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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Deuxième partie. Rogier pendant la lutte pour l’indépendance (1830-1839)

Chapitre VIIII. Rogier depuis sa sortie du ministère (1er août 1834) jusqu'à l'adhésion de la Hollande au traité des XXIV articles (mars 1839). Gouvernement de la province d'Anvers (deuxième période)

1. Travaux parlementaires. Sessions de 1834-1835, 1835-1836, 1836-1837, 1837-1838

(page 388) Le discours par lequel le Roi ouvrit la session de 1834-1835 était en quelque sorte un témoignage de satisfaction donné au ministère défunt et spécialement à Rogier.

Il reconnaissait que « l'ordre le plus parfait » régnait maintenant dans le pays :

« ... Dans les provinces que j'ai récemment visitées, j'ai pu remarquer avec satisfaction des signes certains de prospérité, et l'accueil que j'ai reçu m'est un bien doux témoignage de l'attachement du pays à ses institutions et à la dynastie qu'il s'est données... »

Et les finances, objet essentiel dans un Etat naissant, les finances qu’un exposé officiel de M. Duvivier avait montrées dans un état si satisfaisant, avaient-elles été compromises par l'entreprise des chemins de ser comme l'opposition le prétendait ?...

«... Nos finances sont dans un état satisfaisant. L'ordre qui préside à leur gestion nous permettra, je l'espère, d'entreprendre successivement de grands travaux d'utilité générale... »

(page 388) Assurément, ce n'était pas le nouveau ministre, le baron d'Huart, qui, dans sa gestion de trois mois, avait amené cette situation, pas plus que le nouveau ministre des affaires étrangères, M. de Muelenaere, n'avait amené la situation extérieure dont le Roi se félicitait en ces termes :

« ... Nos rapports politiques prennent chaque jour une nouvelle extension : mon gouvernement est reconnu par la plupart des puissances... »

Le discours du trône annonçait également que l'exécution du chemin de fer se poursuivait « avec une grande activité » et qu'il y avait lieu d'espérer que les dépenses resteraient « au dessous des prévisions premières ».

Les prévisions de Rogier...


Une parenthèse. - Quoiqu'il ne fût plus ministre, il ne cessa de s'occuper avec une attention scrupuleuse de son cher chemin de fer, entretenant une correspondance active avec les ingénieurs Simons et De Ridder, dans lesquels il avait si heureusement placé sa confiance et qui lui en étaient fort reconnaissants, comme le témoigne ce passage d'une lettre que l'un d'eux, M. De Ridder, lui écrivait le 21 janvier 1835 :

« … Vous savez combien nous vous devons d'obligations pour tout ce que vous avez voulu faire pour nous. Aussi, vous trouverez toujours en nous une amitié sincère et une reconnaissance sans bornes ; vous pouvez être certain que nous n'oublierons jamais vos bienfaits et nous ferons tout au monde pour tâcher de nous acquitter envers vous... »

D'autres que les ingénieurs Simons et De Ridder avaient des « obligations « à Rogier pour le chemin de fer. Le pays officiel, le gouvernement n'aurait pas dû l'oublier lors de l'ouverture de la première section de la voie (page 389) ferrée, la section de Bruxelles à Malines, le 5 mai 1835.

L'oubli dont se rendit coupable M. de Theux fut relevé par l'honnête et loyal Félix de Mérode dans une lettre qui a sa place ici. De Mérode n'était pas suspect : il avait jadis été hostile au chemin de fer, mais il avait enfin « vu clair » :

« Trélon, 8 juin 1835.

« Je viens de lire dans les journaux belges l'annonce de quelques promotions dans l'ordre de Léopold. Parmi les noms désignés je ne trouve pas le vôtre, mon cher collègue, et j'en suis au regret, car l'ouverture du chemin de fer était une très belle occasion de créer un commandeur de l'ordre destiné à récompenser les services rendus à la (page 390) patrie. Or, l'entreprise du chemin de fer est éminemment nationale et heureuse et je reconnais aujourd'hui l'utilité encourageante et même productive de la section de Bruxelles à Anvers. Une décoration distinguée serait donc parfaitement applicable au persévérant champion de cette œuvre. J'en ai parlé à qui de droit, mais je ne vois pas que mes instigations aient été encore suivies d'effet. C'est ainsi pourtant qu’on popularise les ordres nationaux et la Couronne elle-même chargée de distribuer ces marques honorifiques, et honorables quand il en est fait bon usage. Si cette première occasion n'est pas saisie, j'espère que la route ouverte jusqu'à Anvers amènera le collier autour d'un cou qui le mérite, et si je le désire par attachement pour vous, mon cher collègue, c'est peut-être plus encore pour l'honneur de ma croix civile, car c'est moi qui l'ai proposée à la Chambre et je tiens beaucoup à sa bonne réputation... »

En fait de distinctions de ce genre, les différents cabinets ne gåtèrent pas Rogier : c'est seulement en 1839 (renouvellement partiel de la Chambre) qu'il fut nommé officier de l'ordre de Léopold.

Quant à la croix de fer, il l'avait de droit comme membre du Gouvernement provisoire.


Revenons au discours du trône du 11 novembre 1834.

Si nous passons du domaine des intérêts politiques et matériels à un autre ordre d'idées, qui donc, sinon Rogier, avait à se féliciter de cet autre paragraphe du discours du trône :

« ... Vous vous êtes déjà occupés, Messieurs, des lois d'organisation communale et provinciale ; le pays en attend le vote définitif de la session qui s'ouvre... »

On a vu que la loi provinciale, votée par la Chambre, avait été ajournée par le Sénat pour la prochaine session et que la clôture de la session de 1834 avait interrompu la discussion par la Chambre de la loi communale.

« ... La loi sur l'instruction publique et celle sur la garde civique ne sont pas moins urgentes. »

Encore des lois dues à l'initiative de Rogier.

(page 391) N'était-ce pas également aux mesures prises sous son administration que le cabinet nouveau devait de pouvoir avancer ce qui suit dans le discours du trône :

« ... En même temps que le commerce et l'industrie prennent tous les jours plus de développements... »

Ce n'est assurément pas pendant les courtes vacances de trois mois séparant ces deux sessions, qu'avait pu se produire ce phénomène !

«... Les sciences et les arts excitent de nobles efforts, et tout nous présage que la Belgique nouvelle ne sera pas infidèle à son antique renommée. »

Le seul paragraphe du discours du trône annonçant un projet qui émanait en propre de l'administration nouvelle et dont le cabinet Lebeau-Rogier avait eu le mérite de pouvoir se passer dans les circonstances les plus graves, était celui-ci :

« La Belgique a toujours été hospitalière, mais il ne faut pas que cette hospitalité puisse devenir une arme contre elle-même...

« …Une loi spéciale sur les étrangers, qui vous sera incessamment soumise, viendra, concurremment avec la loi sur l'extradition, fixer, d'une manière incontestable, les droits et les devoirs du gouvernement à leur égard. »

Ainsi, la nouvelle administration reconnaissait que la précédente, dans les circonstances les plus difficiles, n'avait fait qu'exercer ses droits et remplir ses devoirs de la manière dont ils étaient fixés par les lois existantes, c'est-à-dire d'une manière contestable !

C'était donc là la seule raison d'être de la nouvelle administration : rendre incontestables les droits qu'elle avait contestés à la précédente !


Tandis que le Sénat retardait la discussion de la loi provinciale, la Chambre reprit la discussion de la loi communale, à laquelle Rogier eut encore une grande (page 392) part, soutenant la loi - c'était son projet - mieux que le gouvernement.

Nous avons dit que ce projet se ressentait des troubles et des difficultés que Rogier ministre avait traversés. C'est toujours sous cette impression que le député Rogier tend à renforcer le pouvoir central, tandis que son adversaire des moments troublés, Barthélemy Dumortier, rapporteur de la section centrale, voulait parfois étendre la liberté jusqu'aux confins de la licence.

Il serait difficile d'imaginer une discussion plus longue, plus confuse, que celle à laquelle donna lieu la loi communale. Faisant écho à cette discussion, la presse, pendant deux ans presque, retentit de récriminations, de plaintes, d'objurgations formulées les unes au nom de la liberté prétendument sacrifiée, les autres au nom du pouvoir qui allait, disait-on, être livré sans désense aux tentatives de révolte et de restauration orangiste.

Malgré tout le respect que nous devons à des hommes de la valeur de MM. de Theux et Ernst, les protagonistes de la loi, nous sommes bien tenté de dire qu'ils ne savaient pas ce qu'ils voulaient, quand nous les voyons modifier, remodifier, amender, réamender le projet, subissant les influences les plus diverses et se soumettant successivement à des exigences contradictoires. Nous renvoyons les curieux de ces sortes de choses, sinon au Moniteur (quatre-vingt-seize séances de la Chambre et huit du Sénat !), du moins à l'Histoire parlementaire de Hymans, ou, ce qui vaudrait mieux encore, aux commentaires de MM. Plaisant, Bivort, Wyvekens. Nous nous contenterons d'en indiquer les grandes lignes.

Le conseil est élu directement par les habitants payant un certain cens. C'est parmi les conseillers que le Roi nomme le bourgmestre et les échevins. Il faut l'avis conforme de la députation permanente pour la suspension et la révocation des membres du collège. Le conseil est souverain dans les questions qui sont d'intérêt purement local. La (page 393) province et même l’Etat interviennent quand l'intérêt général est en cause.

Nous aurons l'occasion de montrer au cours de cet ouvrage les modifications que la loi a subies en ce qui concerne la nomination des bourgmestres et échevins et les conditions d'électorat.

Ici, ce qui nous importe, c'est de montrer de quelles idées s'inspira Rogier dans cette interminable discussion où il intervint plus particulièrement le 17 janvier et le 11 mars 1835, le 30 janvier et les 6, II, 12 et 23 février 1836.

Certains orateurs trouvaient piquant de mettre en opposition le prétendu despotisme des gouvernants belges avec le liberalisme des ministres hollandais. Rogier leur dit :

« … J'ai cru nécessaire, dans l'intérêt et pour l'honneur de la révolution belge, de relever certaines erreurs échappées à un honorable préopinant qui a prétendu nous présenter le tableau des libertés communales existantes sous le règne du roi Guillaume et qui prétend que le système que le gouvernement de la révolution voudrait introduire est despotique. Il importe que de telles opinions ne prennent pas racine dans ceite enceinte ni dans le pays, et on ne saurait trop en montrer l'erreur... »

Il n'est pas exact de dire que le régime hollandais était plus libéral que le régime belge ; rien n'est plus complètement erroné. Rogier le prouvait.

Un jour, Gendebien qui le trouvait moins libéral qu'en 1830, essayait de mettre le ministre en contradiction avec l'ancien membre du Gouvernement provisoire. Rogier réplique :

« ... Parlons de l'arrêté d'octobre 1830 auquel j'ai donné ma signature. Je ne sais pas s'il est extrêmement loyal, pour avoir le plaisir de montrer des collègues en contradiction avec eux-mêmes, de rappeler une mesure d'intérêt général commandée par les circonstances. Si l'on employait une pareille tactique à l'égard de l'honorable membre auguel je réponds, il serait facile de le montrer aussi très souvent en contradiction avec lui-même : mais je trouve de telles contradictions fort naturelles. Si je cite un seul exemple pour opposer M. Gendebien (page 394) à lui-même, ce n'est pas pour lui en faire un grief. Lorsqu'il s'est agi de donner des croix pour les services révolutionnaires, cet honorable membre a déclaré que de telles décorations ne pouvaient convenir à ses opinions ; cependant, un arrêté du Gouvernement provisoire a établi ces distinctions avec des marques plus décoratives encore, car il y avait trois degrés de distinction : et M. Gendebien a donné son assentiment à l'arrêté. L'honorable membre a la prétention d'être toujours d'accord avec lui-même : c'est pour cela que je cite ce fait ; je n'ai pas la même prétention, je déclare moi-même que mes opinions ont pu être modifiées par les réflexions et par la pratique... »

L'arrêté d'octobre était commandé par les circonstances...

Rogier faisait remarquer qu'il y avait une tendance qu'il lui paraissait dangereux de suivre à l'époque où l'on vivait : c'était de faire trop bon marché des droits de l’Etat, et de ne pas assez se préoccuper des garanties dont il fallait entourer l'indépendance, la nationalité belge :

« ... C'est une tendance qui se manifeste aujourd'hui plus que jamais dans certains esprits, de se retrancher dans la commune sans pouvoir et sans vouloir s'élever au delà... La Révolution a été faite en vue de donner à la Belgique une nationalité, et non pas pour faire triompher l'esprit de clocher... »

Quantité de paroles oiseuses furent prononcées pendant les quatre-vingt-seize séances. Il y avait aux premières années de notre nationalité des députés qui semblaient tourmentés d'un véritable prurit oratoire. Ils étaient gens à entretenir la Chambre pendant des heures entières à propos d'une dépense parfaitement rationnelle, mais qui n'avait pas été régulièrement faite. (Note de bas de page : Pour refaire un mot connu, ils parlaient, parlaient, parlaient. Rogier, qui ne supportait pas les faiseurs de phrases, exprima un jour le regret qu'il éprouvait de ces interminables débats qui lassaient le pays et finiraient par rendre insupportable le séjour de la Chambre. Ce fut l'occasion d'une nouvelle attrapade avec Gendebien, qui, toujours agressif, critiqua amèrement les absences de Rogier, absences dues autant d'ailleurs à ses fonctions administratives qu’à son peu de goût pour les discussions oiseuses. Rogier, sans s'émouvoir de la critique de Gendebien, n'en continua pas moins à trouver aussi inutiles qu'énervantes les récriminations et les diatribes rétrospectives.) Qu'on en juge :

Le gouvernement ne possédait pas à Bruxelles une seule salle où il pût réunir cinquante personnes pour une cérémonie quelconque. Rogier avait projeté d'établir sur les ruines de l'ancien hôtel du ministre de la justice un monument où se seraient tenues toutes les grandes réunions nationales et où auraient été déposées toutes les collections appartenant au pays. Mais la Chambre ayant reculé devant les dépenses considérables qu'entrainerait l'érection d'un pareil monument, Rogier s'était dit qu'en prenant chaque année une certaine somme sur les fonds alloués pour les fêtes publiques, on parviendrait en dix ou vingt ans à avoir le monument, la dépense devant ainsi se faire insensiblement. Il avait donc à la fin de son ministère employé une partie des sommes destinées aux fêtes de Septembre, à commencer des constructions sur l'emplacement de l'ancien hôtel Van Maanen.

Là-dessus, dans la discussion du budget de l'intérieur de 1835, des attaques fort vives contre le ministre audacieux qui n'avait pas appliqué aux fêtes l'intégralité de la somme inscrite au budget, et qui en avait distrait une partie pour la prochaine salle des fêtes. Ce qui s'est dit alors, et l'année d'après encore, contre Rogier est inimaginable. Il eût prévariqué qu'on ne l'eut pas plus mal traité. Tel farouche député proposait qu'on lui fit payer les frais de la construction commencée ; tel autre, qu'on le mît en accusation. (Note de bas de page : « Détournement de fonds ! » s'écriait un des députés qui avaient le monopole des expressions violentes... En France, on a montré plus de rigidité quand M. de Peyronnet employa dix-huit mille francs pour sa salle à manger. On les lui fit restituer. Ici on doit le faire à plus forte raison, puisque le » ministre a fait un emploi illicite d'une somme plus forte. » Moniteur du 23 janvier 1835.) Une tempête dans un verre d'eau : voilà comment on pourrait caractériser le débat auquel (page 396)donna lieu cet horrible virement, dont l'immense majorité de la Chambre ne tint pas rancune à Rogier.

Après la loi communale, les questions qui attirèrent plus spécialement l'attention de Rogier pendant les années 1835 et 1836 visaient l'industrie, la garde civique, la milice, l'instruction publique, le chemin de fer, les beaux-arts. Nous allons en parler succinctement, d'après l'Histoire parlementaire, en respectant autant que possible l'ordre chronologique.

Sessions de 1835 et 1836. On avait soutenu que les primes que l'on donnerait pour l'encouragement du commerce ne serviraient à rien « tant que la Belgique n'aurait pas un gouvernement qui la ferait respecter au dehors ». Rogier combat cette manière de voir. Le commerce lui paraît en bonne voie de prospérité : si les grands navires qui trafiquaient avec les Indes ont quitté les ports belges, il en reste beaucoup d'autres, d'un tonnage moyen, dont le nombre va croissant. C'est dans la voie de la liberté que l'on trouvera le plus d'éléments du progrès, d'après lui. Il applaudit à la réduction des impôts, à la condition que l'on ne retranche pas du budget des dépenses utiles. Jamais révolution aussi féconde en résultats que celle de 1830 n’a moins coûté au peuple sous le rapport fiscal (10 décembre 1834). La situation des contribuables ne réclame pas pour le moment des réductions dans les impôts de l’Etat. Les ressources ne répondent pas aux besoins actuels et éventuels, bien qu'en dépit du dégrèvement les résultats soient restés supérieurs à ce qu'ils étaient sous le régime hollandais... Un grand nombre d'améliorations peuvent être introduites dans les services publics. Il y a beaucoup de communes ou les bâtiments publics sont dans un déplorable état... le conseil tient parfois sa séance dans un grenier... Les bureaux du ministère de l'intérieur sont installés dans des locaux insuffisants. Rogier demande que le gouvernement présente (page 397) promptement un projet de loi tendant à modifier le tarif du transit. - Il insiste sur la nécessité de voter son projet de loi sur la garde civique, afin qu'elle puisse marcher à côté de l'armée pour empêcher des pillages comme de 1834.

Rogier, avant de se résoudre à donner son approbation à la loi sur les concessions des péages, déclare qu'il compte bien que le gouvernement ne s'en prévaudra pas pour accorder des concessions de chemins de fer sans recourir à la législature. La Société Générale ayant demandé la concession de deux voies ferrées vers la France, l'une par Mons, l'autre par Valenciennes, il insiste pour que le gouvernement ne renonce à aucun des avantages que lui a garantis la loi du 1er mai 1834. (Note de bas de page : Au moment où nous corrigeons les épreuves de cette feuille (fin décembre 1892), la Chronique des travaux publics publie, au sujet des concessions de chemins de fer, une anecdote (apocryphe ou non) qui caractérise bien l'intègre Rogier : C'était en 1834, à la veille de la discussion de la loi qui allait décréter la création du premier chemin de fer en Belgique et même sur le continent ; l'Etat concéderait-il ou construirait-il ? on hésitait. Un jour, un gros capitaliste étranger, amateur de concessions et disposé à en faire de toute nature, sollicita une audience du ministre Charles Rogier. Dans le feu de la discussion, celui-ci, dont la réputation d'intégrité fut proverbiale, on le sait, vit son interlocuteur déposer, sans mot dire, sur la cheminée un gros portefeuille. Rogier arrêta l'entretien et le capitaliste sonti, il alla a la cheminée et s'aperçut qu'une liasse de billets de banque débordait du portefeuille. Il sonna, fit rappeler le... précurseur des panamistes, et lui montrant du doigt le portefeuille auquel il n'avait pas touché : - Vous avez oublié votre portefeuille, cher monsieur, Et comme l'autre perdait contenance, Rogier ajouta avec cette bonhomie narquoise qui le caractérisait : - Oh ! cela arrive, mais on se garde chez nous de ces défaillances... de mémoire.) Partisan de la liberté commerciale, qu'il a toujours défendue au point de vue des intérêts généraux de la nation comme au point de vue des intérêts particuliers de son arrondissement, Rogier s'oppose à ce qu'on prohibe à l'entrée le bétail étranger. La plus grande liberté possible lui semble devoir être accordée au transit, afin de détourner une partie du commerce toujours croissant de la Hollande vers l'Allemagne. - Il s'occupe de l'armement de la garde civique. (page 398) Il engage le ministre de la guerre à faire preuve d'énergie pour le maintien de la discipline et à réprimer l'insubordination par tous les moyens en son pouvoir. Des articles diffamatoires avaient été publiés dans le Mephistophélès contre un colonel des cuirassiers par des officiers placés sous ses ordres, entre autres par un lieutenant P. M. qui plus tard lança dans la Némesis, à l'adresse de Rogier et de sa famille, des calomnies dont un acte de notoriété (vol. I, page 13) devait faire bonne et complète justice. Cette question de la discipline dans l'armée est de nouveau traitée par Rogier avec une grande fermeté quatre mois plus tard, lorsque le colonel commandant l'école militaire est en butte à des attaques du Néphistophélès. L'indiscipline que tendait à favoriser, ou tout au moins à encourager, la faiblesse du ministre, trop enclin à calmer par des concessions l'opposition parlementaire qu'il redoutait, cette indiscipline paraissait à Rogier de nature à faire de l'armée un instrument au service du premier intrigant venu. (Note de bas de page : Les concessions étaient apparemment insuffisantes, car le général Evain, découragé par les attaques de ceux mêmes qu'il voulait ménager (séance du 24 mai 1836), finit par donner sa démission quelques jours après le vote de son budget). Il demandait que l'on fit « des lois sévères pour les mauvais officiers. » (Note de bas de page : A cette occasion encore, un incident personnel s'éleva entre Gendebien et lui : il n'eut pas de suites. Séances des 19 et 21 mai 1836.)


Au début de la discussion du projet de loi sur l'instruction publique qu'il avait déposé à sa sortie du ministère, Rogier proposa qu'on se prononçât tout d'abord sur le nombre des universités, cette question lui paraissant dominer tout le débat. Il aurait voulu une seule université de l’Etat à Louvain, pour que les dotations de l'ancienne université ne profitassent pas à l'université libre qu'on était tout prêt à lui substituer. Une autre raison de cette proposition, c'est que l'on annonçait, à tort sans doute, que (page 399) les villes de Liège et de Gand paraissaient, la première surtout, fort peu disposées à contribuer aux dépenses de leurs universités. Le principe d'une université unique ne fut rejeté que par 37 voix contre 32.

Rogier insista pour que l'on fît aux professeurs des universités une position lucrative : c'était le moyen d'attirer dans le corps professoral des notabilités de la science. Comme son ami Devaux, il déclarait ne pas comprendre que l'on s'effrayât de ce que les professeurs vraiment distingués fussent trop payés. Un Cuvier, un Savigny, un Humboldt méritent bien, disait-il, d'être payés autant qu'un président de la cour de cassation et plus qu'un simple administrateur. Comme Devaux aussi, Rogier était hostile au système qui faisait nommer les jurys des examens universitaires par les Chambres : elles ne retireraient de cette attribution que le ridicule. Il ne croyait pas les députés capables de choisir des médecins et des astronomes : ce n'était point là leur mission, quoi qu'en pût dire M. Dumortier, qui, lui, estimait que les Chambres sont « beaucoup plus capables que le gouvernement de faire de bons choix et des choix impartiaux ». Cette question si grave de l'intervention de la Chambre des représentants dans la nomination des jurys d'examen, ne sut résolue affirmativement qu'à une voix de majorité (42 contre 41).


Au moment où se rouvrirent les travaux parlementaires (session de 1836-1837), M. de Theux, dont le cabinet se disloquait depuis le départ du général Evain (que remplaça le général Willmar) et depuis les offres de démission du ministre des affaires étrangères, sollicita encore une fois Rogier d'accepter un portefeuille. Il lui aurait cédé l'intérieur et aurait pris la succession de M. de Muelenaere. Rogier n'accepta pas.

M. de Theux doit être revenu à la charge au commencement de 1837. Les Notes et Souvenirs de Rogier portent :

(page 400) « Sollicitations en 1837 pour me faire entrer au ministère après la sortie de de Muelenaere. »

Rogier n'accepta pas davantage. S'il s'entendait avec M. de Theux sur la politique extérieure et sur les grandes lignes de la politique intérieure, il était certaines questions, par exemple celles de l'instruction moyenne, de l'instruction primaire, de la bienfaisance, que leurs dissentiments ne leur permettraient jamais de résoudre en commun. La politique unioniste en était à ses derniers jours.

Quoique appartenant comme Rogier à l'opinion libérale, et professant alors les mêmes idées que lui sur la manière de résoudre les difficultés relatives à l'enseignement et aux cultes, J.-B. Nothomb prit dans le cabinet de Theux le portefeuille offert vainement à Rogier. Des modifications furent introduites dans les attributions ministérielles. de Theux eut l'intérieur et les affaires étrangères. Un nouveau ministère, les travaux publics, échut à M. Nothomb. MM. Ernst, d'Huart et Willmar conserverent respectivement la justice, les finances, la guerre. M. de Mérode faisait partie du cabinet comme ministre d'Etat sans portefeuille.


Reprenons l'exposé des principaux travaux parlementaires de Rogier pendant les années qui nous séparent du traité définitif avec la Hollande.

Sessions de 1836-1837 et de 1837-1838. Un premier conflit surgit entre le parti clérical et le parti libéral dès l'ouverture de la session de 1836-1837. Il s'agissait du traitement des vicaires.

Le gouvernement proposait de le mettre à la charge des fabriques d'église ; la section centrale, dont le rapporteur M. Doignon appartenait à la nuance la plus colorée (page 401) du parti catholique, le mettait à la charge de l’Etat. M. de Theux, au lieu de maintenir le projet gouvernemental, se contenta de faire remarquer qu'après tout le ministère devrait avoir reconnu l'utilité de la création d'un vicariat avant de payer le titulaire. Rogier et Lebeau étaient d'avis qu'il fallait inscrire formellement dans la loi que le trésor public ne rétribuerait que les places de vicaire approuivées par le gouvernement. M. Doignon et ses amis, entre autres M. De Smet, prétendirent que les évêques avaient le droit de créer autant de vicaires et de chapelains qu'ils le jugeraient nécessaire et que le gouvernement n'avait rien à y voir.

M. de Theux était fort embarrassé entre ces prétentions excessives de ses amis et les prérogatives du pouvoir central (Note de bas de page : Il avait tâché de concilier tout en disant que jamais il n'y aurait « d'immixtion de l'autorité civile dans les affaires du culte, qu'il y aurait cependant une intervention civile ». Quelques semaines après, M. Doignon déclara que « MM. de Mérode et de Theux ne présentaient pas au pouvoir des garanties suffisantes pour le parti catholique ».) Vous ne pouvez, disait Rogier, faire abandon de ces prérogatives ; il ne peut dépendre d'aucune autorité de grever à plaisir le budget de l’Etat. Les radicaux, entre autres Gendebien, soutinrent la théorie de M. Doignon et combattirent comme dangereux le système de Lebeau et de Rogier. Mais tout au moins, ripostait Rogier, inscrivons dans la loi une disposition aux termes de laquelle « les questions qui pourraient s'élever au sujet de l'établissement des vicaires dans les paroisses devraient être instruites et décidées par le gouvernement de concert avec les évêques et sous le contrôle des Chambres... » La majorité de la Chambre préféra adopter le système de la section centrale.

La discussion du budget des travaux publics (avril 1837) fournit à Rogier une double occasion de payer un juste hommage au zèle des fonctionnaires qui étaient à la tête des travaux du chemin de fer et de plaider (page 402) chaleureusement la cause de l'extension de ce service. Il demanda qu'on le fît servir le plus tôt possible au transport des marchandises, pour compléter ses bienfaits.

« ... La route en fer a été un véritable bienfait pour la classe ouvrière : elle a fourni à tous les Belges le moyen de se transporter avec la même rapidité là où leurs besoins les appellent... Sous ce rapport, le chemin de fer a réalisé la véritable égalité politique entre tous les citoyens... »

Dans le même ordre d'idées, continuant en matière d'industrie sa lutte contre le protectionnisme qu'il considérait comme désastreux pour l'immense majorité des Belges, il regrettait que la Chambre se laissât aller sur la pente qui conduirait au système prohibitif, alors que l'intérêt de la Belgique était de multiplier ses relations avec les autres pays.


Son désir de mettre, en dépit de toutes les résistances, l'intérêt général au dessus de l'intérêt particulier se montre dans la double campagne qu'il entreprit pour la réforme de la législation sur les mines et la réforme de l'organisation militaire.

Le 28 janvier 1837, la Chambre venait d'être saisie du projet de loi sur les mines voté en juin 1836 par le Sénat à la majorité de 25 voix contre 2 et une abstention, lorsque Rogier développa une proposition tendant à ce que l'assemblée examinât tout d'abord la question de savoir « jusqu'à quel point il serait convenable, dans l'intérêt général, que le gouvernement se réservât de disposer, pour le compte du domaine, des mines de houille non encore concédées... » Il proposait qu'une commission spéciale fut nommée à cet effet par la Chambre, « à moins que le gouvernement ne jugeât préférable d'instituer luimême une enquête ».

Rogier s'était souvent demandé s'il n'y aurait pas possibilité de faire décréter pour les mines, comme pour le (page 403) chemin de fer, l'exploitation par l’Etat. Dès le commencement de l'année 1836, il avait entrepris des études extrêmement compliquées sur cette question : recherches dans la législation des divers peuples, recherches dans les archives du pays, demandes de renseignements aux notabilités scientifiques, aux chefs d'exploitation, aux ingénieurs les plus expérimentés. Son système était-il légal ? Etait-il pratique ? Etait-il fructueux ? Etait-il de nature à satisfaire l'intérêt général ?

Dans un volumineux dossier, où se retrouvent même les notes des discours qu'il prononça à la Chambre en janvier, mars et avril 1837, Rogier avait placé tous les documents qu'au prix de bien des efforts il avait réussi à réunir. A côté de citations de discours prononcés dans les assemblées françaises ou anglaises, nous trouvons des édits de l'impératrice Marie-Thérèse ou des avis de son conseil privé sur des concessions de mines ; à côté des lettres de publicistes de différents pays, des tableaux établissant le chiffre des frais d'exploitation et des recettes dans divers charbonnages ; plus loin, des rapports d'ingénieurs concluant à la possibilité ou à l'impossibilité de réaliser le système de Rogier. On peut dire qu'à cet égard Rogier avait fait déjà lui-même toute l'enquête ou une grande partie de l'enquête qu'il sollicitait de l'initiative du Parlement. Au nombre des rapports les plus intéressants, mentionnons ceux des ingénieurs des mines Gonot, Brixhe, Eugène Bidaut, du premier et du dernier surtout.

La proposition de Rogier provoqua un débat très grave sur la propriété des mines. D'après Rogier, elle appartient à l’Etat. Des députés revendiquaient les mines au profit du propriétaire foncier. Le gouvernement, par l'organe du ministre des travaux publics, estimait qu'on méconnaissait, d'un côté comme de l'autre, les droits de l'industrie qui vient se placer entre l’Etat et le propriétaire foncier ; que, pour le surplus, il n'entendait ni exploiter (page 404) lui-même, ni défendre d'exploiter ; que ce qui lui incombait, c'était la surveillance. Rogier avait rallié Devaux à son système. L'un et l'autre y voyaient le double avantage de « grossir le Trésor et de diminuer dans l'avenir les chances d'augmentation du prix de la houille par suite de causes factices, telles que le monopole ou la facilité de la coalition des exploitants ».

Rogier, sans soutenir d'une façon absolue l'exploitation par l’Etat, demandait pourquoi l’Etat ne serait pas capable d'exploiter les houillères. Puisqu'il exploitait les forêts et se faisait ainsi charbonnier à la surface, pourquoi ne serait-il pas charbonnier sous terre ? Il faisait valoir cette considération d'ordre moral et social, qu'au point de vue de la sécurité des ouvriers et de la responsabilité générale, l'avantage serait grand. D'ailleurs, même en n'exploitant pas les houillères, l’Etat pourrait se rendre actionnaire dans les sociétés concessionnaires, nommer une partie des administrateurs, et exercer ainsi son influence sur le prix du combustible.

La proposition de Rogier comportait, avons-nous dit, une enquête officielle qu'il se réservait de demander par voie d'amendement. L'attitude hostile de la majorité et du gouvernement ne lui permettant aucun doute sur le sort de l'enquête, ni sur le sort d'une motion qui ferait inscrire dans la loi la faculté pour le gouvernement de disposer d'un certain nombre de mines de houille non concédées ou abandonnées, il renonça à la demande d'enquête et à la motion.


La correspondance échangée entre Rogier et l'éminent économiste Michel Chevalier sur cette question des mines, de leur propriété et de leur exploitation, doit nous arrêter un instant.

Michel Chevalier avait parlé avec une grande sympathie dans le Journal des Débats de la proposition de (page 405) Rogier et de Rogier lui-même. Celui-ci, après avoir chargé son frère Firmin de lui adresser ses remerciements, lui écrit personnellement le ... ? (la minute de la lettre ne donne pas la date, mais elle doit être de la fin de février ou du commencement de mars 1835) :

«... En chargeant mon frère de cette commission, je n'ai pas entendu me priver du plaisir de vous répéter à vous-même, monsieur, avec quelle satisfaction j'ai vu un homme grave qui a beaucoup réfléchi sur la matière, apporter le poids de son assentiment dans cette question où je rencontrerai de nombreux et puissants contradicteurs, quelque adoucissement que j'aie pu lui donner dans la forme. Je me borne en effet à demander que la Chambre, si pas le gouvernement(ce qui serait de beaucoup préférable), institue une enquête sur la question de savoir jusqu'à quel point il serait de l'intérêt général que le gouvernement se réservât de disposer, pour compte du domaine, des mines de houille non encore concédées.

« J'ignore quel sera le sort de la proposition, mais je lui crois un côté utile et praticable qui me fera persister à la défendre avec ardeur contre toutes les attaques de la routine et de l'intérêt privé.

« Quand la construction et l'exploitation de la route en fer par l’Etat fut proposée aux Chambres, les mêmes objections se produisirent mot à mot contre le projet... C'était une idée creuse, impraticable, absurde : le gouvernement était le plus mauvais des constructeurs, le plus mauvais des exploitants, etc. ... Maintenant, on comprend l'utilité de l'intervention de l’Etat ; les opinions ont tellement changé que les plus acharnés adversaires de l'intervention sont devenus de fougueux interventionnistes et n'entendent pas qu'une simple petite parcelle de route se fasse autrement que par l’Etat.

« Donner à l'industrie des moyens de transport économiques, c'est sans aucun doute un grand avantage qu'on lui fait ; mais ne serait-ce rien que de lui donner des moyens de production à bon compte ou du moins des garanties contre l'éventualité de prix excessifs dans les moyens de production ? Une partie de ma proposition, si je ne me trompe, va à ce but : et je ne considérerai ce but comme complètement atteint que lorsque le gouvernement se faisant banquier assurera aussi à bon compte l'argent. Routes, charbon et peut-être ser et argent fournis à bon compte par le gouvernement à l'industrie générale, voilà ce que, le progrès aidant, il faudrait parvenir successivement à établir comme base de la constitution des intérêts matériels, qui ont sans doute autant de droits d'étre garantis et protégés que les intérêts politiques.

(page 406) Ces trois grandes bases, ces ..... (mot illisible) indispensables de toute industrie, je les voudrais aujourd'hui d'autant plus dans la main de l’Etat que de puissantes associations, matériellement plus puissantes l’Etat lui-même, tendent à les accaparer en s'attirant ainsi à elles les principales forces d'un pays, fort surtout comme l'est le notre par sa puissance matérielle... »

Nous voyons que Rogier ne se dissimulait pas les difficultés de sa tâche, mais qu'il était prêt à tout oser pour en triompher. Il nous apparaît ici comme un précurseur en matière de réformes sociales. Le revirement qu'il constate chez les anciens adversaires de l'exploitation du chemin de fer par l’Etat était de nature d'ailleurs à l'encourager ; mais quelle grosse partie à jouer ! Il fallait singulièrement d'audace pour entamer une lutte contre la féodalité commerciale et industrielle qui était déjà en Belgique plus puissante que l’Etat et qui, grâce au laisser aller des uns et à la complicité des autres, allait devenir plus redoutable encore. Il nous importait de faire connaître les tendances économiques et les projets de Rogier en cette matière : bien peu les ont soupçonnés.

Michel Chevalier répondit à Rogier le 12 mars 1837 :

« Monsieur,

« En louant dans le Journal des Débats la proposition que vous avez soumise au Congrès belge (sic), j'ai eu tout simplement pour but de louer une mesure utile et sage, appuyée par son auteur sur des considérations élevées. Vous me permettrez cependant d'ajouter que je me suis trouvé heureux de donner un témoignage de sympathie à un homme avec qui je me suis senti une étroite communauté de pensées et de désirs de progrès. Vous ètes, Monsieur, le premier homme d'Etat qui ait fait prévaloir sur une large échelle et en pleine connaissance de cause une politique que je crois féconde et dans les rangs des soutiens de laquelle je mets toute mon ambition à occuper une (page 407) place obscure. Il était tout naturel que je saisisse l'occasion qui se présentait à moi de préconiser cette politiyle dans la personne d'un de ses plus heureux représentants.

« La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire contient diverses questions auxquelles je répondrai en détail dans la visite que vous me faites espérer, et qui est maintenant très prochaine. Voici cependant une réponse sommaire.

« En France, l’Etat a été déclaré par une loi concessionnaire des salines de l'Est. Cette loi embrasse cinq départements seulement. Elle n'est relative qu'au sel gemme. Les marais salants de l'Ouest sont des propriétés particulières.

« L'école de Saone-et-Loire n'existe plus depuis longtemps. Les écoles de Pesey et de Geïslautern ont subsisté jusqu'en 1814 et 1815 ; depuis lors, Pesey et Geislautern sont hors du territoire français.

« En Amérique, la propriété du fonds est liée à celle de la surface. Le Congrés a réservé à la Fédération la propriété des travaux salifères et plombifères de l'Ouest : les terrains plombifères sont fort riches, ils sont exploités sur une grande échelle. En 1814, le produit a été de 14 et demi millions de livres. Le Congrès n'exploite pas lui-même. Il loue ces terrains pour l'exploitation, seulement moyennant une redevance qui est prélevée sur le produit brut en nature.

« Je compte, Monsieur, que dans peu de jours je pourrai ajouter de vive voix quelques renseignements à ce peu de mots et vous exprimer en personne les vœux que je fais pour le succès de votre proposition, non seulement dans l'intérêt de la Belgique, mais encore dans celui de la France, car ce serait un précédent que nous nous estimerions heureux de vous devoir et que nous ne manquerions pas ici de faire valoir.

« Croyez-moi, Monsieur, votre bien dévoué serviteur.

« Michel Chevalier. »

L'approbation d'un économiste aussi éminent que Michel Chevalier ne pouvait pas malheureusement tenir lieu de celle du Parlement : ce n'en fut pas moins une consolation et un encouragement pour Rogier dans sa lutte contre ceux qu'il appelait les « accapareurs de l'industrie ».


Rogier aimait à s'entourer des lumières et des conseils des spécialistes.

Il s'adresse encore à des spécialistes pour connaître (page 408) et pour exposer à la Chambre la vérité sur la question militaire.

En réponse à une lettre où il demandait « quelques notes sur ce qu'il conviendrait de faire dans l'intérêt de l'armée », le général Magnan lui envoie de Liège le 16 décembre 1836 un travail, peut-être poussé au noir, mais à coup sûr très étudié, d'où nous allons extraire des passages qui ont été utilisés par Rogier dans la discussion du budget de la guerre de février 1837...

« ... Il faut le dire parce que cela est, et parce que c'est ma conviction intime, et parce que je l'ai écrit dans tous mes rapports d'inspection générale ou trimestrielle, il n'y a plus d'armée... Il y a quelques régiments de cavalerie bien montés, de belles batteries d'artillerie bien attelées, mais il n'y a plus d'infanterie ; cette arme des batailles, cette arme qui fait la guerre, l'infanterie n'a plus ni cadres, ni soldats ; les squelettes de régiments que les économies de la Chambre ont réduits à cet état, pourraient sans aucun danger être licenciés... Et puis le feu sacré est éteint : plus d'amour du métier, plus de zèle... dans toutes les armes et dans tous les rangs dégoùt, découragement, malaise, envie de quitter et démissions en grand nombre... On n'a rien fait pour empêcher ces démissions... On n'y a vu qu'une source d'économies pour (page 409) l’Etat... Des considérations d'argent ont tout dominé... On a agi comme en pleine paix et quand tout est encore en question, quand la Hollande ne désarme pas, quand le roi Guillaume traite dans ses discours la Belgique de provinces révoltées... Ce tableau n'est pas chargé, il n'est que trop réel. Ne croyez pas que de lâches et injustes attaques influent en rien mon jugement, que le désir de rentrer en France me pousse à parler ainsi : vous vous tromperiez... J'aime le roi Léopold, j'en ai reçu des services ; la reconnaissance et le dévouement que j'ai pour lui me font tout supporter avec courage... Une expérience plus vieille que la mienne, une autorité plus importante, celle du Major Général confirme ce que j'avance. (Suit un extrait d'une lettre du baron Huvel, qui parle de la désorganisation où se trouve l'armée et sur laquelle il a fait récemment un rapport au Roi)...

« Les causes de cette désorganisation sont l'industrie et la richesse du pays... L'industrie a attiré à elle des rangs de l'armée tout ce qui avait intelligence, activité et désir de faire fortune, manie du jour : il n'est resté dans les rangs, parmi les sous-officiers surtout, que les pauvres diables sans instruction, sans famille...

« Le bien-être dont jouissent les fermiers et les paysans en Belgique éloigne aussi des rangs de l'armée les fils de ces deux classes... Et dars ce pays où l'on n'a pas le goût des armes, où les moeurs, le caractère, les goûts portent à la vie de famille, le gouvernement pousse encore au dégoût du service par sa facilité à donner, par mesure d'économie, des congés beaucoup trop longs et surtout trop nombreux... »

On pressentait que bientôt la Hollande se lasserait d'un état de choses extrêmement onéreux pour ses finances et pour son commerce et finirait par entamer des négociations pour la réconciliation sur la base du traité de 1831. Rogier savait bien que lorsqu'elle en viendrait là, il y aurait des protestations ardentes, des colères furieuses dans la Belgique qui s'était habituée à l'idée de conserver les territoires de Limbourg et de Luxembourg attribués au roi Guillaume. Il entendait déjà les cris belliqueux - et il avait voulu savoir du général Magnan ce que nous pouvions espérer en cas de guerre. Sur ce point-là, la réponse du général est fort attristante encore :

«... Les régiments de ligne ont des officiers valides et pas de soldats ; les régiments de réserve ont des soldats superbes avec des officiers invalides... Tel est l’Etat réel des choses. Maintenant, avec de pareils (page 410) éléments, sans cadres et sans soldats dans l'armée active, sans cadres et avec des soldats dans la réserve, faites, si vous l'osez, la guerre ou osez espérer des succès si on vous la fait ; quant à moi, j'y renonce... »

Voilà des renseignements et des appréciations qui pèseront dans la balance le jour où Rogier aura à se prononcer sur la paix ou la guerre.

Il ne s'était pas contenté de demander à Magnan de lui exposer la situation vraie de l'armée : il désirait savoir si des remèdes n'avaient pas été tentés pour l'améliorer et si ces remèdes étaient de nature à produire un bon effet. – Ah ! bien oui, dit Magnan...

« Qu'a-t-on imaginé pour parer à un tel état de choses ? Une association pour l'encouragement du service militaire en Belgique... Encourager le service militaire par le remplacement !... par le remplacement, cette plaie des armées modernes, cette gangrène que l'armée prussienne, votre voisine, votre ennemie un jour peut-être, a extirpée de ses rangs... Et un pareil projet a trouvé des hommes de sens pour l'appuyer et un ministre de la guerre pour le prôner et pour surprendre la religion du Roi qui s'en est déclaré le protecteur. On ne peut sans dégoût analyser un tel projet... Timeo Danaos et dona ferentes... L'armée, qu'a-t-elle à y gagner ? rien que de conserver dans ses rangs un sergent ou un caporal ivrognes... et quand les cadres des régiments auront tous été achetés par l'Association, croyez-vous que l'esprit militaire s'en sera amélioré ? Au contraire, il sera à jamais perdu... Quel est le fils de famille, le fils de négociant, le fils de marchand, quel sera le jeune homme instruit, ayant de l'âme, qui voudra désormais s'engager volontairement pour devenir, comme caporal ou comme sergent, le camarade d'un remplaçant ? Cette association veut, sur ses bénéfices, élever un Hôtel des Invalides !... Elle n'arrivera pas seulement à construire l'échoppe du portier. Et depuis quand un pays remet-il à une société l'honneur d'abriter ses soldats mutilés !... »

Descendant des considérations générales aux considérations particulières, le général Magnan établissait, chiffres en mains, que la Chambre était fort mal inspirée quand elle procédait à des réductions de traitement. Ces réductions l'autorisaient à dire que la devise d'un général belge tout couvert de broderies, d'écharpes et d'or était « luxe et indigence ». La Chambre refusait les frais de représentation aux généraux...

(page 411) « … Misérable économie qui tue la confiance, l'aménité, les rapports entre le chef et ses subordonnés, et jusqu'à l'estime... La considération du chef se perd quand il ne peut recevoir. Ce n'est, en temps de paix, que dans son salon, à sa table, qu’un général juge les officiers et qu'il les connaît au moral. Ce n'était pas boire et manger que l'Empereur donnait à ses généraux en frais de représentation : ce n'est pas dans ce but qu'en France on les continue et que les colonels eux-mêmes ont 150 francs de frais de représentation par mois : et les inspecteurs généraux ont grand soin de s'assurer que ces fonds ont eu la destination qu'ils devaient avoir... C'est le meilleur moyen de connaître le fort et le faible des officiers... Je ne dois la connaissance parfaite que j'ai de tous les officiers des 12 régiments que j'ai eus successivement ordres, qu'aux habitudes que j'ai conservées, malgré la Chambre et ses économies, mais au grand préjudice de mes intérêts, de recevoir beaucoup mes officiers. Je sais l'homme qu'il me faut désigner pour telle circonstance de guerre qui viendrait à se présenter, ou celui qui convient å telle ou telle fonction de paix... »

Presque en même temps que Magnan, le général baron Hurel, chef de l’Etat-major général, avait adressé à Rogier, en communication, copie d'un rapport, d'une lettre et d'un état envoyés au ministre de la guerre sur les mouvements et l'organisation de l'armée active. Dans sa lettre d'envoi (qui est du 14 janvier 1837), le général Hurel disait, entre autres choses :

« ... Si nous avions une réunion spontanée, nous n'aurions pas de pain à donner aux soldats le lendemain et, comme en 1831, il faudrait faire des réquisitions dans les villages en vivres, chevaux, transports, et, comme à cette époque, tout nous manquerait.

« J'ai cru devoir, mon cher Gouverneur, vous faire connaître cet état de choses afin que vous puissiez en parler avec connaissance de cause à la Chambre si vous le jugez convenable. J'ai pensé, connaissant votre patriotisme et ses bonnes dispositions pour l'armée, que cela vous serait agréable. Je désire que cela ne soit que pour vous cependant et que vous ayez la bonté de me renvoyer le tout par occasion sùre, et le plus tôt possible ; vous pouvez employer une ordonnance à cheval. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire dernièrement, les éléments ne manquent pas en Belgique pour faire une bonne armée, mais ils ne sont pas ensemble, ils sont épars et décousus : moins de monde et plus d'ensemble, voilà ce que je désire pour la sûreté du pays... »

(page 412) Après les généraux Hurel et Magnan, Rogier avait apparemment consulté d'autres officiers supérieurs (« Je me permets ici, dit-il dans son discours du 28 février 1837, de faire quelques observations puisées en partie dans mes relations avec plusieurs officiers de mes amis... »), dont les lumières et l'expérience complétèrent celles qu'il avait puisées lui-même dans ses inspections militaires au temps du Gouvernement provisoire, et dans son poste de chef de corps de 1830 à 1832.

Son discours du 28 février 1837, nourri de faits et s'inspirant de considérations patriotiques très élevées, est un de ses meilleurs. Il voit dans l'armée le rempart suprême de l'indépendance du pays et il est prêt, pour ce motif, à voter toutes les sommes nécessaires à son amélioration et à sa consolidation : « Mieux vaut, dit-il, sacrifier utilement 45 millions qu'inutilement 40. ». A ceux qui placent toute leur confiance dans les traités, il répond qu'il faut surtout avoir confiance en soi-même et que cette confiance ne peut être acquise qu'au prix de sacrifices nouveaux. Ce n'est pas à un pays qui s'est émancipé par les armes, à déposer le premier les armes :

« ... Si la Hollande elle-même s'était résignée, si elle s'était conformée aux traités, si elle avait adopté dans toutes ses conséquences la convention du 21 mai, je ne dis pas que la Belgique ne pourrait pas alors avoir toute confiance dans les traités. Mais il est évident pour tous les yeux que le gouvernement hollandais n'en est pas là. Il attend, il recherche, il susciterait au besoin les occasions de troubler un état de choses qui lui pėse, et ce n'est pas en présence de ces dispositions qu'il convient à la Belgique de s'endormir dans une fatale sécurité.

« Je n'entends pas dire que, en dehors de l'hypothèse d'une guerre avec ce pays, l'armée serait chose inutile. Je vais plus loin : je crois que pour longtemps encore une armée fortement organisée est un des premiers besoins, une des premières nécessités du pays... »

Serrant de plus près la question, il formule les critiques que lui ont suggérées Hurel et Magnan sur la formation des bataillons, sur leur effectifs, sur (page 413) l'emplacement des corps, sur la nécessité de mieux installer et outiller l'administration des vivres, sur les économies mal entendues que la Chambre a faites en supprimant les frais de représentation des généraux.

Après les critiques viennent les conseils. Rogier préconise la réorganisation serieuse des écoles régimentaires, ainsi que l'établissement de bibliothèques où les officiers trouveront à s'instruire ou à perfectionner leur instruction (beaucoup de lieutenants et de capitaines d'infanterie, volontaires de 1830, possédaient à peine les premiers éléments de l'enseignement moyen). Ces bibliothèques, accessibles en tout temps et à toute heure, remplaceraient avantageusement, disait-il, le café où maints officiers tuaient le temps en interminables parties de cartes ou en discussions frondeuses sur leurs chefs et sur le gouvernement. Dans le même but d'instruction et de distraction, il engage le ministre à proposer des questions, à établir des concours : les conférences de ces dernières années sont là en germe.

Il ne veut pas d'ailleurs qu'on ennuie l'officier avec trop de détails de bureau : c'est surtout pour eux qu'il croit que la paperasserie entraîne des abus. Notons encore parmi les idées nouvelles de ce discours qui fit sensation, l'envoi à l'étranger, « dans des armées qui font la guerre », des officiers d'espérances, c'est son mot, et l'établissement d'une frontière armée.


En 1837 et en 1838, Rogier traite de préférence les questions de commerce, d'industrie et de travaux publics. Le gouverneur et député d'Anvers avait sans doute, dira-t-on, des obligations spéciales vis-à-vis de ses administrés et de ses commettants ; mais nous qui avons vu à l'œuvre dans le Mathieu Laensbergh le bourgeois de Saint-Martin, nous savons que Rogier eut toujours pour ce genre de travaux, comme pour les études (page 414) pédagogiques et littéraires, une prédilection marquée. Il est à remarquer en effet que, tout avocat qu'il fût, il n'aimait pas à se mêler aux controverses juridiques, et que les questions de droit administratif où cependant (sa thèse de doctorat le prouve) il avait une certaine compétence, n'eurent jamais le don de l'attirer dans sa vie parlementaire.

Il prit une grande part à la formation de la loi des douanes entamée dès 1837 et fut l'adversaire irréconciliable des droits différentiels.

Il revint fréquemment sur la nécessité de l'organisation du transport des marchandises par chemin de fer, le meilleur moyen assurément d'accélérer encore la prospérité de l'institution, qui déjà alors donnait des résultats splendides. C'était avec une véritable joie qu'il signalait ces résultats à ses détracteurs de 1834. Au cours de l'année 1837, on avait transporté 1.300.000 voyageurs - chiffre considérable, étant donnée l'étendue restreinte du réseau, quarante lieues ; - les recettes de l'exploitation avaient dépassé les dépenses de 366.000 francs, destinés à payer l'intérêt des capitaux employés. L'industrie belge tirait un profit considérable de la construction des machines, des voitures et des rails. Seulement, « rien n'étant fait tant qu'il reste à faire », le créateur du chemin de fer stimulait son successeur aux travaux publics, M. Nothomb, pour que l'on mît la main sans retard à l'achèvement du réseau.

2. Rogier dans le gouvernement de la province d’Anvers (deuxième période)

L' « accueil froid » d’octobre 1834 avait vite fait place à la confiante sympathie d'autrefois et même à l'amitié. Rogier était très répandu dans le monde, où l'éclat de ses services et son incontestable valeur, sa jeunesse et ses qualités de cœur et d'esprit ne pouvaient manquer de (page 415) lui valoir le premier rang. Fort apprécié tout à la fois des négociants dont il prenait à cœur les intérêts et des artistes dont le rapprochaient ses goûts particuliers (Note de bas de page : Wappers était très lié avec lui : plusieurs des lettres du peintre anversois le prouvent. Dans la correspondance de Rogier pendant les années 1835, 1836, 1837, où il s'occupa beaucoup de questions artistiques, nous trouvons aussi des lettres de Geefs et du peintre français Gudin. Celui-ci avait une véritable amitié pour Rogier (suit le texte du lettre de ce dernier, non repris dans la présente version numérisée)). Il fit beaucoup de bien à la cause nationale à Anvers en dissipant des préventions et des préjugés, et en ralliant à la dynastie de Léopold des familles jusque-là rebelles à toute idée de séparation d'avec la Hollande. Avec sa foi ardente dans l'avenir de la nationalité belge, Rogier était bien le meilleur missionnaire qu'on pût trouver pour prêcher cet avenir.


Par son tact et son esprit, il triompha de plus d'une résistance. Un seul exemple :

M. le baron X., orangiste irréconciliable, lui avait fait savoir, le 14 septembre 183., qu'il avait adressé une plainte au ministre de l'intérieur à charge d'un fonctionnaire de la province. Quinze jours après, pendant que l'affaire était en instruction, il s'était présenté à l'hôtel provincial et n'ayant pu être reçu immédiatement par le Gouverneur, (page 416) qui était alors en conférence avec des membres de la députation et du corps des ingénieurs, il s'était permis d'écrire à Rogier une lettre discourtoise où, après lui avoir reproché (ce qui était inexact) d'avoir « refusé de lui accorder un instant et de l'avoir renvoyé indéfiniment », il annonçait son intention de se faire justice lui-même si « les magistrats se donnaient la main » pour ne pas la lui faire rendre.

Rogier lui renvoya sa lettre dont il avait gardé copie- en le mettant dans son tort par un billet si habilement et si finement tourné que M. le baron, charmé et dompté tout à la fois, lui écrivit :

« Morseel, le 6 octobre 183.

« Monsieur le Gouverneur,

« Malgré que je crains d'abuser de vos moments de loisir, je ne puis résister de vous témoigner tout le plaisir que j'éprouve pour la réponse que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire entièrement de votre propre main. Elle prouve que vous êtes un homme d'esprit et cette marque distinctive de votre part vous a acquis à toujours mon estime et mon amitié. Je serais charmé de mériter la vôtre. Il n'est guère probable que je puisse vous être jamais utile ; mais que sait-on ? Dans la vie tout est possible, et si une occasion pouvait se présenter que je pusse vous être bon à quelque chose, vous pouvez toujours compter sur moi ; votre belle conduite vous a fait de moi un ami de plus et je vous serai toute ma vie dévoué.

« Le baron X. »

L'histoire ne dit pas si M. le baron (dont nous n'avons modifié que l'orthographe, qui était très fantaisiste) a tenu sa promesse d'amitié et de dévouement. A voir le soin avec lequel Rogier avait conservé la lettre du 6 octobre, nous serions tenté de croire qu'il n'en fut pas ainsi et que M. le baron X. travailla, en 1854, à priver l'arrondissement d'Anvers des services du député Rogier.


Rogier saisissait avec empressement toutes les occasions de montrer aux Anversois la part que le roi Léopold (page 417) prenait à la cause d'Anvers, sa sollicitude pour lui rendre la prépondérance commerciale d'autrefois, son vif désir de contribuer à lui faire acquérir une splendeur nouvelle.

Lorsque, au mois de mai 1836, se fit l'inauguration de la section du chemin de fer de Malines à Anvers, il engagea instamment Léopold à se rendre avec la Reine aux fêtes que la ville, d'accord avec le Gouverneur, avait organisées. Nos souverains n'eurent pas à se repentir de l'avoir écouté. La réception, en dépit des menées orangistes, fut vraiment enthousiaste, et l'on peut dire que c'est de ce jour que date la réconciliation vraie d'Anvers avec le nouvel ordre de choses. Nous allons reproduire le discours de Rogier au Roi : c'est une page historique. Le tableau qu'il trace de la situation matérielle du pays au début du règne de Léopold présente un réel intérêt. L'ancien ministre y fait un exposé des motifs rétrospectif et une description brillante des bienfaits de sa loi du chemin de fer ; il montre toutes les espérances — réalisées aujourd'hui qu'elle lui fait concevoir. Même au point de vue littéraire, cette harangue a sa valeur. Rogier connaissait (nous l'avons déjà vu en 1831) le langage sobre et digne qu'il convient de parler à un Roi, élu de la nation, dans ces circonstances où la banalité et les platitudes de pensée et de style se donnent, hélas ! trop souvent carrière.

« Sire,

» Deux années à peine se sont écoulées depuis que Votre Majesté sanctionna l'acte législatif dont ce jour inaugure un des premiers résultats. Ceux qui croyaient une telle entreprise interdite à la Belgique, parce que resserrée dans d'étroites limites elle était incapable de porter un pareil fardeau, ceux-là peuvent reconnaître aujourd'hui si leurs prévisions étaient fondées, et si c'est avec raison qu'ils désespéraient de la puissance de notre patrie. C'est qu'il n'est point d'obstacle qui résiste, point de difficulté qui ne disparaisse devant une volonté énergique, constante, unanime ; et c'est de cette manière qu'on peut dire que le pays a voulu l'exécution de ce grand travail, qui l'honore dans le présent, le donne en exemple à l’Europe, et lui promet un avenir brillant de prospérité et de civilisation. Sire, à l'aspect de ces populations qui se pressent reconnaissantes autour de vous, que le cœur de (page 418) V. M. doit se sentir ému d'une noble joie ! Car, pourquoi ne le dirait-on pas ? pourquoi la justice ne commencerait-elle point par celui à qui est due la justice première ? ceux à qui il a été donné d'approcher de V. M. avant et pendant les jours de grande lutte d'où l'entreprise est sortie triomphante, n'ont pas oublié avec quelle chaleur fut excité leur zèle, avec quelle constance furent encouragés leurs efforts, et quelles lumières votre longue expérience jetait dans leurs esprits.

« Déjà V. M. avait conçu tout ce que l'entreprise avait de national, tout ce qu'elle offrait d'importance dans ses rapports politiques, et quel nouvel élan elle allait imprimer au commerce, à l'industrie, à l'agriculture, ces grandes forces de notre pays.

« Ces idées, si nouvelles alors, se sont depuis répandues dans la nation avec une merveilleuse rapidité. Chacun comprend aujourd'hui quel bienfait public, quelles espérances, quel avenir V. M. est venue inaugurer à Anvers.

« Grâce à ce grand travail qui va semer tant d'autres travaux autour de lui, les distances disparaissent pour l'industrie en Belgique. Les divers centres de production et de consommation vont en peu de temps se rapprocher et se réunir, sans que les exigences de l'intérêt privé viennent, il faut l'espérer, paralyser les effets bienfaisants de ce qui a pour unique but et pour première base l'intérêt général.

« Sans doute, c'est un des mérites distinctifs de la loi du 1er mai d'avoir attribué à l’Etat l'exécution d'une telle oeuvre, comme c'en sera un des principaux bienfaits d'en laisser au gouvernement l'exploitation. Et qu'il nous soit permis de rendre ici hommage au talent plein de prudence et de vigueur des ingénieurs que la confiance de Votre Majesté a appelés à diriger ces importants travaux. Grâces soient rendues aussi à M. le ministre de l'intérieur pour le succès avec lequel l'exploitation a été conduite. Rapidité, sécurité, économie, tels étaient les avantages promis à la nouvelle voie de communication, et telles sont les conditions qu'elle a fidèlement remplies. Que si les résultats n'ont pas répondu aux promesses, c'est non en restant en deçà, mais en les dépassant.

« Cent mille voyageurs par année avaient été attribués à la section de Malines à Bruxelles ; c'est par trois à quatre cent mille qu'elle a été parcourue. Le trajet de Bruxelles à Anvers va, à dater de ce jour, s'effectuer avec une dépense d'argent et de temps quatre fois moindre qu'autrefois.

» Puissent le commerce, l'industrie et l'agriculture être bientôt appelés à jouir, pour leurs produits, des mèmes avantages ! Puisse une loi prochaine, complétant ce que la route en fer a commencé, introduire chez nous un système libéral d'entrepôt et de transit, sans lequel elle manquerait en partie son but ! Puisse l'esprit impartial et avancé qui a présidé à la fondation de nos institutions politiques, pénétrer successivement dans nos institutions commerciales ! Que la marchandise puisse librement traverser le territoire belge, soit de la mer vers le continent, soit du continent à la mer, sans s'apercevoir, pour ainsi dire, qu'elle a changé d'élément ! Qu'elle puisse en pleine liberté séjourner, se manipuler, s'échanger en nos entrepôts, foyer incessant que notre industrie viendra alimenter de ses produits si divers et si (page 419) recherchés, et où elle trouvera en abondance, et en tout temps, des assortiments de toute espèce pour sa propre consommation ! C'est ainsi que la Belgique pourra accomplir la destinée que lui semble assigner la nature ; c'est ainsi que, ressaisissant le sceptre qu'elle portait avec tant de splendeur dans les siècles passés, Anvers redeviendra le centre du monde commercial et l'un des premiers marchés de l'Europe. Et voici que déjà Cologne, son ancienne alliée commerciale, lui sourit et lui tend la main pour lui donner entrée en Allemagne et au centre de l'Europe, trop isolé de nous encore, et qui nous promet des relations si nombreuses et si fécondes. Anvers, à son tour, offre à l'Allemagne, pour la conduire à l'océan, son beau port, la sécurité de ses bassins, l'entremise active et économique de ses négociants, dont l'intelligente probité a été, de tout temps, estimée si haut. L'Escaut, prolongé jusqu'au Rhin, ne sera plus seulement belge ; il devient allemand, européen, et compte autant de nouveaux riverains. Vous l'aviez, Sire, dès longtemps pressenti : l'importance commerciale de la route en fer n'est pas son unique importance.

« Si, d'un côté, par sa prolongation vers Ostende et vers Lille, elle va resserrer d'intimes alliances, par sa prolongation vers l'Allemagne elle marche à la conquête de nouveaux liens de sympathies et d'intérêts. Cette union si désirable de la Belgique avec les contrées qui l'avoisinent, est plus précieuse encore entre tous ses enfants. Déjà, que d'heureux fruits la route en fer a portés ! Aujourd'hui, c'est Anvers et Bruxelles qui s'embrassent ; bientôt, ce sera Gand, puis Ostende, Liège, le Hainaut, qui viendront s'ajouter à la chaine fraternelle. Mais tout n'est pas seulement échange de produits matériels entre les hommes. C'est beaucoup encore que la facilité plus grande donnée aux échanges intellectuels, à l'extension de toutes les relations privées. Ainsi disparaissent, comme par enchantement, les divisions des esprits et des localités, qui n'ont souvent besoin, pour se comprendre et s'unir, que de se connaître. Alors, toutes les idées marcheront vers un but commun, se confondront dans un commun sentiment : l'amour du pays, de ses institutions, du monarque populaire qui les garantit.

« Sire, en de plus mauvais jours, les Anversois virent accourir V. M. pour partager leurs dangers ; elle vient aujourd'hui, avec une princesse qui leur est chère, s'associer à leur joie. Aujourd'hui comme alors, les sentiments du Roi sont ceux du peuple ; les cours se reportent vers lui pleins de reconnaissance, et les voix s'élèvent pour répéter avec moi : Vive le Roi ! vive la Reine ! »

On aura remarqué l'hommage mérité rendu au Roi, qui avait en effet encouragé constamment les efforts de Rogier - à preuve la lettre qu'il avait fait écrire par Van Praet au comte de Mérode pour l'engager à renoncer à son opposition. On aura remarqué aussi le tribut d'éloges, non moins mérités, payé par l'orateur aux fonctionnaires si intelligents et si énergiques qui avaient (page 420) répondu complètement à sa confiance, et au nouveau cabinet qui avait loyalement mis ses plans à exécution. Rogier n'oublie que lui-même mais l'opinion publique ne s'y trompait pas : tout le monde savait que sans la ténacité, sans l'indomptable volonté du ministre de 1834, la loi du chemin de fer ne serait pas sortie si tôt des délibérations de la Chambre et que l'on en aurait peut-être encore été en 1836 aux études préliminaires.

Dans ce discours, c'est surtout la péroraison qui nous frappe : le passage relatif à la portée sociale, politique, nationale de cette loi qui, incontestablement, a fait plus que bien des raisonnements et des exhortations pour la fraternisation de tous les Belges et l'unification de nos provinces.


La popularité que Rogier avait réussi à reconquérir à Anvers est attestée par son succès électoral de juin 1837.

Il fut honoré d'un double mandat par l'arrondissement d'Anvers, où il recueillit 1151 suffrages contre 31, et par l'arrondissement de Turnhout, où il ne trouva pas non plus d'adversaires. Un ami, Prosper N... (I), lui écrivait à ce propos le 14 juin :

« ... Le triomphe que vous venez de remporter est si grand et la joie que j'en éprouve est si sincère, que je ne puis résister au désir de vous en parler et de joindre mes félicitations à celles de tous les bons citoyens. L'élection d'Anvers est une preuve éclatante du changement que vous avez introduit dans les esprits : c'est un fait qui annonce le retour aux principes de la Révolution, que vous vous êtes toujours fait gloire de continuer, non par des rancunes et des reproches hors de saison, mais par des idées d'amélioration et de progrès. Vous avez fait beaucoup pour le pays : on est heureux de ne pas trouver dans les masses l'envie et l'ingratitude, qui se rencontrent chez certains hommes. Jamais la nation n'a payé sa dette de meilleur coeur, jamais elle n'a donné par un chiffre si élevé la mesure de sa reconnaissance. Il est beau de mettre de l'enthousiasme dans l'accomplissement d'un devoir... »

(page 421) Si M. Prosper N... a assisté en 1854 à l'élimination de Rogier par cette ville d'Anvers si enthousiaste dix-sept ans plus tôt, il aura dû faire de singulières réflexions sur l'ingratitude humaine.

Les électeurs de Turnhout avaient insisté vainement pour que Rogier n'optât point pour Anvers. Fiers d'avoir à leur tête un des héros de la Révolution, ils chargèrent leur autre député, M. Denef, de lui exprimer combien ils regretteraient de ne plus le voir représenter leur arrondissement. Voici la minute de la réponse de Rogier :

« …Je suis bien sensible à vos instances... Les raisons qui, après mûre délibération, me déterminent à me prononcer pour Anvers sont de nature à vous être mieux développées de vive voix que par écrit. Je me réserve de vous les exposer et je ne doute pas que vous ne finissiez par vous y rendre, comme l'ont fait nos amis communs. Je ne puis croire que le petit nombre d'électeurs à qui vous aviez exprimé la certitude où vous étiez de mon acceptation pour Turnhout puissent vous en vouloir de mon choix pour Anvers, puisque après tout telle était votre conviction. Il est au reste une assurance que vous pouvez leur donner en toute confiance, à eux et à tous les électeurs de l'arrondissement, c'est que leurs intérêts, quelle que soit ma position, trouveront toujours en moi un défenseur dévoué. Je dirai même que ma nouvelle situation rendra ma tâche plus facile et me permettra, soit comme gouverneur, soit comme député, de m'occuper activement de la Campine.

« Je n'ai pas oublié et je n'oublierai jamais que depuis l'année 1831 j'ai été honoré quatre fois de la confiance des Campinois, et j'espère que mes actes continueront à leur prouver que cette confiance n'a pas été mal placée... »


La première session des conseils provinciaux avait eu lieu en octobre 1836. Celle du conseil d'Anvers fut particulièrement fructueuse, à en juger par l'exposé que présenta Rogier à l'ouverture de la session de 1837.

Rogier l'avait engagé à porter tout d'abord sa sollicitude sur les voies de communication par terre et par eau, (page 422) que l'on peut considérer à bon droit comme un des éléments les plus puissants de la prospérité publique : leur amélioration était un des besoins les plus impérieux de la province. Ecoutant les avis de Rogier, le conseil avait porté au budget de l'année 1837 une somme de 700.000 francs qui devait être consacrée à l'entier achèvement de deux routes unissant Aerschot et Herenthals à Malines et à Lierre, et à la canalisation de la Nèthe. Des mesures avaient été adoptées pour l'amélioration de la navigation du Rupel et l'établissement d'un pont devant Boom. Le conseil étudia également un projet de règlement sur la voirie vicinale, un système de comptabilité en harmonie avec la loi provinciale, les travaux à faire pour remédier aux inondations dans le polder de Lillo, et les indemnités qu'il convenait d'accorder aux victimes de ces inondations (Note de bas de page relative à ce dernier point, non reprise dans la présente version numérisée).

Pendant l'intervalle de la session de 1836 à celle de 1837, la députation permanente ne s'était pas exclusivement occupée de la voirie ; elle avait, Rogier le rappelait, aidé les communes de ses ressources et de ses conseils (page 423) dans tous les travaux de construction et de réparation qui concernaient leurs édifices, et porté son attention tout à la fois sur l'agriculture et les écoles, sur les beaux-arts et le commerce :

« …Les beaux-arts qui font la gloire et l'ornement d'un pays et le commerce qui en fait la prospérité ont de tout temps occupé un plan trop large et trop élevé dans notre province pour échapper à notre sollicitude et à nos sympathies. Dans toutes circonstances, nos vœux et nos efforts se réuniront pour assurer aux arts de nobles encouragements et au commerce la prépondérance qui lui appartient, la liberté qui est sa vie, les hautes destinées auxquelles semblent l'appeler le mariage futur de l'Escaut au Rhin, l'union prochaine d'Anvers avec nos principaux foyers d'industrie, avec tant d'autres puissantes cités... »

Le discours de 1837 (comme généralement tous ceux par lesquels Rogier ouvrit les séances du conseil provincial d'Anvers), à part une certaine redondance, une tendance à l'amplification, a une véritable valeur de fond et de forme. Le Gouverneur touche à tout avec autant de délicatesse que de zèle et donne des conseils très pratiques, engageant les conseillers à ne pas confondre la réalité avec ce qui ne serait qu'illusion et à faire en toutes choses la part du temps - l'opportunisme toujours :

«... Le zèle demeure impuissant s'il n'est soutenu par l'ordre ; la persévérance elle-même n'est sûre de réussir qu'à la condition de marcher graduellement avec une lente et sage activité aux divers buts qu'elle se propose d'atteindre... Dans les vues qui vous ont été exposées, vous saurez distinguer ce qui est assez mûr pour l'exécution de ce qui n'est encore que projet, ou mème, si je puis ainsi parler, de ce qui n'existe encore qu'à l’Etat d'idée, mais qui même sous ce rapport a droit à votre attention... »

La péroraison du discours, quoique n'échappant point toujours au défaut que nous avons signalé (défaut particulier aux orateurs-professeurs et dont Rogier ne devait se débarrasser qu'à la longue), cette péroraison, disons-nous, est animée d'un véritable souffle patriotique ; on y sent l'homme qui, prenant sa tâche à cœur et bien décidé (page 424) à n'y épargner ni sa peine ni son temps, demande à ses collaborateurs une bonne volonté égale à la sienne :

«... Nous vivons, Messieurs, dans une de ces périodes bien rares dans l'histoire des nations, période de paix et de sécurité, à l'abri de la Constitution la plus libérale, sous le gouvernement d'un prince éclairé et bienveillant pour tous. La prudence ne nous dit-elle pas de mettre un tel temps à profit, comme on profite d'un beau ciel pour récolter la moisson ? Partout autour de nous s'agite le travail de l'industrie privée. Dans chaque province, dans chaque commune, un mouvement inaccoutumé se révèle. Au milieu de cet élan général, vous ne voudriez pas que notre province, après avoir fait un premier pas, restât condamnée à l'inertie. Si diriger vos travaux vers un tel but, c'est exercer, Messieurs, la plus noble part de vos attributions, notre plus doux devoir, à nous, serait de vous suivre avec ardeur dans cette voie et d'assurer, par la constance de nos efforts et de notre zèle, le succès de toutes les mesures bienfaisantes que la province devra à votre patriotisme... »

Dans le discours d'ouverture de la session de 1838, Rogier annonça une innovation à laquelle il donnera une extension considérable quand il redeviendra ministre, l'institution des concours entre les élèves des écoles rurales :

« … Une proposition vous sera faite en faveur de l'instruction primaire, renfermée dans ce qu'elle peut avoir d'immédiatement utile. Malgré de louables efforts et l'extension que lui a donnée la liberté constitutionnelle qui la garantit, il lui reste encore beaucoup de progrès à faire dans cette province, et nous croyons avoir rencontré dans les concours annuels que nous vous proposons d'instituer au chef-lieu de chaque arrondissement entre tous les élèves des écoles rurales, un puissant moyen d'encouragement pour ces derniers et pour les maîtres... »

Déjà alors les communes n'étaient que trop portées à s'en remettre sur l’Etat et sur la province du soin de leur enseignement, de leur culte, de leur voirie. Elles ne comprenaient pas ou plutôt ne voulaient pas comprendre que l'initiative en pareille matière devait venir d'elles. Rogier tient à les mettre en garde contre des dispositions fâcheuses qui sont préjudiciables à leurs intérêts :

(page 425) « … Avant tout, il faut bien que les communes se pénètrent d'une chose, c'est que la province, quelle que soit sa bonne volonté, ne peut ni tout prévoir pour elles ni satisfaire à tous leurs intérêts. C'est donc à elles surtout à prendre l'initiative. Qu'elles s'aident de leurs propres forces, qu'elles s'aident surtout entre elles, et la province les aidera. Non qu'il puisse jamais entrer dans nos intentions de les entraîner dans des dépenses supérieures à leurs ressources : nous saurions modérer au besoin des élans irréfléchis ; mais quand nous voyons que partout la vie communale se révèle et se développe en des projets d'amélioration de toutes sortes, ne serait-ce pas manquer à nos devoirs que de ne pas encourager de tels efforts par notre sympathie, nos conseils et notre concours efficace... »

A propos des travaux de canalisation qu'il exhortait le conseil à étudier sans relâche, il indiquait dès lors comme « une grande idée d'utilité nationale » la section du canal de Lierre à Herenthals qui deviendrait entre les mains de l’Etat « la première section d'un canal de jonction de l'Escaut à la Meuse ». On peut voir dans le Mathieu Laensbergh que le bourgeois de Saint-Martin y avait déjà songé.


Même au milieu des distractions, des rares et courtes distractions qu'il se donnait en allant tantôt à Bruxelles dans sa famille, tantôt à Londres ou à Paris, Rogier travaillait toujours. On en aura la preuve par la lettre suivante qu'il adressait de Paris en 1838 à M. Veydt, membre de la députation permanente, à qui d'habitude il déléguait ses pouvoirs quand il s'absentait d'Anvers. Il y a là aussi toute espèce de détails piquants sur la Chambre française, sur le ministère Molé, sur Lamartine et Michel Chevalier, sur les curiosités de Paris à cette époque.

(page 426) « Paris, le 13 mai 1838.

« Mon cher monsieur Veydt ,

Comme vous l'avez remarqué, je ne pouvais arriver dans un moment plus opportun pour la discussion du chemin de fer ; mais malheureusement vous aurez appris aussi que le résultat de cette intéressante discussion n'a pas été celui que j'aurais désiré. La presse politique et les intérêts se sont coalisés pour combattre le ministère, et son échec a été complet. Il est vrai que, sauf un discours de M. Martin, la résistance a été molle et inhabile, et que pas un ami politique n'est venu efficacement à son secours. M. Jaubert, que j'ai déjà eu le plaisir de voir deux fois, ne parle qu'avec le plus grand dédain des ministres actuels ; et M. de la Martine, qui est venu aussi me voir et qui m'a paru, ce que je le croyais, un homme excellent, ne peut pas non plus compter au nombre des députés ministériels. Tous deux ont très bien parlé. M. de la Martine a été peu écouté, toutefois. Il a, je crois, la pensée et la parole trop hautes pour cette Chambre, image en grand de la nôtre. J'ai suivi les quatre jours de débats avec grande assiduité et je me suis trouvé dès le premier jour côte à côte avec l'homme que je recherchais le plus, M. Michel Chevalier. Nous nous sommes vus depuis tous les jours et je crois que nous ne nous séparerons pas sans être devenus aussi amis qu'on peut l'être en quinze jours. J'ai été présenté avant-hier au Roi et à la famille royale, idem à M. Molé. Tout ce monde-là parle de notre Belgique avec estime et admiration : le mot n'est pas trop fort. Je réserve pour nos conversations les détails.

« J'ai entretenu Chevalier de nos chemins agricoles ; il regarde la chose comme très bonne et très praticable, notre Campine présentant à peu près les mêmes conditions que les terrains où de tels chemins s'établissent en Amérique ; mais il me faudra de lui un avis plus précis et motivé.

« En fait de choses, j'ai déjà vu ou revu une partie de celles qui sont la proie ordinaire des badauds. La Madeleine, œuvre magnifique à l'intérieur surtout où le grand s'allie au somptueux ; l'Arc de l'Etoile, d'un grand effet comme masse, mais dont les bas-reliefs ne m'ont pas paru orner dignement diverses parties ( ?) ; la petite église (petite comme elles le sont presque toutes à Paris, où il y en a si peu (page 427) d'ailleurs), la petite église de Notre-Dame de Lorette, style italien qui vous inspire par ses enjolivements et ses coquetteries de toute espèce de tous autres sentiments que de la piété : tout ceci était du nouveau pour moi. La fameuse aiguille de Louxor ne m'a produit aucun effet, perdue qu'elle est au milieu d'une place trop grande (avis pour la statue de Rubens). Mais ce qu'il faut admirer sans réserves, ce qui est ravissant, éblouissant, étourdissant, surhumain, c'est Versailles. J'en suis sorti comme d'un rêve qui m'aurait conduit trois heures durant de merveilles en merveilles. Vous n'attendez pas de moi des détails sur cette grande épopée artistique. C'est d'ailleurs dans sa masse encore que réside sa sublimité. On sent partout qu'une grande main a passé par là, Louis XIV avec son admirable entourage de peintres, de sculpteurs, d'architectes, de poètes, etc. Les additions modernes sont singulièrement effacées par le fonds ancien qui est encore de beaucoup ce qu'il y a de mieux à Versailles.

« Je n'ai été que trois fois au théâtre et n'en ai rapporté que des impressions très fugitives, à part la danse de Fanny Essler et quelques notes de la voix de Duprez,

« Hier, à mon retour à Versailles, j'ai trouvé une invitation à diner pour la cour. J'y verrai encore quelques hommes, et malgré le désenchantement auquel vous savez qu'on s'expose en ces sortes d'entrevues (encore le Rogier de 1827 : I, 117) je tâcherai de voir tous ceux qui ont en ce moment encore, on passe vite ici, quelque valeur politique ou littéraire...

« Vous ne m'avez point parlé de l'exposition : est-elle fermée ?... »


Le projet de l'exposition dont parle Rogier avait été conçu par lui au commencement de mars. Le produit des entrées et d'une tombola devait être affecté au secours des victimes de l'inondation des polders et des habitants d'Anvers qui avaient eu le plus à souffrir des désastres de la guerre. La lettre suivante indique le caractère particulier de cette exposition, dont Rogier empruntait l'idée à l'Angleterre. Ceux qui l'ont reprise depuis ont oublié de reporter à Rogier l'honneur de l'avoir introduite parmi nous.

« Mon cher Wappers,

« …J'ai réclamé votre concours pour obtenir soit des objets destinés à l'exposition, soit des signatures pour un certain nombre de lots.

(page 428) L'idée m'est venue de joindre à cette exposition une exhibition de tableaux comme j'en ai vu récemment en Angleterre. Les propriétaires de cabinets, ceux mêmes qui ne possèdent que quelques tableaux, s'associent pour réunir en une seule exhibition ce que chacun d'eux a de mieux en tableaux et surtout en tableaux anciens. Un livret indiquant le nom du propriétaire, celui de l'auteur, le sujet du tableau et les particularités intéressantes qui peuvent s'y rapporter se distribue à l'entrée, où l'on paye de un à deux schellings... Ces expositions ont lieu, je pense, au profit des pauvres et sont à tous égards du meilleur genre sous le rapport de la fashion, et d'un immense intérêt sous le rapport de l'art.

« Introduire un tel usage parmi nous serait, je pense, chose utile et agréable à tous.

« Il faut, mon cher Wappers que vous m'aidiez efficacement en ceci :

« Une commission chargée de la recherche, de la réception, du placement, de la conservation et du renvoi des tableaux ;

« Une circulaire ou mieux encore des visites chez les propriétaires connus pour avoir de bons tableaux : il ne faudrait pas que des trafiquants prissent cette occasion de placer pour les relever de médiocres tableaux en bonne compagnie ;

« La confection d'un livret élégant et soigné...

« En faisant une oeuvre de charité, nous ferions une œuvre d'art nouvelle, distinguée, digne d'être imitée… »

Rogier, pour composer la commission, s'était adressé à des propriétaires de cabinets d'art, à des amateurs distingués, ne faisant aucune différence d'ailleurs entre les amis et les adversaires du Gouvernement. Parmi ceux qui répondirent à son appel et dont le concours assura le succès de cette œuvre d'art et de charité, nous remarquons les noms de MM. de Vinck, Ferdinand de Pret de Calesbergh, Van Ysaker, Edouard Weber, Baron Diest, Dellafaille de Leverghem, Legrelle, etc. Rogier avait conservé les lettres d'acceptation et les lettres de refus. Toutes témoignent d'une profonde sympathie, d'une vive estime pour lui. La popularité de Rogier était incontestable : les diverses classes de la société rendaient justice à son incorruptible loyauté comme à son activité infatigable.

(page 429) Ses ennemis n'en seront que plus hargneux. Les haines (dont nous avons signalé déjà l'âpreté dans les premiers chapitres de ce volume) n'ayant pas réussi à l'atteindre dans sa personne, n'ayant pu trouver à mordre dans ses actes, imagineront alors de s'en prendre à sa famille : la diffamation et la calomnie feront de nouveau leur œuvre. Nous en reparlerons dans la troisième partie de notre ouvrage.


En ouvrant la quatrième session du conseil provincial (juillet 1839), Rogier disait qu'elle s'ouvrait « des auspices favorables » (Note de bas de page : Impossible encore d'être plus laconique que ne l'est Rogier dans ses Notes et Souvenirs sur les quatre ans qui suivent son premier ministère (1836-1840) : « En 1836 élu par Anvers et Turnhout, j'opte pour Anvers. Travaux entrepris. Discours provinciaux. Discours à la Chambre. » C'est qu'en effet la paix venait d'être signée avec la Hollande. Un acte solennel et irrévocable, le traité-loi du 4 avril 1839, gage pour la Belgique de sécurité au dedans, de paix au dehors, venait d'asseoir son indépendance sur des bases définitives. Si cette paix, cette sécurité importaient essentiellement à la prospérité de la nation, n'était-il pas naturel que les avantages en fussent surtout appréciés dans la province d'Anvers sur laquelle avaient pesé particulièrement les effets désastreux de la guerre, et dont le chef-lieu était la métropole du commerce belge !

3. Le traité-loi du 4 avril 1839 (traité des XXIV articles. L’indépendance de la Belgique est assurée sur des bases définitives

Le roi Guillaume s'était enfin décidé à faire droit aux vœux du peuple hollandais qui demandait la paix. Pendant huit ans, croyant à une restauration, il n'avait rien ménagé (page 430) pour y parvenir. Tout, dit Van den Peereboom, fut mis en œuvre contre notre jeune nationalité, « guerre ouverte, conspirations sourdes, influences diplomatiques » ; tout échoua devant notre ferme volonté d'être Belges. L'union avait bien certainement fait notre force !

Les Chambres n'avaient accepté que contraintes et forcées le traité du 15 novembre 1831, qui nous punissait de notre défaite du mois d'août par la perte d'une partie du Limbourg et du Luxembourg ; mais nous occupions toujours, à titre provisoire, le territoire que nous étions condamnés à céder, et nous nous étions faits à l'idée que ce provisoire serait définitif. Nous nous bercions de l'espoir que, à la longue, le roi Guillaume se prêterait à une transaction et que, moyennant des millions, nous conserverions nos frères.

Qu'on juge de l'émotion qui se produisit partout, spécialement à Bruxelles et dans le Limbourg et le Luxembourg, lorsque vers le milieu de mars 1838 se répandit le bruit que le roi Guillaume adhérait au traité des vingt-quatre articles !

Le bruit était fondé. Le gouvernement hollandais venait de faire connaître son adhésion à la Conférence de Londres, par une dépêche du 14 mars 1838.

Voyons dans notre histoire parlementaire la suite des incidents auxquels donna lieu tout d'abord la divulgation de la nouvelle.

Le 20 mars, M. d'Hoffschmidt (député de Luxembourg) demande si le gouvernement a été officiellement informé de l'intention de la Hollande d'accepter le traité des vingt-quatre articles. M. de Theux répond qu'il en a été informé officieusement. M. Dumortier croit qu'il y aurait du danger à s'occuper publiquement de cette question. Mais il constate que le gouvernement n'a pas le droit de faire un traité avec la Hollande sans l'intervention de la législature.

Cinq semaines se passent sans que le Parlement (page 431) s'occupe du traité : il semble que les députés comme les ministres se soient donné le mot pour laisser venir. La presse elle, ne reste pas inactive : elle espère bien que la Conférence sera pour nous. Dans les districts qu'il s'agit de céder, on se prépare à résister et l'on signe des pétitions enflammées aux Chambres pour qu'elles acceptent au besoin la lutte avec la Conférence.

Le 28 avril, un député luxembourgeois (de Grevenmacher), M. Metz, annonce qu'un major prussien de la garnison de Luxembourg, avec 1.200 hommes de troupe, a pénétré dans le village, belge encore, de Strasser et y a fait abattre un drapeau belge que les habitants avaient arboré tout à la fois pour célébrer l'installation de leur bourgmestre et affirmer leur attachement inaltérable à la dynastie de Léopold. La Chambre, vivement émue, accueille chaleureusement, en dépit des hésitations et des atermoiements du ministère, la proposition d'envoyer une adresse au Roi en vue de protester contre le morcellement du territoire. « Sire, disait cette adresse que les ministres finirent par voter avec toute la Chambre, en 1831 des circonstances malheureuses menaçaient la Belgique du douloureux sacrifice de nos frères du Luxembourg et du Limbourg. Peut-il se consommer encore, aujourd'hui que sept années d'existence commune les ont attachés à la Belgique ? La Chambre ose espérer que dans les négociations à ouvrir pour le traité avec la Hollande, l'intégrité du territoire belge sera maintenue. »

Pendant que tout le Parlement - car le Sénat fit une adresse aussi nette que celle de la Chambre - manifestait des sentiments de résistance aux propositions de la Hollande, M. Dumortier, que son patriotisme rendit ce jour-là le plus adroit et le plus convaincant des polémistes, démontrait, dans une brochure restée célèbre, que nos droits avaient été méconnus dans le traité de 1831 et qu'on exigeait de la Belgique, du chef du partage des dettes de la communauté, une somme presque deux fois trop forte. M. de Mérode invoquait de son côté l'appui de l'Angleterre dans une lettre à lord Palmerston qui devait malheureusement rester sans écho.

La session ordinaire de 1837-1838 se termina sur un débat provoqué par les pétitions de soixante-cinq villes ou villages réclamant énergiquement le maintien de l'intégrité du territoire. A l'unanimité, la Chambre adopta les conclusions du rapport de la commission des pétitions exprimant son entière confiance dans le ministère pour le rejet de toute condition de paix qui amènerait une cession de territoire.


Les cinq mois qui s'écoulèrent entre cette session et celle de 1838-1839 se passèrent en négociations difficiles et compliquées. Le ministère poursuivait un double but : le rachat du territoire et l'abaissement de la dette. L'ère des protocoles se rouvrait et avec elle l'ère des déceptions, des intrigues, des roueries diplomatiques et des lenteurs, que nous espérions close à tout jamais.

Une première déception - la plus cruelle - attendait nos chargés d'affaires à Londres et à Paris quant au territoire. Il leur fut répondu de manière à leur ôter tout espoir. Depuis 1831, cette affaire-là était résolue, il ne fallait plus penser à y revenir. Que signifiaient ces adresses de la Chambre et du Sénat ? « Folles tentatives », auxquelles on couperait court tout de suite.

En ce qui concernait la dette, il y eut tout d'abord aussi une déception du côté de l'Angleterre, qui s'obstinait à ne pas plus vouloir revenir là-dessus que sur la question territoriale. Mais le gouvernement français, auprès duquel le roi Léopold faisait agir les influences de famille, ayant déclaré que la justice absolue était de notre côté, le cabinet anglais finit par se montrer plus coulant. Restait à obtenir des délégués des cours de Prusse, de Russie et d'Autriche près de la Conférence une égale bonne volonté. Il n'y en avait nulle apparence malheureusement.

(page 433) On en était là et les ministres se sentaient envahir de plus en plus par le découragement, lorsque sonna l'heure de la réouverture des Chambres.

Nous ne nous sommes jamais expliqué pourquoi le discours du trône (13 novembre 1838) ne reflétait pas sinon ce découragement, du moins des inquiétudes qui n'étaient que trop justifiées. Pourquoi ne disait-on pas aux mandataires de la nation les angoisses patriotiques dont on était assailli ? Que risquait-on à sortir du vague de phrases comme celle-ci : « Les droits et les intérêts du pays ont été traités avec le soin qu'exige leur importance » ? Le cabinet de Theux avait bien mis dans la bouche du Roi les mots de « persévérance » et de « courage », qui devaient être l'objet de si cruels commentaires quelques semaines plus tard : ce n'était pas assez... Que voulait la Conférence ? Et qu'entendait faire le ministère ?

Il entendait faire (mais on ne le sut que plus tard, voir l'ouvrage de M. Thonissen qui a eu sous les yeux tous les documents de l'affaire et qui a su, par M. de Theux, tout ce qui s'est passé), par lui-même ou par l'intermédiaire de la France qui se prêta un moment à ses vues, de vives instances auprès du roi Guillaume pour le rachat du territoire. Mais soit entêtement du roi Guillaume, soit maladresse des agents belges et français, les pourparlers avortèrent ; et on finit par se trouver à la fin de 1838 en face d'un protocole par lequel la Conférence, qui à l'unanimité maintenait les arrangements territoriaux du traité du 15 novembre 1831, consentait toutefois à reconnaître une partie de l'erreur commise dans le règlement des affaires financières et réduisait notre dette de trois millions.

Avant de saisir les Chambres de ce malheureux protocole, les ministres tentèrent auprès des puissances une démarche suprême. MM. de Mérode et de Gerlache furent envoyés l'un à Paris, l'autre à Londres pour offrir, entre autres concessions, de porter l'indemnité pécuniaire jusqu'à cent (page 434) millions si l'on ne mutilait pas nos provinces. Il leur fut impossible de fléchir la Conférence.


Il y a ici une lacune regrettable dans les papiers de Rogier. Comment admettre que son frère Firmin ne l'ait pas tenu au courant des mauvaises dispositions du cabinet français, qui, par crainte d'une guerre européenne, nous abandonna ? Nous n'avons trouvé aucune lettre de Firmin datant de cette époque. Peut-être un dossier de cette affaire a-t-il été égaré.


Après que dans la séance du 1er février 1839, M. de Theux eut fait connaître l’Etat des négociations, il déclara qu'elles n'étaient d'ailleurs pas encore terminées. Avait-il conservé un dernier espoir dans des ouvertures nouvelles qu'il avait fait faire par M. Van de Weyer ? Ou plutôt jugeait-il plus prudent de ne pas donner l'avis du gouvernement avant de savoir si le roi de Hollande accepterait la réduction de la dette, la seule et faible concession qui nous eût été accordée par la Conférence ? Toujours est-il qu'en réponse à une demande de Gendebien qui désirait connaître les intentions ministérielles, il répondit qu'il s'abstenait aussi longtemps que les négociations ne seraient pas définitivement closes.... « C'est cela, s'écria Gendebien... jusqu'à ce qu'on ait acquis une majorité dans la Chambre... Alors, on ira loin... »

Dumortier et trente autres membres demandent le vote d'une motion qui implique la volonté de la résistance aux décisions de la Conférence. Le ministère, qui tient à gagner du temps, s'y oppose et la majorité paraissant disposée à lui donner raison sur ce point, la motion est écartée, à la condition que M. de Theux s'expliquera nettement cinq jours plus tard, le 6 février.

Trois jours avant l'explication promise, un arrêté royal ajournait les Chambres jusqu'au 3 mars. Un autre arrêté du même jour acceptait les démissions des ministres de la (page 435) justice et des finances, le Limbourgeois Ernst et le Luxembourgeois d'Huart. C'était assez clair : les « ouvertures nouvelles » n'avaient rien produit, la Conférence était restée inflexible, et MM. Ernst et d'Huart ne voulaient pas mettre leurs signatures au bas d'un traité qui faisait d'une partie de leurs compatriotes, des Hollandais malgré eux. M. Nothomb, Luxembourgeois lui aussi, se résignait au traité et allait faire l'intérim de la justice ; l'intérim des finances était confié à M. de Mérode (Note de bas de page : Il donna sa démission avant la rentrée des Chambres. Les finances furent en avril confiées à M. Desmaisières. Quant à l'intérim de M. Nothomb, il ne cessa qu'en juin, époque à laquelle M. Raikem prit le portefeuille de la justice.). Comme si le gouvernement voulait reculer de plus en plus l'heure de l'échéance fatale, il retardait la réunion des Chambres de quinze jours.

Mais enfin... venit summa dies... le jour vint où il fallut bien que l'on se prononçât.


Notre intention n'est pas de retracer, nous dixième, nous vingtième peut-être, les incidents du débat réellement dramatique qui, du 4 mars au 18 mars, passionna tout à la fois la Chambre, les tribunes et la presse. Lorsqu'on l'aborda, nul n'en pouvait prévoir l'issue. Des 98 membres qui, dans les sections, s'étaient occupés de l'examen des deux projets de loi, l'un autorisant la conclusion du traité présenté par la Conférence et adopté par la Hollande, l'autre déterminant les conditions auxquelles les habitants des parties cédées pourraient conserver la qualité de Belges, quarante-deux avaient donné un vote approbatif, trente-neuf avaient dit non, dix-sept s'étaient abstenus.

Evidemment, c'étaient ces dix-sept qui tenaient en leurs mains le sort du pays...

(page 436) Non !... nous ne reviendrons pas sur ces tristes pages de nos annales. Pourquoi reproduirions-nous les absurdes accusations de trahison que les partisans de la résistance quand même lançaient à leurs contradicteurs ? On pouvait être un bon patriote tout en estimant que depuis le traité des vingt-quatre articles du 15 novembre 1831, remplaçant celui des dix-huit articles tombé sous les murs de Louvain dans la malheureuse campagne des dix jours, il n'y avait rien de changé, sauf l'adhésion du roi Guillaume et des modifications avantageuses pour la Belgique. Pourquoi reproduirions-nous les reproches injustes de lâcheté dont l'opposition, surexcitée par le public des tribunes, prétendait accabler des hommes qui avaient cent fois fait leurs preuves de courage civique et qui n'acceptaient qu'avec une immense douleur un sacrifice nécessité par la rigueur inflexible de l'Europe ?

Nous retrouvons unis dans la résignation patriotique à ce sacrifice douloureux, les trois amis du Politique de 1828-1830.

Rogier, Devaux et Lebeau bravèrent courageusement l'impopularité pour suivre la voix du bon sens.

Certes, nous comprenons tout ce qu'il y avait de dur dans cette renonciation à des territoires qu'on s'était habitué à considérer comme belges, tout ce qu'il y avait de pénible dans cette obligation de plier devant la volonté de l'étranger. Nous nous expliquons les violentes exagérations de pensée et de langage auxquelles se laissèrent entraîner quelques représentants (Note de bas de page : Quand Gendebien fut appelé à voter : « Non, s'écria-t-il, 380.000 fois non, pour 380.000 Belges que vous sacrifiez à la peur !». Il donna sa démission séance tenante. A ceux qui aiment les rapprochements, nous signalerons la façon moins théâtrale, mais autrement émouvante, dont M. Castiau, en désaccord lui aussi avec la majorité, fit ses adieux au Parlement en 1848. Voir notre travail sur Adelson Castiau, Péruwelz 1878.)

Il est possible que si nous avions vécu en ce temps-là, (page 437) nous eussions été du côté des Gendebien, des Pirson, des Dumortier. Mais aujourd'hui que nous jugeons les événements à distance et dans le recueillement profond de l'historien éclairé par l'expérience, nous estimons que ceux-là ont le mieux vu qui ont voté le traité ; nous estimons que le parti le plus sage, le plus raisonnable, le seul salutaire fut celui qu'adoptèrent Rogier et de Theux, Vilain XIIII et Devaux, Lebeau et de Muelenaere, Dolez et J.-B. Nothomb.

Pas plus que les adversaires du traité, les Rogier et les de Theux ne manquaient à l'honneur national en subissant la loi de l'Europe. Etait-ce y forfaire que de ne point exposer la Belgique aux résultats inévitables d'une lutte inégale ? L'homme ne se déshonore point quand il cède à la force, disait M. Dolez : l'honneur d'un peuple avait-il d'autres règles ? La Belgique, abandonnée de tous ses alliés, ne serait pas humiliée en s'inclinant devant un traité qu'elle avait d'ailleurs déjà consenti huit ans auparavant. Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait : elle avait donc fait tout ce qu'elle devait.

C'était, Nothomb et Rogier le firent remarquer, c'était à nos anciens amis de France et d'Angleterre, devenus les complaisants des cours ennemies du Nord, qu'il fallait s'en prendre d'une situation que toute notre habileté, toute notre énergie était impuissante à améliorer. Il n'y avait pas de déshonneur à céder devant l’Europe ; il y avait de l'honneur à exiger, pour céder, que ce fût l'Europe qui le demandât. Nous allions au suicide en prétendant, avec nos seules ressources, tenir tête aux volontés des grandes puissances. De deux choses l'une : ou la Belgique s'éteindrait dans l'agonie d'une mort lente, dans les convulsions de l'anarchie ; ou bien par une résistance, par des provocations imprudentes, « on ramènerait sur l'Europe le cataclysme de 1814-1815 » (Lebeau : séance du 18 mars). Dans un avenir plus ou (page 438) moins prochain en effet des orages éclateraient en Europe : il importait qu'avant ce moment la Belgique fût constituée définitivement.

Tel est le point de vue auquel se placèrent plus particulièrement Devaux et Rogier.

Ils exposèrent qu'il fallait à la nationalité belge au moins dix années de consolidation, d'existence calme, régulière et incontestée, pour pousser ses racines dans le sol de l'Europe et pouvoir attendre l'orage avec quelque confiance. « Tout est pour nous d'arriver là, disait Devaux. Si nous y parvenons, nous aurons guéri bien des préventions injustes au nord ; au midi, nous aurons singulièrement affaibli les prétentions ambitieuses. Ce qui a surtout nourri et rendu si naturelle en France l'idée de la limite du Rhin, c'est qu'entre la France et le Rhin on n'a vu jusqu'ici qu'un territoire sans nationalité, une espèce de terrain vague sans dénomination propre, sans propriétaire fixe, appartenant à qui veut le prendre, passant depuis des siècles d'un conquérant à l'autre. Placez sur ce territoire une nationalité considérée, un peuple sage, montrant à tous qu'il est digne de s'appartenir à lui-même, et à l'aide d'un peu de temps vous aurez beaucoup fait pour détruire par sa base chez nos voisins cette fatale idée d'extension, ou pour la refouler dans une direction différente. M. Devaux prouvait que le salut de la Belgique, que son honneur devant la postérité, devant l'histoire, était de prendre le contre-pied de la politique d'aveuglement et d'étourderie où se complaisait une opposition plus ardente que prudente.

Employant un argument - par comparaison - qui devait produire un grand effet, Devaux se demandait (séance du 6 mars) si la Pologne, si la Lombardie seraient avilies, déshonorées, en reculant de quelques lieues une de leurs anciennes limites afin de voir dans un avenir prochain consacrer leur indépendance par les anciens (page 439) maîtres et par l'Europe entière. Ce n'était ni à l'aide du droit privé, ni surtout à l'aide de sentiments légitimes mais impuissants, qu'il fallait apprécier nos différends avec la Hollande et avec l'Europe...

« Quelle génération pourrait nous reprocher de n'avoir pas assez fait depuis neuf ans ?... Nous faisons une révolution contre le gré de toutes les puissances de l'Europe. Nous déchirons un traité, un royaume qui est leur ouvrage. Et sans guerre, à l'aide d'un armistice garanti par deux d'entre elles, sans même nous surcharger d'impositions extraordinaires, nous parvenons, après quelques paisibles années, à faire reconnaître et garantir les résultats de notre révolution par ces puissances mêmes, à les faire accepter par notre ancienne dominatrice expulsée ; nous parvenons à ce dénouement au prix d'un surcroît de dette qui (le péage de l'Escaut compris) n'équivaut pas aux frais d'une guerre de deux campagnes, au prix du sacrifice d'une lisière de ces limites que nous seuls nous nous étions faites, et dans lesquelles nous avons compris une riche province, Liège, autrefois séparée de nous !... N'est-ce donc rien que tout cela? Et l'Europe en acceptant ces faits, l'Europe qui a signé les traités de Vienne, fait-elle donc des concessions sans importance ?... »

Les mêmes considérations de haute politique inspirent. le discours que Rogier prononça dans la séance du 12 mars.

L'opposition avait escompté son vote parce qu'il avait été opposé au traité de novembre 1831. Mais il était d'avis que les engagements pris alors devaient être respectés. D'ailleurs, était-il vrai que le traité fît à la Belgique une position honteuse, misérable, intolérable ?...

« … S'il en est ainsi, comment se fait-il que le roi de Hollande, au lieu de protester huit ans contre le traité, ne se soit pas empressé d'accepter cet acte monstrueux qui porterait en son sein, comme on le prétend, une restauration ? Quoi! ce traité renferme notre honte, notre ruine, la restauration, et la Belgique l'a signé ! elle l'a invoqué comme sa sauvegarde, comme son droit ! Il faut avoir le courage de le dire et de le répéter, la Belgique se trouve politiquement liée à l'Europe par les traités, et le rôle déshonorant pour un pays, ce n'est pas de respecter les traités, même onéreux... »

Oui, la Belgique se trouvait politiquement liée à l'Europe par les traités - et c'est ce que ne voulaient pas (page 440) comprendre ceux qui ne voyaient exclusivement qu'une question belge là où il y avait en réalité (Rogier l'expliquait parfaitement) une question européenne. N'était-ce pas nous exagérer notre importance que de prétendre que nous pouvions contraindre les puissances européennes à modifier leur système politique ? N'était-ce pas surtout nous exagérer notre force que de nous croire en état de résister à l'Allemagne et à la Hollande coalisées ? Car on en était arrivé là. M. Thonissen, dans son résumé des divers projets développés à la presse et à la tribune, nous montre que tour à tour on vit prôner le statu quo armé, le statu quo passif, la guerre limitée à la défense de Venloo, la petite guerre dans le Luxembourg... et même la lutte ouverte avec les armées de la Hollande et de la Confédération germanique.

Mais Rogier ne veut pas que la nation aventure dans des entreprises téméraires, sans issue, sans résultat, la belle position que lui ont faite huit années de tranquillité. L'ancien combattant de 1830 ne s'émeut pas des insinuations blessantes de ceux qui veulent la lutte quand même et qui crient qu'une « paix avilissante » pourra seule sortir d'un traité « aussi ignominieux »...

«... Si je soutiens le système pacifique, ce n'est pas non plus que je veuille la paix pour la paix... Ce n'est pas d'ailleurs l'immobilité, l'inertie, le sommeil : c'est la source féconde de toute activité matérielle, le perfectionnement successif de nos institutions, le développement de notre nationalité, de notre force industrielle. Faire la guerre, c'est une mission difficile, parfois extravagante, rarement glorieuse, presque toujours rétrograde, inhumaine. Faire la paix est une mission difficile aussi, mais plus glorieuse, plus civilisatrice, plus humaine. Faire la guerre, c'est enlever au peuple jusqu'au dernier homme, jusqu'au dernier écu. Faire la paix, c'est descendre à lui pour lui apporter du bien-être, de l'instruction, de la moralité, du travail... »

Dans la bouche du héros de Septembre, cet hymne à la paix était de nature à rallier bien des indécis. Plus d'un (page 441) des 58 membres de la Chambre qui votèrent le traité (Note de bas de page : Il y eut 42 opposants. Au Sénat, le traité fut adopté par 31 voix contre 14 et 2 abstentions.) aura été influencé par ces accents pathétiques d'un brave soldat doublé d'un homme d'Etat. On pouvait encore une fois en croire celui qui, à Dieghem comme à Anvers, dans les troubles populaires comme dans les combats contre les Hollandais, avait affronté la mort. Après les périlleuses et pénibles journées qu'il avait traversées, il n'était pas suspect, celui qui traçait d'une Belgique pacifique ce tableau séduisant :

« ... La Belgique pacifique avec ses libertés civiles et religieuses, son amour de l'ordre, ses grands travaux publics et privés, sa prospérité, sa fécondité, offre à l'Europe une attitude plus respectable, un centre plus attrayant, des exemples plus séduisants que la Belgique haineuse, jalouse, insultante, anarchique comme quelques-uns la représentent, comme quelques autres la voudraient faire ! Par la paix, on multiplie, on renoue les relations au nord, au midi, à l'est, dans toutes les directions ; on éclaire, on facilite à l'étranger les opérations du commerce, les entreprises de la science ; on prépare, on fonde d'utiles alliances ; on relève le crédit public et privé, on rappelle au jour les capitaux qui se cachaient, on remplit largement le trésor, on ne craint pas d'y puiser pour réparer généreusement les blessures faites aux uns par la révolution qui a fondé la nationalité belge, les blessures faites aux autres par le traité qui la consacre et l'installe en Europe. C'est ainsi que, fidèle à l'Europe et fidèle à elle-même, la Belgique pacifique ouvrira cette seconde période de sa révolution... »

Rogier ajoutait :

« Cette seconde période PEUT être digne de la première... »

Elle le fut en effet.

Et dans cette seconde période, comme dans la première, nous verrons Rogier rendre à la patrie d'immenses services.