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Au temps de l'unionisme
DE BUS DE WARNAFFE Charles - 1944

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Charles DU BUS DE WARNAFFE, Au temps de l’unionisme

(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)

Chapitre XV. La dernière séance

La loi sur les incompatibilités - « La séance est levée » - Le cortège du passé - L'ultime regard

(page 305) « Bruxelles, 18 mai 1848.

« (...) P. S. A trois heures quarantes minutes on ouvre ladiscussion générale sur le projet de réforme parlementaire. »

C'est sur ces lignes que se clôt la volumineuse correspondance que, depuis dix-huit ans, François du Bus adresse de Bruxelles son frère. La réforme parlementaire dont la Chambre entame la discussion va aboutir à la loi sur les incompatibilités, mettant François du Bus devant l'obligation d'un choix : le mandat parlementaire ou la présidence du tribunal de Tournai.

Cette loi « a enlevé au parlement certains concours qui l'avaient grandement honoré, et elle l'a privé pour l'avenir de compétence et de talents qui n'ont pas été remplacés. » (G. Eeckhout, Nos institutions représentatives, dans : Histoire de la Belgique contemporaine, I, 374.)

Elle était pourtant sérieusement fondée. Le (page 306) fonctionnaire amovible, en même temps député, pouvait être et fut souvent mis dans une position délicate, chaque fois que, mandataire national, il était amené à devoir, en conscience, prendre attitude contre le gouvernement dont il dépendait. Comment ne pas comprendre la fausseté d'une situation de nature à créer, dans le même homme, un conflit entre sa conviction personnelle et la crainte de déplaire à l'autorité de qui il tenait la place qu'elle pouvait lui enlever ? L'indépendance doit être la vertu cardinale du contrôleur du pouvoir : indépendance vis-à-vis de ses mandataires, indépendance à l'égard du contrôlé. Cette dernière manquait en l'espèce, moins de supposer chez tous les fonctionnaires-députés la force de caractère permettant, une fois dans l'hémicycle, d'être avant tout député-fonctionnaire, si non exclusivement député..

Et d'autre part du côté gouvernemental - un gouvernement, ce ne sont que des hommes... - comment espérer toujours que l'autorité qui nomme et peut révoquer ne se souvienne pas qu'elle est l'autorité désavouée par un homme ayant, par ailleurs, prêté serment de la servir ? Les lettres de François du Bus attestent que plus d'une fois et en d'importantes circonstances, le vote des députés-fonctionnaires amovibles fut gouvernemental par opportunisme et non par conviction.

Le danger était infiniment moindre, pour ne pas dire inexistant, dans le cas des titulaires inamovibles de fonctions rémunérées par le gouvernement, tels les juges. Mais si le danger de dépendance disparaissait, un autre inconvénient grave était indéniable : le cumul de fonctions permanentes comme celles d'un président de tribunal pendant l'année judiciaire, et du mandat parlementaire, charge quasi permanente pendant la session législative, c'est-à-dire plus de la moitié de l'année.

Ce dernier cas fut celui de François du Bus, pour qui la direction du tribunal était pratiquement (page 307) épistolaire, sauf aux très rares occasions où, comme député, il se permettait une « fugue. » C'était pendant les vacances parlementaires seulement qu'il pouvait siéger full-time à Tournai. Incontestable anomalie, à laquelle la loi des incompatibilités mettait un terme.


François du Bus devait choisir.

Il siégeait rue de la Loi depuis près de dix-huit ans ; depuis près de seize, il présidait le tribunal de Tournai. Il avait 57 ans. A la commission de Constitution, au Congrès national, à la Chambre, il avait contribué à constituer l'Etat, maintenant fermement assis sur le pacte fondamental et les grandes lois organiques : la loi électorale, la loi communale et provinciale, les lois organiques de l'enseignement primaire et supérieur, etc. Non seulement les bases de la maison étaient solidement enfoncées dans le sol, mais l'édifice lui-même avait pris de la hauteur. Depuis 1839, la phase révolutionnaire de notre politique intérieure était close. L'Etat nouveau avait assuré sa place dans le concert des nations et prouvé sa viabilité ; la stabilité du pays au milieu de la bourrasque révolutionnaire de 1848 attestait la solidité de l'œuvre persévérante accomplie depuis plus de quinze ans.

La « maudite politique » n’était plus un devoir auquel François du Bus estimait ne pouvoir se soustraire sans déserter. Le parlement, au surplus, c'était Bruxelles.

Juriste dans l'âme, aimant dire le droit et voyant dans la participation à l'œuvre de la Justice un véritable sacerdoce, François du Bus se sentait attiré vers les fonctions judiciaires par une héréditaire vocation de l'esprit. Le tribunal, au demeurant, c'était Tournai.

Puisqu'il fallait choisir, il opta pour Tournai.

Il va quitter Bruxelles.

Mais partir, c'est mourir un peu...


(page 308) C'est la dernière séance avant la clôture de la session.

L'ordre du jour est épuisé.

« La séance est levée. »

Le président de la Chambre abandonne le fauteuil ; le bureau se retire sa suite. Les députés ramassent quelques documents, plient leur serviette, quittent leur place et sortent de l'hémicycle. La salle de séances est vide.

Non, un député s'y trouve encore.

Il a mis plus de lenteur que les autres à réunir des papiers épars sur son pupitre. Il se lève de son banc, y revient comme s'il avait oublié quelque chose, se ravise, se dirige vers la porte, s’arrête. Après une seconde d'hésitation - va-t-il succomber à la tentation ? - il oblique vers l'estrade, gravit les marches qui l'amènent au pupitre, d'un geste habitué s'installe au fauteuil d’où il a si souvent dirigé les débats de l'assemblée ; jette sur la salle un long regard circulaire, se prend la tête entre les mains, ferme les yeux.

Lentement, du tréfonds des souvenirs, du milieu des brumes qui insensiblement se dissipent sous l'action d'un fantôme invisible, voici que défile le cortège du Passé.

François du Bus rêve-t-il ?

Non, il voit.

Il voit deux cents hommes dont la plupart, la veille, ne se connaissaient pas ; mandataires d'Ostende et de Diekirch, de Namur et de Maestricht, nobles, avocats, propriétaires, prêtres. gens paisibles et rangés, enfoncés dans de larges cols, probablement assemblés pour s'entretenir des intérêts de leur ville ou de leur village... Non. Ils parlent de leur pays et le proclament indépendant ; ils discutent (page 309) d'une dynastie et en prononcent la perpétuelle déchéance. L'Europe les observe d'un œil ahuri, les sourcils menaçants. L'Europe ? Oui, oui, nous verrons plus tard ; ici maintenant on s'occupe d'abord de faire la Belgique. Il lui faut une constitution ? La voici. Un Roi ? Avocats, nobles, prêtres et propriétaires en veulent un, bien sûr. Lequel ? Ils misent mal une première fois, se rattrapent et au second coup tombent juste.

Point de partis dans cette assemblée. Quelques amis un peu chauds ou impatients de la France. Mais en face d'eux une phalange majoritaire, compacte, farouchement nationale, effrontément belge.

Les yeux clos, François du Bus sourit : cette phalange ! Il en était...

Il voit encore...

Cent-et-deux hommes. Une lutte émouvante dans laquelle s'affrontent des « mûrs » et des « verts ». Qu’on les appelle sages et fous, morceleurs et patriotes, qu’importe. Ils aiment tous leur pays ; mais en présence de la mutilation qu'on leur demande de consentir par certains XXIV articles, d'aucuns sentent l'impuissance du jeune Etat en face de l'Europe et sont résignés à céder à la force ; d'autres sont prêts à affronter présomptueusement la force pour faire respecter le Droit. Phalange ardente, mais phalange minoritaire, cette dernière.

Les yeux clos, François du Bus sourit : cette phalange ? Il en était...

Il voit encore...

Un député de Tournai qui lui ressemble comme un frère, mais d'une bonne dizaine d'années plus jeune, revenant au parlement après une triomphale réélection. Un député furieux de la révocation de son ami Doignon ; furieux à cause d'une dissolution des chambres ; furieux contre un gouvernement Goblet-Lebeau auquel il promet la bataille. Un (page 310) député qui se hérisse dès le premier jour à l'occasion de la discussion de l'Adresse ; qui se joint à l'impétueux Gendebien pour décréter d'accusation un ministre ; qui lance un brûlot contre le ministère qu'il flétrit de coupable inertie en face de menées orangistes. Un député qui est battu sur la question de l'Adresse, battu sur la mise en accusation, battu sur son ordre du jour incendiaire. Battu, mais chaque fois prêt à un nouvel assaut. Qu'il est bouillant, ce député !

Les yeux clos, François du Bus sourit : c'était lui...

Il voit encore...

Avec quelle angoisse il voit la Liberté menacée, sous les traits des libertés communales compromises. Un horrible attentat préparé dans l'ombre où se faufile la silhouette de la Camarilla, où le despotisme n'ose pas dire son nom et se camoufle sous l'étiquette de la prérogative royale. « Halte-là ! Qui vive ? » Sans attendre la réponse, le veilleur la devine hostile et croise la baïonnette. De son trou d'homme il tire et contre-attaque sur tous les points où le danger menace. « Père, gardez-nous à droite ! Père, gardez-nous à gauche ! » Longue mêlée : trois ans, entrecoupés d'avances et de reculs, au rythme d'une action vibrante et tendue. Les libertés succomberont-elles ? A bout de bras, on les dispute et les arrache aux mains les plus voraces. On les sauve ; pas toutes, ni dans la mesure qu'on voudrait ; et l'on trouvera mauvaise l'issue de la campagne, parce qu'elle ne répond pas à ce qu'on en espérait. L'adversaire en jugera de même, et cela seul est peut-être une suffisante compensation aux carences de la victoire.

Les yeux clos, François du Bus sourit : il commandait, au cœur de cette mêlée...

Il voit encore...

Un gouvernement libéral homogène arrivé au (page 311) pouvoir avec Lebeau et Rogier. Est-ce tolérable ? Voici des fonctionnaires catholiques disgraciés ; voici un emprunt onéreux et des impôts nouveaux, et là, à gauche, Verhaegen qui insulte aux sentiments catholiques. Cela peut-il rester sans riposte ? Ne va-t-il pas falloir guerroyer encore ? Oui, on se bat une fois de plus. A quelques-uns, on se concerte. Que faire ? Voter contre le budget ? C'est violent, opinent les timides. C'est indispensable, répliquent les résolus. L'assaut est décidé et réussit presque. la phalange assaillante groupe 39 durs-à-cuire contre une milice gouvernementale de 42 hommes. La position des occupants est-elle ébranlée sous le et victoire : choc ? Elle vacille. Espoir, doute, - et victoire : le Cabinet se retire.

Les yeux clos, François du Bus sourit : il était de l'état-major qui dirigea la manœuvre offensive.

Il voit encore...

L'espoir d'un peu de calme, grâce au ministère unioniste de Nothomb : perspective d'un reposant répit. Mais non : repos ailleurs qu'en cette enceinte, si l'on s'avise de proposer l'octroi de la personnification civile l'université de Louvain. La presse libérale se déchaîne, des Régences s'insurgent, la diplomatie manœuvre. Passe pour la presse et les Régences : on connaît cela... Mais que se trame-t-il dans les lointaines coulisses ? C'est simple : on y décide qu'il faut retirer la proposition. C'est connaître son auteur : il refuse. Alors les Évêques se désistent de leur demande, et la proposition devient sans objet. Les yeux clos, François du Bus sourit toujours : celui qui dut avaler cette couleuvre, c'était lui... Sous des modalités diverses, c'est chaque fois la même chose qu'il voit : défendre, attaquer, parer, riposter, s'attendre aux outrances ou la défection d un ami, épier sans cesse, être prêt toujours et pour (page 312) cela ne désarmer jamais ; réussir, échouer, se redresser sans relâche, espérer inlassablement, refuser de se laisser abattre, dût-on succomber, mais en maintenant fièrement sur sa hampe dressée le drapeau pour lequel on se bat.

La tête enfoncée entre les mains, c'est tout cela qu'il revit, François du Bus, farouche indépendant au sein d'une Chambre où l'absence de partis permet d'ignorer la discipline de groupe et livre chaque homme à lui-même, c'est-à-dire ses passions, à ses intérêts, à sa pusillanimité ou à son ambition, suivant les cas individuels les moins reluisants.

Mais un indépendant du type de François du Bus est soumis, en réalité, à la plus rigoureuse des contraintes : celle qu'on s'impose volontairement à la lumière d'une conscience très haute, sous la cravache d'une volonté inflexible.

Indépendance ombrageuse, qui se cabrerait de pouvoir être suspectée d'attaches ou de complaisances quelconques envers les puissances, et qui permet de s'exprimer librement sur toutes, que ce soit la France ou la Hollande, la Cour, la finance ou les affaires.

Parce que tel est le caractère d'une indépendance qui se traduit infiniment plus dans le comportement personnel et dans les actes qu'en de vaines paroles, le respect et l'estime entourent l'homme qui a entendu en faire son seul uniforme et sa seule couronne.

François du Bus se rappelle ce qu'il a écrit à son frère :

« Mes collègues viennent de me donner un nouveau gage d'estime et de confiance en me réélisant vice-président » (1833) ; réélu vice-président en 1834, il écrivait encore : « vous voyez que malgré tout ce que j'ai dit et fait, la Chambre tient encore à moi. » « Lorsqu'il m'a vu, le Roi s'est levé, s'est avancé vers moi et m'a longuement entretenu. » (1836), (page 313) et c'était pourtant à l'époque où, en François du Bus, l'opposition de Sa Majesté arrachait au Souverain d'amères récriminations.

« de Theux est encore venu me faire visite, et me témoigne les signes d'une vive amitié » (1837), et c'était cependant après que François l’eut ardemment combattu à l'occasion de la loi communale.

Depuis 1845, ses interlocuteurs les plus intimes s'appellent Gerlache, F. de Mérode, Malou ; c'est parmi les Sages du royaume que, d'instinct, il les trouve ; c'est Nothomb : le temps où Dumortier pouvait l'appeler « Nous-trompe » est loin.... c’est Dechamps avec qui il s'attelle vigoureusement à l'organisation d'une presse catholique ; c'est son ami de Theux.

Que de noms et de faits apparaissent sur la longue fresque qui se déroule !


Finie, la rétrospective.

François du Bus s'étonne du silence qui l'accable, après les réminiscences de tant de tumultes. Rêve-t-il ?

Il dégage son visage de l'emprise de ses mains ; ses yeux retombent sur l'hémicycle vide. Les dernières paroles présidentielles lui reviennent aux oreilles : « la séance est levée. »

C'est vrai, la séance est levée.

La session est close.

Une vie parlementaire est terminée.

Il faut partir...

D'un ultime regard il contemple, sur les banquettes, tous ses collègues ; les morts et les vivants ; les vétérans de 1830 et la génération parlementaire montante de 1848, inclus tous entre deux dates qui ont vu l'Europe en travail révolutionnaire.

(page 314) Enfantée dans le premier, la Belgique était devenue assez forte pour échapper aux fièvres du second.

Allons, François du Bus, l'œuvre est faite et la séance est levée.

Lentement il descend les marches de la tribune, et sans se retourner - à quoi bon ? - il quitte l'hémicycle.

L'heure est venue de plier bagages Marché-au-bois, et de faire mettre en caisse les derniers livres achetés.

Mais en passant d'abord par la questure, et y demander que par faveur et pour que tous les liens ne soient pas brutalement rompus, la Chambre consente à faire au Président du tribunal de Tournai le service des annales parlementaires. De la sorte ce ne sera pas tout à fait fini...

Et puis le vestiaire. Il y reste un chapeau, inquiet du retard de son propriétaire.

Et puis la porte d'entrée, qui n'est plus qu'une porte de sortie.

Les frondaisons du parc dans la gloire d'un soleil de fin d'après-midi, l’été.

Comme il disparaît dans l'ombre des tilleuls et des charmes, François du Bus adresse un muet adieu au Palais de la Nation...

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