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Au temps de l'unionisme
DE BUS DE WARNAFFE Charles - 1944

Charles DU BUS DE WARNAFFE, Au temps de l’unionisme

(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)

Chapitre premier. Sous la lampe familiale

(page 17) A Tournai, le dimanche 7 novembre 1830.

La ville a vécu fébrilement les événements de la fin du mois d'août, et de septembre.

Les minuscules pages imprimées, sous les dehors desquelles paraissent les « Nouvelles de Bruxelles », y sont reçues, lues et commentées avec avidité.

Le 27 septembre, la création d'un gouvernement provisoire, constitué la veille à Bruxelles, déclenche un mouvement d'adhésion au régime nouveau qui, à défaut d'autres titres, a tout au moins le mérite d'être « autre chose. »

Le lendemain, la nouvelle de l'évacuation de la capitale par les troupes du Prince Frédéric, accentue l'exaltation.

Le 29 septembre, Tournai apprend la reddition de Mons.

Les deux commissaires du gouvernement provisoire à Tournai, le vicomte de Nieuport et le chevalier Hotton sont en pourparlers avec le général de Wautier pour négocier la reddition de la citadelle. Celle-ci doit être remise aux commissaires, les deux ou trois cents soldats hollandais étant renvoyés sous bonne escorte chez eux, à l'exception des officiers (page 18) qui seraient dirigés sur Bruxelles comme otages. Le 1er octobre, à deux heures, c'est chose faite : la citadelle est occupée par la compagnie de volontaires-pompiers et par trois compagnies de gardes bourgeoises.

Les informations heureuses se succèdent : le 4 octobre le gouvernement provisoire a proclamé l’indépendance de la Belgique.

Mais des bruits alarmants se propagent en même temps ; on commence à s'émouvoir des pillages. Le 23 octobre la rumeur se répand en ville que D. Juan van Halen et les « perturbateurs de Bruges » ont été fusillés. Cela fait sensation parmi le peuple. « Il était temps, car on parlait souvent de pillage et on ne parlait jamais de punition ; le peuple aurait fini par croire que de pareils actes n'étaient plus punis » (lettre du 23 octobre 1830 d’Edmond du Bus à ses parents.)

L'autorité communale se renforce. Le comité de régence qui s'était constitué élit, le 30 octobre, quatre personnalités chargées de doubler, autour du bourgmestre, le nombre des échevins ; ce sont MM. Lecocq, Dumon-Dumortier, Léopold Lefebvre et François du Bus.

Ce François du Bus est le même qui, un an auparavant, le 24 août 1829, au cours d'un banquet organisé le jour de la fête du Roi de Hollande en l'honneur des députés du Hainaut aux Etats-généraux, avait porté à Ch. Le Hon un toast particulièrement remarqué.

Le novembre 1830, seul de tous les candidats catholiques de Tournai, François du Bus est élu au Congrès national.


A Tournai, le dimanche 7 novembre 1830, rue des Sœurs-Noires, n°6.

A deux pas de la vieille église Saint-Jacques, au (page 19) creux du quartier quiet d'une ville sans frénésie, l'entrée d'une rue entre les pavés de laquelle l'herbe pousse sans contrariété, le soir d'hiver emplit de mystère la cour intérieure d'un hôtel patricien.

Trois fenêtres donnant sur cette cour s'éclairent d'un reflet jaunâtre. Les stores se baissent dans le salon où le rayonnement du feu et la lumière de la lampe enrichissent de leur double note l'accord soutenu dans lequel s'exhale le calme de la grande demeure.

Autour de la table empire dont le marbre est revêtu d'un tapis, trois hommes et deux femmes ne parlent pas plus haut que la lampe n'éclaire fort.

Au centre, le Père : de petite taille, les cheveux blancs plantés drus sur une tête régulière, les sourcils abondants, l'œil aigu, la lèvre volontaire, la fossette du menton jetant une ombre entre les bords immaculés du col montant haut.

Ses soixante-treize ans et des rhumatismes le tassent un peu dans un large fauteuil.

François-Joseph du Bus.

Il est au terme d'une carrière longue, diverse et bien remplie. Son regard se pose avec complaisance sur ses deux fils : il sait qu'ils le continueront.

Après avoir obtenu son grade de docteur en droit à l'université de Louvain, le 23 juin 1778, il avait prêté le serment d'avocat devant le conseil de Tournai-Tournaisis dont, treize ans plus tard, il devait devenir un des sept membres inamovibles, à côté de Louis van der Gracht, grand bailli, Christophe Cornet de Cuvelon, Denis de Rasse, Pierre Maillet, Gaston du Pré.

Mais l'inamovibilité est un privilège précaire en période révolutionnaire. Le 1er décembre 1795, les représentants de la Convention suppriment le (page 20) conseil de Tournai-Tournaisis et François-Joseph du Bus, sa carrière brisée, reprend place au Barreau.

Au cours de la domination française, il se voit successivement nommé suppléant au tribunal de première instance, membre du conseil d'arrondissement, et membre du comité consultatif adjoint aux commissions administratives des hospices et bureaux de bienfaisance de Tournai.

Après l'annexion de la Belgique à la Hollande, il est unanimement désigné pour représenter Tournai aux Etats provinciaux du Hainaut. Ces mêmes Etats, en 1817, le désignent en remplacement de M. de Rasse, comme membre de la seconde chambre des Etats-généraux de Hollande.

Agé de soixante ans, il part pour La Haye.

Les élections de juillet 1820, qu'une campagne des éléments avancés entame contre lui avant la lettre, amènent sa chute.

Il revient Tournai, mais dès décembre retourne à La Haye en qualité de conseiller, puis, en 1821, de président de la Chambre des Comptes.

Son transfert à Bruxelles, en 1825, le rapproche des siens. La révolution le ramène définitivement à Tournai où il prend, à soixante-treize ans, un repos que sa santé rend impérieux.

Cet homme est là, près de la table, sous la lampe.

Dans les longs silences qui tombent au cours de la veillée, il revit les heures dures, souvent douloureuses, d'une existence qu'il a entreprise sous le signe du devoir et qu'il a parfaite sans défaillance.

Longtemps il a vécu loin de ceux qu'il aime. Mais l'éloignement n'a jamais fait obstacle au cœur-à- cœur. Entouré des soins affectueux de sa fille Henriette, par des lettres quasi journalières il demeure aux côtés de ses deux fils. Il fait de l'aîné, François, le confident de ses travaux, et le marque bientôt du sceau qui caractérise l'homme d 'Etat : sa sollicitude pour le cadet, Edmond, de onze ans (page 21) plus jeune, allie à la fermeté une tendresse qui président de pair à une éducation dont les enseignements sont un modèle.

Voici qu'il sent s'appesantir sur lui une main dont il décèle l'emprise invincible. Mais il sait que si sa course se termine, c'est après avoir combattu le bon combat ; il sait que de sa main anémiée le flambeau a passé déjà en des mains filiales dont il a pu mesurer la vigueur.

Sous la lampe, il songe à tout cela, le Père.

Peut-être tremble-t-il un peu sur les destins du fils qui va partir : il sait aussi que la politique est une Gorgone.

En face de lui, menue. Marie-Aimée, la Mère.

Elle a soixante-neuf ans. Sous la lampe, ce soir, se traduit une anxiété qu'elle cache mal. Elle a connu les rigueurs des longues séparations d'avec son mari ; et voici proche l'heure de la séparation d'avec son aîné, Ce fils dont la précoce maturité a fait depuis longtemps une des pierres d'angle du foyer.

Son fils Edmond écrira d'elle bientôt combien elle s'inquiète « si le chien a à boire, si l'on va à la porte, si les canards ont à manger. »

Dans dix semaines elle écrira à son François :

« Il va y avoir trois mois que vous êtes au Congrès ; que ce temps m'a paru long ! Comment va votre santé, avec ce travail continuel et sans aucune distractions agréables ? Ne vous manque-t-il rien ? Avez-vous encore du vin ? » (20 février 1831).

Dans un an, elle ne cessera pas de le presser de recommandations, en faisant tenir par Edmond une plume que ses doigts rhumatisés ne manient plus qu'avec gêne : « Demandez-lui s'il s'est fait faire un frac ; il n'a qu'un frac tout pelé. Je souhaiterais qu'il mette son gilet de laine, il est plus que temps. » (7 novembre 1831)

Angoisses exagérées d'une mère qui oublie que (page 22) son fils a quarante ans ? Ou sollicitude inchangée d'une mère pour qui son fils reste toujours son « petit » ?

Il a été écrit, il y a fort longtemps, de certaine femme :

Elle se procure de la laine et du lin,

Elle se lève quand il est encore nuit

Et elle donne la nourriture à sa maison.

Elle met la main à la quenouille

Et ses doigts prennent le fuseau

Elle ne craint pas la neige pour sa maison

Car tout sa maison est vêtue de cramoisi/

C'est de la femme forte qu'il s'agit. Et le Livre de la Sagesse déclare à sa louange :

Ses fils se lèvent et la proclament heureuse.

François du Bus, quinquagénaire, écrira de sa mère, octogénaire : « Maman, une fois de plus, est la femme qui a toujours raison. »

C'est ainsi, sous la lampe, que lui apparaît sa Mère.

Voici la fille, Henriette, dont les quarante-deux ans ne se devinent pas. Elle a allégrement coiffé Sainte-Catherine, ayant été de longues années la compagne d'exil de son père, avant de devenir le bras droit de sa mère et la seconde maman de ses frères.

Elle connaît l'art de faire, d'une bécasse « un mets savamment combiné les variétés de poires des vergers d'Ere et de Templeuve n'ont, pour elle, aucun secret ; elle préside, en éclaireur, à l'aménagement des parterres de roses à la campagne, elle a, pour les bêtes, un amour qui ne dépasse pas les bornes de la raison.

Elle sait faire la juste part aux plaisirs anodins de son temps, sans rien sacrifier des tâches que lui impose son rôle de « ministre de l'intérieur. »

(page 23) Une plume alerte et enjouée donne à ses lettres un charme qui dédommage un peu ses correspondants du « déplaisir de son absence. »

Sans qu'elle semble s'en rendre compte - ni qu'on s'en doute peut-être - elle est probablement irremplaçable.

C'est elle qui, en ce moment, avance à son père la chancelière...

Edmond, le fils cadet - vingt-huit ans - n'est pas encore marié ; il ne se doute pas qu'un de ses arrière-petits-fils, dans cent-et-douze ans, le mettra en scène sous une lampe familiale. Avec sa sœur Henriette, il constitue le duo enjoué de la maison. Mais la forte main du Père a modelé sur lui son empreinte : lui aussi, comme François, est marqué à vie.

Depuis six ans il est avocat, dans le sillage de son aîné, dont la science juridique fait l'émerveillement du barreau de Tournai.

Cet aîné va s'en aller, loin et pour longtemps peut-être. Ce n'est pas seulement un frère très chéri, mais aussi un conseiller et un appui inestimable qui s'éloignent. Pourra-t-il le rester à Bruxelles, au milieu des occupations nouvelles qui vont l'absorber ? Edmond ignore encore combien la réponse sera affirmative, et qu'à ce trésor de science, il pourra continuer à puiser quotidiennement en consultant l'ainé sur la marche de toutes les affaires délicates de son cabinet. Edmond en saura à François un gré profond, et lui écrira gentiment : « Je vous remercie des renseignements que vous me donnez pour mes affaires ; ce que c est d'avoir comme cela un esprit familier à son aide : on fait tout bien et on semble tout savoir. » (13 novembre 1831).

Cet aîné qu'il aime tendrement, il l'admire, mais non jusqu'au point d'approuver toujours le degré (page 24) de son désintéressement et de son esprit de devoir : « Vous continuez à vivre comme si vous n'aviez jamais vécu : dans ce monde, il faut un peu penser à soi, et vous avez toujours pensé et pensez toujours aux autres avec une abnégation qui, au point où vous le poussez, devient presque une niaiserie. » (7 novembre 1831).

Un mois plus tard, il lui écrira encore, et combien de fois dans la suite, - mais sans jamais parvenir à l'ébranler :

« Maman dit que si elle ne vous connaissait pas, elle croirait que votre désir de revenir (à Tournai) n'est que très faible, mais elle sait bien que vous ne voyez avant tout que ce que vous appelez votre devoir, que vous vous laisserez dindonner encore. » (8 décembre 1831).

En morigénant ainsi son aîné, Edmond n'ignorait pas plus que lui le sens du devoir et ses obligations. Mais il y mettait moins de farouche exclusivisme que son frère, et moins d'intransigeance. Il devait constituer lui-même un exemple, et dans la suite, au conseil communal de Tournai, au conseil provincial du Hainaut pendant quatorze ans, il allait à son tour servir de modèle aux mandataires publics.

Ce soir, il est tout à la tristesse de la séparation du lendemain.

Autour du fils et frère aîné, tous les quatre sont réunis.

Le foyer, longtemps éprouvé par l'absence de son chef et qui avait espéré se reconstituer lorsque récemment il y vint reprendre sa place, ce foyer une fois de plus va se disloquer. pour comprendre la réalité et le déchirement de cette nouvelle amputation, il n'est que de parcourir les milliers de lettres qui pendant treize ans, de La Haye ou de Bruxelles vers Tournai, et de Tournai vers les deux capitales ont manifesté la tendresse des liens qui (page 25) unissaient les parents et les enfants, et les enfants entre eux.

Catholiques d'un bloc, ils vivent à l'unisson leur religion.

En politique, comme il sied, les conceptions des fils dépassent celles du père, et le catholicisme libéral de François s'affichera, dans sa vie publique, avec un éclat qui n'en fera un mystère pour personne. Mais une longue hérédité terrienne, une culture classique très poussée, l'expérience des hommes constituent chez tous une infrastructure de sagesse.

Sur de pareilles bases, l'esprit de famille fait avec elles un monolithe. Les conditions d'existence de l'époque favorisent d'ailleurs puissamment le culte du foyer ; les déplacements sont rares et le moindre voyage un peu lointain est une expédition dans laquelle on ne s'aventure guère sans nécessité ; les distractions extérieures sont pratiquement inexistantes, surtout dans les villes de province ; les sports de l'époque nous font sourire :

« Nous avons la foire. J'ai acheté un bilboquet pour quand vous reviendrez : vous êtes adroit à ce jeu. » (Edmond à François, 17 septembre 1831).

Oui, cela nous fait sourire peut-être.

Et pourtant...

« A l'aube du XIXème siècle, la Belgique respire après la Terreur, mais elle est silencieusement courbée sous le joug. Des forces inconnues grandissent cependant en elle mais, pour en soupçonner l'existence, c'est dans l'intimité des foyers qu'il faudrait descendre. Voyez donc, vers 1810, ce jeune collégien, fils d'un modeste orfèvre de Huy, qui rêve déjà d'un système de gouvernement libre : c'est Joseph Lebeau ; à trente-cinq. ans, il assurera par son énergie et son talent le triomphe de l'indépendance de la Belgique ; voyez au château de Biourge en Ardenne, ce jeune avocat qui a conquis des lauriers à Paris, c'est Etienne-Constantin de Gerlache, né en 1785, qui présidera (page 26) le Congrès National de 1830 et contribuera fortement à consolider l'Etat. Voyez à Everbergh, Félix de Mérode, né en 1791, qui donnera à la révolution nationale la caution de son grand nom et de son intégrité... A Pétange, le voyageur de passage verrait jouer Jean-Baptiste Nothomb qui prendra en mains, à vingt-cinq ans, la diplomatie belge et soutiendra avec de si belles ressources d'habileté et d'imagination la cause du pays devant la Conférence de Londres.

« Ces jeunes gens, ces enfants, rien ne les marque encore pour un destin exceptionnel. Ils appartiennent tout entiers à leur milieu, à leur ville, à leur village. Leurs qualités intellectuelles incomplètement épanouies, les vertus morales qu'ils tiennent en réserve pour l'action sont, pour une large part, un héritage des leurs puisqu'il est vrai que, toujours, d'une manière ou d'une autre, les parents donnent plus qu'ils ne reçoivent. La génération qui, en 1830, a courageusement bâti la Belgique indépendante n'est pas sortie triomphalement des grandes écoles, ni du tumulte de la vie publique. Elle est venue, tout simplement, de ces calmes demeures de chez nous où, à une époque dangereuse, l'on avait cultivé en silence un amour passionné du sol natal et un goût atavique pour ces libertés qui donnent du prix à la vie. »

(Comte Louis de Lichtervelde, La Famille dans la Belgique d’autrefois, pp. 88-90.)

Lebeau, Gerlache, Félix de Mérode, J.-B. Nothomb, nous allons les retrouver tous.

A côté d'eux, François du Bus.