit de pétition dans des termes bien plus absolus que la défunte loi fondamentale. - La Chambre, effrayée de quelques déclamations démagogiques, semble avoir abdiqué sa prérogative, par un zèle bien mal entendu pour la prérogative royale. - Aussi ai-je sans hésiter réclamé l'appel nominal, comme le seul moyen de protester contre l'ordre du jour.

« Au fond, il paraît que le gouvernement, en déplaçant Niellon, a voulu tout à la fois flatter les orangistes de Gand (que l'on caresse à l'occasion a dans l'espoir de les ramener) et obéir à des influences françaises. Ce double motif m'indigne doublement. Du reste je n'ai aucune sympathie pour Niellon. »

(page 131) Nous eussions, contre François du Bus, voté l'ordre du jour. Le droit de pétition ne peut s'étendre jusqu'à la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs. Mais François du Bus n'eût plus ressemblé à Henri de Beugnet si, en pareille occasion, il n'avait pas opposé les droits de la nation aux prérogatives du pouvoir.


Décidée à hâter la conclusion des négociations finales avec la Hollande, la Chambre est saisie d'amendements de Pirson et de Robaulx au budget de la guerre, tendant à n'accorder qu'un crédit limité dans le temps. Bien que la section centrale se défende de présenter cette mesure comme un acte d'hostilité à l'endroit du gouvernement, Ce dernier la rejette et y oppose un autre amendement, aux termes duquel il consent à ce que le budget de la guerre soit révisé lors du vote du budget général. Personne ne voulant céder, l'amendement du gouvernement est rejeté par 45 voix contre 28.

C'est la crise ouverte.

de Theux appelé par le Roi échoue dans sa tentative de formation d'un nouveau cabinet. Une fois de plus, François du Bus est mêlé à l'échec d'une combinaison ministérielle. de Theux lui écrit le avril 1833 :

« Ayant été appelé à par le Roi, il m'a fait part que son ministère désire d'être remplacé ; que la dernière délibération de la Chambre semblait devoir amener ou un remplacement, ou une dissolution de la Chambre ; qu'il désire d'avoir un ministère nouveau composé de vous, de M. Brabant, de M. de Muelenaere et de moi ; quant à ce qui me concerne, je lui ai dit que je désirais vous voir associer un autre collègue, vous avez donc toute liberté de choix à cet égard... Il est bon de vous faire savoir que vos talens et l'estime dont vous jouissez dans la Chambre rendent votre acceptation indispensable pour la (page 132) composition d'un cabinet qui voudrait s'assurer le concours de la Chambre et travailler efficacement au bien du pays. »

Pour la troisième fois, François du Bus refuse d'accepter un maroquin, - et de Theux abandonne la partie.

La seconde branche de l'alternative évoquée par le Roi reste donc la seule solution ouverte. Ajournée le 19 avril, la Chambre est dissoute le 28, et la nouvelle Chambre est convoquée pour le 7 juin 1833.

La première législature de la Belgique indépendante n'avait pu arriver à son terme normal.

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