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Au temps de l'unionisme
DE BUS DE WARNAFFE Charles - 1944

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Chapitre III. Au Congrès National en 1831 (provisoirement incomplet)

(page 53) Du 10 novembre au 31 décembre 1830 le Congrès, sans désemparer, avait dressé un bilan respectable. Il avait décrété la forme de gouvernement de l'Etat déclaré indépendant, arrêté non sans peine la structure de la représentation nationale, inscrit dans le pacte fondamental les droits essentiels garantis aux citoyens.

Il n'avait pas encore connu les heures les plus difficiles.

Le protocole du 20 décembre 1830, parvenu au comité diplomatique le 31 décembre, constituait un cadeau de nouvel an à première vue acceptable : il apportait au pays la consécration, par les Puissances, de la dissolution de l'ancien royaume des Pays-Bas. Mais il invitait le gouvernement provisoire à envoyer des commissaires chargés de négocier les arrangements les plus propres à combiner l'indépendance de la Belgique avec les stipulations des traités de 1814 et de 1815, avec les intérêts et la sécurité des autres Puissances, et avec la conservation de l'équilibre européen. Le protocole ajoutait : « Ces arrangements ne pourront affecter en rien les droits que le Roi des Pays-Bas et la (page 54) Confédération germanique exercent sur le Grand- Duché de Luxembourg. »

Cette finale, qui portait en germe le déchirement de 1839, mit immédiatement le comité diplomatique devant les contreparties dont l'indépendance pourrait devoir être payée.

Le 3 janvier, le gouvernement provisoire répliqua que l'indépendance belge ne pouvait se concevoir sans la liberté de l'Escaut, la possession de sa rive gauche, celle du Limbourg et du Luxembourg. C'est ce que devaient défendre, devant la conférence de Londres, nos deux émissaires, Van de Weyer et H. Vilain XIIII.

Autre épineuse question : le choix d'un Roi.

Des orangistes, quelques républicains et des partisans d'un rattachement à la France profitaient de la situation indécise pour intensifier leurs campagnes respectives, tandis que la grande majorité du pays, profondément nationale, s énervait de végéter dans une crise dont on ne prévoyait pas l'issue.

Le 5 janvier, Rogier fit admettre l'urgence en faveur d'une proposition d'A. Rodenbach portant la désignation du Chef de l'Etat. Le 7, le rapport de la section centrale sur cette proposition était déposé. On savait déjà que des instances faites auprès de Louis-Philippe en faveur du duc de Nemours n'avaient pas été accueillies.

François du Bus écrit le 8 janvier :

« M. le comte d'Arschot est alors monté à la tribune. Il a rappelé que les sections s'étaient assemblées pour délibérer sur la proposition de M. Rodenbach, plusieurs avaient annoncé la décision de porter leur choix sur le Prince Othon de Bavière ; qu'en conséquence le comité en avait écrit à M. Gendebien à Paris, dont la réponse, datée du 5 janvier 1831, neuf heures du soir, contenait en substance ce qui suit :

« Votre courrier, parti le 4, étant arrivé ce soir, je (page 55) me suis empressé d'avoir une conférence avec M. Sebastiani. La France, selon ce ministre, accédera à toutes les combinaisons qui pourront constituer définitivement le pays et assurer son indépendance. Si le Congrès fait choix du Prince Othon de Bavière, ce choix sera agréé par la France. Le ministre est également convaincu que I 'alliance projetée avec la fille cadette du Roi des Français sera aussi acceptée ; mais la Princesse étant présentement malade, on ne peut en parler La France n'oubliera jamais que la Belgique fut son berceau ; la conformité de religion, de langage, de mœurs établit entre les deux peuples une véritable sympathie ; et le ministre donnait l'assurance que la France nous soutiendra dans la discussion de nos limites, lorsque le bon droit sera de notre côté et qu'elle ne souffrira aucune intervention. La France s'élèverait en masse et comme un seul homme pour défendre notre indépendance et soutenir nos droits.

« L'autre lettre est écrite en date de Paris le 6 janvier par le secrétaire d'ambassade Firmin Rogier, à cause d'une indisposition de M. Gendebien.

« M. Rogier avait mis sous les yeux de M. Sebastiani la réponse donnée par le comité diplomatique, le 3 janvier, au protocole du 20 Xbre. Le langage noble et ferme que le comité y tient avait paru faire une vive impression sur lui. Le gouvernement français comprendra que notre indépendance ne serait que passagère si nous étions privés du Luxembourg, de Mastricht et de Venloo ; on commence à comprendre ici que le Luxembourg nous appartient... La mauvaise foi du Roi Guillaume cause ici un vif mécontentement. S'il n'avait pas consenti à la libre navigation de l'Escaut, on aurait bien su l'y forcer. Si les suffrages du congrès se portent sur le jeune Prince Othon de Bavière, il sera immédiatement reconnu ; la Prusse, selon (page 56) M. Sebastiani, se prononcera aussi en sa faveur ; et il ne connaît aucun motif de douter que le Roi de France se refuse à l'alliance projetée...

« Quid, si on se constituait en République ? R. Jamais vous ne pourriez être reconnus par les Puissances.

« Et si l'on faisait choix d'un Prince indigène ? R. Vous seriez envisagés comme étant en état de République ; vous ne pourriez espérer de conclure aucuns traités avec les autres puissances...

« A la suite de cette lecture, un Anversois a fait remarquer que M. Sebastiani paraissait croire que le Roi Guillaume avait consenti à la libre navigation de l'Escaut. Il a voulu savoir si le comité diplomatique avait reçu quelque document officiel à cet égard. La réponse a été négative. De là une discussion fort animée dans laquelle plusieurs orateurs ont opiné qu'il fallait rompre l'armistice et forcer Guillaume par la force des armes... »

On sent les complications approcher. François du Bus comprend celles du choix qui va s'imposer. Il écrit, le 11 janvier, qu'il a « peur d'une minorité et d'une régence. » La grande majorité éprouve le même sentiment, ajoute-t-il. Cela supprime les chances du jeune Othon de Bavière.

La section centrale propose de faire nommer directement par le Congrès quatre commissaires, dont deux seraient envoyés à Londres et deux à Paris, chargés de traiter tout ce qui peut être relatif au choix du Chef de l'Etat, sous le rapport du territoire, des alliances, des intérêts commerciaux, et qui recevraient leurs instructions de la section centrale nommée spécialement à cet effet.

François du Bus est opposé à cette procédure :

« Je me propose de voter contre les conclusions de la section centrale. Je ne me défie ni de notre gouvernement, ni de notre diplomatie et je crois qu'il faut plus que jamais les entourer de confiance » (12 janvier).

(page 57) Il est adversaire de la diplomatie sur la place publique. Déjà il s'était plaint de la publicité donnée, le 8 janvier, aux dépêches de Gendebien et de Firmin Rogier :

« Il n'a été donné qu'une lecture unique et assez rapide de ces deux pièces, avec remarque qu'elles ne pouvaient être livrées à la publication, parce que c 'étaient des résumés de conversations confidentielles. Mais... lire ces détails une assemblée de deux cents membres et en présence de tribunes garnies d'un nombre plus que triple de spectateurs, c'est bien les publier. »

Il revient sur ce thème le 17 janvier, à la suite d'assez vifs incidents provoquées par un désaveu de Sebastiani, relatif à l'hypothèse d’une alliance avec une fille de Louis-Philippe.

« Voilà à quoi s'expose un congrès qui veut faire lui-même de la diplomatie, et qui exige la communication et ensuite l'impression des pièces les plus confidentielles. »

L'Etat belge était encore bien jeune, et les mandataires de la nation avaient des illusions que leur inexpérience rendait excusable. Mais cela facilitait d'autant moins les affaires engagées avec de vieilles « ficelles » de la Carrière.

L'aventure se corsait du fait de la candidature officielle du duc de Leuchtenberg, fils d'Eugène de Beauharnais et de la princesse Amélie de Bavière :

« Le projet de décret, présenté aujourd'hui par M. Lebeau pour faire élire le Duc de Leuchtenberg, est renvoyé aux sections. M. Lebeau a pris deux fois la parole, et a parlé de manière à convaincre. » (19 janvier).

François du Bus paraît, en effet, convaincu.

« On sait que le Prince accepte d'avance. Ce choix serait populaire, ce dont nous avons besoin pour rallier les partis qui commencent à se former dans notre pays. Cependant la répugnance du Cabinet français forme l'obstacle qui arrête plusieurs (page 58) membres du Congrès. Si cet obstacle pouvait être levé, l'élection se ferait à une très grande majorité »

Tout serait facile, « si. »

C'est autour du pouvoir légal qu'il faut se grouper. C'est l'exhortation par laquelle François du Bus termine sa lettre du 20 janvier :

« Notre assemblée, notre gouvernement, provisoire et par conséquent si faible, ont besoin de l'appui de l'opinion publique. S'ils perdaient cet appui, la contre-révolution serait inévitable. C'est ce que les patriotes et les journaux patriotes ne devraient pas perdre de vue. Rien de si facile que d'attaquer le gouvernement ou le Congrès. Mais c'est servir les vues des orangistes, de ceux qui espèrent qu'un bouleversement nous amènerait la république ou la réunion à la France, et de ceux qui, voyant leur ambition trompée, font céder tous sentimens de patriotisme au secret désir de voir renverser un gouvernement dont ils ne font plus partie. »

Le Congrès siège le dimanche 23 janvier. Le gouvernement lui donne connaissance d'une lettre qui provoque un effet difficile à décrire : la France n'accepte ni une réunion à son territoire, ni l'élection du duc de Nemours, ni celle du duc de Leuchtenberg.

Lebeau et Devaux soulignent « la politique perfide du Cabinet français » ; l'agitation de l'assemblée est à son comble lorsque la séance est levée, à trois heures et demie.

« Maintenant, termine François du Bus, quel parti prendre ? Est-il sûr que, si le Duc de Leuchtenberg est élu, le peuple français obligera son gouvernement à le reconnaître ? Et si c'était un Prince indigène qu'on choisit, les partis qui se forment dans notre malheureuse Belgique s'y rallieront-ils, comme ils l'eussent fait au Duc de Leuchtenberg ? Il faut convenir que la position des membres du Congrès est difficile et que leur responsabilité (page 59) devient immense. Je vous avoue qu'elle m'effraye. On dit que certains voudraient précipiter l'élection. Dieu sait ce qui adviendra de tout ceci. »

Ce qui advient nous révèle en François du Bus un homme dont les sentiments peuvent, à certaines heures, se traduire avec une énergie qui trahit presque la passion - mais une passion que dicte seul l'amour de la patrie. Oubliant ce qu'il avait écrit le 12 janvier sur la confiance due au gouvernement provisoire, il le vitupère :

« J'étais opposé à l'élection du Duc de Nemours, écrit-il dans une longue lettre du 2 février ; mais lorsque je vois tout notre gouvernement provisoire et tout notre comité diplomatique appuyer cette combinaison non seulement de leurs suffrages, mais encore de leur influence ; lorsque je reconnais que leur conviction a, le plus souvent, sa source dans des intérêts personnels ; lorsque je compare les intrigues des agents français ici, avec le langage des journaux français et de la tribune française ; lorsque je me reporte à ce que notre gouvernement a fait, depuis le commencement de la révolution jusqu’aujourd'hui, pour parvenir à la réunion avec la France ou à une combinaison française : je suis plus confirmé que jamais dans mon opposition, convaincu que je suis que l'on veut nous livrer à la France, au prix des dangers les plus immenses pour notre malheureux pays. Je suis honteux des manœuvres que je découvre. »

Le lendemain ses appréhensions se vérifient : « Le canon annonce au peuple de Bruxelles que le Duc de Nemours est proclamé Roi des Belges Le Prince a obtenu 97 voix sur 192 votants, exactement la majorité absolue.

François du Bus ironise sur « l'imposante majorité » que l'on avait espérée et promise ; il énumère les intrigues qui ont précédé l'élection, puis :

« Eh bien ! A quoi ont abouti toutes ces manœuvres ? A obtenir une majorité stricte, pas même (page 60) une voix de plus que la majorité stricte, que la majorité absolue !

« Encore, l'intervalle entre les deux scrutins nous a-t-elle (sic ; à mettre sur le compte de l'indignation) présenté le spectacle d'une fièvre de prosélytisme qui s'était emparée des adhérents du duc de Nemours. Ils allaient quêtant des voix pour leur candidat en disant (je l'ai entendu de mes oreilles) : « Vous voyez, monsieur, qu'il ne manque que sept voix au Duc de Nemours ; il va être nommé infailliblement au second tour de scrutin ; vous ne pouvez l'empêcher ni faire élire votre candidat ; ainsi ralliez-vous à la majorité dont maintenant vous ne pouvez plus douter. » Trois députés, qui avaient voté pour Leuchtenberg, se sont laissés prendre à ce discours, et l'un d'eux a mis sur son bulletin que c'était pour se rallier à la majorité, qui n'était pas encore la majorité sans son vote : ce sont les deux derniers députés du Luxembourg, et le fameux baron de Stassart, qui s'est ici rendu bien ridicule à force de versatilités et qui a tour à tour voulu déférer la couronne à Louis-Philippe par sympathie pour la France, au Duc de Leuchtenberg pour nous rendre indépendants de la France, et enfin au Duc de Nemours, au deuxième tour de scrutin, pour revenir à la France. J'ai entendu encore un député, à qui on annonçait ce nouveau changement du baron Stassart et qu'on engageait à reporter aussi sa voix au second tour sur le Duc de Nemours répondre : je ne suis pas une girouette.

« Quant à moi, j'ai voté pour Leuchtenberg, parce que j'étais convaincu qu'il fallait serrer ses rangs pour s'opposer efficacement à l'élection du Duc de Nemours qui me paraissait devoir être, de près ou de loin, fatale à notre indépendance nationale. Je me félicite d'être de la minorité. La responsabilité morale sera pour ceux qui ont fait l'élection. »


(page 61) En libérant ainsi sa conscience dans une lettre véhémente, François du Bus n'avait pas doté la Belgique d'un Roi. Les « girouettes » qui, par leur vote, avaient assuré l'élection du Duc de Nemours ne l'avaient pas fait davantage : Louis-Philippe déclina la couronne qu'on offrait son fils.

La Constitution avait été votée le 7 février, mais l'Etat restait sans chef. Pareille situation ne pouvait s'éterniser.

« Hier, écrit François du Bus le 15 février, j'ai assisté à une réunion de vingt ou trente députés, où l'on a discuté sur le parti le meilleur à prendre dans l'état actuel de nos affaires. On n'a généralement aucune foi dans ce que les gazettes ont dit que les puissances nous accorderaient le Prince de Naples. On s'est arrêté à nommer un « Régent » ; cette expression est puisée dans notre Constitution ; celle de « Lieutenant-général » n'y est a pas. Ces fonctions de Régent seraient une transition pour que le Régent fût ensuite élu Roi avec facilité, malgré la jalousie de quelques familles. Enfin ce Régent serait M. le comte Félix de Mérode : et l'on voudrait que la nomination se fît dans peu de jours. Tout ceci me plaît assez, et je n'ai pas hésité y donner mon assentiment pour ce qui me concerne...

« Le projet, en nommant un Régent, est que le Congrès puisse se dissoudre aussitôt que les chambres pourraient être assemblées. Les chambres éliront le Roi quand il y aura lieu. »

L'idée née dans ce caucus prend corps. Le 19 février, François du Bus peut écrire :

« Nous allons avoir incessamment la proposition de nommer un Régent. Il y aura encore une division. Les pseudo-libéraux ne veulent pas de Mérode. »

(page 62) De fait, sur 157 votants, le scrutin du 24 février donne 108 voix à Surlet de Chokier, et à Félix de Mérode 43, dont celle de François du Bus :

« Je souhaite beaucoup que le Régent ne se laisse pas mener par son Ch. de Brouckère, qui est un libéral intolérant. Outre cette raison, j'avais, pour voter comme je l'ai fait, celle de reconnaître les services rendus à la révolution par M. de Mérode et celle encore que l'exclure de la Régence, alors qu'il est mis en avant, c'est l'exclure d'avance du trône ; or il est possible que nous n'ayons rien de mieux. Cette dernière raison est précisément celle qui a fait voter presque toute la noblesse pour un autre que lui. »

Comme chef la Belgique avait donc un Régent « en la personne falote d'Erasme Surlet de Chokier, qui tenait sa baronnie du souverain détrôné et sa popularité du fait qu'il était toujours de l'avis de son interlocuteur. Ses longs cheveux gris et bouclés lui donnaient l'air d'un vieux lion mal tenu ; il élevait des moutons et en avait le cœur placide. » (Carlo BRONNE, « Léopold Ier et son temps », p. 52.)

C'était peu...


Entre-temps, sur le terrain diplomatique le climat restait dominé par des brumes inquiétantes.

Le 4 novembre 1830, la Conférence de Londres avait proposé entre la Belgique et la Hollande un armistice qui avait été accepté.

Le protocole du 20 décembre avait donné lieu aux premières réactions relatées au début de ce chapitre : une protestation du gouvernement provisoire, revendiquant la rive gauche de l'Escaut, le Limbourg et le Luxembourg. Mais déjà Londres on avait répliqué (9 janvier) que c'étaient là d'inadmissibles prétentions à l'agrandissement et à la conquête.

Enfin, pendant que le gouvernement provisoire (page 63) le Congrès se débattaient dans l'imbroglio et les intrigues de l'élection royale, un nouveau protocole, daté du 20 janvier, définissait les bases de séparation de la Belgique et de la Hollande ; elles impliquaient le sacrifice de la rive gauche de l'Escaut et du Luxembourg.

Arrivé à Bruxelles et communiqué au Congrès le 29 janvier, ce document y provoqua un émoi intense. A. Gendebien se distingua par l'opposition qu'il avait coutume d'exprimer sous des formes pittoresques : « Pour ma part, je déclare d'avance protester contre tout acte, de quelque nature qu'il soit, qui aurait pour but de morceler le territoire belge, et les Russes fussent-ils à la porte de Louvain, et les Hollandais à la porte de Schaerbeek, je protesterais encore. »

C'était aussi l'avis de l'assemblée. A raison d'un député par province, une commission fut constituée, qui rédigea une déclaration adoptée, le 1er février, par 163 voix contre 9 et ainsi libellée :

« Au nom du peuple belge, le Congrès national proteste contre toute délimitation de territoire et toute obligation quelconque qu'on pourrait vouloir prescrire à la Belgique, sans le consentement de sa représentation nationale. Il proteste dans ce sens contre le protocole du 20 janvier, en tant que les puissances pourraient avoir l'intention de l'imposer la Belgique et s'en réfère à son décret du 18 novembre 1830, par lequel il a proclamé l'indépendance de la Belgique, sauf les relations du Luxembourg avec la Conférence germanique. Il n'abdiquera, dans aucun cas, en faveur des cabinets étrangers, l'exercice de la souveraineté que la nation belge lui a confié ; il ne se soumettra jamais à une décision qui détruirait l'intégrité du territoire et mutilerait la représentation nationale ; il réclamera toujours de la part des puissances étrangères le maintien du principe de non-intervention. »

Si l'opposition s'affirme énergique au Congrès, (page 64) l’angoisse règne dans le pays. De Tournai, Edmond D'u Bus écrit à son frère, le 1er février :

« D’ici nous ne voyons dans tous les cas que la guerre et cette idée s'est tout fait ancrée dans l'esprit de maman qui en est toute bouleversée comme de coutume. Voyez si vous pouvez la rassurer un peu. De plus elle s'est imaginé depuis peu qu'il pourrait bien vous arriver par la suite des dangers à courir comme membre du Congrès. Nous ne pouvons lui chasser de la tête toutes ces idées noires. »

L'ébranlement gagne les membres du Congrès. - « Le découragement avait pénétré dans bien des esprits et les séances se passaient à enregistrer des démissions. » (J.B. NOTHOMB, « Essai politique et historique de la Révolution, I, 149) ) « Déjà plusieurs députés avaient momentanément abandonné leur poste. Le bureau de l'assemblée les invita, au nom de la patrie, à revenir sans retard à Bruxelles. Il importait, en effet, de se presser autour du gouvernement provisoire dans la nouvelle crise qui allait bientôt éclater » (Th. JUSTE, « Le Congrès national de Belgique », I, 260).

Aussi bien, le refus de Louis-Philippe, joint à l'accueil réservé au protocole du 20 janvier et la réponse jetée à la face des Puissances, n'étaient pas de nature à engendrer l'optimisme. Qu'allait être la riposte ? Sous quelle forme allait-elle se manifester? De quel prix la paierait-on ? Heure cruciale dans l'existence d'un Etat à peine né à l'indépendance, et dont le berceau est à la merci de cerbères dont certains joueraient volontiers aux marâtres.

Le protocole n°11 du 20 janvier 1831 portait en ordre principal

« Art. 1er. Les limites de la Hollande comprendront tous les territoires, places, villes et lieux qui appartenaient à la ci-devant république des Provinces-Unies des Pays-Bas, en l'année 1790.

(page 65) « 2. La Belgique sera formée de tout le reste des territoires qui avaient reçu la dénomination de royaume des Pays-Bas dans les traités de l'année 1815, sauf le grand-duché de Luxembourg, qui, possédé un titre différent par les princes de la maison de Nassau, fait et continuera faire partie de la Confédération germanique. »

La conférence de Londres parle de frontières juridiques. La Belgique répond par « la limite de facto des provinces soulevées, qui voulaient être indépendantes, et en avaient le droit par cela seul qu'elles le voulaient. » (L. VAN DEN ESSEN, « La révolution belge et les origines de notre indépendance », p. 38.) Au droit de l'Europe, s’oppose « le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. »

Ces points de vue inconciliables ne pouvaient aboutir qu'à un deadlock, si n'intervenait pas un « deus ex machina. » Il tomba du ciel en la personne de Léopold de Saxe-Cobourg.

Nous allons voir, toutefois, que ce ne fut pas avant quelques nouvelles alertes assez vives.


Dans les premiers jours de mars, le Congrès s'était ajourné jusqu'au 15 avril. Dans la lettre qu'il adresse aux siens avant de les rejoindre, François du Bus, après avoir signalé qu'il a diné chez le Régent « qui en ce moment truffe complètement les membres du Congrès », signale : « L'horizon politique n'est pas bien net. Mais je me confie en la Providence qui a donné, l'année dernière, à notre Belgique, des preuves manifestes d'une protection toute particulière » (3 mars). Il ajoute : « Il faut avouer que nous la méritons mieux que la France. » (Pour comprendre cette dernière observation, n'oublions pas que si François du Bus était, par conviction, le contraire d'un francolâtre, ses sentiments comme ceux des catholiques belges (page 66) s'étaient confirmés contre la France à la suite des événements qui venaient de marquer, à Paris, la réaction populaire à l'égard des légitimistes, et s'étaient manifestés notamment par le sac de l’archevêché).

Non, l'horizon politique n'était pas bien net.

En essayant de se donner un Roi en la personne du Duc de Nemours, la représentation nationale avait fait un pas de clerc ; la question des limites territoriales était pendante et lourde de menaces ; Lord Ponsonby, ambassadeur d'Angleterre à Bruxelles encourageait sous main les partisans du Prince d'Orange ; trahisons et délations empoisonnaient les cadres de l'armée ; les troupes hollandaises se préparaient à l'action ; la diète de Francfort tenait prêts vingt-quatre mille hommes pour faire respecter dans le Luxembourg l'autorité du Grand-Duc, le Roi Guillaume ; Talleyrand faisait circuler un plan de partage de la Belgique entre la France, la Prusse, la Hollande et l'Angleterre.

Le moment était propice pour la contre-révolution. Elle tenta une suprême chance : ce fut la conspiration orangiste de février-mars 1831.

Revenu à Bruxelles le 30 mars, François du Bus relate, le soir même, les nouvelles qu'Il vient d'y apprendre :

« L'ordre est maintenant rétabli ici. Comme nous nous en doutions à Tournay, les manœuvres des orangistes ont été la p cause du désordre. D'après tout ce que j apprends il a tenu peu de chose que la contre-révolution ne fût un moment triomphante. Plusieurs officiers avaient été pratiqués ; on devait séduire ou tromper les soldats d'Anvers et de Malines, l'armée serait venue occuper Bruxelles dimanche matin, renverser le gouvernement et rétablir l'autorité de la Maison d'Orange. Une imprudence du colonel Borremans qui, en cherchant à faire des prosélytes à sa cause, a éventé le projet, ce qui a donné le moyen de le (page 67) prévenir. La société de l'Indépendance nationale, qui eut connaissance des tentatives de Borremans, les dénonça aussitôt au Régent, et Borremans et d'autres officiers furent arrêtés.

« La nouvelle de cette conspiration orangiste mit le peuple de Bruxelles en émoi ; car il ne veut, pas plus qu'il y a six mois, entendre parler des Nassau... »

Suit alors une liste d'orangistes contre lesquels s'est portée l'ire populaire. Et cela se termine :

« Les désordres paraissaient devoir se prolonger ; et l'on ne sait où ils se seraient arrêtés : lorsque les mesures énergiques prises par le Régent ont ramené la tranquillité. Elle paraît maintenant rétablie et assurée.

« Le résultat de tout cela a été un changement remarquable dans l'esprit public. Les orangistes paraissaient radieux et triomphants. Ils ne cachaient pas leurs espérances. Leur audace ne connaissait plus de bornes. Deux aides de camp du Prince se sont promenés publiquement à Bruxelles. Les patriotes étaient tristes, inquiets, abattus. Aujourd'hui la chance a complètement a tourné : et les partisans de la dynastie déchue, désabusés par les dispositions du peuple, regardent de nouveau cette cause comme désespérée. »

De Tournai, Edmond du Bus fait parvenir à son frère des nouvelles concordantes :

« A la nouvelle de tous les désordres de Bruxelles, Liége, etc., il a circulé à Tournay une liste des maisons regardées par le peuple comme orangistes, mais la ville est calme et un mouvement ne pourrait heureusement plus réussir : ce serait des figues après Pâques. - Il y a eu aujourd'hui un petit incident dont la fin m'a fait grand plaisir : au marché aux jambons quelques militaires ont crié « Vive le Prince d'Orange, vivent les Hollandais ». Un autre militaire a couru à eux en criant « main forte », les hommes du peuple sont accourus, (page 68) et les femmes se sont mises à barrer les rues voisines pour arrêter chaque homme qui passait (comme lors d'un incendie), afin de l’obliger à aller aussi prêter main forte ; les coupables furent saisis par la population qui les conduisit en bon ordre au corps de garde pour les mettre entre les mains de la garde-civique ! puis a succédé un calme parfait. » (1er avril).

François du Bus apprend cet épisode avec satisfaction : « L'anecdote du marché aux jambons m'a paru mettre dans tout son jour le bon esprit du peuple tournaisien, son amour de l'ordre, même lorsqu'il y a provocation de la part des orangistes... Continuez à me tenir au courant de ce qui se passe à Tournay. »

Mlais les nouvelles sur ce point brillent désormais par leur absence : pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Tournai, avec le reste du pays, est rentré dans l'ordre. La suprême tentative orangiste a avorté ; les Puissances elles-mêmes devront tenir compte de son échec.

On sortait petit à petit du brouillard. Une restauration des Nassau ne pouvait raisonnablement résulter que d'un consentement intérieur qu'il ne fallait plus espérer après les manifestations du mois de mars ; l'Angleterre le comprit. Une réunion à la France ne pouvait être envisagée en présence de l'hostilité des autres Puissances à semblable éventualité ; la France n'insista pas. Mais la Belgique avait compromis la cause de son indépendance et partant celle de son existence autonome, en répudiant le protocole du 20 janvier...

On sortait du brouillard, en ce sens qu'on voyait mieux les issues interdites, mais sans apercevoir pour autant la solution possible.

Il restait une éventualité qui, en dehors de la Belgique, eût satisfait quatre appétits : c'était le morcellement du territoire. Comme l'écrivit (page 69) J.-B. Nothomb : « Parcourant la série des guerres qui ont ensanglanté la Belgique, l'on eût dit, en s'arrêtant à la révolution de 1830 : Cette fois, au lieu de se disputer le champ de bataille, on se l'est partagé. »

Ce terrible danger, qui n'était pas utopique, eût à jamais biffé la Belgique de la carte de l'Europe. Pareille perspective incita le gouvernement à réfléchir, et la réflexion l'amena à mitiger son opposition à une non-intervention absolue des Puissances dans la délimitation des frontières du nouvel Etat. L'heure était venue de mettre de l'eau dans son vin. Il devenait urgent et impérieux de se donner un Roi.

Lord Ponsonby, renonçant à la restauration des Nassau, suggéra le nom de Léopold de Saxe- Cobourg...


« J'arrive du Congrès aujourd'hui lundi, écrit François du Bus le 22 mai. Le ministre des affaires étrangères nous a donné connaissance d'une note de la légation française qui commence à peu près ainsi : « Le Général Belliard s'estime heureux de pouvoir annoncer à M. le ministre des affaires étrangères de la Belgique qu'il reçoit avis de son gouvernement que les propositions de Lord Ponsonby sont admises par la Conférence de Londres qui, en conséquence, va ouvrir une négociation sur la cession du Luxembourg moyennant une indemnité. » La note était terminée par une invitation à notre gouvernement de faire connaître d'une manière équitable et conciliante ses intentions quant à l'indemnité. En nous communiquant cette pièce, le ministre a ajouté qu'après le retour de Lord Ponsonby, il espérait pouvoir soumettre à l'assemblée des propositions quant aux autres parties du territoire sur lesquelles il y a difficulté.

« Il nous a communiqué en outre une note de M. Abercromby (secrétaire de Lord Ponsonby et (page 70) chargé d'affaires anglais en son absence) portant que l'amirauté de Londres donne ou a donné des ordres pour admettre dans les ports britanniques le pavillon belge, et demandant une description de ce pavillon.

« Notre horizon politique s'éclaircit. L'affaire du Luxembourg s'arrange avec une indemnité. Il y a tout lieu d'espérer que celle de Maastricht s'arrangera de la même manière, sauf peut-être un droit de garnison de la Confédération germanique ; je pense toutefois que nous tiendrons à ce que cette garnison ne soit pas prussienne, comme celle du Luxembourg.

« Saxe-Cobourg prend faveur au Congrès. Au moyen d'une solution des questions de territoire, il serait nommé à une grande majorité...

« Je vous quitte pour aller diner chez le Régent.

« P. S. M. Lehon l'ambassadeur est de retour de Paris. Il était à la séance de ce matin, et au dîner du Régent. On dîne bien chez le Régent, Edmond.

« Les Luxembourgeois du Congrès sont aux anges. Tout le monde se livre au plus doux espoir. Il paraît que le Cabinet français appuie de toute son influence l'élection de Saxe-Cobourg et pour qu'il soit élu, il faut que nos questions de territoire soient résolues : il y a intérêt : car les élections sont imminentes en France ; et une fermentation en Belgique se produirait dans le pays voisin, dont les conséquences ne peuvent être prévues. Or, une fois le principe de la priorité posé en notre faveur, comme pour le Luxembourg, notre nouveau Roi peut jurer de maintenir l'intégrité du territoire : l'indemnité peut être débattue après.

« Nous terminerons peut-être beaucoup plus tôt que nous ne le pensons. »

Le vent est à l'optimisme ; mais voici qu'on y met bientôt une sourdine :

(page 71) « Nos affaires sont dans une situation assez critique (lettre du 29 mai) ; la question du Luxembourg est considérée comme jugée ; c'est de l'argent qu'il faudra donner et nous y sommes disposés, pourvu que le sacrifice soit calculé sur le pied de l’estimation que les Etats-généraux eux-mêmes en avaient faite pour indemniser le Prince Frédéric, et il paraît que c'est ainsi que l'entend Lord Ponsonby. Mais la question du Limbourg ! Elle n'a pas fait un pas. Aussi nos journaux sont-ils à la guerre.

« Ils voudraient qu'au lieu d'élire maintenant le Prince de Saxe-Cobourg pour Roi des Belges, nous allions en armes nous emparer de Maastricht et d'Anvers. Selon eux, c'est la seule chance de salut pour notre révolution, et nous nous constituerions après. Pour exciter le peuple, ils disent qu'on veut élire Cobourg en adhérant au protocole du 20 janvier ; mais il n'est pas du tout question de cela.

« Plusieurs réunions préparatoires des députés au Congrès ont eu lieu le soir dans la salle des Etats provinciaux ; j'y ai assisté ; il s'y trouvait chaque fois environ cent représentants. Et tandis que les partisans de la guerre immédiate présentaient les choses comme les journaux d'ici, les autres posaient ainsi la question : déclarera-t-on immédiatement la guerre à la Hollande, ou attendra-t-on le résultat des négociations qu'appuiera de toute son influence le Prince de Saxe-Cobourg, aussitôt qu'en l'élisant Roi des Belges nous lui aurons donné intérêt et qualité pour agir pour la Belgique ? La plupart résolvent la question dans le sens du second membre de l'alternative, et je pense qu'une grande majorité du Congrès votera dans ce sens, c'est-à-dire qu'elle élira Saxe-Cobourg, mais de la même manière que l'a été Nemours, à la charge d'accepter notre Constitution, et de jurer de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. Il faudrait donc que l'élu ménage un (page 72) arrangement équitable au moyen duquel nous conservions le Limbourg tout entier comme le Luxembourg, sauf des sacrifices pécuniaires ; sinon il n'acceptera pas et sa nomination sera considérée comme non avenue. Le résultat sera de faire alors ce que la minorité voudrait faire aujourd'hui, et d'essayer un dénouement par les armes, puisque les négociations n'auront pu nous en procurer un qui fût compatible avec l »honneur national.

« Voilà où nous en sommes, et ces graves questions absorbent tellement les esprits, que l'on s'occupe à peine de l'un ou l'autre des nombreux projets qui nous ont été soumis.

« Les partisans de la guerre immédiate disent que Maastricht est une position commerciale de premier ordre, que la Hollande ne consentira jamais à abandonner, quelque prix qu'on lui en offre ; ils parlent des sacrifices qu'elle a faits autrefois pour l'obtenir ou la conserver ; ils en concluent que la voie des négociations ne nous présente aucune issue, et que ce n'est que dans la guerre immédiate que nous trouverons une chance de succès.

« On leur répond que les tems sont changés ; que les Hollandais pouvaient autrefois attacher le plus grand prix à la possession de Maastricht, comme à celle de la rive gauche de l'Escaut, parce qu'il leur était permis de tenir fermés la Meuse et l'Escaut afin de s'assurer le monopole du commerce ; mais aujourd'hui que la liberté de navigation des grands fleuves a été proclamée comme un principe européen et qu'en conséquence la Hollande a été contrainte, par la menace de l'emploi de la force, d'ouvrir l'Escaut, ces positions ont perdu presque toute leur importance. Et la réponse me paraît péremptoire.

« On ajoute que la Hollande n'avait, dans Maastricht, qu'un droit de copropriété par indivis avec le Prince-Evêque de Liége ; que chacun des deux (page 73) Etats nommait un bourgmestre, et que les deux bourgmestres devaient se trouver d accord pour la validité de leurs actes, d'où ce dicton local : « Un Seigneur, point de seigneur ; deux seigneurs, un seigneur » ; qu'il est bien vrai que les Etats-généraux fournissaient la garnison, mais que l’évêque de Liége y percevait les impôts et que la justice se rendait en son nom ; que le rétablissement d'un pareil état de choses est absolument impraticable aujourd'hui, et que la nécessité de sortir d'indivision se ferait immédiatement sentir ; que Maastricht est à 18 lieues dans nos terres ; que Venloo et les autres villages ci-devant hollandais sont également enclavés dans notre territoire et entourés de villages belges ; que de pareilles possessions ne seraient qu'onéreuses aux Hollandais, qui ne parviendraient jamais à y faire exécuter leurs lois sur les accises et la milice, surtout que les habitants sont belges de cœur ; que nous avions d'ailleurs aussi, autrefois, des en- claves dans le Brabant septentrional, etc. D'après ces raisons on regarde un arrangement territorial sur cette frontière comme indispensable, et l'attribution à la Belgique, par cet arrangement, de tout le Limbourg, comme bien probable ; et on fonde là-dessus l'espoir que le Prince de Saxe-Cobourg parviendra, par des négociations, à nous assurer la possession de tout ce qui est contesté de ce côté.

« Ces raisons me touchent et je ne perds pas encore l'espoir de voir la guerre évitée ; mais je suis de ceux qui regardent la question du Limbourg comme une question d'honneur et qui n'éliront le Prince de Saxe qu'à la charge de jurer de maintenir l'intégrité du territoire. »

Une fois de plus, après le « doux espoir », l'incertitude et ses menaces assombrissaient les perspectives du lendemain. L'imminence de la guerre allait se muer bientôt en une certitude d'hostilités, (page 74) et l'on verra les lettres de François du Bus traduire, les jours suivants, la courbe de l'inquiétude nationale.

Décidément les illusions du 8 novembre 1830 sont dissipées : tout ne s'arrange pas de soi-même. Ne serait-ce point miracle, maintenant, que tout pût être arrangé encore ?

Les limites territoriales, un Roi.

Un Roi, les limites territoriales.

Les deux problèmes se lient et se conditionnent. On se rappelle les divergences de vue des membres du Congrès, les uns voulant avant tout régler le problème des limites, fût-ce par les armes ; les autres préférant élire d'abord un Roi, qui négocierait.

Le 25 mai 1831, une proposition avait été déposée au Congrès, portant élection du Prince de Saxe-Cobourg. Mais les questions préjudicielles n'étaient pas tranchées ; on en comptait trois, représentant autant de modalités dans la chronologie des événements venir :

1° ajournement de toute élection et guerre immédiate ; proposition de A. de Robaulx, traduisant les tendances de la quasi unanimité de la presse ; 2° ajournement de l’élection et négociation préalable ; enfin 3° la proposition inverse qui obtint la priorité le 31 mai par 137 voix contre 48 : élection immédiate du Chef de l'Etat et négociation ultérieure.

Le 2 juin, le Congrès vota un décret dans la ligne du scrutin de l'avant-veille ; et le 4 juin il proclama Roi des Belges, le Prince Léopold bourg (152 voix contre 43).

François du Bus avait voté pour l'élection immédiate, et en faveur du Prince Léopold.

Une délégation part pour Londres, aux fins de notifier au Prince la décision du Congrès.

« Jeudi 9 juin. Le secrétaire de l'ambassade anglaise, White, est revenu hier ; mais il ne communique rien. On sait que le Prince a reçu avec sensibilité l'annonce de sa nomination. Mais la Conférence ! S'il en « faut croire le courrier anglais arrivé aujourd'hui, elle est inflexible et exige avant tout la soumission aux protocoles, soumission qui n'aura pas lieu. Un député, qui avait parlé à un ami de White, me dit que c'est un tour du rusé Talleyrand... qui s'oppose à des modifications par suite desquelles serait fondé en Belgique un trône ayant de l’avenir. Un autre député, qui se prétend aussi bien informé, me dit que c’est l'entêtement du Roi Guillaume qui entrave tout. Quelle que soit la cause, je vois que le résultat sera la guerre avec la Hollande, et je sens qu'une conflagration générale s'ensuivra et que nous subirons, selon les chances de cette guerre, ou une réunion la France ou une restauration...

« On est ici généralement assez triste. Je viens de causer avec Jottrand. Il croit que le parti de la paix à tout prix aura la majorité du Congrès ; je ne partage pas son sentiment en cela ; mais du reste. j’estime, comme lui, que ce serait un déshonneur national. »

Les nouvelles ne sont pas meilleures le lendemain. François du Bus écrit :

« Aujourd'hui le courrier anglais reprend sa nouvelle d'hier ; c'est-à-dire qu’il dément ce qu'il avait annoncé : que le Prince Léopold s'était rendu à la Conférence où avait été formulé un refus jusqu'à ce que nous ayons adhéré aux protocoles. Mais les dispositions de la Conférence ne paraissent pas nous être favorables.

« Un courrier est arrivé aujourd'hui de Londres à notre ministère, expédié par MM. Devaux et Nothomb. Il paraît que la Conférence avait mal a saisi notre décret du 2 juin et qu'au lieu d'une (page 76) concession, elle y avait vu une protestation nouvelle et avait pris ab irato une disposition sur laquelle je n'ai pas, moi, l'espoir qu'elle revienne.

« Un conseil a dû avoir lieu hier chez le Régent, auquel ont été appelés des officiers généraux, pour arrêter un plan de campagne.

« La guerre est imminente ; mais je crains bien que nous ne soyons pas prêts! Gare qu'il n'en faille venir à une soumission honteuse aux protocoles, ou à courir la chance probable de subir une restauration plus honteuse encore.

« L'état de crise où nous nous trouvons me rend triste. »

Les heures lourdes sont celles qui demandent une porte d'évasion vers la fantaisie. Aussi y a-t-il un post-scriptum à cette lettre du 10 juin :

« Voici une méthode pour faire des boutures de rosiers... »

Le 12 juin, les roses sont oubliées.

« Il paraît que les ambassades anglaise et française sont définitivement parties hier. Nous aurons vraisemblablement demain des nouvelles de Londres. Je n'ai pas l'espoir qu'elles soient bonnes. Je pense que nous nous préparons à la guerre. Surtout je le désire.

« J'ai été voir hier à Laeken des murs en carreaux de terre cuite pour espaliers. Je vais essayer de vous en faire la description. Ce mur est divisé en plusieurs pans...

« Heureux l'homme public qui, aux moments graves, peut s'enthousiasmer pour un mur en carreaux de terre cuite, parce que les carreaux s'échauffent et que le fruit mûrit des deux côtés à la fois. »

Le 15 juin :

« Tous les journaux vous auront raconté les hostilités partielles d'Anvers. Hier les Hollandais (page 77) ont tiré trois coups de canon, et de part et d'autre on s'est envoyé nombre de coups de fusil. Il y a eu panique parmi ceux qui ne prirent point part à ces hostilités, et qui craignaient pour leur personne et pour leurs biens les effets désastreux d'un bombardement.

« On dit que les villages et Malines sont encombrés d'habitants d'Anvers et surtout de femmes, qui fuyaient dans la crainte d'un renouvellement de la terrible journée du 28 octobre. Les diligences sont arrivées hier à Bruxelles pleines de fuyards et chargées de paquets visiblement faits à la hâte. Une grande partie de la population de Bruxelles était à la porte de Laeken et sur la route jusqu'au pont et au-delà, surtout grand nombre d'hommes de cette classe du peuple qui a fourni des volontaires et qui en fournirait encore au jour du danger. Mais tout était pacifié à Anvers, où le ministre de la guerre s'est rendu en hâte dans l'avant dernière nuit.

« Les uns disent que ce sont les orangistes qui paient nos soldats pour les exciter à provoquer la reprise des hostilités ; d'autres que c'est le comité directeur de l'association patriotique ; d'autres encore que ce sont les hollandais qui sont les agresseurs et que nos soldats ne font que riposter...

« Dimanche le Régent a reçu des nouvelles de M. de Gerlache. Nos députés avaient été reçus très bien par le Prince, quoique non officiellement ; il leur avait dit : « Je n'ai pas perdu l'espoir d'arranger nos affaires. » Malgré ce mot, peu de personnes espèrent une issue favorable de la négociation ; mais nous gagnerons toujours du tems pour nous préparer à la guerre ».

La guerre, obsédante.

Et puis, soudain, un revirement. « Il ne circule, depuis deux jours, que de bonnes nouvelles sur la marche de la négociation qui nous (page 78) intéresse, écrit François du Bus le 19 juin. Le Courrier vous aura mis au fait. Ce que portait le Courrier était confirmé hier par une lettre que M. Gérard Legrelle venait de recevoir d'Anvers et qui portait que toutes les nouvelles de Londres étaient favorables et que les fonds avaient haussé à Anvers de 2 p. c. Cela était confirmé aussi par une lettre que M. Marlet du Luxembourg a reçue hier de M. Thorn, l'un de nos députés à Londres, portant qu'il avait le plus ferme espoir de succès ; que la discrétion imposée par la nature même de sa mission lui défendait d'entrer dans des détails, mais qu'il était bien important que l'on ne se laissât aller ici aucun parti extrême qui pourrait compromettre le succès des négociations »

Le 21 juin, le Roi d'Angleterre fait un discours au Parlement ; en ce qui concerne les affaires belges, les termes en sont prudents et n'engagent rien de précis : droit pour la Belgique de régler son statut intérieur, mais sans compromettre la sûreté des Etats voisins.

« Les fonds ont baissé à Londres et à Anvers », écrit François du Bus le soir du 23 juin.

Le doute succède à l'espoir, puis l'euphorie à l’alarmisme : « Nous sommes dans l’incertitude jusqu'au dernier moment. »

En attendant ce dernier moment dont l'échéance paraît d'autant plus lointaine qu'est incertaine sa nature, la Belgique montre ce qu'elle croit être sa force :

« Il est deux heures ; j'arrive de la revue annoncée par les feuilles : elle était très belle. J'y ai vu trois bataillons du premier ban de la garde civique, complètement équipés et armés, le sac sur le dos et défilant comme un corps de vieilles troupes ; huit à dix bataillons de garde civique du second ban : des gardes civiques des campagnes, dont les premiers pelotons avaient le sac sur le dos et (page 79) formaient le premier ban ; sept cent-cinquante hommes de cavalerie, tant chasseurs à cheval que cuirassés et lanciers. Une batterie complète d'artillerie. En tout environ douze mille hommes, tous armés et équipés, sauf environ deux cents hommes de gardes civiques des campagnes qui étaient sans fusil. J'oublie un bataillon entier d'infanterie de ligne.

« Nous sommes toujours sans nouvelles positives de Londres. Demain, sans doute, elles arriveront. S'il faut que l'épée en décide, nous serons prêts. Nos troupes sont animées du meilleur esprit... Tout en désirant le succès de la négociation qui avait pour objet de nous assurer la paix, nous devons placer quelque confiance dans la guerre. » (26 juin).

L'incertitude elle-même n'est pas éternelle. Le 28 juin, les émissaires belges reviennent de Londres. Ils ont en poche un traité comprenant XVIII articles.


« Aussitôt que le Congrès aura adopté les articles que la Conférence de Londres lui propose, je considérerai les difficultés comme levées pour moi, et je pourrai me rendre immédiatement en Belgique. »

C'est en ces termes que le Prince Léopold écrivit au Régent, par une lettre datée du 26 juin et remise à la députation qu'il venait de recevoir officiellement pour lui faire part de son acceptation.

Leur mission terminée, les délégués du Congrès d'une part, les négociateurs (Devaux et Nothomb) d'autre part, débarquèrent à Ostende le 27 juin, dans la soirée. Le lendemain matin à onze heures le traité des XVIII articles était remis aux ministres. Il allait être communiqué au Congrès le même jour, avec une célérité dont il est permis de douter qu'elle (page 80) fût spécialement louable en si grave matière. Mais il fallait tenir compte de l'impatience de l'assemblée, à l'entour de laquelle circulaient déjà les rumeurs les plus contradictoires, dans l'ignorance où chacun se trouvait de la vérité.

Les débats allaient se prolonger jusqu'au 9 juillet. J.-B. Nothomb devait écrire plus tard, que ce fut « au milieu de circonstances qui, probablement, ne se reproduiront pour aucun des hommes de la génération contemporaine ; ce n'est pas dans un résumé qu'on pourrait donner une idée de ces assauts de la tribune qui, se répétant pendant neuf jours, semblent presque au-dessus des forces humaines ; ces temps sont déjà loin de nous, et il n'est guère resté qu'un souvenir dans les esprits, c'est celui de l'impression extraordinaire produite par le discours de M. Lebeau »

François du Bus relate le 28 juin, avant la séance du Congrès :

« Nos députés sont arrivés ce matin de Londres. Il circule sur le résultat de leur mission des bruits en partie favorables, en partie défavorables. Le Prince Léopold. dit-on, accepte, mais il y a des conditions... Tout à l'heure nos députés nous feront leur rapport, et je vous dirai ce qu'il y a d'exact dans ce qui précède. »

Après la séance, Il mande :

« Il n'est que trop vrai que les communications que l'on nous a faites sont dans le sens que l'on indique. (Suit l'analyse des XVIII articles).

« Je suis vraiment triste et perplexe. Je ne saurais vous dire ce que voudra la majorité. »

La minorité, elle, sait ce qu'elle veut.

« On veut nous mener à l'anarchie. D'après ce qui s'est passé hier aux tribunes, où l'on a applaudi les uns, hué scandaleusement les autres, où les cris « Vive Robaulx, à bas les ministres, à la (page 81) potence », se sont fait entendre, et, d'après des renseignements qui me sont parvenus, c'est De Robaulx qui organise cette anarchie et qui veut dominer l’assemblée et déterminer le résultat par des menaces. Cela est bien affligeant. La conséquence en serait, pour les puissances, qu'il n'y a plus de Congrès, mais anarchie. Et cette conviction une fois acquise, adieu notre nationalité » (2 juillet).

Le 6 juillet :

« Je vous écris du Congrès, pendant un long discours qui m'ennuie... Hier le ministre Lebeau a parlé pendant deux heures et demie et a fait la plus grande impression. Ce discours a opéré bien des conversions. Le besoin de nous constituer au plus tôt se fait vivement sentir par tous. D'un autre côté, les tentatives des partisans de la guerre, ou de la réunion à la France par la guerre, pour exciter des émeutes, tentatives qui sont demeurées infructueuses, ont nui beaucoup à la cause que soutiennent ce que l'on appelle maintenant, ici, l’opposition. Je pense qu'il faut se constituer ou périr par l'anarchie. Il nous arrive force Français du parti de la propagande révolutionnaire.

« Beaucoup de députés, dans le principe, répugnaient à une adoption pure et simple des dix-huit articles. J’étais de ce nombre. Ils désiraient un amendement ou plutôt une explication qui pût rassurer le peuple sur la manière dont le Congrès entend les articles. Cette idée, débattue dans deux réunions particulières d'une centaine de députés qui ne sont pas de ce que l'on appelle l'opposition, a perdu faveur et se trouve maintenant abandonnée ; presque tous les membres assistant à cette réunion ont annoncé qu'ils voteraient pour l'adoption pure et simple. »

De fait, après neuf séances de débats, le traité est adopté par 126 voix contre 70.

(page 82) « J'ai voté avec la majorité, persuadé qu'il était de l'intérêt de mon pays de la rendre aussi forte que possible, afin que le Prince, que l'on cherche à effrayer par des fantômes de divisions intérieures, ne prenne prétexte, pour refuser, de ce que la majorité serait faible . »

Proclamée et reconnue indépendante, dotée d'une Constitution, la Belgique allait assister à l'inauguration prochaine de son premier Roi.

21 juillet 1831. François du Bus n'écrit rien des cérémonies d'inauguration à son frère, pour la raison que ce dernier est venu à Bruxelles. Et c'est Edmond, cette fois, qui écrit à ses parents. La journée fut mémorable, et célébrée comme il convenait par un provincial qui ne hantait guère la capitale.

Le post-scriptum de la lettre s'en ressent :

« 6 1/2 heures du soir. Il pleut. Il y a dans le logement de François une fort jolie anglaise, convertie depuis qu'il a fixé ici son gite. Et il ne nous a jamais rien dit, le coquin ! Ah! maman, maman ! Voilà pourtant votre bijou !!! O tems de révolutions !!!... Je viens du restaurateur et ai fait un fort bon dîner, ce qui est propre à me mettre en belle humeur. »

Marie-Aimée du Bus connaissait trop l'austérité monacale de l'aîné de ses fils et l'esprit enjoué du cadet, pour ne pas mettre sur le compte du fort bon dîner l'allusion révolutionnaire à la jolie anglaise.

Mais telle que nous la devinons, ses bésicles, à première lecture, auront néanmoins tressauté un peu.

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